Le pathétique du roman
1Quand nous avons pu, enfin, sortir du long confinement du Covid, nous avons retrouvé le plaisir des conversations informelles avec nos amis et nos collègues sur les livres que nous lisons, sur les cours que nous faisons. C’est ainsi que je parlais avec Jean-Yves Laurichesse qui se demandait si nous pourrions encore aujourd’hui faire lire et aimer La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, roman qui nous avait séduit en 1985. Un peu en même temps, je préparais un cours sur Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce et m’interrogeais avec mes étudiants sur les difficultés rencontrées par la pièce à sa sortie en 1991, et le succès posthume que cette œuvre a connu, publiée en 1997, gagnant irrésistiblement en notoriété depuis les années 2000.
2Si je prends ces deux exemples parmi tant d’autres, c’est que je voudrais réfléchir à ce qui me paraît constituer un changement d’époque, d’atmosphère intellectuelle et critique. Le temps des « récits indécidables » (Blanckeman, 2000) ou du « roman ludique » (Bessard-Banquy, 2003) semble bien lointain. On se souvient peut-être que les éditions de Minuit avaient fédéré dans les années 80 un groupe de leurs auteurs sous l’étiquette de « romans impassibles », unissant ainsi Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Patrick Deville et Christian Oster. Cette impassibilité, qui pouvait valoir comme argument publicitaire, n’est plus guère de mise. Le cap romanesque de la dernière décennie est nettement du côté de l’investissement dramatique de la fiction. Le roman se met bien à l’épreuve d’une époque qui s’impose par sa dureté et sa violence collective ou privée.
3Cette inflexion, déjà amorcée dans la période 2000-2010, manifeste un remarquable changement de ton du roman, en même temps qu’une transformation des attentes et des goûts des lecteurs. Je propose d’appeler « régime pathétique » cette frappante coloration du roman d’aujourd’hui, aux antipodes d’une certaine déflation dramatique qui avait pu s’imposer comme modèle dominant des années 80-90. C’est donc un renversement de la charge dramatique du roman qui sera au centre de mon propos, au cœur de mes propositions.
4« Pathétique » : le gros mot est lâché… Il n’a pas forcément bonne presse, parce qu’il est toujours suspecté de viser les affects les plus simples, de recourir aux ficelles trop connues du mélodrame. La langue française ne connaît pas, à la différence de l’anglais, la distinction entre « pathos » et « bathos », qui est la version dégradé et vulgaire du premier terme. La catégorie esthétique que recouvre le mot reste délicate à définir, puisqu’elle oscille entre description de contenus et modes de représentation. C’est ce que note justement Maïté Snauwaert qui en a rédigé l’entrée dans le dictionnaire Arts et émotions (Bernard, Gefen et Talon-Hugon, 2016, p. 295-296). Elle y souligne l’importance du texte de Philippe Forest intitulé de façon volontairement provocatrice : « Petit éloge du pathos ». La date de publication (2007) peut servir ici de repère de cette nouvelle inflexion, qui est devenue assez sûre d’elle-même pour revendiquer l’étiquette.
5On se contentera pour l’instant de définir le terme de pathétique de façon courante comme ce qui émeut fortement par le spectacle ou l’évocation de la douleur, de l’horreur ou de la tristesse, pour s’intéresser ainsi plutôt aux contenus dramatiques des romans de la dernière décennie, mais aussi, bien évidemment, aux rapports créés avec ces contenus.
