Colloques en ligne

Naget Khadda (Université d’Alger – Université de Montpellier III)

Mise en scène de l’Histoire, représentation du temps et poétique de la modernité dans Nedjma de Kateb Yacine

Journée d'études Kateb Yacine, Nedjma

1Au moment de sa sortie, en 1956, le roman Nedjma a été reçu comme une œuvre révolutionnaire à la fois  

  • Par ce qu’il donnait à voir et à comprendre de la société algérienne alors en pleine ébullition politique et culturelle ; société dont la partie autochtone (plus de 80% de la population) était soulevée par une forte poussée du nationalisme, agitée par des tensions sociales et des revendications identitaires multiformes, travaillée par des contradictions violentes au sein même du mouvement national, hantée par le spectre de l’écrasement sanglant des manifestations de mai 1945 dans l’Est algérien. Le tout sur fond d’aiguisement des contradictions du système colonial

  • Par sa forme inédite. En effet, le roman – genre étranger au champ culturel algérien traditionnel et, plus largement à la littérature arabe – avait été adopté/adapté par au moins deux générations de romanciers algériens tout en gardant en substance la forme classique de type balzacien, dans laquelle il avait été reçu via la colonisation. Or, Nedjma fait souffler un puissant air de dissidence qui fait imploser ce dispositif.

2Ce roman - qui surprend aussi bien par la profusion d’un « à-dire » polyphonique et multidirectionnel que par l’éclatement qu’il fait subir aux catégories de la représentation romanesques telle qu’elles s’étaient élaborées dans le roman classique européen - est reçu par la critique (française) de l’époque dans un éblouissement admiratif qui suspend toute velléité critique. Plus tard, Mohammed Ismaïl Abdoun 1 qualifiera, lors d’un débat, cet « ovni » littéraire de « bombe rhétorique » par référence à l’arrière plan de guerre de sa publication et  Jean Pierre Faye le comptera au nombre de ces « livres jalons (…) où quelque chose se produit avec la forme ». Ce « quelque chose » étant, à ses yeux, « une aventure du récit où se réalise un échange généralisé des narrations, capable d’éclairer le champ idéologique qui se constitue autour de l’écriture » 2. Ce qui revient à restituer aux deux versants, artificiellement dissociés ci-dessus, leur fondamentale et foncière indissociabilité.

3Quoi qu’il en soit, la double provocation de l’œuvre perçue sur ces deux aspects, autorise, voire, programme l’exploration du « récit » historique que comporte le roman (récit de l’Histoire, discours sur l’Histoire) comme lieu privilégié où se fomente la révolution de l’écriture romanesque par Kateb. A fortiori si l’on souscrit à l’idée que Nedjma (la littérature en général) réfléchit le monde au double sens du terme :

  • réfléchir au sens spéculaire : le roman donne du monde un reflet, une image (nous nous interrogerons sur la nature de cette image)

  • réfléchir au sens spéculatif : le travail de l’écriture s’élabore en fonction d’une réflexion implicite ou explicite, d’une spéculation qui porte du même mouvement sur le « donné-à-voir » (le matériau historique, sociologique, géographique, psychologique… que le récit livre) et sur le « comment » ce matériau s’écrit, sur ce changement de forme dont il a été question avec Jean-Pierre Faye.

4La question que nous allons nous poser est : comment la forme que l’auteur cherche en écrivant, se découvre-t-elle dans sa congruence avec un « à-dire » qui, lui-même, se cherche et se précise dans le feu de l’action, sachant que cet « à-dire » est massivement dévolu à la préoccupation majeure du moment : celle de l’Histoire en tant que constitutive de l’identité.

5Quelques remarques préliminaires pour cadrer notre propos :

  • Nedjma occupe une place particulière dans l’histoire du roman algérien et, plus largement, dans l’Histoire de l’Algérie. A la fois par la langue (le français) et par la forme générique (le roman) dont elle use, cette œuvre consacre de façon éclatante une  bifurcation généalogique de la littérature algérienne amorcée à la fin du 19ème siècle et aboutie avec la génération de Kateb (les Féraoun, Mammeri, Dib et consorts) Ce roman est donc un texte topique du procès de « métissage » (ou tout autre nom que l’on voudra donner au brassage culturel) que l’Histoire mondiale a amplifié depuis les colonisations du 19ème siècle et accéléré depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

  •  L’exploration de cette fiction katébienne a pour visée non pas de nous faire accéder à une quelconque vérité historique sur l’Algérie (le discours littéraire ne s’inscrit pas dans la distinction entre le vrai et le faux que visent les historiens) ; elle nous introduit à l’énigme de la production du « vrai » qu’elle construit, à sa manière, irremplaçable par aucune autre.

  • Kateb ne théorise pas une vision de l’Histoire, il pense l’Histoire comme il pense les problèmes de la représentation littéraire. C’est pourquoi, nous semble-t-il, l’approche la plus légitime de son oeuvre est celle qui, à l’instar de ce que fait la socio-critique, cherche à connaître avec la littérature. La littérature appréhendée non pas comme un objet en soit, autosuffisant par sa qualité esthétique, mais comme une forme du connaître, dans laquelle la réflexion travaille selon des catégories spécifiques qui, sans être de l’ordre du théorique, proposent à la pensée un espace de jeu où elle se démultiplie, où elle déstabilise toute fixation, où elle soumet sa propre démarche à une sorte de critique généralisée du monde donné à voir.

