Colloques en ligne

Benoît de CORNULIER

Sur la versification du Jus de Saint Nicolai de Jehan Bodel (vers 1200).

Journée "Manuscrits, mètres, performances: les Jeux d'Arras, du théâtre médiéval" organisée le vendredi 16 janvier 2009 à l'Université de Nantes.

1Ce que nous appelons aujourd’hui le Jeu de Saint Nicolas (Li Jus de saint Nicholai) est seulement le texte (paroles) d’une sorte de drame, miracle en forme de drame d’Adam de la Halle vers 1200, précédé d’un prologue d’attribution discutée. Ce texte nous est connu par un manuscrit postérieur d’environ deux siècles, cité ici d’après l’édition d’Albert Henry (2008 < 1982).

2Aujourd’hui les paroles de ce Jeu peuvent parvenir par lecture à un lecteur individuel lisant un texte imprimé, sans musique ni mesure chrono-métrique de tradition orale (« TO »)1. Malgré cela reste une métrique « grammaticale » de tradition littéraire (« TL »), donc tendant à être filtrée par l’écriture et reposant sur des équivalences de propriétés caractérisables en nombres de voyelles anatoniques (mètres) et formes phonémiques catatoniques (rimes) comme dans de nombreuses métriques de tradition littéraire2. Dans quelle mesure, inégale ou non selon les parties du texte, cette métrique « grammaticale » dont on va traiter était-elle indépendamment pertinente ? Un indice fort en faveur d’une métrique au moins possiblement littéraire du texte est tiré du fait que, comme on le verra, ce Jeu peut apparaître à un lecteur comme entièrement rimé et mesuré, par exemple en 8-voyelles (« 8v ») (je compte ci-dessous en « voyelles » quand il s’agit du nombre anatonique, qui détermine en l’occurrence le rythme régulier appelé mètre ; mais, quant à leur longueur totale, si on on convient de la quantifier en « syllabes », ces 8-voyelles sont des « 9-syllabes » ou des « 8-syllabes » selon qu’ils sont masculins ou féminins)

3Pour comparaison (« e » note un e instable réalisé) :

4 Une poule <…> sur un mur      7v     / / / / / / / -

5 Qui picore du pain dur…         7v     / / / / / / / -

6peut se lire comme simplement une suite de deux vers 7-voyelles de type littéraire (on peut insérer une pause entre « poule » et « sur un mur » sans altérer cette métrique) ; et pourtant, dans la tradition enfantine (orale), cela se scande d’une manière chrono-métrique notée ci-dessus à droite : chacun des symboles, barre ou tiret, correspond à un instant dans une suite d’instants temporellement équidistants (isochrones) ; les barres, et elles seules, correspondent à des attaques de voyelle. Mais à ces deux « vers » succèdent dans la comptine les deux suivants :

7 Picoti picota                                6v      / / / -  / / / -

8 Lèv’ la queu’ et puis s’en va        7v     / / / / / / /

9« Picoti picota » a un rythme chrono-métrique en TO, noté à droite, qui coïncide par ses coups impairs (1, 3, 5, 7) avec celui des trois autres « vers » ; mais c’est le seul 7-voyelles et à ce titre, il n’a pas de métrique grammaticale : par rapport à ses voisins, ce « vers » a simplement le nombre de voyelles qu’il a…

10A propos du Saint Nicolas de Jean Bodel, on peut se demander, par exemple, quelles parties, éventuellement, pouvaient être chantées ou du moins scandées avec une métrique musicale.

11Je vais parler ici simplement de la métrique grammaticale apparente de ce texte, sans exclure l’hypothèse d’une chrono-métrique sous-jacente pour certaines parties.

12Commençons d’abord par présenter la versification de l’ensemble du Jeu telle qu’elle apparaît à un « moderne » ; c’est-à-dire quelqu’un qui sent et analyse la versification en fonction de son imprégnation par la poésie métrique littéraire « classique » ; celle-ci s’est à peu près fixée depuis la seconde moitié du XVIe siècle et conditionne notre réception de la poésie médiévale. Suivons par exemple la description analytique attentive procurée par Albert Henry (ci-dessous « AH ») dans l’introduction son édition de 1982 (rééd. 2008, p. 40-43). Celui-ci  classe en note 6, p. 43, les formes des paroles des personnages autre que l’Ange comme suit :

13Type 1. 8v en « rimes plates », donc rimés en suite périodique de (aa). Ils occupent plus de 60 % du texte.

