Ceux qui partent, ceux qui restent, ceux qui arrivent.
1Il serait question ici d’un frémissement. Moins un phénomène massif, reconnu et conscient, que les esquisses de perspectives qui commencent à se dessiner depuis une douzaine d’années. Il s’agit de l’attention que peut porter la littérature française de la dernière décennie à la diversité de ce que l’on nomme aujourd’hui les territoires : dynamiques et relations, caractéristiques, mais aussi mouvements de population. Si la question mérite peut-être d’être posée, c’est qu’elle est, sans doute plus qu’auparavant, fortement présente dans les sciences humaines, dans les médias et dans les préoccupations des politiques publiques1. Mais résonne-t-elle autant dans la littérature contemporaine qui affiche bien souvent sa faim de réel, une littérature de terrain pour reprendre l’expression de Dominique Viart (2019), une littérature soucieuse d’interroger les espaces et les façons de les investir ? Or le paradoxe viendrait du fait que cette littérature si attentive à ce qui l’entoure n’a peut-être pas encore pleinement déterritorialisé son regard, dès lors qu’il s’agit de considérer les problématiques proprement sociogéographiques qui touchent la France contemporaine.
2Dans les années 1980 et 1990, et sans bien sûr vouloir gommer les inévitables exceptions, la littérature française a été en bonne partie soit une littérature urbaine – avec des textes prenant pour cadres diégétiques les grands centres ou leurs périphéries immédiates – soit une littérature pour qui la question des territoires ne s’imposait pas comme une nécessité. La variété de ces derniers et de leurs dynamiques, au-delà des seuls espaces urbains, restait plutôt un impensé pour des auteurs qui, d’une certaine manière, et plus ou moins consciemment, prolongeaient le tropisme citadin hérité de la modernité et des flâneries baudelairiennes. Deux voies ont néanmoins nuancé ce tableau. D’une part, les récits narrant ce que Philippe Antoine (2010), Laurent Demanze (2019, p. 95-99) ou Filippo Zanghi (2014) ont nommé les « voyages de la lenteur » ou les « voyages de proximité », dans lesquels l’écrivain voyageur traditionnel délaissait les grands espaces lointains pour arpenter, souvent à pied, le proche – banlieues, campagnes ou petites villes françaises notamment. D’autre part, il ne faudrait pas oublier que quelques-unes des œuvres fondatrices des années 1980-1990 trouvent leur origine dans le départ et le déracinement, le fait de quitter le berceau familial qu’est le petit bout de province excentré où l’on a grandi. La province désormais portée « en héritage », pour reprendre le titre de l’ouvrage notable de Sylviane Coyault (2002), est alors un pays perdu, un pays dont on s’est éloigné avec honte comme avec soulagement. On pense bien sûr aux œuvres de Pierre Bergounioux, Richard Millet, Annie Ernaux ou, plus récemment, Marie-Hélène Lafon qui attestent, chacune à leur façon, de ce phénomène maintenant ancien qu’est l’exode rural : la désertification et le vieillissement progressifs de certaines zones éloignées des grands axes.
3Mais, justement, ces œuvres littéraires majeures venaient faire le récit des derniers feux de ce mouvement d’exode rural, dans les années 1970 et au tout début des années 1980. Elles s’appuyaient déjà sur un regard rétrospectif, partiellement historicisé (surtout chez Pierre Bergounioux). Connectées aux problématiques de l’héritage et de la filiation, elles évoquaient d’abord « un monde ruiné », une « disparition », selon les mots de Jean-Yves Laurichesse2 (2020, p. 64). On mesure donc que les questionnements territoriaux contemporains, qui sont loin de se limiter au seul dépeuplement des campagnes, ne sont pas, par définition, leurs objets. Qu’en est-il précisément d’un éventuel regard littéraire sur les dynamiques territoriales françaises les plus récentes ?
4La question mérite d’autant plus d’être posée que des faits structurels comme des événements notables se répercutent, depuis une vingtaine d’années, sur ces dynamiques territoriales. Là où l’on s’est longtemps reposé sur un mouvement binaire (exode rural, désaffection des petits centres, et métropolisation galopante), on observe désormais des phénomènes plus divers. D’une part, les grands centres restent globalement attractifs, mais l’attention se porte davantage sur la croissance de ce que l’on nomme le périurbain – c’est-à-dire des espaces où l’habitat collectif cède le pas à la maison individuelle, des aires connectées aux villes importantes mais également à des portions de campagne ou d’espaces naturels. Cette périurbanisation est autant constituée de villes petites et moyennes que de villages dynamiques relevant tous de la sphère d’attraction des centres. À côté de ces espaces en croissance, il faudrait évoquer encore les régions qui poursuivent leur stagnation démographique et économique, voire leur relatif déclin : villes moyennes toujours marquées par une désindustrialisation persistante et campagnes reculées situées en dehors de la sphère d’attraction des grandes zones urbaines. Enfin, notons l’émergence d’un mouvement néorural de retour ou d’accès à la terre dans certaines régions. On voit donc que le rapport ville-campagne n’est pas schématique : il y a des villes attractives et des villes peu attractives comme il y a des espaces ruraux très dynamiques et des espaces ruraux en déclin.
