Une décennie de littérature en France (2010-2021) : déplacements de la critique et de la narration
Pour Bruno Blanckeman
1Dans la continuité des recherches sur la littérature française de l’immédiat contemporain engagées par l’université Sorbonne Nouvelle et le CERACC1 au tournant du XXIe siècle, s’est tenu en décembre 2022 à la Sorbonne Nouvelle un colloque intitulé « La littérature française à l’épreuve du XXIe siècle : Romans, récits et narrations numériques (2011-2020) ». Cette manifestation avait pour projet de penser la décennie qui s’achève en mettant l’accent sur les orientations de la critique contemporaine dès lors qu’elle prend pour objet les narrations actuelles. Les actes de ce colloque que nous avons imaginé avec Bruno Blanckeman lui sont naturellement dédiés. Chercheur passeur, soucieux d’inscrire les textes d’aujourd’hui dans une histoire des formes littéraires, Bruno Blanckeman, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, a fait le choix de défendre l’étude du contemporain à l’université en assumant les risques d’une histoire littéraire à chaud (Blanckeman, 2013)2. Notre présentation et les contributions qui suivent portent, nous l’espérons, la trace d’un héritage intellectuel du fait de l’attention portée à l’historicisation de la littérature française du XXIe siècle d’une part, et du fait de notre intérêt collectif pour ce qui a contribué à « faire bouger un certain nombre de lignes » (Barraband, 2015) dans le champ littéraire et critique actuel. Aussi reprenons-nous l’idée d’une observation de la littérature sur une décennie, mais non sans constater et opérer un certain nombre de déplacements au regard de la littérature et des gestes critiques mis en avant dans les ouvrages collectifs co-dirigés par Bruno Blanckeman.
2Après un premier temps dédié à la cartographie (Blanckeman, Dambre, Mura-Brunel, 2004, p. 7) du roman français depuis 1980, puis un deuxième volet consacré à l’examen des mutations d’ordre esthétique et culturel dans les narrations écrites après l’an 2000, ce troisième moment visait non seulement à ressaisir « les dynamiques d’une littérature qui mue » (Blanckeman, Havercroft, 2012, p. 7), mais aussi à réfléchir aux outils critiques qui en déterminent les usages en matière de recherche, d’enseignement, de médiatisation ou d’institutionnalisation. Plus qu’un état des lieux – toujours sélectif – des renouvellements génériques ou des inflexions thématiques de la production littéraire, il nous a paru important de réfléchir à la part toujours croissante des discours qui escortent la littérature française aujourd’hui. Cette reconnaissance institutionnelle s’est construite sur des concepts (le « retour » du réel, du sujet, des normes romanesques) ou des distinctions – une littérature formaliste versus une littérature ayant retrouvé sa « transitivité » – qui ont favorisé l’identification et la reconnaissance d’une période littéraire, mais qu’on a pu également juger a posteriori peu opératoires. Parfois reprises à outrance, ces catégories ont contribué en outre à imposer un certain canon de la littérature française des années 1980 à nos jours au mépris de la diversité des pratiques et des formes de la communication littéraire au cours de cette période. Si notre colloque n’avait pas pour vocation de dresser l’inventaire de ces problèmes critiques et théoriques3, les actes attestent l’importance accordée à ce questionnement épistémologique au cours de la dernière décennie, signe d’un « vieillissement du contemporain » (André, Barraband, 2015) mais aussi d’un désir d’interroger les notions et les postulats à partir desquels ce champ s’est constitué à l’université en France.
3Nous précisons en France, localisation géographique qui pourra paraître bien restrictive. Telle n’était pas l’ambition affichée au départ par le titre plus large donné à notre colloque et c’est à regret que nous avons dû renoncer à la dimension « transnationale » qui faisait la spécificité et la richesse des contributions rassemblées dans le volume Narrations d’un nouveau siècle (2001-2010) dirigé par Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft, Professeure à l’université de Toronto. Déplacé du fait de l’épidémie de Covid-19, le colloque s’est finalement déroulé sur trois jours à la Maison de la recherche de la Sorbonne Nouvelle. Format réduit, budget restreint : nous étions loin de la décade de Cerisy qui garantit, du fait de la pluralité des perspectives, la qualité de la cartographie collective4. Ces raisons conjoncturelles et économiques, auxquelles s’ajoute la défection de Barbara Havercroft, présente lors du colloque, nous ont déterminés à choisir un titre plus proche de l’esprit des contributions universitaires et des tables rondes avec des auteur⋅e⋅s. S’ils se concentrent sur un périmètre restreint – non la littérature de langue française mais la littérature en France entre 2011 et 2020 –, ces travaux et ces entretiens témoignent dans leur ensemble non d’un repli mais plutôt d’une série de déplacements significatifs tant dans les corpus étudiés que dans la manière de les lire au cours de cette dernière décennie.