6Dans cette perspective, il est intéressant de noter que c’est au sein même des éditions de Minuit (paradigme ou parangon de l’impassibilité dans les années 80-90) que se marque cette bascule progressive. Deux œuvres, restées d’abord un peu marginales au sein de la famille Minuit, en sont pour moi les signes manifestes : celles de Marie Ndiaye et de Laurent Mauvignier. Chez la première, c’est bien en jouant dès le titre des codes plus ou moins ironisés du mélodrame qu’elle recharge la matière émotionnelle de ses intrigues, comme elle le fait en intitulant En famille son grand roman de 1990. Rosie Carpe en 2001 montre bien l’ampleur dramatique d’une histoire de déroutes individuelles et familiales. Chez Ndiaye, le pathétique reste cependant indécidable, déployé dans le récit des débâcles intérieures de ses héroïnes, mais tenu à distance par une distance narrative qui en déréalise souvent les effets. On peut le constater dans la troisième partie de Trois femmes puissantes, consacrée à la terrible ordalie de Khady Demba.
7La trajectoire de Laurent Mauvignier ne passe pas par la même indécidabilité. Sous l’influence décisive de François Bon, l’écrivain s’engage d’emblée dans une voie qu’il commente ainsi dans son entretien avec Sylvie Loignon (Loignon, 2022)1. Il rappelle que l’œuvre de Bon l’a encouragé à délaisser ses premières tentatives plus formalistes ou textualistes pour « partir d’un matériau plus personnel », c’est-à-dire d’un « monde plus prosaïque, plus réaliste, plus dur » qui est celui de son milieu d’origine. Il fait ainsi retour au monde de ses parents, « via un langage que vous vous appropriez », en ajoutant : « L’appropriation était plus intéressante que l’ironie du genre : je vais interroger ou dynamiter les codes sur un mode désinvolte ». On voit donc que, dès ses débuts de romancier, ce que cherche Mauvignier n’est plus l’impassibilité, ni l’ironie distanciée. Il s’agit dès lors aussi de consentir aux clichés de langue et de discours, de ne pas les faire jouer avec une supériorité détachée.
8Dans le même entretien, il revient sur cette question cruciale des clichés, d’autant plus cruciale que la qualification de « pathétique » implique toujours la participation plus ou moins consciente à des schèmes de reconnaissance partagée. Il faut bien que le romancier s’attaque aux situations les plus banales, qu’il passe « par des situations que tout le monde connaît, que tout le monde a vécues », mais avec l’idée « d’être confronté à des situations que vous vous voyez regarder avec un œil même pas critique, mais juste observateur » (p. 33). Mauvignier ajoute, en conservant l’usage du pronom de deuxième personne qui généralise son expérience, qu’on peut alors se dire :
Tiens, cette situation est parfaitement ridicule, et pourtant elle me fait mal. Mais alors qu’est-ce qu’on fait avec ça ? est-ce qu’on assume qu’elle nous fait mal ou est-ce qu’on accentue le fait que c’est ridicule ? Il y a beaucoup de gens qui ont travaillé avec le fait que c’était ridicule, alors au fond j’ai eu l’impression qu’il ne me restait qu’à assumer le fait que ça faisait mal. (p. 33)
9De façon très simple et directe, Laurent Mauvignier met l’accent sur un basculement essentiel. Là où une longue tradition flaubertienne a choisi la fausse neutralité narrative et l’arme de l’ironie plus ou moins compatissante, il opte pour « ce qui fait mal ». Et c’est alors choisir le pathétique, l’affect douloureux plutôt que la distance amusée. L’écrivain ira donc du côté des blessures quotidiennes, du retentissement des traumas dans les consciences séparées. Il s’intéressera aux manières dont la réalité ordinaire heurte, agresse, maltraite. C’est ce que montre le premier roman Loin d’eux (Minuit, 1999), organisé autour des voix qui accueillent difficilement le suicide de Luc. C’est ce que dit aussi magistralement l’exergue de Genet choisi pour Des hommes (Minuit, 2009).