5Ces éléments contrastés sont soutenus par des mouvements de population spécifiques. Si une partie de la jeunesse – principalement féminine (Coquard, 2019) – quitte les zones stagnantes au moment de l’entrée dans les études supérieures, on note aussi que lesdites zones ne se vident pas totalement et conservent une part de leur population – notamment les jeunes hommes peu ou pas diplômés. D’autre part, une population urbaine culturellement voire économiquement favorisée quitte les hypercentres pour habiter le périurbain, tant à la faveur de mutations comme le télétravail que d’un désir de nature et de cadre de vie lié à des prises de conscience environnementales plus ou moins cohérentes. Ces dynamiques démographiques sont bien sûr à mettre en lien avec des paramètres et événements majeurs de notre époque : crise écologique, queue de comète de la pandémie de Covid et des confinements, manifestations des gilets jaunes, relocalisations partielles, mutations de la carte électorale en faveur de l’extrême-droite, etc.
6La conséquence logique de tous ces faits réside dans l’abondance des discours extra-littéraires sur le sujet. Les sciences humaines, notamment, sont particulièrement actives dans la description et l’analyse de ces phénomènes. Le succès médiatique considérable des livres de Christophe Guilluy, consacrés à ce qu’il nomme « la France périphérique », en témoigne, même si ses analyses ont été massivement discutées par les géographes et les sociologues. Une abondante littérature scientifique et de multiples reportages (Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Éric Charmes, Vincent Grimault…) essaient de comprendre et décrire ces flux et ces stases. Les initiatives d’associations et de fondations se multiplient, afin de porter le regard sur des populations dites oubliées ou déconsidérées, comme celles menées par Salomé Berlioux et son association Chemins d’avenirs. Mais qu’en est-il de la littérature française de la dernière décennie ? Offre-t-elle d’ores et déjà une caisse de résonance à ces phénomènes majeurs et structurels qui touchent le pays depuis quelques années ? C’est encore avec une relative prudence qu’elle semble les prendre en considération, que ce soit à travers des récits ou par le biais de mises en fiction. Pour autant, une description de ce frémissement à l’œuvre mérite d’être menée. Pour ce faire, je procèderai schématiquement en trois temps, pour évoquer les trois cas de figure représentés, même si d’ampleur inégale : les textes qui évoquent respectivement ceux qui partent, ceux qui restent et ceux qui arrivent.
Ceux qui partent
7On retrouve le cas de figure, déjà mentionné, avec lequel l’on est le plus familier : les individus qui quittent les campagnes dans lesquelles ils ont vu le jour et ont grandi, en général pour rejoindre les centres urbains importants – afin de poursuivre des études et de s’insérer dans la vie active à travers un emploi valorisé économiquement ou culturellement. Cette mobilité, que des auteurs comme Bergounioux, Millet ou plus tardivement Lafon ont évoquée, est toujours une réalité socio-démographique, tout comme sa représentation littéraire. Toutefois, il convient d’en relever les mutations les plus contemporaines. Pour celles et ceux qui ont commencé à écrire dans les années 1980, cet exode rural prenait souvent la forme de la déchirure, de l’arrachement, et consacrait une « poétique du perdu », selon les mots de Jean-Yves Laurichesse, volontiers mélancolique, considérant la rupture avec « le temps de l’avant ». L’éloignement géographique signait une césure presque irréparable et se donnait comme la fin d’une époque. Or ce n’est plus totalement ce qui se joue aujourd’hui dans les textes qui décrivent une telle trajectoire, de la campagne ou des villes en déclin vers les métropoles dynamiques. Tout d’abord, Les Pays de Marie-Hélène Lafon, paru en 2012, met en avant une réalité croissante attestée par les statistiques : cet exode rural est principalement, depuis plusieurs années, une histoire de jeunes femmes (Coquard, 2019, p. 79-81). Avec des résultats scolaires en moyenne plus élevés que ceux des jeunes hommes, la perspective des études dans le supérieur se fait jour et le départ de la campagne familiale ou de la petite ville de l’enfance devient une nécessité pour confirmer les ambitions intellectuelles ou économiques entrevues. Dans Les Pays, Claire quitte le Cantal pour suivre des études de Lettres classiques à la Sorbonne : « Claire est partie, les filles partent, les filles quittent les fermes et les pays. […] Pour faire sa vie. La vie de Claire s’était faite dans la ville de ses études, ville foisonnante dont elle ne songeait pas à partir. » (Lafon, [2012] 2014, p. 116-117) On remarque la même trajectoire