Une décennie pour quoi faire ?
4Passé le clin d’œil à l’ouvrage Une année en France signé par trois auteurs du collectif Inculte (Bégaudeau, Bertina, Rohe, 2007), un lecteur soucieux de rigueur méthodologique serait en droit de se demander en quoi la périodisation retenue pourrait être pertinente pour étudier critique et narration en France. L’avertissement d’Alain Vaillant mérite d’être rappelé :
Le premier devoir de tout historien de la littérature est de prendre conscience que le travail de périodisation est aussi absurde qu’inévitable. Malgré toutes les précautions oratoires et tous les préalables épistémologiques qu’on voudra, l’opération qui consiste à découper le continuum historique en segments linéaires restera toujours irrecevable intellectuellement, parce qu’elle relève d’un arbitraire que rien ne justifie. Mais, en même temps, il n’est pas de discours historique qui ne repose, peu ou prou, sur une périodisation, ne serait-ce que pour être compréhensible ou pour essayer, même partiellement et imparfaitement d'avoir prise sur le réel dont il est censé parler. (Vaillant, 2010, p. 119)
5Sur quels concepts opératoires pouvons-nous nous appuyer pour limiter les effets néfastes que pourrait engendrer le caractère arbitraire de notre découpage ? Nous ne pouvons certes pas nous appuyer raisonnablement sur la division séculaire : le XXIe siècle ne fait que commencer et si le précédent colloque pouvait invoquer à bon droit « la puissance décisive que recouvrent dans les consciences les notions de fin, de tournant, de début, lorsqu’elles s’appliquent et à un siècle et à un millénaire » (Blanckeman, Havercroft, 2012, p. 7), l’effet « tournant du millénaire » s’est depuis dissipé. Ni la notion de mouvement, caduque en France depuis la fin des avant-gardes5, ni l’outil générationnel, qui a déjà fait l’objet de discussions (Demanze, 2015, p. 133-140), ne peuvent nous aider à justifier cette coupe temporelle. Serait-il possible, dans ces conditions, de tirer parti du concept d’événement que les historiens de la littérature empruntent aux historiens ? Si cette notion « passe-partout » (Vaillant, 2010, p. 125), peut utilement être mise à profit, il s’agit de la manier également avec précaution tant il peut paraître hasardeux de nommer ce qui a fait événement au cours de la dernière décennie et de déterminer en outre en quoi ces événements, qu’ils soient de nature médiatique ou politique, ont pu directement affecter la littérature.
6Des événements saillants, la décennie écoulée n’en manque pas. Les naufrages de migrants, les attentats terroristes, l’épidémie de Covid-19 mais aussi les « nouvelles grammaires de la contestation » politiques (le mouvement des ZAD, L214, Nuit Debout, les Gilets jaunes, #MeToo) influencent à n’en pas douter la production littéraire. Mais s’ils marquent la France au cours de la dernière décennie, ces événements impliquent aussi un changement d’échelle – passage de l’échelle nationale à l’internationale – et un changement d’optique – plutôt la longue vue que la loupe – pour être sérieusement pensés. On peut cependant constater que des recherches en lettres ont pu être lancées immédiatement sur des corpus en prise directe avec les événements sociaux et politiques6.
7Une telle contemporanéité vient de ce que le discours critique s’est lui-même profondément renouvelé, délaissant en partie au cours des années 2000 les approches formalistes au profit d’approches communicationnelles, informées par les sciences du langage, nourries par les sciences cognitives, les sciences sociales et les études culturelles. L’intérêt pour les effets d’une littérature conçue comme discours portant, parmi d’autres, sur l’actualité médiatique et politique ou sur des événements historiques et traumatiques n’a cessé de croître à la faveur de ces réaménagements de la critique. En outre, cette contemporanéité des événements – et de ce qui fait événement en littérature – et de la recherche témoigne peut-être moins d’une proximité accrue entre les objets des journalistes et ceux des chercheurs – elle ne date pas d’hier – que d’un déplacement des lieux et des manières de faire de la critique. En marge des activités de recherche ordinaires, de nombreux spécialistes de littérature s’improvisent journalistes de l’actualité littéraire ou médiatique. Si l’on peut y voir le signe d’une crise de la presse culturelle, ces bougers mettent peut-être plus visiblement en évidence le manque d’espace éditorial intermédiaire entre la recherche universitaire, et son public spécifique, restreint, qui ne peut accéder à certains numéros de revue que sous certaines conditions, et le journalisme spécialisé, au format contraint et à l’accès payant. Au cours de la table ronde animée par Chloé Brendlé à la Maison de la recherche le 7 décembre 2022, Johan Faerber (Diacritik7) et Pierre Benetti (En attendant Nadeau) sont revenus sur la genèse de ces journaux en ligne, les choix éditoriaux qui sont une manière d’assumer des prises de position axiologique, épistémologique et politique au regard de l’actualité culturelle.