  • Au regard de cette fonction spéculative de la littérature, notre hypothèse est que la modernité du texte katébien s’est bien forgée sur le soubassement de l’histoire littéraire française/européenne (en tant que bagage de formation et comme horizon de production), mais que son écriture est travaillée en sous main, voire déstabilisée, par  un imaginaire constitué aussi – et, sans doute, avant tout – dans le bain linguistique arabe et la présence diffuse, dans sa société et dans sa famille, d’une esthétique de l’abstraction (et du principe de l’interdit de la représentation) 3.

6Dès lors,  la puissance spéculative inhérente à toute grande œuvre littéraire, conjuguée à une quête de la forme nourrie à deux histoires littéraires concurrentes, trouve, dans Nedjma, un terrain d’accomplissement où le texte parvient à projeter dans son propre miroir (brisé, fragmenté, lacunaire, brouillé…) une image du flux des idées, des représentations qui traversaient la société algérienne/française du 20ème siècle sans aucune prétention de ressemblance mimétique, sans aucune illusion de vérité et sans aucune garantie d’avènement d’un sens avéré.

7Ces préliminaires étant posés, reste à interroger les lieux textuels et les modes de présence de l’Histoire pour appréhender ce changement de forme dont il a été pris acte.

8Pour ce faire, reprenons, pour des considérations de commodité pédagogique, la vieille distinction de Pierre Barbéris 4 entre Histoire (construction intellectuelle, travail des historiens) HISTOIRE (ensemble ouvert d’expériences vécues qui constitue ce que l’on désigne couramment comme « contexte » et qui, transposée dans l’univers romanesque, fait office de décor, de milieu dans lequel vit la société du roman et qui a quelque chose à voir avec la réalité socio-historique de référence) et histoire (celle que racontent les romans, à la faveur de laquelle ils nous introduisent dans leur perception des deux précédentes)

9Rappelons qu’en ses multiples métamorphoses, le roman a toujours entretenu un rapport - aléatoire mais jamais nul - avec le réel, c'est-à-dire avec l’HISTOIRE qu’il donne à voir (le vécu individuel dans le tout social), en inscrivant dans le récit les catégories qui conditionnent l’illusion de réalité (temps, espace matériel et social, personnage et son histoire).

10Or, Kateb, tout en projetant la représentation d’une réalité, récuse l’illusion réaliste et élabore son propre code narratif.

11 Kateb va entraîner le lecteur dans le maquis d’un texte où la subversion la plus apparente est celle du temps et où l’histoire se constitue d’épisodes discontinus, fragmentés, sans lien entre eux, reliés par un travail qui compense les ruptures syntagmatiques par des structures paradigmatiques (répétition symétrique au début et à la fin du roman de la scène du chantier, Rachid en prison dans la 1ère et la 6ème parties, version épique et version dramatique des manifestations de mai 1945, rencontre de chacun des cousins avec Nedjma etc.). La durée se construit alors par emboîtements de morceaux de récits qui télescopent les points de vue au dédain des repères chronologiques qui, lorsqu’ils existent, brouillent davantage les pistes qu’ils n’aident à dessiner une ligne temporelle. Aussi bien, tous les critiques qui se sont aventurés à recoller les pièces du puzzle n’ont réussi qu’à s’engager dans de stériles polémiques pour faire valoir leurs propres (re)constructions. Les deux seules dates qui figurent dans le texte renvoient l’une au temps de la fiction, l’autre au temps de l’Histoire : 1942 (sans autre précision) inscrit dans le marbre l’année du mariage de Nedjma, tandis que le 8 mai 1945 introduit de façon intempestive dans le roman l’événement historique qui hante la société du roman comme la société de référence et constitue une des pierres angulaires du discours sur l’Histoire que le travail de l’écriture intrinsèquement élabore.

12L’une et l’autre date figurent, dans l’économie générale du récit, plus que des repères chronologiques, des événements dont les ondes de propagation diffusent, de proche en proche, leurs vibrations au vécu quotidien des personnages soumis à leur impact, générant un temps non pas statique mais comme étale et frémissant d’une sourde agitation. Un temps d’autant plus indéfini que les épisodes qui font avancer l’histoire sont toujours rapportés au présent de narration, ce qui désamorce continûment la construction d’une chronologie et d’une mise en perspective historique. A l’instar de Si Mokhtar s’employant à bouleverser les généalogies par ses frasques donjuanesques, la structure romanesque de Nedjma défie les lois de la construction d’une ligne du temps sagement orientée, notamment en résistant au remembrement fictif d’une histoire/Histoire d’aliénation. Tout se passe alors, comme si, par quelque entrée que l’on y accède, l’Histoire de l’Algérie – comme la progéniture du vieux brigand mythomane – était livrée à la confusion des origines.

13Aussi la tentative de récupération du temps perdu – notamment celle menée par Rachid, le héros de la quête des origines – est-elle condamnée à avorter. S’impose alors le primat d’une organisation spatiale du récit sur son déroulement chronologique. Et, comme sur une toile de peinture moderne, l’absence de perspective et la co-présence au même plan d’éléments de niveaux différents, nécessite, pour ordonner le chaos, une lecture appelée à décrypter le rébus.

14Dès lors, les lectures, comme le texte qui les provoque n’ont d’autre possibilité que de se présenter sous forme patchwork perlé de trous. En tout cas, il apparaît nettement, après cette brève présentation que construire une lecture à visée pédagogique reviendrait, essentiellement, pour cette œuvre, à en démystifier l’apparent hermétisme, à alerter sur la vanité des lectures globalisantes et à légitimer la multiplicité des angles d’attaque et des interprétations.