dans Connemara de Nicolas Mathieu. Ce sont bien les deux amies de lycée Charlotte et Hélène qui quittent la petite ville imaginaire de Cornécourt près d’Épinal pour poursuivre leurs études dans des métropoles régionales, comme le faisait déjà Stéphanie, le personnage féminin principal de Leurs enfants après eux, en rejoignant une prépa privée parisienne, là où la quasi-totalité des garçons de leur âge, dans les deux romans, demeure sur place après le lycée. On remarque le même mouvement dans les milieux très populaires et peu favorisés. Ainsi de la « Fille Novembre » dans 77 de Marin Fouqué : véritable garçon manqué, personnage bagarreur et d’une force morale comme physique remarquable, elle est poussée par son père fruste et violent à quitter son milieu rural d’origine pour rejoindre un lycée privé, à la fois pour la remettre dans le droit chemin, pour développer son éducation et l’extraire de son milieu.
8Cet « exode », majoritairement féminin, se fait le plus souvent sans regrets et n’est pas vraiment décrit sous le prisme mélancolique – celui d’une perte définitive qui s’accompagne d’une césure temporelle. Nous ne sommes plus vraiment dans ce qu’Alexandre Gefen décrivait comme « le sentiment de décalage et de l’impossibilité du retour, la culpabilité causée par une dette socioculturelle, l’exotisme intérieur. » (Gefen, 2017, p. 188) Il s’accompagne d’un rapport plus affectif avec le pays d’origine, d’une tendresse mêlée pour ce lieu qui empêche toute coupure nette. Ce nouvel effet de focalisation interne est notable tant dans les romans que dans les récits ou essais à dimension autobiographique. Dans le récit consacré à son père à la suite de sa mort, L’Homme des bois, Pierric Bailly occupe la semaine de deuil précédant l’enterrement à parcourir cette région que son père n’a jamais quittée ; il alterne souvenirs et descriptions au présent, il est attentif à la topographie, retrouve et interroge ce qu’il avait peu observé jadis. C’est une même affection qui sourd du texte de Cécile Coulon, Les Grandes villes n’existent pas, consacré à son village d’enfance et aux formes de vie à l’œuvre dans ces lieux ruraux. Si l’écrivaine l’a quitté pour ses études dans la métropole régionale, Clermont-Ferrand, elle ne cesse de souligner son attachement et, plus largement, son affection pour ces communes « qui nous ont donné, par leur éloignement, leur mauvaise réputation aussi parfois, les moyens d’en sortir, de les regarder de l’extérieur après y avoir vécu, et finalement, de les aimer. » (Coulon, [2015] 2020, p. 95) C’est donc bien un rapport duel au lieu quitté qui se fait jour dans ces textes : la nécessité et l’excitation du départ va de pair avec le plaisir du retour et le plaisir, proprement littéraire, de son évocation, dans laquelle la déchirure mélancolique est mise en sourdine. Ce qui se joue ici s’apparente à une reconnaissance, une sorte de recul impliqué. Bailly écrit ainsi : « Avant [que je ne quitte le Jura], c’était chez moi, c’était chez moi donc cela ne se discutait pas, cela ne se comparait pas, cela ne se décrivait pas. » (Bailly, 2019, p. 18) L’éloignement permet désormais une attention nouvelle, à la fois objective et sympathique (au sens premier), qui suscite l’écriture. C’est moins un pays perdu qu’un pays reconnu et familier, voire une promesse virtuelle (celle d’un retour possible), que les textes décrivent. Il n’y a pas vraiment, dans ces quelques retours évoqués, les sentiments habituels du transfuge de classe qui quitte son milieu provincial populaire pour accéder à une position sociale plus favorisée culturellement voire économiquement – mouvement qui est aussi, bien souvent, géographique, partant des petites villes ou des quartiers populaires périphériques des agglomérations pour rejoindre les centres urbains. Ces sentiments, que l’on a pu observer chez d’autres autrices ou auteurs (Annie Ernaux, Pierre Bergounioux, Didier Éribon, Édouard Louis, Nesrine Slaoui), peuvent alterner entre l’expression d’une trahison ou d’une honte et, parfois, une attitude de recul, une profonde impression d’étrangeté. Il n’y a pas vraiment non plus, dans notre corpus, de dimension explicitement analytique et critique qui décrirait et pointerait du doigt les mécanismes sociétaux inégalitaires à l’œuvre empêchant la mobilité sociale et géographique : si cela n’est pas évidemment absent (notamment chez Nicolas Mathieu), ce n’est pas nécessairement le cœur et le moteur des textes. Loin de travailler systématiquement la figure du déclassé de jadis qui « s’en est sorti » et qui est désormais pris de sentiments mêlés face à ses origines, les ouvrages en question choisissent aussi de donner place à la curiosité et au plaisir simple suscités lors de tels retours vers le lieu natal.