8Ces magazines, auxquels il faudrait ajouter A.O.C (dont l’accès est payant), font peut-être signe plus largement vers un désir accru d’intervention médiatique de la part des spécialistes de sciences humaines et sciences sociales, voire d’un désir de retrouver une place d’intellectuel critique dont François Cusset déplorait la disparition après la mort de Bourdieu (Cusset, 2006). Ils nous invitent en tout cas à réfléchir à la manière dont les chercheur⋅e⋅s sont incité⋅e⋅s, et même encouragé⋅e⋅s institutionnellement, à décloisonner les savoirs en investissant d’autres lieux ou en recourant à d’autres outils de transmission des connaissances. La crise du Covid, assortie d’injonctions au distanciel et d’incitations à la transmédialisation des enseignements, n’a fait que renforcer ce mouvement. La situation critique de l’enseignement dans le secondaire et de la recherche en lettres à l’université en France peuvent également pousser certain·e·s docteur·e·s en littérature à trouver d’autres débouchés professionnels du côté du journalisme et de la médiation culturelle. Une étude reste à mener pour saisir l’impact du « tournant festivalier » (Rosenthal et Ruffel, 2010, Meizoz, 2015) sur les chercheur·e·s et spécialistes de la littérature du XXIe siècle.
9Nous ne pouvons pour l’heure que nous limiter au constat d’un changement dans la manière de constituer les objets de la recherche en littérature française du XXIe siècle à l’échelle d’un article universitaire. Comparer le sommaire des précédents volumes Le Roman français au tournant du XXIe siècle, Narrations d’un nouveau siècle et notre propre sommaire s’avère instructif. Alors que les études monographiques rivalisent avec les études centrées, suivant une perspective comparatiste, sur deux à quatre auteurs – très majoritairement masculins et blancs, Marie Ndiaye apparaissant comme une exception dans le premier volume –, ce type d’études semble en recul dans l’ouvrage qui suit, tant les approches transversales génériques (l’autofiction) ou thématiques (la mémoire, la nature) semblent privilégiées. Les contributions que nous réunissons confirment cette tendance à l’abandon de la mise en valeur d’un corpus particulier ou d’un groupe d’auteurs « singuliers8 ». Il s’agit moins d’identifier les classiques de demain que d’analyser les pratiques et les imaginaires sociaux que la littérature met en jeu. Les thèses inscrites en littérature française depuis les années 1980 (cette périodisation est elle-même susceptible de bouger) confirment-elles cette orientation de la recherche ? Travaille-t-on aujourd’hui davantage sur des auteur⋅e⋅s vivant⋅e⋅s, dont l'œuvre ne fait pas nécessairement l’objet d’un consensus à l’université, ou les doctorant⋅e⋅s misent-elles/ils toujours sur la légitimité institutionnelle, renforcée par l’âge, voire le décès de l’auteur⋅e (André, Barraband, Bédrane, Lasserre, Marchand, 2011) ? En attendant une nouvelle enquête dans le Fichier central des thèses, les contributions rassemblées ici, si elles ne dédaignent pas la saisie d’un ouvrage ou d’une pratique en gros plan pour les besoins d’une analyse, privilégient le plan large sur la littérature. Encore faut-il s’entendre là aussi : de quelle littérature parlons-nous et avec quels outils critiques ?