15Et, d’abord, il nous faut renoncer à l’obsession du fil conducteur. Kateb, ayant rejeté le vecteur linéaire pour construire la chronologie de son roman, il découvre par « un hasard nécessaire » un parcours singulier, un redéploiement problématique du récit, ouvert sur les multiples possibles d’une histoire diffractée qui adopte, comme le remarque Antoine Raybaud5, une forme de mobile plus ou moins circulaire qui déboute toute fixité.

16Paradoxalement, la contemplation de ce « mobile », fournit un accès de plain pied à une réalité algérienne et les lois de la mimésis, telles qu’elles fonctionnent dans le code réaliste, ayant été mises à mal, c’est par d’autres procédures que l’effet de réalité est produit.

17Dessiné à coup de brefs flashes et d’amples balayages d’époques, le tableau offert au lecteur constitue un rébus, où ce qui frappe, de prime abord, c’est l’omniprésence de l’HISTOIRE qui nourrit le vécu des personnages alors même que toutes les références à l’Histoire n’affleurent que par évocations furtives, hiératiques. Hilaliens, Turcs, Romains, Français traversent le texte en cavalcades de petites phrases disséminées, laissant, comme une traînée de poussière,  une image brisée, lacunaire, surchargée par endroits, faite d’une accumulation de « bribes » et de « ruines » d’histoires qui s’entrecroisent et s’interpénètrent dans un perpétuel mouvement qui laisse malgré tout entrevoir une « peinture » de la vie sociale algérienne en période coloniale.

18Car, malgré (ou peut-être grâce à) l’acharnement à fournir de cette réalité des versions qui se concurrencent et se contestent, le texte, par sa mobilité même, induit une perception du bouillonnement contestataire en train de faire bouger l’Histoire au lieu de produire une relation fidèle – ou seulement rationnelle - des événements évoqués. De ce fait, le lecteur se trouve immergé dans la vie sociale des personnages tant le texte est apte à produire des effets de réel.

19L’événement cardinal, qui étend son ombre sur les autres, la répression de mai 45, dont la narration se réalise par à-coups, baigne dans des scènes du vécu quotidien, parfois tragique, qui, d’une façon ou d’une autre, confèrent au texte son puissant pouvoir d’évocation. En se présentant comme une expérience de pensée, Nedjma restitue à la littérature sa dimension la plus matérielle et peut, dès lors être perçue comme œuvre engagée.

20Et malgré la désintégration des catégories traditionnelles de la représentation à laquelle s’est livré le travail de l’écriture, l’essentiel du discours romanesque pouvant justifier cette qualification se constitue de fragments qui se rattachent à une esthétique que l’auteur récuse : le réalisme.

21Des épisodes comme la scène du chantier, l’épisode où Rachid fuit devant des policiers, celui de Lakhdar subissant la torture ou de Mustapha revenant à la maison à sa sortie de prison sont perçus comme reproduisant fidèlement la réalité. Ils sont couramment invoqués comme dénonciateurs des exactions coloniales et, partant, comme pièces maîtresses d’un roman dit engagé. Il est néanmoins remarquable que de tels épisodes – fortement scénarisés – se passent de tout commentaire autorisé pouvant les tirer du côté du « politiquement correct »

22Au contraire, ces fragments sont, à des degrés divers, frappés au coin de la parodie, discrédités par la satire ou simplement désamorcés par l’autodérision.

23La scène du chantier est exemplaire à cet égard où Lakhdar et M. Ernest échangent des coups ce qui conduit à l’emprisonnement du manœuvre puis à son évasion sur laquelle s’ouvre le roman et qui lui donne son tempo. Scène majeure de « dénonciation de l’oppression coloniale ». Or, par-delà la précision descriptive des faits et gestes des manœuvres, de M. Ernest ou de sa fille qui confère à l’épisode une dimension documentaire et peut le relier au roman engagé de l’époque 6 ; ce qui particularise la narration katébienne - outre la réitération de la scène en fin de roman – c’est un travail de théâtralisation que l’on a souvent mis en exergue. La mise en scène de l’échange/de la rétention des paroles et, davantage encore, du chassé-croisé de coups allant du coup de pioche d’Améziane au coup de tête de Lakhdar en passant par le coup de mètre du contremaître, insuffle un mouvement et une stylisation à l’épisode qui sont de l’ordre de l’art chorégraphique. Avec, en prime, le jeu de mot sur le coup de tête et la contrepèterie sur le coup de mètre du contremaître qui souligne le parcours de la circulation des coups transformé en spectacle et renverse la violence des rapports de domination en un jeu puéril de vilains garçons. Ce faisant, la scène instaure un climat de pesant de violence banalisée, en même temps qu’une tonalité espiègle, selon des règles non écrites d’un jeu non codifié mais codé par le travail de l’écriture 7.

24Surtout, la scène du chantier, par-delà son caractère documentaire, exploite la charge symbolique du lieu – espace emblématique de l’exploitation coloniale – en accentuant jusqu’à la caricature la non implication des ouvriers qui feignent de s’y affairer alors qu’ils ignorent (aux deux sens) l’intérêt de leur travail et jusqu’à sa destination finale. Tenus à l’écart de l’histoire/Histoire qui s’y projette, leur mode de présence écrit une autre Histoire en train d’advenir, à la fois par l’échange de signes qui tisse leur solidarité, par l’arbitrage du « match » auquel ils assistent et par la circulation de signes dans l’espace du texte qu’ils orchestrent.