10 Depuis la fin des années 90, la trajectoire de son œuvre va ainsi des traumas familiaux aux drames plus collectifs (le Heysel, le tsunami de 2004), pour revenir avec Histoires de la nuit (Minuit, 2020) au cadre plus intimiste mais pas moins angoissant de la famille. Ce dernier roman aurait aussi bien pu s’intituler « Histoires de la violence » si le titre n’avait pas été déjà pris, en 2016, par Édouard Louis… Histoires de la nuit nous ramène aux vieilles terreurs enfantines, dans une sorte de thriller au ralenti qui décompose selon les points de vue terrifiés le récit de ce kidnapping campagnard. Et le titre signale que le point de vue de la petite fille, Ida, reste prépondérant pour dire l’atmosphère émotive du livre – annonçant peut-être son rôle essentiel dans le dénouement du récit.
11 Il ne s’agit pas forcément, dès lors qu’on s’intéresse à « ce qui fait mal » d’en revenir à un premier degré, toujours difficile à caractériser. Mais il s’agit d’affronter des affects lourds et perturbants, plus ou moins dicibles, où la honte individuelle, la violence des autres comme la sienne, les crimes ou les épreuves tracent l’ordalie possible des héros et des héroïnes. C’est ce que montre explicitement la trame de l’intrigue de Continuer (Minuit, 2016) selon la double ligne temporelle du voyage de la mère et du fils au Kirghizistan (avec l’agression des voleurs, l’affrontement de la mort dans le marécage, les éclats du conflit de générations) et aussi le trauma des attentats de Saint-Michel en juillet 1995. La charge dramatique est ainsi redoublée, deux fois affrontée comme épreuve existentielle fictionnelle. Dans Continuer comme dans Histoires de la nuit, il faut cette épreuve violente, au risque de la mort et de la perte pour refonder peut-être une famille, grâce à la crise, au bout de cette crise que le lecteur est appelé à partager dans la lourdeur de ses affects et la violence de ses effets.
12 Ce que manifeste aussi l’œuvre de Mauvignier, c’est que la famille est redevenue le lieu par excellence du pathos contemporain, là où les histoires individuelles croisent la violence de l’Histoire : attentats, guerres, inégalités géopolitiques. Le romanesque de la dernière décennie semble même accumuler les catastrophes, les redoubler les unes par les autres selon des scénarios peu avares en drames. On le voit dans Au commencement du septième jour (Stock, 2016) de Luc Lang qui débute avec l’accident de Camille, la femme de Thomas, marquant dans des vies normales l’irruption de la tragédie. Car l’accident se redouble de la mort du bébé que Camille portait, avant qu’elle ne meure elle-même. Mais l’histoire se déplace par cercles concentriques à la famille de Thomas, au suicide de son frère, Jean, hanté et traumatisé par des harcèlements sexuels dans sa jeunesse. La dernière partie qui se déroule au Cameroun n’est pas moins dramatique avec l’emprisonnement de Thomas… On voit qu’à résumer sommairement l’intrigue comme je le fais, on peut même suspecter une surcharge dramatique, une multiplication des effets pathétiques.
13 Le roman de Vincent Message, Cora dans la spirale (Seuil, 2019) participe de cette intensification dramatique. L’intrigue est constituée par le retour sur le procès intenté à Cora, après son burn-out et l’abandon de son enfant. La déchéance de Cora est l’occasion d’exposer les effets sur une existence individuelle des brutalités du monde du travail à l’ère contemporaine du sur-capitalisme et de sa gestion cynique des « ressources humaines ». France Télécom n’est jamais loin dans l’esprit du lecteur de l’univers fictionnel de Borélia. Mais le propos de dénonciation sociale touche aussi à la normativité des comportements sexuels (avec l’épisode d’amour lesbien de Cora) ou à l’accueil des migrants, alourdissant le cahier des charges pathétique du roman. Là encore le roman fait le choix d’une histoire singulière qui devient une ordalie individuelle sans rédemption, sinon peut-être quand nous comprenons que le récit est fait, longtemps après, par le fils abandonné. Ce que la narration avait de distancié, de temporellement éloigné, s’avère finalement marqué par des affects familiaux et personnels bien plus engagés.