10Ce sont ces questions qui alimentent la réflexion critique au cours de la période récente. L’œuvre doit-elle rester au centre des études littéraires si elle n’est plus qu’une des réalisations possibles parmi d’autres activités de l’écrivain ? Si les travaux sur la fabrique du best-seller au XXIe siècle ont permis de rompre avec une « définition monophasique de la littérature » (Reggiani, 2021, p. 206), attachée à l’herméneutique du texte, c’est sans doute la prise en considération des pratiques hors du livre qui a bousculé le plus les pratiques interprétatives. Pascal Mougin ouvre de manière significative le débat sur la manière dont la critique universitaire a « laiss[é] dans l’ombre, ignor[é] ou fei[nt] d’ignorer certaines formes mutantes et les tentatives de déplacements véritables du fait littéraire […] qui, de fait, auraient pu contrarier le diagnostic » (Mougin, 2019, p. 40-41) d’une fin de la littérature au sens moderne du terme. Signalant les travaux sur la littérature exposée (Rosenthal, Ruffel, 2010, 2019), sur les factographies (Zenetti, 2014), sur les poésies ready-made (Théval, 2015) ou sur la néolittérature (Nachtergael, 2017, p. 285-298), le chercheur rappelle que ces « littératures hors du livre, performées et transmédiales d’aujourd’hui » ont désormais trouvé leur place dans les institutions (Mougin, 2019, p. 38). Dépendantes de l’image, ces pratiques, rassemblées sous le terme de « littérature contemporaine » par opposition à une littérature toujours conçue suivant le paradigme moderniste (littérature du livre, appréciée suivant des critères de littérarité), reconfigurent le champ littéraire et artistique (Mougin, 2019, p. 38).
11Au-delà de ce « pictorial turn », ce qu’on note, c’est aussi la montée en puissance d’une approche de la littérature inspirée de la philosophie pragmatique au cours de la décennie. Si Marielle Macé et Yves Citton articulent littérature et formes de vie dans leurs essais respectifs sur la lecture et l’interprétation des textes littéraires (Citton, 2007, Macé, 2011), c’est sans doute l’essai de Florent Coste, Explore (Coste, 2017), qui rompt de manière plus décisive avec l’herméneutique des œuvres littéraires et avec l’idée d’une séparation de l’art et de la vie. Plaidoyer et expérimentation de la littérature comme outil d’investigation de nos problèmes publics, l’ouvrage de Coste invite à se défaire de l’ontologie du littéraire et à penser la littérature depuis ses usages. Ces réflexions nourrissent la production critique et théorique actuelle qui cherche à mettre concrètement à l’épreuve l’approche pragmatique et matérialiste de la littérature (Huppe, 2022, Roussigné, 2023). La remise en question des notions à partir desquelles se sont élaborées les études de la littérature de la fin du XXe et du début du XXIe siècle conduit à une requalification de la littérature et de la critique par ses déplacements – du côté des sciences sociales et du « terrain » –, par les savoirs situés qu’elles engagent (Zenetti, 2021), les dispositifs et les activités qu’elles se donnent depuis les années 1990 à nos jours (Viart, 2019).
12Au vu de ces préoccupations théoriques, il serait tentant de parler d’une décennie du « réarmement critique » suivant la formule de Justine Huppe, Jean-Pierre Bertrand et Frédéric Claisse (2022). Mais le terme de réarmement, qui court dans de nombreux textes9 et travaux10, ne risque-t-il pas de faire écran à son tour à d’autres gestes critiques ? L’intérêt de l’image martiale tient précisément au fait qu’elle positionne fortement les chercheur⋅e⋅s qui l’emploient. Le réarmement implique en effet que la critique travaille à s’outiller théoriquement pour passer à l’offensive contre : contre une idée romantique de la littérature, contre une littérature (faussement) politique ou thérapeutique, contre les discours critiques jugés universalistes (Zbaeren, 2022), élitaires ou conservateurs dans leur parti pris méthodologique (Blanc, Breteau, Guest, 2017). Des polarisations se font jour entre des études littéraires, qui s’appuient sur les sciences cognitives, les sciences sociales ou les sciences de la vie pour apprécier les orientations thématiques et poétiques des récits contemporains et des études centrées sur les conditions matérielles de production et de réception dans une perspective pragmatiste, sociologique, anthropologique, écocritique ou féministe.