14Types 2a et 2b, séparés par AH sous les numéros 2 et 3. Suivent, en importance numérique, les (aabccb), qu’AH partage en « sizains d’octosyllabes rimant en aabccb » et « octosyllabes rimant en aabccb », terminologie curieuse, car il s’agit évidemment dans tous les cas de « sizains » : mais AH réserve cette appellation pourtant purement quantitative aux (aabccb) formatés comme tels dans son édition (donc je suppose dans le manuscrit) ; peut-être considérait-il que seuls ces derniers correspondaient à une certaine notion de strophe. Si on appelle stances (comme je fais dans l’Art poëtique de 1995) de tels groupes métriques quand ils sont graphiquement démarqués et traités d’une manière relativement autonome, disons qu’il s’agit dans les deux cas de sizains, à l’intérieur desquels AH distingue sous le nom de « sizains » ceux-là qui selon lui paraissent traités en stances.

15Type 3 (numéro 4 chez AH). « Alexandrins rimant en aaaab etc. », définit AH (p. 43, n. 6), au lieu de les reconnaître directement comme quatrains (aaaa), apparemment parce qu’ils ne sont pas généralement démarqués comme des stances (il les dit généralement « brisés »). Mais, plus clairement, il parle (même page) de « quatrain monorime d’alexandrins ». Précisons que ces « alexandrins » sont rythmés en « 6|6 », si on signale par la barre « | » qu’ils devaient être traités en discontinu rythmiquement (et sans doute syllabiquement) – en mode de composition lâche –, puisqu’ils admettent une voyelle surnuméraire à la césure (cas de césures dites « épiques »).

16Il s’agit donc de trois types, et non quatre, si on ne tient pas compte de la différence entre les groupes démarqués comme des stances et les autres : des 8v groupés en (aa) ou (aabccb) et des 6|6 groupés en (aaaa).

17A ces trois types s’ajoutent pour les paroles de l’Ange (AH : 40-41), les suivants distingués mais non numérotés dans l’analyse d’AH :

18Type 4. Une suite de trois quatrains (« strophes ») de « décasyllabes », donc traités en stances. Précisons tout de suite, le nombre « 10 » n’ayant jamais déterminé aucune valeur rythmique, qu’il s’agit en fait de 6-4-voyelles, et même plus précisément de « 6|4 » voyelles.

19Type 5. Une suite de « deux huitains d’octosyllabes rimant en ababccdd, en strophes » (stances).

20Type 6. « Un huitain d’octosyllabes à rimes plates, en strophe ».

21Type 7. Une suite de « quatrains d’octosyllabes à rimes plates, en strophes » (stances).

22Type ( ?) 8. Une forme douteuse, en alexandrins, « passage altéré par un accident de la tradition manuscrite », que j’excepterai donc de l’analyse qui suit quant à l’organisation rimique. S’agit-il même à proprement parler de « vers » alexandrins, alors qu’on peut y soupçonner des rimes à certaines césures ?

23Voici un tableau succinct de ces formes (toujours analysées d’un point de vue « moderne ») :

24 Mètre             Rimes                                 Première occurrence (n° de vers)

25 8                     aa                                       1 (prologue)

26 8                     aabccb                               165 (prière du roi à Tervagan)

27 8                     aabb                                   412 (Ange aux guerriers chrétiens)

28 8                     ababccdd                            466 (Ange aux chrétiens massacrés)

29 8                     aabbccdd                            488 (Ange au preudom)

30 6|4                   aaaa                                   1262 (Ange au preudom)

31 6|6                   aaaa                                   239 (roi à Auberon)

32 6|6 ?                 ?                                        550 (Ange au preudom)

33Il ressort de cette description que les 8-voyelles (« 8v », vers de 8 ou 9 syllabes, de longueur anatonique et mètre 8) sont très largement majoritaires.