14 Le succès de Chanson douce (Gallimard, 2016) de Leïla Slimani réside sans doute dans ce retournement du genre de la chronique de la vie ordinaire (comment faire pour organiser la garde de ses jeunes enfants ?) en roman de terreur. En commençant par le double crime, l’autrice surimpose d’emblée une lecture terrifiée à un récit qui prend ensuite, en flashback, des chemins plus rassurants et tranquilles, en évoquant les rapports des parents avec leur nounou, d’abord parfaite. De la satire discrète et drôle des bobos, le roman passe à l’impossibilité radicale de faire monde entre des classes sociales irréconciliables.
15 En vérité, la liste est longue, parmi les romans récents, de ces drames familiaux qui se finissent presque toujours mal. On le vérifie avec le scénario très anxiogène du Fils de l’homme de Jean-Baptiste del Amo (Gallimard, 2021) où la seule solution consiste dans le recours au parricide. Si la teneur pathétique augmente, elle passe aussi par le recours à des formes narratives grand public, thriller pour Histoires de la nuit, ou référence à l’univers de Stephen King chez Rebecca Lighieri. Sous ce pseudonyme, Emmanuelle Bayamack-Tam s’essaie à des romans de genre un peu décalés, qui sont chaque fois des manières de révéler les tares d’une famille dysfonctionnelle. Les Garçons de l’été (P.O.L, 2017) repose sur cette déconstruction cruelle des apparences. Commençant comme une carte postale de surf sur la plage de la Gravière à Hossegor, le récit se fissure et devient de plus en plus noir, alors que le fratricide se consomme et que le scénario se tourne vers une vengeance qui achève de dissoudre la famille trop parfaite. Dans Il est des hommes qui se perdront toujours (P.O.L, 2020), c’est encore une fratrie (deux frères et une sœur) qui doit s’opposer à la violence tyrannique du père. Et c’est le plus jeune fils, le plus apparemment malingre et réservé, qui réalise enfin le vœu secret de tous les enfants. La machine romanesque fonctionne donc sur les contenus émotionnels les plus débridés, là où l’amour, propre à la romance, se retourne en haine et calcul, en échappées criminelles multiples (puisque Karel, le héros, manque, dans une sorte d’acting out, de tuer une jeune fille qu’il a rencontrée et draguée dans un bar). L’autrice consent volontiers aux clichés, même si elle les ironise parfois : clan des gitans qui accueillent Karel, sœur qui devient une star de cinéma. Il ne s’agit plus de « dynamiter les codes sur un mode désinvolte » selon les termes de Laurent Mauvignier que j’ai cités plus haut, mais bien de les faire fonctionner à fond. Les mécanismes de la littérature de genre tournent ainsi à plein régime : terreur dans Les Garçons de l’été, roman d’apprentissage négatif et romance retournée en pulsion de vengeance dans Il est des hommes qui se perdront toujours.
16 Il est intéressant de noter que ces deux romans de Rebecca Lighieri sont publiés chez P.O.L, au sein d’une maison d’édition connue pour promouvoir la littérature de recherche et d’expérimentation. Les livres d’Emmanuelle Bayamack-Tam, qui y sont aussi publiés, marquent plus d’ironie dans le retournement des normes (sexuelles notamment dans Arcadie et La Treizième heure) et des attentes normatives, en transgressant plus manifestement les attentes des lecteurs.
17 Si Jean Echenoz parodiait les codes du roman d’aventure et du roman noir, en héritier distancié de Manchette, Nicolas Mathieu les fait fonctionner sans recul dans son premier roman : Aux animaux la guerre (Actes Sud, 2014). Les codes du roman noir servent de cadre et d’aliment pour dire la noirceur individuelle et sociale. La chronique que brosse sur dix ans Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018) fournit aussi la représentation des violences raciales, familiales, sociales.