13S’ils peuvent paraître forcés, et démentis par la multiplication des approches interdisciplinaires croisant analyse formelle et « critique énonciativiste, conversationnelle, et sémiotique » (Blanc, Breteau, Guest, 2017, p. 127), ces clivages (Gautier, 2024) ont le mérite de révéler la nécessité de penser l’étude des récits depuis leurs usages critiques, voire pédagogiques. Tandis que les approches matérialistes invitent à renforcer notre vigilance critique en portant une attention accrue aux mécanismes sociaux et économiques au fondement de la vie littéraire, un autre courant critique, influent au cours de la décennie, cherche dans la littérature la promesse d’une réparation au regard d’un réel traumatique (Merlin-Kajman, 2016). À l’appui de la psychanalyse de Winnicott, l’approche transitionnelle défendue par Hélène Merlin-Kajman, qui alimente les travaux théoriques du mouvement Transitions entre 2011 et 2022, s’emploie à réconcilier l’œuvre et le lecteur en réhabilitant l’intérêt de l’illusion référentielle lorsqu’elle fait l’objet d’une bonne médiation littéraire. Si elle a pu susciter des débats tant les partages qu’elle trace entre bonnes et mauvaises lectures interrogent les contemporanéistes11, l’approche transitionnelle témoigne de l’incidence du tournant affectif et de la valorisation de l’empathie dans les discours littéraires et critiques au cours de la décennie (Gefen, 2018). Reconduite ou passée au crible, cette problématique de l’éthique et du thérapeutique nous invite à interroger le tournant « sérieux » de la littérature du XXIe siècle (Kieffer, 2022). Car si nos actes donnent un aperçu d’un corpus romanesque symptomatique de la dernière décennie, ils envisagent également une littérature plus exploratoire et font signe vers l’exigence d’un questionnement épistémologique de nos outils critiques.
Critique « et » littérature
14On nous reprochera d’associer systématiquement, dans notre titre comme dans les phrases qui précèdent, littérature et critique comme si les deux étaient inextricablement liées. Ce geste de liaison découle sans doute du constat d’un échange accru entre auteur·e·s et chercheur·e·s à l’université12, favorisé par l’établissement de formations doctorales en recherche création à partir de 2012 en France (Houdart-Mérot, 2018) et par la place croissante accordée aux écrivain·e·s à l’université. Sollicité·e·s pour des ateliers d’écriture, des entretiens ou des lectures-performances, les auteur·e⋅s participent pleinement des séminaires et collectifs sur la littérature du XXIe siècle13. La littérature narrative, qui nous occupe plus spécifiquement ici, se présente en outre bien souvent, au cours de la décennie, comme une recherche (documentaire, archivistique, expérimentale) qui engage un travail à partir de matériaux (discours, images), mais aussi un déplacement physique, spatial, relationnel, impliquant le corps des écrivain·e·s dans cette activité. Les contributions qui suivent en témoignent exemplairement. Elles corroborent le constat ancien de Stanley Fish : c’est la communauté interprétative, à laquelle prennent part activement ces auteur⋅e⋅s chercheur·e⋅s, théoricien·ne·s et critiques du fait littéraire, qui (dé)fait la littérature. Elle (in)visibilise par là même une partie de la production de l’époque, se recentrant, par son intérêt renouvelé pour les espaces et les effets de la littérature, sur des œuvres et des pratiques souvent sérieuses dans les ambitions affichées (sociale, politique, écologique).
# Déplacement 1 : du corpus d’auteurs au corpus critique
15Sans faux semblant et attentifs à déjouer les mécanismes d’aveuglement critique, les premiers articles ici réunis questionnent les phénomènes de porosité entre l’établissement d’un corpus sanctionné par l’université et l’émergence d’un discours apte à le circonscrire ; l’un et l’autre s’alimentent réciproquement et le nouveau « canon » du contemporain à l’échelle hexagonale est avant tout construit par ceux qui savent d’autant mieux le parler qu’ils en ont inventé les outils pour le mettre en mots.
Une critique de nos imaginaires critiques
16C’est sur le constat d’un « changement d’atmosphère, intellectuelle et critique » que s’ouvre l’article de Dominique Rabaté. À l’impassibilité affichée des narrations des années 1980-1990 répond aujourd’hui un investissement proportionnellement inverse dans les expédients dramatiques. Se mettant au diapason d’une époque marquée par la violence (privée ou collective), par la dureté des crises en tous genres, la production fictionnelle n’hésite plus à livrer des histoires à forte coloration pathétique, sans distance par rapport aux contenus relatés, afin de se faire plus justement le porte-voix des souffrances contemporaines. Cette accentuation du régime pathétique signe pour Dominique Rabaté la sortie du long moment « flaubertien » de la littérature : moment qui avait servi de paradigme majeur pour penser, dans la sphère critique, toute une production aimantée par le second degré.