34Les rythmes anatoniques réguliers ainsi caractérisés en nombre en de voyelles (comme en métrique de TL) sont 8, 6 et 4. 8 est le seul mètre (simple), 6 et 4 ne sont que des sous-mesures (mesures de sous-vers) selon l’analyse supposée ici. Cet effectif semble bien conforme à une métrique littéraire, conformément à la loi des 8 syllabes (pas de rythme possible en longueur anatonique supérieure à 8) et à la contrainte de discrimination des mètres (pas de mélange, surtout, de 8 et 7 ou 7 et 6 et, de là, à partir de la prédominance de 8, prédominance des pairs proches). Le fait que tous ces « vers » soient rimés (Saturation rimique au niveau des vers) est bien compatible avec une métrique littéraire (je ne dis pas « exclusivement littéraire »).

35Mais qu’est-ce qui garantit ici la notion précise (et plutôt littéraire) de vers, dont est solidaire celle de mètre en tant que rythme régulier de vers, ou de sous-mesure comme rythme régulier d’hémistiche (sous-vers) ?

36Je suppose que le premier critère de l’identification comme vers est d’abord le statut d’une expression formatée sur le manuscrit en alinéa (supposé) métrique, critère généralement décisif en tradition moderne de poésie littéraire imprimée (et de valeur plus ou moins douteuse en dehors de cette tradition). Sans doute suppose-t-on accessoirement, 1) que tout vers rime, 2) que, si possible, seulement les vers riment. Et on suppose souvent, autant que possible, une certaine conformité du rythme de la chose à une tendance reconnue dans les « vers » ; par exemple, que ce rythme est déterminé par un ou au plus deux nombres de voyelles anatoniques non supérieurs à 8.

37 Il a de soi que sur un manuscrit de cette époque, et dans le doute sur la nature purement littéraire ou non des « vers », ces critères ne sont pas tout à fait opératoires et rassurants. Par exemple, les 6|6-voyelles ont-ils décidément un statut net de vers plutôt que de paires de petits vers ? Un seul sur deux est rimé, soit ; mais qu’est-ce que cela prouve dans une tradition peut-être orale où des quatrains de « vers » ( ?) rimés en « xaxa » sont plus sensément analysables en paires de « vers » rimés en (aa) ? J’ai déjà discuté de cette hypothèse à propos des supposés « alexandrins » 6|6 de Rutebeuf (Cornulier 2007).

38On pourrait se poser la même question à propos des « alexandrins » chantés par le Chevalier à Marion dans le Jeu de Robin et Marion (éd. Langlois, 2008<1992, p. 6, vers 98 : « Hui main je chevauchoie lés l’oriere d’un bois, / Trouvai gentil bergiere , tant bele ne vis rois ». Pourquoi paire de « vers alexandrins » plutôt que quatrain de 6v à rime simple ? On voit comme l’histoire de l’alexandrin français préclassique dépend de décisions d’identification non triviales quant à savoir ce qu’on peut nommer univoquement vers.

39Pour comprendre l’homogénéité non seulement des types de mètres, mais des superstructures rimiques, il est nécessaire de se dégager de l’analyse scolaire mécanique en rimes dites plates, croisées et embrassées. A nous en tenir à l’analyse ci-dessus, le Jeu de saint Nicolas est exhaustivement analysable en groupes d’équivalence rimique, ci-dessous « GR » constitués de modules réunis en de tels groupes (de dimension finie) par équivalence rimique entre des terminaisons de même forme phonémique et dont chacune est la seule telle dans son propre module. Ainsi un (a a) est un GR constitué de deux modules d’un vers (modules simples) rimant en : a = a (un seul vers en « a » dans chaque module). Un (abab) du Jeu (tel qu’on en trouve en première partie des huitains de l’Ange aux chrétiens massacrés) est un GR constitué de deux modules complexes (de deux vers) rimant en : [ab] = [ab] (un seul vers en « b » dans chaque module) ; on pourrait aussi bien dire qu’ils riment en [ba] = [ba] pour mieux montrer leur parenté avec les (a a). Un (aabccb) du Jeu est un GR constitué de deux modules complexes (de trois vers) rimant en : [aab] = [aab] (un seul vers en « b » dans chaque module). Le sens confirme statistiquement ces analyses (concordance) ; les sizains dialogalement coupés en [aab] sont donc parfaitement concordants et non « brisés » au niveau de leur structure modulaire.