Ceux qui restent
9Telle est sans doute la caractéristique la plus notable de la littérature des dix dernières années en lien avec le sujet des territoires et des mobilités. J’emprunte l’expression au titre du livre du sociologue Benoît Coquard, qui se donne comme une variation autour de celui, fondateur, de Nicolas Renahy, Les Gars du coin, qui prenait déjà pour sujet la jeunesse des territoires périphériques délaissés. Dans le verbe « rester », il n’y a pas seulement le sens, neutre et constatif, d’« habiter ». « Rester » se définit par différenciation par rapport, justement, à celles et ceux qui partent. Le verbe implique une double polarité paradoxale : d’une part, on y entend une forme de relégation, faisant de « ceux qui restent » des personnes qui n’ont su ou pu se sortir d’une situation peu enviable ; mais, d’autre part, on peut aussi entendre dans l’expression un caractère irréductible, une sorte de détermination butée qu’on oppose aux coups du sort. Si la sociologie voire l’ethnologie s’intéressent beaucoup à cette population, qui vit toujours dans les territoires peu dynamiques ou en déclin relatif, la littérature de la dernière décennie commence elle aussi à la prendre en considération pour elle-même, au-delà de ce qu’en disait la figure mélancolique de l’exilé. Il est d’ailleurs symptomatique que les couvertures de l’essai de Benoît Coquard et du roman de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux empruntent à la même série photographique d’Alexa Brunet (2011), sur la jeunesse dans les zones rurales et périurbaines de la Somme : ce détail paratextuel témoigne des résonances entre sciences humaines et littérature. Ces lieux naguère encore délaissés dans les textes sont peu à peu investis par les écrivains, et celles et ceux qui les peuplent accèdent alors à un début de visibilité.
10Il faut d’abord noter que de nombreux récits qui prennent place dans ces espaces peu ou pas dynamiques investissent un semblable cadre « générico-narratif » : on pourrait l’appeler le « roman de bande ». Exemplifié naguère par Corniche Kennedy (Maylis de Kerangal, 2008), il s’agit d’un récit qui s’attache à une bande de jeunes, un petit groupe d’enfants, d’adolescents ou de jeunes adulte – leurs liens, leurs occupations comme leur ennui, leurs relations diverses et fluctuantes. Ce qui les soude est justement leur territoire, qu’ils connaissent et arpentent, qu’ils investissent pour réaliser leurs bêtises, leurs amours ou passer leurs moments de déréliction – à l’image de la « Plate », ce petit promontoire en béton face à la mer, fonctionnant comme un lieu à part, quasi insulaire, dans le roman de Kerangal. Il y a donc là un renouvellement du point de vue dans ces nombreuses fictions ; ce n’est plus celui, rétrospectif, de l’individu singulier qui est parti jadis, mais un point de vue lui-même pris dans la « pâte » de ce petit monde, un point de vue au présent et porté par une figure jeune qui détient un savoir à la fois plein et limité : plein en ce que chaque centimètre et chaque habitant du territoire sont connus, mais limité par l’ignorance relative de ce qu’il y a au-delà. Le roman de bande permet d’approcher intimement ces lieux « périphériques », selon une perspective duelle – tantôt terrain de jeux et petit royaume, tantôt espace de l’enlisement. Il permet ensuite de raccrocher la question des territoires à des problématiques sociales et sociétales : comment cette jeunesse est-elle encadrée ? Quelles possibilités lui offre-t-on ? Comment s’en sort-elle ? À ce titre, la littérature fait écho à nombre de travaux sociologiques qui s’intéressent moins à la façon dont on vieillit dans ces territoires qu’à celle dont on y grandit3. Enfin, le « roman de bande » fait apparaître une parole vive, volontiers populaire, familière voire vulgaire, imprégnée par les cultures alternatives comme le slam ou le rap : cette langue dit autrement les territoires que les langues ouvragées et référencées de Michon, Millet, Bergounioux ou Lafon. On pense entre autres à 77 de Marin Fouqué, à Fief de David Lopez, à Polichinelle de Pierric Bailly, voire à L’Été des charognes de Simon Johannin. De même, s’ils sont davantage portés par un narrateur omniscient, Leurs enfants après eux et Connemara de Nicolas Mathieu évoquent aussi ces groupes d’adolescents, qui se convertissent parfois en amitiés durables entre ceux qui restent. Si notre sujet ne se limite pas à ces « romans de bande », il fallait néanmoins signaler leur prégnance. Ceci posé, que disent les textes de ces territoires et de ceux qui y vivent ?
