Colloques en ligne

Habib Tengour (poète et anthropologue - Université d'Evry)

Héritages de Kateb ?

Journée d'études Kateb Yacine, Nedjma

1(Ce texte est la retranscription d’une intervention orale de l’auteur)

2Kateb Yacine est le seul écrivain maghrébin et un des rares écrivains du XXème siècle à être entré vivant dans le mythe. En ce sens, on l’a souvent comparé à Rimbaud. C'est un point important pour comprendre l'impact de Nedjma. Ce livre inclassable n'est pas un texte achevé, clos, mais une œuvre en progrès qui intègre dans son étoilement Le cadavre encerclé, Le Polygone étoilé, les poèmes épars, etc. Par ailleurs, l'homme est indissociable du texte, il est lui-même corps-poème de l’œuvre. Yacine est le prénom de l’auteur. Kateb Yacine était l’appellation de l’école primaire et de toute l’administration coloniale : Nom, prénom. Le génie de Yacine (qui dénote d’une oreille musicale sûre) est de l’avoir conservé à l’édition.  Tout cela participe et renforce le statut mythique de l'œuvre et de son auteur.

3Nedjma, a totalement bouleversé l’écriture maghrébine. Il y a un avant et un après Nedjma. Que l’on s’y réfère ou pas, après Nedjma on ne pouvait plus écrire sans tenir compte de ce roman-poème fulgurant, même si on ne le connaissait pas vraiment. Beaucoup n’ont pas obligatoirement lu Nedjma, c’est sans importance, le livre est là malgré tout. C’est comme ça. L'évidence du mythe est qu'il travaille tout un chacun, consciemment ou inconsciemment.

4C’est en ce sens qu'il y a une généalogie et un texte fondateur. Cela peut ne rien à voir avec des itinéraires particuliers. Le mythe travaille autrement l'écriture. Il ne s'agit pas de filiations directes, décelables par une critique littéraire.

5C’est une chose extraordinaire et dure à porter. Kateb a été broyé par cela même qui l’animait en lui donnant les mots pour le dire : le peuple (algérien, mais pour Yacine, il s’agit aussi du peuple vietnamien, sud-africain, français, etc. le peuple opprimé) obscur émergeant à la conscience historique et poétique.

6Mais le peuple algérien ne parle pas français et Kateb Yacine le sait. Son trésor inaliénable c’est sa langue, que la colonisation cherchera vainement à éradiquer. Conquérir la langue française était-ce aliéner ce trésor ? De son butin de guerre, Kateb fera une œuvre, non pas hybride mais étrange, pour exorciser la dépossession. Nedjma doit certainement beaucoup à Faulkner, mais on ne saurait comprendre le texte si l’on n’a pas présent le râle des ancêtres refusant de se laisser museler, intimant l’ordre au jeune lycéen de poursuivre la quête de la tribu. Nedjma est la mise en scène de cette parole ancestrale ressurgie dans le drame de la lutte de libération.

7A peine entamée, la tâche est interrompue. Kateb Yacine abandonne l’écriture en français pour se lancer dans l’expérience théâtrale en langue dialectale.

8Je voudrais rendre hommage à Jacqueline Arnaud, puisque c’est elle qui m’a fait connaître Kateb personnellement et qui m’a fait entrer dans son univers d’écriture. C’était à la fin des années 70. Pour dire la vérité, je n’avais pas lu Nedjma mais seulement Le cadavre encerclé et L’homme aux sandales de caoutchouc. J’avais déjà trente ans quand j’ai commencé à lire Kateb. J’ai immédiatement accroché. Nedjma m’a semblé évident. Le texte est réaliste et fantasmatique à la fois, il mobilise la littérature française et internationale en même temps que la poésie populaire algérienne, la tradition orale, etc. L’intertextualité n’est pas un procédé savamment élaboré mais une nécessité de la narration. Rien n’est jamais forcé mais demande une attention et une écoute naïve pour se laisser (sur)prendre.