17Morgane Kieffer revient elle aussi sur ce moment de « bascule » qui aurait marqué les pratiques de lecture à l’université et qui distinguerait désormais entre une littérature caractérisée par sa dimension ironique (1980-1990) et une littérature plus franchement ancrée dans l’expérience humaine, retrouvant le goût de la narration au premier degré (au tournant de 2010). Plutôt que de chercher à valider cette conception d’une littérature aujourd’hui tournée vers l’expression plus directe des choses, elle préfère en prendre acte pour mieux s’intéresser aux modes de construction d’une formule signifiante – le « premier degré » – qui semble particulièrement prisée par de nombreux critiques. À partir d’un creusement du concept de « moment », elle tâche ainsi de cerner un moment réflexif et théorique propre à notre décennie littéraire. C’est également en critique de la critique qu’Estelle Mouton-Rovira aborde la décennie littéraire qui vient de s’écouler. À l’instar des deux articles précédents, elle remarque que les commentaires sur la production littéraire récente sont animés par des options théoriques qui insistent sur la dimension pratique des textes, que ce soit pour caractériser la création ou pour analyser les phénomènes de réception. Ce tournant pragmatique de la littérature contemporaine appelle en retour, chez le commentateur, une mobilisation d’outils pluridisciplinaires capables de circonscrire des textes de plus en plus hétérogènes, mêlant aussi bien les sciences humaines que les philosophies du vivant. C’est là que s’inscrit le questionnement d’Estelle Mouton-Rovira. Comment concilie-t-on une formation critique encore largement texto-centrée avec des corpus où le texte évacue sa dimension proprement littéraire et appelle des analyses attentives aux rebords de l’écriture ?
# Déplacement 2 : La littérature au risque de ses « ailleurs »
Des écritures ex-situ ?
18Maryline Heck se propose d’aborder un ensemble d’œuvres qui se distinguent avant tout par le protocole d’action qui les mobilise et qui attire l’écrivain sur le terrain, dans un jeu d’expérimentation où l’épreuve du réel prévaut sur l’invention pure. Écritures in situ – c’est-à-dire motivées par un lieu-cadre qui a la charge d’en accueillir le geste poétique – les récits de Philippe Vasset, Hervé Le Tellier, Joy Sorman ou Thomas Clerc héritent de Georges Perec et de son inventaire des « lieux ». Bien que ces écrivains n’abandonnent pas le cadre matériel du livre comme support de leur restitution, ils n’en déplacent pas moins les usages attendus de ce dernier en revendiquant un geste de sortie. Ce dépassement du livre au singulier et de l’œuvre en propre est le sujet de l’enquête que mène ici Jean-Marc Baud en portant son attention sur la multiplication des collectifs littéraires dans la décennie 2010-2020. Outre l’émergence du numérique, qui a vu se multiplier les initiatives collectives sous des formes de diffusion rapide, c’est l’institutionnalisation et la professionnalisation de l’écrivain qui a accéléré cette mode du collectif. De performance en site-vitrine à l’adresse des institutions culturelles, les collectifs ici traités (Inculte, RER Q, Général Instin, AJAR, Jef Klak, etc.) pensent l’intervention avant le livre imprimé, lequel tient surtout l’archive des performances collectives. Mais c’est sans doute les aspirations communautaires de notre époque qui ont suscité cette forme groupale du littéraire en l’articulant à la grammaire militante de notre temps.
19Une autre manifestation de cette littérature du dehors, que semblent scander quelques-uns des mots-clés du lexique théorique ambiant (écritures in situ, exposées, hors le livre, embarquées, etc.), c’est l’engouement dans la pensée contemporaine pour la notion de « l’habiter ». Laurent Demanze dresse une utile typologie de ces livres qui replacent le thème de l’habiter au cœur de leur préoccupation, dans une dimension qui anime à la fois l’ambition formelle, le souci éthique et la réflexion éco-politique. L’habiter n’est pas l’habitat : les gestes contemporains identifiés par le chercheur ont pour fonction de nous en rappeler la force de résistance politique. C’est ce qu’exemplifie la lecture resserrée du livre Le Signal de Sophie Poirier donnée ici en appui de ce panorama critique.
20En 1966, dans Critique et vérité, Roland Barthes, en réponse au procès de contresens que lui intente Raymond Picard à propos de sa lecture de Racine (Barthes, 1966), soutient que l’analyse de la littérature – et la littérature elle-même – ne peut se survivre qu’en prenant le risque de son « ailleurs », puisqu’en son essence la littérature est une production symbolique, dont la signification – jamais arrêtée – se situe précisément au carrefour des savoirs, présents et à venir. Dominique Viart revient à cette querelle de propriétés entre « science » et « littérature », en plaçant son regard au début du XXIe siècle et en montrant combien les relations se sont aujourd’hui apaisées, sous le coup d’influences réciproques, de partages de compétences et de transferts progressifs de techniques narratives. Dans un vaste panorama chronologique, il souligne combien ce sont surtout les sciences elles-mêmes – sociales et humaines, mais aussi technologiques et informationnelles – qui prennent de plus en plus la liberté d’aller voir ailleurs, dans ce hors-champ qu’est la littérature, afin d’étoffer la figuration de leurs enquêtes savantes.