11Tout d’abord, pour les évoquer, il faut les décrire. Les textes ne font généralement pas le choix de la description réaliste classique, analytique, cartographiant avec précision les lieux. Au contraire, certains commencent en pointant l’indéfinition de ces derniers, qui se soustraient aux catégories spatiales simples. Cécile Coulon parle de « ces endroits trop éloignés des grandes cités pour être appelés “banlieues” […] et pas assez désertés pour être considérés comme des “zones rurales” » (Coulon, [2015] 2020, p. 14). C’est la même idée qui vient sous la plume de David Lopez : « Chez nous, il y a trop de bitume pour qu’on soit de vrais campagnards, mais aussi trop de verdure pour qu’on soit de vrais cailleras. » (Lopez, [2017] 2019, p. 55) Enfin, Marin Fouqué précise dans le communiqué de presse accompagnant la parution de 77 : « Longtemps j’ai cru venir d’un paysage sans identité. Ni tout à fait urbanisée, ni entièrement rurale, j’ai grandi dans une zone sans réelles histoire ni culture auxquelles me rattacher. […] une zone où rien ne se passe et où personne n’arrive, pas assez vive et pas totalement morte, quelque part au croisement exact entre le bitume et la boue. » (Fouqué, 2019b) Après cette première approche souvent paradoxale, dessinant un entre-deux indéfinissable, les auteurs poursuivent néanmoins par éléments significatifs : au tout du territoire ils préfèrent certaines parties exemplaires et symptomatiques, ce qu’on appellerait des « lieux-types ». Les titres des chapitres dans Les Grandes Villes n’existent pas sont significatifs d’un regard qui vise moins la totalité continue de la carte que la discontinuité du diaporama : « Le stade », « L’école », « L’église », « Les commerces », « La salle polyvalente ». De même, en concentrant le temps du récit de 77 sur quelques heures passées sous un abribus perdu au milieu des champs céréaliers du Sud de la Seine-et-Marne, Marin Fouqué fait de son personnage-narrateur (qui ce matin-là n’est pas monté dans le bus scolaire) un centre focal qui contemple ce territoire anonyme et « sans qualité ». L’abribus devient une vigie de laquelle émergent quelques rares éléments saillants : silo, hangars agricoles, arbre isolé, creux d’un « ru » (Fouqué, 2019a, p. 25), bois et toits du bourg au loin. Face à l’absence de traits remarquables, le texte fait même le choix d’une perception qui tend vers l’abstraction : n’émergent que le « vide » (p. 152), le silence des présences humaines (p. 10-11) et des aplats de couleurs dominés par le marron des champs (p. 11 ; p. 24-25).
12Lorsqu’on évoque des régions isolées ou en déclin, peu attractives, et a fortiori la jeunesse qui y habite, les difficultés économiques et sociales sont nécessairement présentes en toile de fond. L’asthénie économique, la raréfaction des commerces et des services, la paupérisation d’une partie de la population, la montée du vote pour l’extrême-droite : tout cela est bien sûr évoqué (Lopez, [2017] 2019, p. 55 ; Mathieu, 2022, p. 135). L’une des conséquences de ce tableau est l’émergence de l’ennui chez les adolescents et les jeunes adultes, après l’insouciance de la période de l’enfance. Il s’agit de « tuer le temps » (Fouqué, 2019a, p. 146). « Ça se regarde. Ça attend. Ça hume l’essence de la station d’à côté. Ça s’emmerde ferme. » (p. 72) La bande dans Fief, elle, trompe aussi son ennui en fumant des joints à longueur de journée, pour pallier l’absence de loisirs, d’opportunités professionnelles comme événementielles, prérogatives réservées aux grands centres urbains : « On se fait chier comme des rats morts. » (Lopez, [2017] 2019, p. 123). Les descriptions proliférantes, à la précision hyperbolique, d’actions minuscules (une partie de cartes, un entraînement de boxe, la taille d’une haie de ronces), expriment littérairement cet ennui, par contraste, en remodelant la perception du temps et de la durée.