40Les (aaaa), franchement marginaux si on les considère comme irréductiblement groupes quaternaires rimés en : a = a = a = a, redeviennent tout à fait normaux pour peu qu’on les analyse en deux (aa) de même terminaison rimique : (aa aa), ou deux [aa]3, ce qui est en accord général avec leur sens. Par cette analyse en paire de GR (aa), ils rejoignent les (aabb) du corpus dans la catégorie des strophes composées de deux GR (aa), soit que la terminaison se renouvelle – type (aa bb) – soit qu’elle ne se renouvelle pas – type (aa aa).

41Le retour de terminaison rimante d’un GR à l’autre, peu compréhensible aux métricens « modernes » de la poésie littéraire moderne, relève d’un phénomène banal dans bien des traditions orales et notamment dans la métrique du Moyen Age français jusqu’au milieu du XVIe siècle : l’enchaînement (rimique). De même que les (ababbcbc) médiévaux sont des (abab bcbc), c’est-à-dire des paires de (abab) dont le second rebondit sur la rime terminale du premier, de même les (aa aa) sont des sortes de (aa bb) dont le second (aa), ici nommé « bb », rebondit sur la rime terminale du premier, ce qui donne (aa aa).

42Reconnaître cette structure permet d’apercevoir une généralisation sur le système des strophes (ici périodes rimiques, pas forcément stances) du Jeu de saint Nicolas : chacune est soit un groupe simple, constitué d’un GR ; soit un groupe « GGR » composé de deux GR ; soit un groupe de niveau supérieur :

43strophes simples              GR           (a a),  (aab ccb),

44strophes composées         GGR        (aa bb),  (aa aa)

45strophes sur-composées  (G)GGR    (ab ab) (aa bb),  (aa aa) (aa bb)

46On constate d’abord que tous les GGR sont géminés en ce sens que chacun est composé de deux GR de même structure, en l’occurrence ici deux (aa). Et tous les groupes composés ou sur-composés sont géminés en un sens un peu plus large, si on admet qu’un (aa bb) ou (aa aa) est équivalent est équivalent à un GR (ab ab) en tant que tous deux sont des paires de paires de vers (même calibre métrique). Or la tendance a la gémination est caractéristique du chant et des traditions orales, et, de là, caractéristique de la poésie médiévale et de la Renaissance. C’est plus tard seulement que la poésie littéraire classique verra dominer, hors du style métrique de chant, les groupes dissymétriques (non géminés) du type [(ab ab) (aab ccb)], alias (abab ccd eed), forme pure de la grande stance classique.

47Tout en reconnaissant, « sur le papier », la plausibilité métrique littéraire de tous ces vers, on peut se demander si certains, en particulier dans les paroles de l’Ange, n’étaient pas chantés ou chantables et ainsi sujets, en un autre mode de traitement rythmique, à une métrique de chant (possiblement « chrono-métrique »)4.

48En faveur du statut chantable de toutes les paroles de l’Ange – ce qui ne veut pas dire qu’elles n’admettaient pas aussi une métrique littéraire à la lecture – on peut faire valeur que la cadence (féminine ou masculine) de leurs vers est toujours périodique au niveau des strophes ; plus précisément, en fait, les vers de chaque partie métrique de l’Ange sont soit tous de cadence double (féminine), soit tous de cadence simple (tous masculins). Cette uniformité de cadence vaut même du passage altéré (vers 550s de l’Ange au preudom). Cela étant, on observe que la cadence des hémistiches 1 (césures) n’est pas si strictement régularisée, qu’il s’agisse de 6|6 ou de 6|4v (la mise en musique devait donc s’accommoder de ces variations internes).

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50Albert Henry consacre une grande partie de son analyse de la versification aux brisures de forme, appelant ainsi au moins les cas où un changement d’interlocuteurs intervient à l’intérieur d’une expression métrique (vers ou niveau supérieur). Selon lui, le « couplet d’octosyllabes » « est le plus souvent brisé ». De l’analyse des brisures, il conclut : « Bodel fait donc usage de la rime mnémonique – il est même le premier à l’avoir exploitée – on peut même dire qu’il en fait un usage très réfléchi. », citant Jeanroy et Noomen (1956) qui « a étudié de manière approfondie la versification du Jeu en ce qui concerne la rime mnémonique, et nous renvoyons à ce travail ». Sur cette notion de rime mnémonique, Noomen renvoie à son tour à une étude plus ancienne d’E. Faral dans Romania XXIII.