25La lecture littérale de l’épisode est alors complétée/supplantée par un déchiffrage qui met au cœur du dispositif textuel la stylisation du message et l’arrache à une interprétation anecdotique pour une signification indéfiniment prolongeable. Le travail d’abstraction, en dégageant la scène de sa gangue figurative, lui fraie la voie pour une représentation plus large des rapports de domination. Ce glissement, le travail de l’écriture le réalise en troquant, chemin faisant, les techniques de la mimésis contre l’épure du signe qui, à la fois synthétise du sens et désenclave sa propagation en vue d’une aventure imprévisible.   

26D’une toute autre façon, l’écriture katébienne « déréalise » la biographie de M. Ricard tout en l’historicisant à travers une caricature qui offre un saisissant raccourci (un condensé) du roman colonial. Dans cet épisode – qui fonctionne comme une rétrospective destinée à introduire un personnage en  racontant ses antécédents - la trajectoire de la réussite du self made man, recoupe le poncif du colon défricheur, qui se trouve être huguenot d’ascendance, comme en un besoin de cumuler les figures idéologiques qui ont accompagné l’ère de l’efficacité et de la rentabilité fondée sur un temps qui se mesure à la minute près et auquel on mesure ses activités selon une éthique de la contrainte productiviste. Temps qui présida à l’expansion capitaliste, civilisation du travail et du progrès qui produisit, en sa phase ascendante, le roman réaliste bourgeois, convoqué ici à comparaître en un savoureux morceau de bravoure qui pastiche la manière balzacienne pour retracer la vie de M. Ricard avec ses déterminismes et ses fantasmes. Portrait qui culmine dans un condensé parodique des procédés analogiques chers à l’auteur de La Comédie humaine : «  N’ayant jamais été de ceux qu’on interroge, travailleur de force et patron de combat, il se dispute implacablement son propre salaire, son propre repos, inapprochable et matinal ainsi qu’un chef d’Etat, un forçat ou un prêtre » (p. 17) 8. Derrière son apparence sagement descriptive, ce portrait se présente comme une sorte de bilan critique et prépare, avec la mort de M. Ricard et son éviction de la scène romanesque, la réversion du code réaliste tout en inscrivant obliquement en texte la liaison entre forme littéraire et rapport à l’Histoire.  

27Pour sa part, le roman de Suzy – la fille du contremaître M. Ernest, « pleine de mouvements qui paralysent » qui vient troubler l’ordre du chantier et du monde en portant atteinte à l’univers des signes – déjoue, autant que l’épisode de la bagarre, l’orientation descriptive du langage. « Elle s’appelle Suzy comme une artiste ! » (p.13) ; elle est le sosie de Nedjma, fiction d’une fiction. Elle introduit le thème du double et de la gémellité, elle subjugue les manœuvres, en particulier Mourad, auteur du « meurtre absurde » de M. Ricard qui le conduira derrière les murs de Lambèse, « le pénitencier qui faisait l’orgueil de Napoléon III » et où « les Romains sont remplacés par des Corses » (p. 41). Elle duplique sur le mode ‘star de pacotille’, le pouvoir de séduction maléfique qui fait le charme (au sens fort) de Nedjma. Son image ricoche sur la fascination des personnages, en particulier Rachid, par les vedettes et les cantatrices (Osmahane)  en vogue au Moyen Orient qui, elles aussi, renvoient à Nedjma tout en nous plongeant dans ‘l’air du temps’.

28On peut multiplier à l’envi les exemples de détournement des procédés d’écriture réaliste, que ce soit pour camper des personnages, pour dessiner des trajectoires ou pour raconter des événements, et par lesquels l’écriture katébienne subvertit les fondements mêmes de la représentation mimétique du monde et élabore son propre code et son propre rapport à l’Histoire.

29En définitive, tout le pan réaliste, qui rattache le roman katébien à ses prédécesseurs et à l’apprentissage scolaire, et pour lequel on a pu attribuer à Kateb une forme d’engagement de type sartrien (par la dénonciation), se trouve biaisé. S’il fonctionne bien, à un premier degré, comme ensemble de fragments produisant un effet de réalité en évoquant une situation sociopolitique, il subit aussi une désagrégation iconoclaste et un détournement pour servir une autre esthétique. Du reste, l’intention satirique, dénonce les rhétoriques et les tics de ces extraits, au profit d’un dire poétique, métaphorique, parfois ludique qui ouvre largement les avenues de la circulation du sens, tout en produisant des images chocs qui retrouvent la logique et l’efficace d’une esthétique de l’abstraction.

30Grâce à une telle démarche, la représentation échappant à la contrainte mimétique, se trouve transcendée par le travail textuel. En effet, par delà la fonction descriptive des éléments qui présentifient en texte le hors texte, le traitement critique de ces éléments se double de l’interrogation sur la possibilité même du récit et sur sa véracité. En fait, de cette véracité dépend la crédibilité du discours sur l’Histoire de l’Algérie (du monde) qui se tient en texte.

31Ce discours sur l’Histoire, on le rencontre dans des boutiques, au café, dans la rue…Par exemple chez le marchand de beignets qui héberge Mustapha à son arrivée à Bône, puritain et tartuffe qui épate ses visiteurs en exhibant le savoir de l’étudiant déchu, sommé de débiter les propos démagogiques qui nourrissent l’autosatisfaction des vaincus et les discours politiques creux des professionnels du militantisme : « le vocabulaire français comprend 251 mots d’origine arabe… Nous aussi nous influençons leur civilisation (…) Nous marchons à dos d’âne et nos minerais de l’Ouenza donnent le meilleur acier léger pour avion à réaction… » (p. 80).