9Il y a ici toute une tradition poétique à la fois classique et populaire, qui s’imprègnent l’une de l’autre. La tradition poétique arabe remonte au VIème siècle avec les Mu’allaqât, ces fameux poèmes suspendus de l’anté-islam. Kateb ne l’ignorait pas. Son père était un lettré en langue arabe. La tradition du conte, il la tenait de sa mère… Kateb est d’abord dans la tradition poétique quand il écrit Soliloque en 1945. Il est dans Rimbaud. Le conte est peut-être là en arrière-fond, mais c’est superflu. Quand il a commencé à écrire, c’est d’abord Rimbaud, puis Faulkner, Dos Passos, etc. Il était très imprégné par les auteurs américains, comme Dib, d’ailleurs, et il va écrire dans cette direction-là.

10Le conte ne l’a pas vraiment mobilisé. Il est beaucoup plus préoccupé par la saga familiale, les mythes d’origine de la tribu. Moi, je croyais qu’il racontait n’importe quoi. Puis, au cours de recherches aux archives d’Aix, j’ai trouvé le dossier de son ancêtre, Keblout, avec les rapports de police qui le poursuivaient à Tripoli, à Istanbul. Ce personnage mythique de la tribu avait réellement existé. Kateb a grandi (je peux très bien le comprendre, ayant moi-même grandi dans le même univers) dans ce qui peut paraître de l’univers du conte mais qui relève de cette tradition de résistance qui était la geste tribale à l’époque coloniale.

11Nedjma est l’œuvre d’un jeune homme de 20 ans. Ce n’est pas une œuvre parfaite, mais c’est ce qui fait la beauté d’une œuvre. Comme les poèmes de Rimbaud ne sont peut-être pas parfaits si on les compare à ceux de poètes plus mûrs. Mais, c’est justement cet aspect fragmentaire du mythe. Nedjma n’existe pas simplement dans le texte qui porte ce titre. Elle existe avec Le Polygone, avec les Ancêtres, etc… ce sont toutes ces bribes de textes en construction et élaboration qui forment Nedjma. Jacqueline Arnaud avait commencé une première recension des œuvres de Kateb avec ce titre éloquent : l’œuvre en fragment. Il se trouve que pour des raisons d’édition, ça a été découpé d’une certaine façon. Aujourd’hui, on ne reproduit plus la préface « ethnocentrique » qu’il y avait autrefois. Nedjma va devenir une œuvre importante malgré ses imperfections et même à cause de ses imperfections parce qu’elle explore de l’inconnu.

12Youcef Sebti a dit une fois, lors d’une poésiade à Bédjaïa, que Ndejma était la mise en forme romanesque de la pensée de Maurice Thorez sur l’Algérie, la société en formation. On peut lire le texte comme ça. Kateb était au parti communiste à l’époque. Mais je pense que c’était une boutade même si Sebti semblait très sérieux. Kateb n’a pas construit le roman dans une optique politique ou symbolique. Il n’y a aucune conception volontariste dans l’économie du texte. Le texte doit aller au-delà des intentions de l’auteur, il doit parler sans se soucier de la rationalité du propos. Nedjma nous parle sans fioritures ni joliesse avec le lyrisme sauvage de la jeunesse.

13Kateb a arrêté d’écrire pour revenir au peuple, à la langue populaire, ça c’était son problème. Il rejetait Nedjma, la langue française, mais Nedjma ne lui appartenait plus. Ce qu’il pouvait en dire n’avait pas d’importance. Il ne se reconnaissait plus dans Nedjma, empêtré dans le populisme de l’époque. Il n’empêche, ce texte est celui qui permet de comprendre tout le traumatisme du syndrome colonial analysé par F. Fanon.

14Kateb a quitté le lycée après son arrestation pendant les émeutes de 1945. Il était en Troisième mais il avait une culture littéraire très forte et une culture populaire orale de la tradition maghrébine. Le journalisme va aussi jouer un rôle important dans sa formation. Le bouillonnement littéraire et politique mêlé au dérèglement de tous les sens va permettre à Kateb d’entrer en possession de la clé qui fera jaillir la formule de façon évidente. C’est l’évidence de son écriture qui me frappe. Il disait les choses comme elles venaient, et elles venaient juste. C’est une des rares personnes, même quand il parlait spontanément, il avait toujours le mot juste. Il parlait peu, mais quand il parlait, toujours le mot juste. Même quand il avait bu, il avait toujours le mot juste. Il avait ce sens de la précision. C’est important qu’aujourd’hui on le reconnaisse.