18 Le passage par les filtres de sous-genres bien identifiés permet d’intensifier la puissance émotionnelle des récits, qui leur empruntent leur efficacité éprouvée. Anima (Actes Sud, 2012) de Wajdi Mouawad commence ainsi par une scène de crime particulièrement brutale. Elle est décrite presque cliniquement de façon glaçante et volontairement horrible – comme le sera, à la fin du roman, sur un mode plus halluciné, le récit du massacre du camp de Chatila en 1982. Le roman se présente comme une plongée haletante dans le trauma libanais et là encore, c’est pour dire le caractère insupportable de la relation père (violeur)/fils et l’inéluctabilité de la vengeance. Contre-point nécessaire à ce déploiement d’horreurs, le point de vue des animaux qui deviennent les observateurs froids des différents moments de l’histoire, sert à décentrer le point de vue humain, à le rendre finalement inhumain et étrangement incompréhensible. Ils constituent régulièrement les étranges moments de respiration de ce récit suffocant.
19 Continuons le catalogue, forcément disparate, des moyens mis en œuvre dans de nombreux romans de la décennie 2010-2020. Il me semble qu’ils visent tous à intensifier la charge dramatique et émotionnelle des textes, en introduisant des scénarios familiaux aux enjeux toujours extrêmes. Dans Les Furtifs d’Alain Damasio (La Horde, 2019), c’est le rôle moteur de la quête de la petite Tischka disparue. Lorca, son père se refuse à croire ou à accepter qu’elle puisse être morte, s’interdisant d’entrer dans un deuil impossible. Le roman peut se lire comme une nouvelle déclinaison pathétique et politique du motif de la disparition2. Finalement pour sauver sa fille furtive, le père va jusqu’au sacrifice. Damasio a commenté lui-même le sens de ce recentrement sur des affects familiaux dramatiquement mis en jeu, en opposant Les Furtifs à la dimension épique trop viriliste, à ses yeux aujourd’hui, de La Horde du contrevent.
20 On peut aussi penser à l’attaque du roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (Verticales, 2014) : l’accident de van qui vient faucher le jeune surfer dans la gloire de son grand moment inaugural. Tout le livre repose sur la machine émotionnelle du don d’organe, sur le consentement à la perte et au deuil, culminant dans la célébration funèbre du corps mort et vidé de son cœur, corps qui reste cependant étrangement intact et protégé.
21 Chez Kerangal comme chez Damasio, cette pathétisation du roman va de pair avec un retour consenti à l’héroïsme des personnages. Le pathos, partout mobilisé, sert à magnifier la qualité d’épreuve des péripéties rencontrées : épreuves superlatives qu’ils réussissent à surmonter en faisant appel au meilleur d’eux-mêmes. Quand l’intrigue romanesque héroïse moins ses protagonistes, elle met souvent en scène une capacité d’endurance, même plus ordinaire, mais qui élève les personnages principaux. On le voit chez Zeruya Shalev, autrice israélienne, qui réussit dans son beau roman, Douleur (Gallimard, 2017) à tracer l’itinéraire intérieur d’Iris, victime d’un attentat antérieur, confronté au retour de son amour de jeunesse et à la crise d’identité de sa fille, Alma. Le parcours individuel éclaire toutes les contradictions de la société israélienne, en dramatisant les moments de choix que l’héroïne doit opérer.
22 On trouve un autre mode de pathétisation dans Thésée, sa vie nouvelle (Verdier, 2021), de Camille de Toledo, traversée des deuils du frère, des parents qui remonte la généalogie des suicides pour chercher une hypothétique voie de sortie. Et pour revenir à Laurent Mauvignier, le verbe choisi comme titre du roman de 2016 : « continuer » résonne comme un programme moral à la fois personnel et collectif. Le voyage se fait initiation pour la mère comme pour le fils, anamnèse du traumatisme refoulé. C’est la capacité à endurer qui fait le caractère héroïque des personnages de ce quasi-western oriental. Il s’agit d’attraper le lecteur, non par l’ironie et la distance, mais en le confrontant à ces moments de choix et de décision vitale. En lui faisant imaginairement partager les émotions les plus extrêmes.