32Dans une tout autre tonalité, se pressent dans le salon de coiffure de Si Khélifa, réputé « agitateur politique », aussi bien des clients que des amis « séparés par un rideau ». Le maître des lieux « Libre et discipliné, coiffeur, penseur, organisateur, sexagénaire » (p.231), accueille Mustapha encore lycéen, qui s’initie là au débat politique tout en cultivant une amitié avec un camarade italien Ligui qui refuse la politique mais l’avertira de son imminente arrestation. Ce salon est représentatif de cette multitude de lieux entre ‘cafés du commerce’ et cellules de propagande politique qui émaillaient les villes d’Algérie après la seconde guerre mondiale.

33Taleb le peintre en bâtiment et joueur d’échecs, double parodique du prestigieux romancier (Camus) qui succombera aux interrogatoires après son arrestation, enrichit à sa façon cette galerie de petites gens dont le texte esquisse les relations qu’ils ont entre eux et les rapports imaginaires qu’ils entretiennent avec leur réalité.

34Au fil des pages, toute une collection de personnages et de lieux aux contours rapidement et finement croqués dessinent une « fresque » socio-historique à coup d’épures qui animent un carnaval tragi-comique où résonne le charivari d’une pluralité de paroles : celles qui bloquent la pendule de l’Histoire et sclérosent la pensée comme celles qui brisent les barrières et projettent des alliances : la rumeur du monde, en somme.

35A cet égard la scène de la rencontre de Lakhdar, à sa sortie de prison avec le jeune sergent qui ne frappait pas les prisonniers (p. 61-62) est exemplaire d’un échange direct où, par delà les méconnaissances, on peut rire de soi et de l’Autre, avec lui.

36Au fur et à mesure, ces fragments de scènes où se tiennent des bribes de discours idéologiques constituent une palette de « morceaux choisis » prélevés dans le discours social et qui définissent le climat général, donnent à pressentir la marche du temps. Certains des énoncés, figés dans leur formulation dogmatique, sont tournés en dérision et revêtent un statut dépassé parce qu’ils ont perdu leur capacité d’inventer.

37Généralement la dérision, dans le texte katébien, remplit une action de salubrité en s’employant à restituer à chaque chose sa juste place. Ainsi du poème où Lakhdar, soulevé par le souffle de « l’Algérie irascible », se métamorphose en chef de guerre de bande dessinée par la vertu de la force collective des manifestants. Tout en cédant à l’exaltation, le personnage persifle sur son propre « héroïsme » et le poème s’achève sur une dérive satirique qui désamorcer la tentation épique, dégonfle l’enflure de l’imagination et dresse face au preux chevalier la misérable figure du père paysan « en guerre avec son estomac ». Alors la prose des réalités sociales redimensionne l’envolée lyrique de l’étudiant, « une puce sentimentale » qui fait « le fou devant (son) père le paysan » (p. 54) relativisant les enjeux et redéfinissant les terrains de lutte.

38A travers ces exemples, on perçoit comment le procès d’énonciation donne à lire ce qui résiste à la transformation et ce qui y pousse, comment ces bribes d’histoires contribuent à construire la crédibilité de la représentation de l’HISTOIRE à coup d’engagement critique de l’énonciateur. Du même coup, se trouve proposée une vision lucide de l’Histoire.

39Dans le fouillis des idéologies citées, on perçoit aussi certains énoncés qui laissent deviner l’adhésion de l’auteur, pour le moins le l’archi-narrateur qui orchestre la prise de parole des différents narrateurs intradiégétiques.

40  Ainsi, par exemple, lorsque l’auteur fait prendre en charge par Si Mokhtar, père dévoyé, adultère et incestueux, le cadre conceptuel d’une théorie conçue « outre mer » : celle de la nation en formation : « Car, sache-le, nous ne sommes pas une nation, nous ne sommes que des tribus décimées… » (p. 128).

41Thèse corroborée par des allusions furtives qui donnent à entendre que l’Histoire de l’Algérie a été une longue succession d’invasions et de tentatives sans cesse recommencées d’unité nationale. Thèse encore étayée par l’aventure de Rachid qui tenta de remonter le cours du temps pour retrouver une unité mythique, lui qui avait reçu les confidences du vieux mentor fou, et qui expose à l’écrivain public sa vision des choses concernant cette Histoire : « il suffit de remettre en avant les ancêtres pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le germe indestructible de la nation écartelée entre deux continents/ la Sublime Porte et l’Arc de Triomphe (…) la Numidie dont les cavaliers ne sont jamais revenus de l’abattoir, pas plus que ne sont revenus les corsaires qui barraient la route à Charles Quint » (p.175)

42Mais quel que soit le degré d’adhésion, Kateb ne succombe jamais à la séduction d’une vérité définitive. A travers les discours sur l’Histoire comme à travers les scènes de genre ou les portraits des personnages, son travail romanesque fonctionne à la transgression et à la libération des idées reçues. Sans doute est-ce en cela que le roman de Kateb s’impose comme roman révolutionnaire, non du fait d’un quelconque message.

43Si, bravant les consignes du moment, Kateb refuse le plaidoyer et s’interdit de faire de son roman une pièce à conviction dans le procès de la colonisation, le discours d’opposition qui traverse de bout en bout son roman lui confère un pouvoir de dénonciation du système colonial plus fort que n’importe quel discours moralisateur ou convenu. Surtout la mise en scène des exactions coloniales ne le dispense pas d’une critique féroce des pauses des leaders nationalistes, de l’enflure de leurs discours, des approximations de leurs références, de tout ce qui discrédite leurs paroles et leurs actions.