51Les suites plates ont une importante considérable dans le Jeu de saint Nicolas puisque les vers ainsi rimés représentent, d’après un calcul rapide fait sur les effectifs indiqués par AH sans oublier le « Prologue », 61% des vers.

52Dès la présentation narrative du Jeu, dite Prologue, se pose un problème d’analyse généralement esquivé ou inaperçu. Une suite de rimes plates …eeffgghh… est ambiguë dans certains systèmes, et notamment en versification TO et préclassique, entre deux organisations :

53– soit une suite … ee ff gg hh… de GR (a a) de deux modules simples (d’un vers), à rime simple a = a.

54– soit une suite …ef fg gh… de modules composés (de plus d’un vers, deux), (ab), non réunis GR de deux vers, mais enchaînables en une chaîne de longueur indéterminée. Chacun rebondit par sa terminaison initiale sur la terminale du précédent, relation dite d’enchaînement. J’ai largement illustré l’importance invasive de l’enchaînement rimique dans l’Art poëtique (1995). Jusqu’au XVIe siècle, de nombreux textes obstinément analysés par les métriciens modernes comme des suites de « rimes plates » (aa) sont des chaînes de (ab). Cette métrique était tellement transparente jusqu’à cet époque en poésie littéraire que c’est celle que Clément Marot choisit pour s’adresser à une petite fille, en tout petits vers de rythme évident, dans son épitre à demoyselle malade (« Ma mignonne, / Je vous donne / Le bon jour. / Le séjour, / C’est prison. / Guérison / Recouvrez, / Puis ouvrez / Votre porte, / Car Clément / Le vous mande… ». Il faut être bien sourd au sens et à la métrique ancienne pour analyser cela comme des suites de rimes plates.

55Un demi-siècle après notre Jeu, l’enchaînement sera représenté par exemple par Rutebeuf dans plusieurs pièces dont la Griesche d’yver, suite de modules (aab) enchaînés en (aab bbc ccd…) ; et au début du siècle suivant (vers années 1310) dans la Divine Comédie, en suites de modules (aba) enchaînés en (aba bcb…), chaque module rebondissant sur la terminaison singulière du module précédent, qui s’y trouve avant-dernière et non dernière (modules invertis).

56L’enchaînement, ayant disparu du système littéraire classique, n’est plus guère compris aujourd’hui. En face de suites apparemment (sémantiquement) plutôt …ef fg gh…, n’imaginant pas autre chose que des GR … ee ff gg…, constatant la discordance métrique/sens, on lui a cherché une justification non pas stylistique comme il serait naturel, mais pratique, et on a trouvé ça : « Il s’agit d’un truc pour aider la mémoire des acteurs ! ». Une rime d’appel rappellerait à l’acteur suivant le début de sa tirade. Plausible, mais insuffisant. Dans l’art, c’est plutôt à la mémoire des acteurs de s’adapter au texte que l’inverse.

57Regardons la présentation narrative dite « Prologue » (114 vers) dont le début se laisse largement lire en suite de GR (aa). Ce narratif contient des propos cités et même du dialogue. Voyons en contexte le premier cas, notamment les vers 24 à 50. Ce passage narratif contient en succession les premiers propos : roi-preudom-roi. On constate dans ce dialogue la regroupement sémantique suivant (je note les mots conclusifs de vers en les groupant selon le sens) :

58                   récit                       istoire-somme

5930-31           roi                          preudomme-creanche   

6032-39           preud.                    salanche-aim     reclaim-cuer-fuer-     eslite-pourfite-garder

6140-43           roi                          larder-pourgarde     >>   garde-occoison

62                    récit                        prison-fremer

63Chacun des trois propos cités commence par une terminaison-écho (b), signalée ci-dessus en gras. Chacun commence par un regroupement sémantique en 2 vers. Or l’explication mnémonique ne rend pas compte de ce phénomène, puisque ce proplogue est récité par un diseur qui, dans le dialogue qu’il récitait, ne passait pas ds relais rimiques à un autre diseur On devrait au moins envisager une explication métrique, d’abord, en reconnaissant l’existence de deux systèmes métriques possibles sous une suite superficielle ambiguë… eeffgghh…, puis par la faculté de glisser assez librement d’un système à l’autre dans le traitement rythmique de cette suite ambiguë.

