Colloques en ligne

Colin Pahlisch

Un climat d’épopée. Pierre Ducrozet : esquisse pour une nouvelle poétique romanesque de l’écologie

A climate of epic. Pierre Ducrozet: sketching a new poetic novel of ecology

Une monomanie catastrophiste ?

1En 2016, le romancier et essayiste indien Amitav Ghosh déplorait dans Le Grand dérangement le faible nombre de fictions littéraires consacrées au réchauffement climatique, et surtout le peu de considération dont elles jouissaient au sein des milieux spécialisés :

En effet, on pourrait presque dire que la fiction qui traite du changement climatique n’est par définition pas celle qui est prise au sérieux par les critiques littéraires sérieux. La simple mention du sujet suffit souvent à reléguer un roman ou une nouvelle au genre de la science-fiction. Comme si, dans l’imaginaire littéraire, le changement climatique était en quelque sorte semblable aux extraterrestres ou aux voyages interplanétaires. (Gosh, 2021[2016], p. 17-18)

2Aujourd’hui le constat d’Amitav Gosh est encore partiellement valable. Si de nos jours on compte pléthore d’études scientifiques sur le sujet du climat, la science-fiction, littérature « des extraterrestres et des voyages interplanétaires », occupe toujours une place prépondérante parmi les transpositions romanesques de la situation climatique. Et c’est majoritairement sous le signe de l’apocalypse que ces fictions situent leurs décors et leurs intrigues. La catastrophe semble omniprésente comme si elle accaparait la majorité de nos ressources poétiques. Quand il s’agit d’écologie, au cinéma comme dans la littérature, on peut difficilement démentir l’analyse que le critique Jean-Paul Engélibert énonçait, en 2013 déjà, dans son essai Apocalypses sans royaume.

Chaque jour enfle une rumeur d’apocalypse. Crise économique, crise civilisationnelle, crise écologique… Jamais sans doute telle profusion de discours ne s’est fait entendre sur les périls à venir. Au point que le mot « crise » cède la place à la « catastrophe » en attendant que l’inflation lexicale démonétise la catastrophe elle-même. (Engélibert, 2013, p. 9)

3Cette profusion d’apocalypses, même fictionnelles, n’est pas sans conséquence sur la vision que le lectorat est susceptible de produir de son propre futur. Engélibert note la tendance des fictions catastrophes à renforcer une conception désespérée de l’avenir et donc à dissuader quiconque de s’engager en faveur d’un changement quelconque. Il nous met en garde contre l’apologie de la violence sociale et de l’impasse politique qui hantent les fictions d’apocalypse. Ces deux aspects, selon lui, « tendent à transformer les désirs révolutionnaires et les espoirs millénaristes en désir de fin et en nihilisme. » (Engélibert, 2019, p. 382). Les récits catastrophes composent la vision d’un futur vidé de son sens, dépourvu de possible, irrécupérable. Si elles « s’écrivent sur fond de sensibilité exacerbée au risque […] elles ne prétendent pas nous en prémunir. Elles ne cherchent à produire aucune immunité […] Il n’y a pas de salut, il n’y a rien à sauver. La catastrophe est déjà là, et il est trop tard. » (Engélibert, art.cit., p. 390). Ce n’est certainement pas en ce sens que le grand philosophe de la catastrophe Günther Anders nous exhortait « de toutes nos forces », pour enrayer la menace de guerre nucléaire, « à augmenter la capacité de [notre] imagination (et celle, encore plus réduite, de [nos] émotions) …, à élargir [notre] conscience morale. » (cité dans : Bussy, 2020, p. 81). Il apparaît donc plus que jamais essentiel de nous interroger sur le rôle de la fiction face à la crise écologique contemporaine et de prendre conscience que « maintenir l’exigence politique au cœur du désastre exige une autre pratique de l’écriture. » (Engélibert, art., cit., p. 386). La dévastation et le retour à la barbarie constituent-ils les seuls visages de notre avenir écologique que l’art du récit soit à même de produire ?