44En particulier l’idéologie  nationaliste est mise à l’épreuve de l’histoire romanesque : « Je n’ai pas de carte d’identité » déclare Lakhdar qui, à la première page du roman, vient de s’échapper de prison. Et c’est dans ce double mouvement d’évasion, de rupture des amarres et d’affirmation d’une identité ignorée que se construit le discours romanesque qui progresse selon une démarche zigzagante et hiératique, épousant, en quelque sorte le mouvement de la réflexion.

45En fait la vérité historique des événements et des discours qui peuplent l’univers romanesque est toujours vacillante. Les récits passent de bouche en bouche, bifurquent et s’inscrivent, plus ou moins transformés dans d’autres récits, les informateurs sont le plus souvent hasardeux, leurs narrations sont à tout moment menacées d’éclatement, de remise en cause…

46Les références les plus évidemment « historiques » (Jugurtha, les Romains, les Arabes, les Turcs) surgissent de façon furtive, elles sont saisies dans des fragments disséminés, disposés en « mobile » révélateur de la complexité algérienne, selon un bricolage qui relève davantage d’une démarche essayiste et critique que d’une narration romanesque.

47Contrairement au Dib de cette époque 9 (dont la trilogie Algérie souscrit au credo balzacien du « donner à voir pour donner à juger ») Kateb, refuse le plaidoyer malgré l’horizon d’attente fortement incitateur. Moyennant quoi, le roman katébien opère une dissimilation de la sphère romanesque matricielle et découvre sa forme propre.

48Pour autant, l’auteur ne renonce pas à l’engagement. Mais il ne le conçoit pas dans la reconduction d’une forme née sous d’autres cieux en d’autres temps. D’autant que, tout en étant un écrivain éminemment impliqué dans les luttes de son temps, il était aussi, du fait de sa révolte radicale, retranché des moules idéologiques qui saturaient le champ social.

49En raison du pacte qu’il a passé dans la geôle coloniale, conjointement, avec la Révolution et avec la Poésie, Kateb se trouve embarqué sur une trajectoire difficile qui récuse les simplifications et les compromis. Dès 1948, Nedjma ou le poème ou le couteau, long poème ferment de l’œuvre à venir, tisse le lien indissoluble entre une réflexion sur les « formes » d’écriture et les nécessités du combat, lie intrinsèquement explosion poétique et Révolution,

50En contrepoint de cette quête/contestation de la vérité historique, se dresse une tentation permanente du mythe. Le mythe, à la fois, comme entreprise de mystification et comme figure collective d’une histoire susceptible d’apporter réponse et ordre dans un chaos. Le mythe qui retrouve sa fonction originelle d’histoire inventée pour répondre à une question pressante et à une angoisse.

51Dans Nedjma, Keblout (l’ancêtre fondateur de la tribu) et Nedjma (l’héroïne impossédable sublimée en figure de la Patrie) ont une valeur à la fois historique et mythique. Tous deux hallucinent le texte et, d’une certaine façon, l’histoire/Histoire se construit à travers eux, alors qu’eux-mêmes ne se constituent que par et à travers le désir des autres protagonistes (les fils comme les pères). Ce rapport dialectique montre, à l’évidence, qu’avec eux on a affaire à des fantasmes plus qu’à des personnages référentiels, à des concepts en somme.

52Nedjma multiple : Hilalienne, Andalouse, Salambô déflorée, vestale au sang déjà versé, femme faite adversité, fleur irrespirable, ogresse au sang impur, amazone de débarras, Cendrillon au soulier brodé de fil de fer, femme fatale, stérile et fatale, pépin du verger, avant-goût du déboire, parfum de citron… Nedjma, la réplique de l’insatiable Française, la goutte d’eau trouble, la mauvaise étoile de notre clan, batracienne pleine de cris nocturnes, grenouille au bord de l’équation, principe d’électricité… reine fugace, aphasique, amnésique… Cet inventaire à la Prévert qui réunit l’essentiel des qualifiants accolés à la sultane (encore un !) montre à quel point la représentation de cette femme irradiante et si convoitée marque le bord de l’irreprésentable, recourt à une esthétique du signe pour dessiner une béance dans la relation imaginaire que ses quatre cousins/amants entretiennent avec elle. Divinité qui commande secrètement les interrogations des hommes, Nedjma – fille de la tribu et d’une mère française et juive - est bien « étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance » (p. 179). Fruit de la discorde et symbole d’unité nationale. Son être composite à l’extrême la désignait pour transcender toutes les contradictions et pour représenter les trois quêtes que le roman poursuit : la quête de la patrie (qui, à cette époque drainait toutes les quêtes), la quête de l’amour (de la femme : la grande absente), la quête d’une forme littéraire (préoccupation majeure de tout grand artiste, surtout s’il a été dépossédé de sa culture).