23 Le recours au pathétique ne signifie pas du tout un retour aux simples bonnes vieilles ficelles narratives. Beaucoup des exemples que j’ai choisis, parmi tant d’autres possibles, témoignent au contraire d’une évidente inventivité : du côté de la discontinuité chronologique pour Camille de Toledo et d’une ambiguïté entre roman et autofiction ; par le choix d’une polyphonie polygraphique et poétique pour Les Furtifs dont les enjeux ne se cantonnent pas à la sphère privée de la famille mais engage une réflexion d’ensemble sur les régimes du vivant ; pour Anima, on l’a vu, par le choix radical de faire raconter aux animaux les plus divers les épisodes ; et dans Histoires de la nuit, par la dilatation temporelle remarquable de l’intrigue, qui étend le suspense à des proportions inconnues du thriller courant. L’inventivité formelle et narrative est donc toujours possible, toujours active pour le roman de la dernière décennie.
24 Ce trop rapide panorama montre sans contestation l’affaiblissement de la ligne ironique et distanciée qui a eu, dans les années 80-90, les faveurs de la critique et du public. C’est sans doute la sortie du modèle flaubertien, Flaubert qui avait servi dans les années 80 de paradigme majeur aux constructions théoriques du roman. Cette exténuation du second degré, du clin d’œil « désinvolte » (pour reprendre l’adjectif de Mauvignier) peut aussi se voir dans d’autres médias. L’ère de la parodie et du décalage qui avait fait le fond et le succès de la chaîne Canal Plus dans les années 90 semble aussi s’éloigner devant une réalité dont il ne conviendrait plus de se moquer depuis le confort de son petit écran.
25 Peut-être que, dans cette histoire très contemporaine du pathétique, il faut faire un sort à l’œuvre de Michel Houellebecq qui pourrait, selon cette perspective, se trouver en position médiane et marquer un moment intéressant du basculement que j’essaie de décrire. Car l’auteur sait jouer d’une indiscernable ironie ou d’un second degré indécidable vis-à-vis de ses narrateurs, petits-Blancs déclassés aux jugements à l’emporte-pièce. Il poursuit dans le roman contemporain une veine flaubertienne, en la creusant d’une distance cynique. Mais il en pathétise le contenu en exagérant le sentiment de déchéance ou en livrant une sorte de portrait en acte de la dépression contemporaine. Les romans les plus récents marquent curieusement une sorte de retour vers la famille, envisagée comme le dernier lieu de bonheur possible, que ce soit dans Sérotonine (Flammarion, 2019) sous un jour désenchanté (et on se souviendra que le héros-narrateur a justement comme projet de tuer avec une carabine le fils de son ancienne compagne), ou que ce soit dans Anéantir (Flammarion, 2022) où le couple paraît être le dernier refuge de stabilité individuelle.
26 Il est toujours délicat de se prononcer avec si peu de distance sur ce qui aura constitué le Zeitgeist des années 2010-2020, mais j’ai voulu montrer qu’elles participent à un changement de tonalité très net, notamment en mettant en scène les rapports dissymétriques et fondamentalement conflictuels entre des individus ballottés par les catastrophes de l’époque3 et une société en voie de délitement, qui ne semble plus réussir à fonder une collectivité stable. Aux protagonistes du roman d’intérioriser alors les violences du monde. La fréquence très élevée dans tous ces romans des motifs du parricide (Histoires de la nuit, Anima, Le Fils de l’homme, Il est des hommes qui se perdront toujours) ou de l’infanticide (réussi dans Chanson douce, raté dans Cora dans la spirale) est certainement un indice probant de cette pathétisation des récits. C’est alors au roman qu’il revient de configurer les innombrables scénarios de ces crises individuelles en les saisissant selon les ressorts proprement dramatiques et pathétiques de la fiction.