Pierre Ducrozet : rendre au monde son réseau

4Parmi les auteurs contemporains qui se sont exercés à la mise en scène de la question écologique, on peut placer Pierre Ducrozet parmi les plus novateurs. Auteur d’un diptyque sur le sujet, L’invention des corps en 2017 et surtout Le Grand Vertige en 2020,2 Ducrozet fait preuve d’une inventivité poétique rare dans le traitement des enjeux climatiques. Ses romans se démarquent d’abord par leurs choix structurels de composition. À la conception linéaire catastrophiste habituelle, suivant laquelle notre rapport à l’ « oïkos » conduirait irréductiblement au cataclysme, Ducrozet oppose la forme du réseau. À la verticalité de l’effondrement, l’horizontalité d’un tissage. Ce principe d’organisation rhizomatique apparaît manifeste dans L’invention des corps. À propos de ce texte, l’auteur indique : « J’ai imaginé alors un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme. » (Ducrozet, 2017, en ligne). L’invention des corps nous plonge au cœur du mouvement transhumaniste et techniciste dans la Silicon Valley contemporaine. L’idéologie bien actuelle de « l’augmentation » humaine dans lequel vivent les dirigeants des multinationales américaines de la côte Ouest sert de cadre à l’intrigue et apporte à l’hybridation métaphorique des corps et des câbles, des fibres et des peaux, illustrée dans le roman un ancrage territorialisé, un socle culturel concret. Le texte nous invite se faisant à apprécier l’entrelacement constant de l’imaginaire et du réel, à prendre conscience de la percolation des fictions que l’on crée dans les actions que l’on mène. En s’adossant au fantasme transhumaniste d’une hybridité totale entre l’humain et la machine, le réel et le virtuel, Ducrozet nous pousse à concevoir une autre manière de nous rapporter globalement au monde. « Je voulais des ordinateurs mais aussi des routes, de la terre, la poésie des tubes et des nerfs. » (Ducrozet, 2017, en ligne). Dans son texte, le réseau s’envisage comme la figuration d’un rapport à l’oïkos « anarchique », c’est-à-dire dépourvu d’archè, de principe externe transcendant et structurant. Ducrozet nous donne à penser l’écologie sous la forme (fortement deleuzienne) d’une matrice de relations à intensités variables, où nature et culture coexistent et conversent : « il n’y a pas d’un côté la culture et de l’autre la nature, déclare Lin, une hacker transgenre, il n’y a pas le corps et le non-corps, le réel et le virtuel, tout ça est entièrement imbriqué. » (Ducrozet, 2017, p. 153)

5Ce postulat trouve des échos au sein de la pensée écologique de la fin du XXème siècle, notamment chez Bruno Latour3 et les néo-matérialistes. La pensée latourienne s’articule à partir d’une intuition fondamentale que l’aggravation quotidienne de la situation écologique rend de plus en plus évidente. Entre ce qu’il nomme la « Modernité » et l’époque actuelle, nous n’avons, selon le philosophe, rien moins que « changé de monde ». Il y aurait d’abord le monde « d’avant » : « un monde organisé autour du principe que les choses n’ont pas de puissance d’agir [agency] », monde « structuré par une rupture entre d’une part les choses qui sont vraies, connues par les sciences, mais inaccessibles en dehors des sciences, et d’autres part les choses vivantes, la subjectivité des gens, la façon dont ils imaginent ce monde […] » et ensuite le monde « dans lequel on est, dans lequel on se trouve [qui] est un monde des vivants, fait de vivants. » (Latour, 2021, p. 35-36). Notre rapport souvent anxieux vis-à-vis des questions écologiques, s’explique par la dislocation que ces questions rendent palpables entre le monde d’avant, celui de Descartes et des Lumières, de la séparation entre le sujet et les objets, et celui d’après : le nôtre.

Si les gens sont désorientés par la question écologique et n’arrivent pas à vite réagir à une situation que tout le monde sait catastrophique, c’est largement dû au fait qu’ils continuent à être dans le monde d’avant, un monde d’objet qui n’ont pas d’agency et qui sont contrôlables par le calcul, un monde de sciences appropriables, un monde de l’abondance et du confort apporté par le système de production. Mais ce n’est plus le monde dans lequel nous sommes maintenant, et c’est en ce sens-là que nous avons changé de monde. Nous sortons d’un monde connu par les sciences, où nos idées à nous sont des idées subjectives à leur propos. Et puis il y a l’autre monde dans lequel nous entrons, en vivant au milieu d’autres vivants, qui font des tas de choses bizarres et qui réagissent très rapidement à nos actions. Alors je dramatise : « nous ne sommes plus dans la situation où nous étions avant. ». » (Latour, op.  cit. , p. 37-38).