64L’explication mnémonique suppose que la concordance (formes/sens) a peu d’importance pour l’écrivain, et qu’elle peut être systématiquement violée sans effet de style au seul profit de la faible mémoire supposée des acteurs.

65L’analyse recourant au besoin à la notion d’enchaînement rimique permet de supposer en une meilleure concordance. A ce sujet une seule remarque, à propos du passage cité ; voici à nouveau le second propos du roi :

6640               Vilains, je te ferai larder

67                   S’il ne monteploie et pourgarde                    larder-pourgarde

68                   Mon tresor ; je li met en garde

6943               Pour ti sousprendre a occoison.                     garde-occoison

70La concordance en (ab) est globale, mais le syntagme « il ne monteploie et pourgarde mon tresor » franchit l’entrevers 41/42 sans aller jusqu’au bout du vers 42 ; ceci correspond exactement à la définition d’un rejet (parfois dit externe) de vers à vers. Il s’agit même dans l’analyse proposée ici un rejet de module à module (ce qui renforce la portée du rejet). On remarque au passage que la distinction scolaire entre rejets internes et externes n’est pas suffisante. A divers niveaux d’organisation métrique, sous-vers, vers, module, groupe rimique etc. correspondent autant de niveaux de rejets : rejets entre-sous vers (dits internes), entre vers (dits « externes », mais ce ne sont pas les seuls externes), entre modules, entre groupes rimiques ou entre strophes etc. (dans Sagesse, Verlaine en a fait… entre sonnets).

71Si les (ef fg), où je note «  » un changement de locuteur, étaient des discordances sur fond métrique ee ff gg, alors des dialogues comme celui d’Auberon et du tavernier, du vers 254 à 314 environ, ces suites seraient systématiquement discordantes au seul profit de la mémorisation par les comédiens, non du texte donc des auditeurs. Singulière conception d’une versification qui ne serait faite pour le bon plaisir ni du public, ni de l’auteur.

72Mais supposons encore que la théorie mnémonique soit correcte. Il n’y aurait aucune raison de l’appliquer uniquement aux rimes plates binaires. Prenons l’exemple des suites rimées en aabccb. AH (p. 42-43) les divise en deux classes, 1) sa catégorie (ci-dessus 2a) de « sizains d’octosyllabes rimant aabccb », 2) sa catégorie (ci-dessus 2b) d’« octosyllabes rimant en aabccb ». On comprend sa distinction au vu, par exemple  des vers 165-182 puis 183-224 : il distingue sous le nom de « sixains » les aabccb qui (à en juger par ces éditions) sont formatés graphiquement. Mais qu’observe-t-on dans cet ensemble ? 1) Les trois premiers aabccb sont, disons, des paragraphes, correspondant à la prière du roi à Tervagan ; les 3 aabccb suivants sont divisés graphiquement en 6 ensembles de 3 vers, aab ou ccb, correspondant à autant de répliques du roi et du sénéchal ; les 3 aabccb suivants sont divisés graphiquement en ensembles inégaux correspondant à autant de répliques des mêmes.

73Il s’agit donc d’une suite métriquement homogène de six GR (aab ccb), de modules de 3 vers. Ces GR ne sont pas démarqués graphiquement quand ils peuvent être coupés graphiquement par un dialogue (la démarcation graphique est donc ou métrique, ou sémantique, mais pas les deux). On constate une concordance par correspondance régulière entre expression métrique et répartie : 1) dans la prière qui est un groupe de 3 GR sixains ; 2) entre module 3-vers et répartie dans le début du dialogue qui suit (6 réparties-modules) ; puis non-concordance aussi simple, voire discordance dans les 3 derniers sixains, quand le sénéchal va révéler au roi un oracle inquiétant.