53Keblout, comme Nedjma, plus que Nedjma, sans doute, est réfractaire à toute description ; comme elle, il n’est qu’une accumulation de propriétés imprécises, d’attributs symboliques. Seul son nom (corde tranchée 10) tient à son être, est – proprement- sa re-présentation. Loin du « réalisme colonial » qui subsiste, fût-ce en miettes, dans la représentation des autres personnages (y compris Si Mokhtar) la légende tribale impulse, sur le mode onirique (donc loin des procédés mimétiques), l’élaboration d’un matériau brut fait de traces mnésiques pour évoquer l’absence / omniprésence de l’ancêtre éponyme. Lorsqu’il apparaît, pour ainsi dire en majesté, dans le rêve de Rachid, il surgit drapé de sa légende, en fauve et en père fouettard qui exhorte ses descendants à se soumettre à un Loi dont il ne leur donne aucune justification. On comprend alors que si la représentation de l’ancêtre est si abstraite, si elle se réduit quasiment à son signifiant ; c’est que le risque qu’il court est celui de l’oubli. Aussi, la mise en demeure qu’il adresse à ses descendants est-elle d’entretenir l’ancestralité, quoi qu’il advienne, quoi qu’il leur en coûte. Y compris d’être réduits à suivre « la trace des pères, des juges, des guides (…) jusqu’à l’hécatombe » (p.97).

54Nedjma, quant à elle, d’abord femme fatale, elle se métamorphose après sa « nativité » poétique sur la terre des ancêtres, et se charge d’un symbolisme qui la soustrait aux convoitises des hommes. Dès que la levée du voile sur son corps eut fait apparaître que la quête d’identité débouchait sur la dé-couverte de la différence originelle, sa trajectoire prit une autre direction, renonçant au narcissisme et à l’inceste. En dévoilant le désir d’altérité à la source de tout discours d’identité, le texte recentre le discours romanesque du même mouvement sur une antériorité mythique et sur une re-constitution de l’Histoire.  

55C’est aussi à travers la « mythisation » de l’environnement dans le quel se meuvent les personnages que l’affleurement des structures historiques contradictoires apparaît nettement. Comme pour Nedjma et Keblout, le travail métaphorique et symbolique du texte libère son exploration du réel, en le délivrant des contraintes de la description réaliste. Ainsi, par exemple, la découverte de Bône par Lakhdar lycéen après sa participation aux manifestations et son emprisonnement se fait sous le signe de l’affrontement qui oppose le train – attribut de l’Etranger et de sa modernité dominatrice à Bône, appelée aussi Hippone pour inscrire la profondeur historique de cette « ville exigeante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses pieds s’amadouer la mer » (p.70). Lorsque l’antique cité s’approprie l’omnipotence du « Dieu des païens parvenu à son quotidien pouvoir », elle représente, à l’instar de Constantine/Cirta, elle aussi confrontée à la locomotive du colon « l’Algérie éternelle ». A elles deux, elles métaphorisent la résistance du pays aux conquérants qui se sont succédés sans entamer l’inaltérable intégrité de l’antique Numidie. En même temps, à travers cet affrontement, le texte laisse pressentir, l’interpénétration (violente et productive) des deux mondes en présence et percevoir la lame de fond qui porte le mouvement de l’Histoire 11 .

56Comme pour les deux garants mythiques de l’appartenance à une collectivité (Keblout et Nedjma), l’écriture, dans son travail de représentation des deux villes mères (Bône et Constantine) s’en remet à l’efficace du symbolique qui spécifie le champ littéraire/culturel traditionnel maghrébin, et dont le mode de signification vise globalement le désaveu du représentable.

57 Dès lors, la représentation de l’Histoire que propose le texte – tributaire du parti pris poétique - se produit, pour l’essentiel, hors du champ documentaire ; elle s’avance comme Nedjma voilée/dévoilée par l’expression poétique, médiatisée par les significations mythiques ; elle se découvre à la faveur des quêtes et des discours des différents personnages, des énigmes que le récit instaure ; elle se réalise en relation inconsciente avec les forces qui, dans la société, poussent. Histoire comme espace de confrontation des idéologies et des forces en présence ; Histoire comme réflexion sur le présent qui fait toujours apparaître sa solidarité avec le passé dans une forme dont la précarité et l’inachèvement composent en permanence avec la mort.

58Etudier la représentation de l’Histoire dans Nedjma revient alors à mettre en exergue du creux, car ce qui affleure dénonce invariablement ce qui est absent – perdu ou dissimulé, oblitéré. Histoire striée de hiatus, de moments d’amnésie, de discontinuités historiques, de « corde tranchée » de la généalogie.

59 De fait l’œuvre de Kateb (comme de l’ensemble de la littérature maghrébine de cette époque) se construit sur un socle censuré : « On nous a volé notre manière d’être au monde » déclarait l’auteur après la parution de Nedjma 12.

60Dès lors, le texte opère une traversée folle de fragments et de vestiges sans parvenir à recoller les morceaux épars de la jarre cassée. Et la remontée aléatoire  de l’oblitéré, hypothèque la reconstruction de l’Histoire. De même, l’échec de Rachid dans son entreprise de remontée du temps, proclame à l’évidence que toute tentative de remembrement du passé est impossible sinon vaine.

61En somme l’irreprésentable, dans Nedjma, ricoche sur l’innommable, l’incohérent, le censuré, l’absent dans l’ordre de l’historique.

62Faute de vouloir « décrire objectivement » une réalité (entreprise impossible), faute de savoir reconstruire l’Histoire, Kateb refuse d’affirmer une/des vérité/s. Mais il peut penser cette Histoire/histoire. Nedjma et toute l’œuvre de Kateb pense une Histoire/histoire du devenir dans le mouvement qui consiste à penser une écriture. Aventure qui, partie d’une quête d’identité débouche sur la résurgence du désir et de l’Autre au cœur de l’Eden mythologique de l’endogamie.