6Il nous a semblé essentiel de citer de façon exhaustive ce passage éloquent, car il permet de mieux saisir la pertinence du cadre romanesque choisit par Pierre Ducrozet au regard de la question écologique. En optant pour le milieu transhumaniste de la Silicon Valley, Ducrozet situe son intrigue dans un endroit hautement significatif pour notre contemporanéité (pour le pire sans doute, davantage que pour le meilleur) où se joue déjà l’intrication du politique, du pratique et du symbolique, c’est-à-dire où « on ne peut pas séparer mythologie, science et politique » (Latour, op.  cit. , p. 62). Ce faisant, il confirme, si besoin était, que de tels lieux existent effectivement et que le futur s’y invente au présent (et en grande partie sans nous).

Des corps, quels corps ?

7Comment le futur s’y invente-t-il ? À première vue sans les corps justement, du moins dans leur acception physique. Les protagonistes de la Silicon Valley vue par Ducrozet, à l’instar de l’entrepreneur Parker Hayes, éprouvent en effet une féroce détestation pour leur être de chair et de sang. Voici comment le romancier nous livre la perception que son grand patron fictif, adolescent à ce moment-là de l’histoire, a de son enveloppe charnelle.

À dix-huit ans, lorsque Parker Hayes part étudier la philosophie et l’anthropologie à Stanford, son corps pèse sur lui. C’est un manteau trop grand, qui tombe en pluie sur ses épaules, le laissant nu et glacé aux yeux du monde. Cette masse froide l’embarrasse il l’éreinte d’amphétamines pour aller plus vite, l’assomme le soir de somnifères et de Xanax. (Ducrozet, 2017, p. 71)

8« Aller plus vite », voilà l’ambition de Parker Hayes. En fidèle représentant de la culture transhumaniste, ce personnage ne perçoit son corps que sous l’aspect d’un instrument, d’un outil, d’un vecteur qu’il faut travailler à remplacer au moyen de la technologie. Le personnage a un rêve : « modifier le cours de l’espèce. Il croit en un homme augmenté, amélioré, qui parviendrait à s’élever au-dessus de sa condition actuelle, bien piteuse au regarde de ses possibilités. » (Ducrozet, 2017, p. 64).4 Si ces corps-ci sont à « inventer », c’est en liquidant le corps justement, en réduisant ce « sac de chair 5 », cette « masse froide » à un ensemble de donnée stockée sur silicium, supposée ainsi vivre indéfiniment6. Le seul réseau auquel de tels « corps » sont voués est le réseau virtuel ou cyberespace : un lieu sans sol pour un corps sans chair. On trouve cependant une autre conception dans le récit, portée par la biologiste Adèle. Associée au projet scientiste et techniciste de Hayes, Adèle n’est pas dupe de la dimension délirante de ses aspirations. Elle, c’est en esthète qu’elle perçoit son propre corps.

Ce qu’elle voit, sous la peau, ce sont des atolls, des insectes de mer, des rougets, des toiles de Pollock, ce qu’elle voit quand elle se glisse dans les vaisseaux, les crevasses et les rivières, ce sont des astéroïdes rouge-bleu, des robes au vent, des mitochondries comme les silhouettes raides de l’art brut, des soucoupes volantes jaune flamme, des graves noires et grises (lysosomes, protéines), des éclats de peinture (chromosomes), des constellations secrètes […] (Ducrozet, 2017, p. 81).

9Le conflit perceptif et philosophique qui oppose la biologiste à son patron mégalomane se résoudra dans la fuite : Adèle s’échappe en compagnie d’un autre protagoniste, Alvarò, devenu son amant. Et à bien y lire, la révolte de la jeune biologiste vis-à-vis de son supérieur ne se réduit pas au seul nouveau rebondissement qu’elle apporte à l’histoire. Bien plus, sa dissidence représente une réelle alternative éthique à la vision défendue par les transhumanistes. Elle permet de surcroît d’affiner la perspective artistique élaborée par Ducrozet vis-à-vis du rapport rhizomatique au monde qu’il promeut (dans le sillage de l’écologie latourienne).