13Toutefois, force est de constater que les fragilités de ces espaces périphériques, bien qu’indéniablement présentes dans les textes, n’en constituent pas forcément le cœur unique. Ce qui frappe est aussi l’émergence de sociabilités, de micro-communautés plutôt soudées qui se développent en contrepoint des phénomènes globaux d’exclusion et de relégation. Au-delà des petites bandes, ce sont des communautés villageoises ou micro-urbaines qui sont décrites, avec une distance et une ironie qui ne les discréditent pas pour autant. On pense par exemple, dans 77, à la séance de coiffure le samedi après-midi au sein du France, le commerce multiservice de Vernou-la-Celle-sur-Seine, où vieux du village et jeunes enfants se retrouvent, tout comme la description de la fête locale annuelle et celle du loto, presque envisagé comme un rituel sacré et fédérateur. Chez Cécile Coulon, les lieux emblématiques déjà mentionnés sont aussi, justement, les lieux de sociabilité : stade, salle polyvalente, bistro ou bien encore boulangerie sont ceux où l’on se rencontre, où la parole circule, où l’on éprouve un « vivre-ensemble » en dépit des difficultés. « Conversations ritualisées ; on vient plus pour parler que pour acheter à manger » (Coulon, [2015] 2020, p. 80) écrit-elle au sujet de la boulangerie et de l’interminable attente qu’on y subit. À l’anonymat urbain répond, pour le pire ou le meilleur, le tissage d’un réseau de connaissances, un territoire où chacun connaît son voisin – comme le narrateur de Fief lorsqu’il assiste au match de foot de son père et se voit interpelé par les piliers du village, ou comme en témoigne le monde présent aux obsèques du père dans L’Homme des bois de Bailly, qui cristallisent le cercle amical et affectif de toute une vie passée au même endroit, « ce petit Jura auquel il restait cloué. » (Bailly, 2019, p. 80)
14La plupart des textes insistent sur l’autonomie de ces territoires qui, face à l’adversité et au manque de considération extérieure, tentent de bâtir une vie locale propre. Cela conduit bien souvent à l’affirmation d’un « nous », un « entre-soi populaire » (Coquard, 2019, p. 95) qui confine parfois à une « autochtonie de la précarité » (Coquard, 2019, p. 202). L’emploi des déterminants et des pronoms matérialise dans la langue ces liens sociaux :
Notre rue à tous puisqu’il n’y a qu’une rue à notre hameau. Notre hameau, c’est la Thurelle. Comme ça qu’on l’appelle. Du coup, nous qui y habitons, on est les Thuriots. Notre village, c’est Vernou-la-Celle-sur-Seine, du sud 77, dans le 77 qu’est pas Paris. (Fouqué, 2019a, p. 16)
Si je suis au volant de ma 307 immatriculée 69, je suis pris pour un type qui n’est pas d’ici, et alors j’ai envie de descendre pour dire [au piéton jetant un œil à la plaque d’immatriculation] : mais si, je suis né là, j’ai grandi là, j’ai vécu vingt ans dans le Jura, ne me prenez pas pour un touriste, s’il vous plaît, je suis des vôtres. (Bailly, 2019, p. 16)
15Ce « nous » se construit en opposition aux « autres », ensemble à la fois vaste et flou constitué des étrangers à ces territoires : habitants des grands centres, touristes, instances étatiques, mais aussi personnes de passage voire enfants du pays qui ont fait le choix de partir. Dans 77, l’extériorité menaçante est représentée par Paris, dont la possible extension jusqu’à Vernou-la-Celle-sur-Seine apparaît comme un fantasme récurrent, tantôt craint (par l’agriculteur local, le Père Mandrin), tantôt désiré (par le narrateur, dans ses moments d’ennui). Les images fantasmagoriques d’une vague de bitume reviennent ainsi régulièrement, figurations d’une invasion imperceptible de la métropole sur la campagne (Fouqué, 2019a, p. 17, p. 68, p. 92, p. 131). À la route sur laquelle les voitures « foncent sur Paris » en ne faisant « que passer » (p. 9) succèderaient les parkings, c’est-à-dire l’installation vue comme colonisation définitive (p. 132)4. Mais les « autres » sont aussi, parfois, les enfants du pays qui ont fait le choix de partir. Ainsi de Lahuiss dans Fief, le seul de la bande à avoir poursuivi ses études dans la grande ville et dont les autres moquent « l’embourgeoisement ». Mais si ce personnage parvient à peu près à assumer sa double appartenance, ce n’est pas toujours le cas. Dans Connemara, cette tension sourde est celle qui s’insinue dans le couple adultérin formé par Hélène et Christophe. Lui n’a jamais quitté la région, il a conservé les mêmes cercles, il a continué à participer aux mêmes rituels sociaux propres à ce territoire populaire et post-industriel. Elle, avant de revenir à la quarantaine, est partie ; elle a connu les usages de la vie étudiante et professionnelle à Paris, elle a participé à l’effervescence d’un cénacle élitiste. Si la joie sexuelle et le bonheur de retrouver un peu de désir et de liberté dans leur quotidien pressuré gomment un temps la fracture socio-géographique qui sépare leurs existences respectives, un de leurs derniers dialogues la met au jour :
- Je sais pas. T’as jamais eu envie d’autre chose ?