63Pourtant, la condamnation de Si Mokhtar (auteur de la faute exogamique et du meurtre fratricide) et de Rachid (témoin de l’image d’altérité) par leurs doubles originaux (le vieux messager et le nègre) vise à effacer le souvenir de la trace étrangère et à maintenir l’énigme des origines. Rien n’est simple et le propre de l’énigme est de rebondir ailleurs, autrement, quand elle a été débusquée.

64Dans la recherche de Kateb, l’indicible poétique rend compte d’une double butée : celle de la résistance du réel et celle de l’interdit de la représentation culturel.

65Aussi, pour notre auteur, le travail poétique doit-il aller au bout du langage pour retrouver la voix perdue : « si vous voulez aller au bout de ce que vous dites, vous êtes à un moment abstrait, obscur : vous vous retournez sur vous-même. Mais j’ai, en tout cas confiance dans le pouvoir explosif de la poésie, autant que dans les moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé, bien manié » 13. Pour lui qui a grandi dans la tradition des joutes poétiques et qui, enfant, donnait la réplique à sa mère qui « à elle seule était tout un théâtre », il n’est pas étonnant que la poésie soit au centre de tout,

66Sa responsabilité, son engagement sont bien évidemment – et ceci dès ses premiers pas dans « la gueule du loup » - « (d’)explorer les abîmes, (de) scruter les horizons » comme il le confie dans une interview, généralisant sa posture à tous les écrivains maghrébins et ajoutant que sa situation « entre deux lignes l’oblige à inventer, à improviser, à retrouver sa voix perdue dans le fracas des armes (…) Il sent en lui la déchirure et cependant il entrevoit la confluence » 14.

67Le coup de génie dont l’auteur fait preuve dans Nedjma, est d’avoir, à la fois « retrouvé la voix perdue » et réalisé « la confluence ». Ce qui lui a permis d’entrer de plain pied dans l’esthétique de la modernité par un chemin de traverse qui lui fait « économiser » le parcours historique du roman européen que ses prédécesseurs s’étaient appliqués à revisiter pour s’y insérer, fût-ce en y apportant chacun sa touche personnelle.

68En fait, l’écriture romanesque katébienne que l’on a parfois attribuée à une influence du Nouveau Roman, l’inscrivant indûment dans le champ des recherches formelles serait plutôt à rapprocher de l’entreprise de Diderot dans Jacques le fataliste où le héros-narrateur, bâillonné jusque là, retrouve sa voix en faisant parler les différents discours qui dénoncent la réalité, permettant à l’auteur de faire l’état des idéologies dans la France d’avant la Révolution de 1789. Pareillement, au moment où se prépare le déclenchement de la guerre d’indépendance, Kateb enregistre et met en œuvre dans Nedjma, (écrit pour l’essentiel, on le sait, avant 1948) différents discours d’identité qui s’entrecroisent et se contestent autour d’une même réalité, témoignant par là même de postures idéologiques hétérogènes engagées dans un même mouvement historique.

69D’une certaine façon, Kateb s’inscrit, à sa manière, dans cette tradition critique du roman qui, depuis ses débuts, n’a cessé de s’interroger sur ses codes de représentation tout en s’interrogeant sur le monde et l’Histoire. Du Quichotte au Nouveau Roman en passant par l’anti-roman du XVIIIème siècle et la fameuse page noire de La vie et les opinions de Tristram Shandy, le roman, confronté aux contraintes de la représentation mimétique du réel observable, achoppe, entre autres, sur le problème des versions multiples, voire contradictoires d’un même récit, sur celui de la simultanéité des événements, incompatible avec la linéarité du récit ou encore sur les impasses de la psychologie, du vraisemblable, de l’objectivité etc…

70Avec Sade, Flaubert, puis Kafka, Joyce, Beckett et autres Robbe-Grillet, la littérature est passée en Occident, d’une perspective historique imbue d’une certaine rationalité, à sa disparition. La littérature de cette disparition et, plus largement, de l’absence, remonte à la surface, à travers le langage, sa fragilité, ses manipulations et finit, avec le Nouveau Roman, par frapper d’inanité la narration (l’histoire diégétique) – accusée d’être arbitraire, superficielle et inconsistante - pour tourner autour des objets considérés comme seuls garants de la concrétude d’un monde de plus en plus livré à la perte du sens.

71Cette abrasion des catégories de la représentation romanesque classique ne pouvait que convenir à un Kateb nourri à la liberté narrative de l’oralité : les grandes histoires d’amour (Madjnoun Leyla, Hiziya), les contes d’ogres et d’ogresses et autres légendes de fondation). Un Kateb familier de la structure en rhizome des Mille et une nuits, enclin à la métaphorisation poétique et d’emblée acquis au principe de la transposition symbolique. Aussi bien, « aucun fil n’est jamais perdu pour qui recherche les origines » (p. 146), disait Rachid, qui ressentait « comme une cicatrice la vive conscience d’antan (…) voué à cette pitoyable démarche d’aveugle butant sur le fabuleux passé » (p. 167)

72Moins tragique que chez Rachid cette recherche est, en fin de compte, chez Kateb, de l’ordre de la re-découverte, au sens où Averroès, si on en croit Borgès, estimait que « le grand poète n’est pas celui qui invente mais celui qui découvre » 15.

73Ce faisant Kateb découvre (re-découvre ?) la portée d’une esthétique de l’abstraction que Yahia El Wassiti 16, ce peintre de Baghdad recherchait quand il déclarait vouloir « peindre les pauses du chameau conforme à une fleur dorée à six pétales »