# Déplacement 3 : D’une littérature égotiste à une littérature affectée
Fictions p(a)nsantes
21L’un des lieux privilégiés pour observer ces zones de frottement entre la littérature et les sciences est celui des études sur le trauma. Prenant le pas des trauma studies anglophones, la théorie littéraire de ces vingt dernières années n’a pas hésité à s’emparer de ses concepts – exogènes au domaine littéraire – pour en redynamiser l’approche. Comme le rappelle Alice Laumier, ce lien entre théorie littéraire et pensée du trauma s’est presque naturalisé en raison d’une analogie, réelle ou fantasmée, qui accrédite de plus en plus l’idée d’un potentiel thérapeutique de la littérature. Inversant la perspective, la chercheuse considère la manière dont certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s (Noémie Lefebvre, Marie Darrieussecq, Camille de Toledo) s’emparent au cours des dix dernières années des théories du trauma sans plus en déléguer l’approche à la seule critique. À chaque fois, la littérature vaut ici comme un « cas » qui résiste au paradigme épistémologique dominant : elle le fait bifurquer de ses logiques en lui déniant sa force d’évidence.
22Par-delà les brisures d’ordre intime, la fiction contemporaine s’attache aussi à dépeindre les grands schismes collectifs qui ouvrent le XXIe siècle. Au cœur de ceux-ci, peut-être, il y a le sort des animaux dans l’industrie agroalimentaire. À l’aide d’un panorama bien informé, Aurore Labadie nous révèle comment la fiction sur le monde du travail s’est enrichie ces dernières années d’un sous-genre qui accorde toute sa place aux récits et aux romans d’abattoir. Ces derniers dessinent bien une forme de traumatisme d’autant plus puissant qu’il reste aveugle : intentionnellement « invisibilisé » derrière les murs d’usines périphériques qui en dissimulent la réalité ; stratégiquement « euphémisé » dans un langage qui en refoule les pratiques plus qu’il ne les nomme. Vivre avec la mise à mort des bêtes ne nous atteint donc pas – ou pas suffisamment – et la force de ces « récits alternatifs », comme les appelle Aurore Labadie, c’est bien d’en assurer la pleine et juste révélation.
23Si l’usine peut passer pour une « hétérotopie » foucaldienne, il y a aussi dans notre époque la volonté de donner à voir d’autres lieux : des « territoires » que les années 80 avaient déjà exploré, à la faveur notamment de récits de filiation, sur le thème de l’exode rural et du lieu déshérité. Plus attentives à donner une lecture contrastée des choses, les années 2010 mesurent davantage les dynamiques complexes qui se nouent dans ces territoires, qui sont tantôt villes moyennes, zones périurbaines ou lieux de la néoruralité. Fabien Gris identifie trois types de récits, comme autant de focales posées sur ceux qui y vivent : « ceux qui partent », « ceux qui restent » et « ceux qui arrivent ».
# Déplacement 4 : Réseaux sociaux et littérature hors du livre
24Les humanités numériques forment, on le sait, un écosystème désormais foisonnant qu’il ne nous appartenait pas ici de parcourir par le menu. En revanche, elles signent un ultime « déplacement » du littéraire, puisqu’il témoigne d’une sortie du livre qui résonne littéralement avec cette littérature hors le livre diagnostiquée à l’orée de notre décennie.
25Il peut paraître contre-intuitif de parler de « littérature » sur Instagram étant donné que le réseau social se distingue avant tout par les flux d’images qu’il génère plus que par le texte qu’il entend mobiliser. Pourtant, il y a bel et bien une vitalité « littéraire » sur le réseau social. C’est ce qu’analyse ici Cécile Chatelet en ciblant de nouveaux objets qui s’attachent précisément à faire resignifier les images « par » le texte, dans un jeu de distanciation qui tient autant de la critique situationniste d’un monde devenu pur spectacle, que de décalages plus souriant de type oulipien. Les comptes Instagram de Clémentine Mélois ou de Maxime Morin témoignent de ces pratiques renouvelées du détournement.