- On n’est pas plus mal qu’ailleurs.
- Moi, j’ai tellement voulu me casser.
- Mais t’es revenue.
- Pas vraiment. […]
- Donc t’as jamais rien vu d’autre ? demanda Hélène.
Elle le vit tiquer.
- Pour quoi faire ? répliqua Christophe, le visage soudain dur comme du bois. C’est partout pareil. (Mathieu, 2022, p. 355-356)
16Le dissensus culmine vers la fin du roman, lorsque Hélène se sent profondément étrangère à une fête de mariage à laquelle elle a accompagné son amant. Le moment cristallise un hiatus social dans le couple, que la chanson éponyme de Michel Sardou vient in fine traduire :
Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables […]. (Mathieu, 2022, p. 381)
17La chanson, dans sa puissante simplicité fédératrice, soude un groupe et crée une communion à laquelle Hélène ne peut adhérer. Elle qui « reconnaissait pourtant si bien » (p. 384) les gens autour d’elle prend acte des différents fossés (économiques, culturels, politiques) qui se sont creusés par le seul fait d’être un jour partie de la région, là où les autres sont restés. Le fait que cette fête ait lieu la veille du second tour de l’élection présidentielle de 2017 est significatif : le scrutin, évoqué en arrière-plan, est comme l’ombre portée de ce qui joue dans ce moment d’oubli et de joie – et l’on comprend qu’Hélène votera Macron quand la plupart des invités s’abstiendront ou glisseront un bulletin Le Pen. La politique est donc bien présente derrière le récit de ces individualités et de ces petites communautés.
Ceux qui arrivent
18La catégorie relève de phénomènes relativement récents, mais aussi hétérogènes. Par celles et ceux qui arrivent on peut d’abord entendre les personnes qui amorcent un véritable retour à la terre, quittant un mode de vie urbain et plutôt favorisé pour initier une démarche professionnelle inédite, souvent liée à l’agriculture ou à l’artisanat – par conviction politique et selon une démarche militante. Mais on peut aussi entendre celles et ceux qui quittent les centres pour gagner des zones périurbaines, sans abandonner leur activité initiale ni renoncer à leurs habitudes, mais par volonté de gagner de l’espace et d’être davantage connectés à des zones naturelles. Dans ce cas, la dynamique s’apparente davantage à une « extension de l’aire d’influence des villes » (Charmes, 2019, p. 25) qu’à une véritable migration d’un espace vers un autre. Ceci dit, force est de constater que la littérature contemporaine prend encore peu en charge de telles réalités. On pense à Chien-Loup de Serge Joncour, Parti voir les bêtes d’Anne-Sophie Subilia, Bergère des collines de Florence Robert, Le Monde du vivant de Florent Marquet, Sangliers d’Aurélien Delsaux ou, sous un autre point de vue, un roman de ZAD comme Zone blanche de Jocelyn Bonnerave.