15Tout écrivain maghrébin a un rapport bizarre d’admiration et d’envie avec ce texte. Et c’est rare dans la littérature, quelqu’un qui entre dans le mythe de son vivant. La France a eu Rimbaud, l’Algérie a eu Kateb.

16Quant à ce que j’ai pu, comme écrivain, hériter de Kateb, je ne saurais pas le dire. Il faut interroger mes textes. Ayant grandi en France, ayant été dans un lycée parisien, etc… je ne connaissais pas les auteurs algériens à cette époque-là. J’en ai vaguement entendu parler parce qu’il y avait la guerre de libération qui faisait que je m’intéressais aux quelques bribes que je pouvais trouver mais toute ma formation était quand même une formation de n’importe quel jeune français des années 50-60. Quand j’ai commencé à écrire, bien sûr… c’est Victor Hugo, les romantiques, le surréalisme. Tout ça va baigner mon travail d’écriture. Au fur et à mesure que j’écrivais, j’en suis venu aux écrivains algériens parce que je voulais voir comment ils réglaient le problème de la langue, le problème de l’espace d’écriture, la question du personnage romanesque, comment ils pouvaient parler d’amour dans la réalité dans laquelle on vivait, … alors que les héros stendhaliens ne me satisfaisaient pas pleinement. Mais un personnage algérien : comment il va se comporter ?

17J’ai eu la chance de rencontrer personnellement pratiquement tous les écrivains. Dès que j’ai commencé à écrire, je leur ai envoyé mes textes, et je voulais les rencontrer. J’ai eu de bons rapports avec certains, pas avec d’autres. Peu importe. Ce n’est pas le côté personnel. Mais j’ai été obligé de me confronter à leurs œuvres pour avancer moi-même dans l’écriture. Je ne pouvais pas réellement écrire si je ne savais pas comment eux avaient fait. A un certain moment, ce qui s’écrivait dans la littérature française ne pouvait plus m’apporter ce que je voulais. Donc j’ai cherché bien sûr dans la littérature internationale. Hélas, je ne parle pas toutes les langues.

18Les auteurs maghrébins, même les jeunes aujourd’hui, je les lis pour voir comment ils se confrontent à certaines questions par lesquelles ils vont passer. Et je vois au bout d’un certain temps d’écriture, qu’il y a le point d’ancrage. C’est-à-dire qu’on écrit en français, mais c’est le français qui sonne étrangement, comme disait Aragon dans la préface à Ombre gardienne. Il dit : cet auteur parle notre langue. La langue de Villon. Mais ce n’est pas tout à fait la langue de Villon.

19Tout mon travail d’écriture c’est cela.

20Nabile Farès a dit de Nedjma : « c’est la mal-diction du français sur l’Algérie »

21Kateb est celui qui a réussi à rendre compte de la présence coloniale et de la perturbation que la colonisation pouvait faire dans la société, dans le texte même. Il a résolu esthétiquement un problème qui continue toujours à se poser aux écrivains des anciennes colonies. Ecriture qui peut être réduite parfois à une écriture ethnographique. Par exemple, les textes de Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri. Je m’insurge contre ce jugement. Je les ai lus et relus attentivement. C’est une autre façon de subvertir la langue. Vraiment, quand on les lit aujourd’hui, Feraoun notamment, il y a énormément de choses qui sont pressenties, malheureusement, on l’a réduit à un écrivain folkloriste. C’est comme si on disait Mauriac, c’est un écrivain folkloriste, ou Giono… C’est vrai qu’il y a ce côté descriptif, ethnographique. Mais au fond, on trouve ça aussi chez Faulkner. On a vraiment sous-estimé l’écriture de ces écrivains et c’est parce que je les ai relus soigneusement que j’ai commencé à découvrir l’importance de leur apport. Heureusement qu’ils sont là pour nous permettre d’aller plus loin. On a parlé du roman de Mammeri La colline oubliée.… Ce sont des textes qui sont vraiment très forts et qui dépassent ce côté indigéniste de l’écriture.

22Oui, il y a des écrivains folkloristes dans les années 20. On en était encore aux balbutiements. Mais dans les années 50, quand la littérature démarre vraiment, c’est une écriture « adulte » qui ne peut être comprise qu’avec le grand éclatement du pays.