26Gilles Bonnet conclut l’ensemble de ces textes en détaillant l’une des inflexions récentes de ce qu’il appelle la « LittéraTube » : ces capsules vidéos au contenu littéraire nativement numérique créées pour la diffusion sur YouTube. Ce corpus lui apparaît de plus en plus structuré par des caractéristiques thématiques et stylistiques qui viennent du monologue intérieur, tel qu’il a pu se développer au tournant des XIXe et XXe siècles. Prenant la forme de journaux intimes « filmés » – ou vlogs dans le jargon de la blogosphère – dans lesquels le corps de l’énonciateur est absent, ces nouveaux formats construisent donc des monovlogues où se croisent l’héritage d’une tradition littéraire et la conception d’une littérarité de moins en moins texto-centrée. Analysant les vidéos de Michel Brosseau, d’Arnaud de la Cotte, de Milène Tournier ou encore de Gracia Bejjani, Gilles Bonnet montre combien chacun, par un panel de motifs ou de « stylèmes » récurrents, prolonge en vidéaste les recherches formelles des écrivains de la modernité littéraire.
# Déplacement 5 : Le métier d’écrire
Écrire : méthode ?
27Si ces sorties du livre témoignent d’un certain attachement à la modernité littéraire, elles témoignent également de la « déspécification » (Mougin, 2019, p. 19) de la littérature contemporaine. Tel est encore peut-être un des effets, paradoxal en apparence, de la professionnalisation de l’écrivain (Sapiro, Rabot, 2017) que le rapport Bruno Racine paru en 2019 vise à renforcer. Si écrivain est une profession, devenir écrivain peut dès lors relever d’une formation professionnalisante. Écrire supposerait un apprentissage, comme le confirment de manière contrastée la table ronde animée par Adrien Chassain avec des autrices issues des Masters de création et l’entretien mené par Florence Bouchy avec Édouard Louis.
28La création des masters de création, « une des grandes nouveautés des années 2010 », comme l’affirme Adrien Chassain au moment d’ouvrir la discussion avec Shane Haddad, Anne Pauly et Lucie Rico, trois autrices issues des masters de création du Havre et de Paris 8, permet d’observer les déplacements en matière de conception de la littérature. Au rebours de toute mythologie de l’écrivain solitaire, la littérature telle qu’elle se conçoit dans ces formations est pensée comme une pratique, nourrie de théorie, qui s’expérimente, comme en école d’art, plus empiriquement, à travers une démarche de recherche et de dialogue : il s’agit d’exposer un travail en cours, de le soumettre à l’appréciation d’une communauté (enseignant·e·s-chercheur·e·s, étudiant·e·s) dont les retours critiques et bienveillants permettent de préciser l’orientation et la forme.
29À cet apprentissage sur le mode du partage et de la mise en commun, dont les phases tâtonnantes sont évoquées avec humour et autodérision par les trois autrices qui ont pris part à cette table ronde, semble s’opposer la posture d’Édouard Louis qui revendique à titre individuel une stratégie d’entrée dans le champ littéraire reprenant le vocabulaire caractéristique du régime moderne de la singularité artistique : « l’agression » et la « confrontation » imposent un imaginaire viriliste du combat contre des « normes » supposément dominantes dans le champ littéraire. Or on pourrait très bien montrer à quel point l’œuvre d’Édouard Louis, phénomène éditorial de la dernière décennie, rencontre au contraire par ses choix génériques et thématiques (autobiographie d’un transfuge14) et stylistiques (pathos et naturalisme) les attentes sociales contradictoires pesant sur la littérature en régime néolibéral. Plutôt que de reprendre les critiques qu’on a légitimement pu adresser aux prises de position d’Édouard Louis (Lee-Six, 2024), nous voudrions mettre l’accent sur ce que dit, peut-être trop allusivement, l’écrivain dans cet entretien lorsqu’il relie son rapport à l’écriture à l’expérience de la scène théâtrale. En affirmant écrire pour la scène (Edy, 2021), Louis relègue l’œuvre au second plan au profit d’un discours dont l’écrivain fantasme la réussite performative auprès de spectateurs directement affectés. À en juger par le public d’inconditionnels d’Édouard Louis venus à la Maison de la recherche après avoir été informés par un post Instagram de l’écrivain, cette posture, qui estompe la frontière entre le livre et la parole de la tribune ou sur les réseaux, attire largement. Elle témoigne de la persistance d’une croyance en les agirs de la littérature que l’auteur semble vouloir incarner en personne.