19Dans la plupart des cas, les textes mettent logiquement l’accent sur ce qui fait événement narratif : la découverte de l’altérité, la rencontre entre les autochtones et les nouveaux venus, la difficile acclimatation au lieu voire, dans le cas des fictions les plus appuyées, les affrontements parfois violents5. C’est notamment le choix de Mathieu Falcone dans Campagne, qui imagine la mutation compliquée d’un village à l’initiative de nouveaux arrivants, tant des néo-paysans venant s’installer pour cultiver la terre que des « bobos » ex-citadins qui veulent conformer le lieu à un certain idéal culturel hérité de leurs codes urbains (Falcone, 2021, p. 33-34). Les anciens comme les jeunes autochtones considèrent la chose avec plus ou moins de réticence, allant de la curiosité à l’animosité. Le narrateur, ancien agriculteur à la retraite, affiche un point de vue fluctuant, tantôt affectueux quand il parle des « gentils ruraux de la ville » (p. 199), tantôt sceptique quand il ne voit dans « les citadins exilés » que « de doux rêveurs, des romantiques » (p. 61). L’affrontement culturel et idéologique naît surtout entre les jeunes générations, nouveaux arrivants de la ville et jeunes du canton dont le récit appuie, sans nuance, le caractère fruste :
Les gars de Saint-Pancrace, ce sont pour la majorité des types d’ici. Pas fraîchement arrivés, plutôt jamais partis. Alors, bien entendu, ce n’est pas la même mentalité. Ils n’ont rien à foutre du bio, du véganisme, de la planète et de la grossophobie. Ils chassent ou roulent en quad dans les forêts, et quand ils viennent au bourg, ici, ce n’est pas pour les concerts dont ils n’ont rien à faire, généralement, à moins qu’on leur serve une musique électronique bien lourde et très basique, non, c’est pour picoler sec et montrer que les beatniks – comme ils disent – ne sont pas chez eux. (p. 146)
20Ceux qui viennent de la ville ne sont pas toujours mieux dépeints : « Ils ont chassé ceux qui ne sont pas comme eux, ce n’est pas une bonne chose […]. Ils allaient poursuivre leur grand rêve confinés entre eux, si ça se trouve c’était ça, leur solidarité. » (p. 250) En faisant le choix d’un point de vue à la fois très critique et équilibré, le roman semble attester d’un choc des cultures inévitable, d’une intolérance réciproque, d’une cohabitation impossible tant les malentendus sont profonds. Le choix fictionnel et narratif final le dit à sa façon : à l’issue d’un gros festival de musique organisé sous l’impulsion des néo-arrivants, on découvre au matin le corps d’un enfant assassiné. Ce qui devait être un moment de communion s’achève sur un meurtre sordide et le roman choisit justement de ne pas dévier vers le genre policier et la résolution d’une intrigue criminelle : il reste sur cette violente béance et en fait la figuration terrible d’une impossible disparition des tensions entre ceux qui restent et ceux qui arrivent. Certes tous les textes ne vont pas aussi loin dans la noirceur ; des fictions comme Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs de Mathias Énard, des récits tels Bergère des collines de Florence Robert ou De la neige pour Suzanne de Clément Osé envisagent les installations en zones rurales avec un regard plus positif, que ce soit par le biais de l’humour et de l’autodérision chez Osé comme par celui de la fiction truculente et quasi panthéiste chez Énard. Mais ils n’en demeurent pas moins attentifs aux méfiances, aux incompréhensions, aux postures militantes comme aux sentiments d’abandon et d’impuissance, qui animent les habitants de ces lieux.
21La littérature de la dernière décennie a amorcé un tournant dans la représentation des territoires dits « périphériques » et de leur dynamique de peuplement. Elle déplace les problématiques du départ et de « l’exode », en atténuant la part mélancolique qu’elles affichaient dans les textes des années 1980-2000. Même quitté, le territoire demeure vivace et n’est plus totalement abandonné ; il est toujours considéré avec une certaine tendresse, une familiarité et un sentiment de reconnaissance. De plus, cette littérature s’intéresse surtout de plus en plus à « ceux qui restent ». Que ce soit à travers les sortes de fresques sociologiques de Nicolas Mathieu ou les romans de bande, les habitants de ces lieux sont désormais évoqués au présent, souvent sous le prisme de la jeunesse, dans leur quotidienneté contrastée – partagée entre attachement et ennui, sociabilités fortes et sentiment de relégation. Enfin, les auteurs commencent progressivement à faire récit de celles et ceux qui désormais arrivent dans les zones rurales ou périurbaines ; la matrice fictionnelle de l’altérité et de l’affrontement est alors souvent mise en jeu dans la construction narrative et insiste sur les difficultés à partager le territoire.
22Dans tous les cas, les auteurs que l’on a cités travaillent à partir de, et sur l’invisibilisation générale des territoires délaissés. Les « lieux dont on ne parle jamais » (Coulon, [2015] 2020, p. 19), « que peu de cinéastes, d’écrivains auront saisis » (p. 11), commencent à (re)devenir des espaces d’observations et de fictions. Ils sont interrogés au présent et laissent voir, sous la plume des écrivains, les fractures territoriales vivaces comme leurs traductions politiques. Comme l’écrit Nicolas Mathieu : « Nous avons aujourd’hui un immense besoin de renouer avec les expériences qui ne sont pas les nôtres. Dans une société qui ressemble de plus en plus à un archipel, […] le sort de l’autre doit être notre constante alarme. » (Mathieu dans Berlioux, 2020, p. 12)