74Je ne vois là aucun indice favorable à l’idée que les prétendues « brisures » sont des procédés mnémotechniques à l’usage des comédiens. Il y a plutôt des moments de concordance parfaite entre le sens et l’organisation métrique, soit, de manière plus lente et solennelle, au moment de prière, soit de manière plus vive au début du dialogue (1 module = 1 réplique), et un passage final moins concordant à plus discordant, à la fin du dialogue dont l’articulation bouscule les limites strophiques.

75Alors pourquoi parle-t-on de « brisures » de forme et de rime mnémonique à propos notamment des (aabccb) partagés en réparties tercets (aab) ? Parce la doctrine traditionnelle ne reconnaît pas l’existence des modules constitutifs des GR et analyse un (aabccb) en aa-bccb, paire de rime plates et quatrain de rimes embrassées, alors que cette paire et ce quatrain ne correspondent strictement à rien dans l’organisation rimique. Une division dialogale (aabccb) du sixain ne laisserait aucune place à l’hypothèse de rime mnémonique (mais serait discordante, donc n’est pas utilisée systématiquement). La division (aabccb) correspond tout simplement à la structure modulaire, comme, de ce fait même, elle laisse b1 en suspens, elle donne prise à la la croyance en une rime mnémonique.

76En somme, plutôt que la rime mnémonique n’est un procédé métriquement discordant servant à faciliter le travail de mémoire des comédiens du Moyen Age, ce n’est qu’un truc d’analyse servant à faciliter l’analyse des métriciens modernes. Cette explication saugrenue n’est tant soit peu alléchante que pour des métriciens inconscients de la structure modulaire de la plus grande partie de la versification tant médiévale que classique.

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78On voit donc qu’il y aurait vraisemblablement lieu de distinguer, dans les … ccddeeff… du texte du Jeu de saint Nicolas, des passages en (aa), GR réunions de deux modules d’un vers, et des passages en (ab), modules de deux vers non regroupés en GR mais enchaînés éventuellement en chaînes de (ab). Je n’ai pas fait le travail qui consisterait à étudier attentivement la totalité du corpus pour y distinguer les uns et les autres. A défaut de l’avoir fait, mon impression provisoire est qu’il est parfois très difficile, et peut-être arbitraire, de trancher, en chaque endroit, entre l’une et l’autre analyse. Cela ne prouve pas que cette hypothèse d’ambiguïté métrique est fausse, et  pourrait suggérer plutôt que les esprits de l’époque étaient si accoutumés, d’une part, à des suites de GR, y compris de GR (aa), et d’autre part, à des enchaînements de groupes ou de modules, notamment (ab), qu’ils pouvaient glisser naturellement d’un type de suite à l’autre, voire percevoir certains passages de manière ambivalente.

79Dans cette hypothèse, le Jeu de saint Nicolas (à part le petit passage altéré) est entièrement analysable en modules successifs, rimiquement enchaînés ou groupés par équivalence rimique en paires de modules, éventuellement regroupables elles-mêmes en groupes (géminés) de niveau supérieur.

80Éditions du Jeu de saint Nicolas utilisées ici.

81– par Albert Henry, Droz 2008 (< rééd. 1982).

82– par Jean Dufournet, GF 2005.

83Cornulier (de), Benoît, 1995. Art poëtique, Presse Universitaires de Lyon.

84– 1999. Petit Dictionnaire de métrique, polycopié, Centre d’Études Métriques, U. de Nantes.

85– 2007. « Sur la versification de Rutebeuf ». Cahiers du Centre d’Études Métriques, n° 5, p. 131-146. consultable sur le site de http://mvarro.free.fr/ de MirtillVarro (Internet).

86– 2008, “Style métrique de chant. Exemples chez Baudelaire et Rimbaud”, dans Parade sauvage, numéro spécial, hommage à Steve Murphy, éd. par Yann Frémy et Seth Whidden, p. 231-253.

87– 2009. « Types de césures, ou plutôt manières de rythmer le vers composé ». A paraître dans L’Information grammaticale.

88Noomen (W.), 1956. « Remarques sur la versification du plus ancien théâtre français, L’enchaînement des répliques et la rime mnémonique ». Dans Neophilologus, XL, 1956, p. 179-193 et 249-258 ; spé. 179-189.