10Une fois le monde rendu au réseau du réel, le roman place donc en regard deux manières de s’y intégrer, deux façons d’« inventer des corps ». La première, mécaniste et techniciste, indexée au mythe du progrès, élitaire et ancrée dans une vision dualiste du rapport au donné naturel – en résumé, proche de la vision que Latour nomme « moderne » ; la seconde, esthétique et sensorielle, rhizomatique et aléatoire, fondée sur une relation présentiste et proximale aux lieux et à autrui. La première proposition confine, nous l’avons dit, à une invention de corps… sans corps, au déni de toute connivence charnelle avec le monde. Cette perspective n’offre aucune ressource vive pour entrer en lien, pour « faire » corps avec les défis auxquels nous confronte la situation écologique inédite qui caractérise notre « changement de monde ». Elle apparaît ainsi fatalement vouée à l’échec (comme le démontre la spectaculaire scène finale du roman). La seconde perspective nous enjoint, elle, à effectuer un « retour au corps », à puiser dans la part sensorielle de notre rapport au donné naturel les ressources pour tisser des liens neufs avec ce monde nouveau. Comme le laisse penser le monologue intérieur d’Adèle ci-dessus, cette seconde proposition convoque les ressources de la synesthésie et offre une voie pour apprivoiser le nouveau monde dans ses intrications « symboliques, politiques et scientifiques » par le biais des sens. Cette voie n’est autre que la voix de l’art, celle du roman. Il faut ajouter que dans la pensée écologique de Latour, la création artistique joue en effet un rôle fondamental dans l’apprivoisement de l’époque post « moderne », de ce monde redevenu « vivant » où éclatent les frictions entre l’avant et l’après et dont la catastrophe climatique est tout autant la composante que la preuve. « Vous ne pouvez pas, affirme Latour, aborder toutes ces questions écologiques sans les arts, si vous n’avez pas les affects capables de métaboliser la situation écologique c’est beaucoup trop lourd. » (Latour, op. , cit. , p. 98). Au même titre que les arts vivants ou picturaux, la littérature permet, sinon de garantir du moins de faciliter un « atterrissage » en douceur (pour rester dans le lexique latourien) dans le monde « d’après » ‑ qui est bien sûr celui d’aujourd’hui.

11Dans son roman Pierre Ducrozet a mis par ailleurs un certain soin (didactique) à souligner, au moyen d’une mise en abyme, le privilège de la seconde hypothèse sur la première. C’est au personnage de Werner, un ingénieur lui aussi critique à l’égard de Hayes, qu’il advient de le révéler. Au cours d’une discussion avec Alvarò, Werner dévoile le lien qui unit la thématique et la structure du roman.

Si j’écrivais un roman (Dieu m’en garde, j’ai des choses plus importantes à faire), je le construirais ainsi, en rhizome, en archipel, figures libres, interconnections, hypertexte, car ça devrait être le fondement du récit contemporain. […] Mais le roman, pour ne prendre qu’un exemple, devrait se plonger dans le réseau/rhizome comme un homme à la mer, qui est trop belle pour lui, qu’il aimerait atteindre. L’art n’a ni début ni fin, il n’a pas de thème ou de personnages fixes, de point A et de point B, il se développe librement, comme un chancre, un tentacule, une herbe folle […] c’est un réseau lui aussi. » (Ducrozet, 2017, p. 184 ; p. 185)

12Le roman est conçu comme une forme alternative au réseau virtuel produit par les technologies numériques. Il représente chez l’auteur de L’invention des corps une force d’attraction concurrente, plus vivante sans doute, menant à un rapport au monde sensoriel, hybride et libre, « comme un chancre, un tentacule, une herbe folle. » Le roman de Ducrozet nous expose ainsi deux manière d’« écologiser » : l’une par le biais de la technologie, l’autre par celui des sens et de l’art. Toutes deux attestent le caractère réticulaire de notre rapport au monde, mais là où l’idéologie qui fonde la première nie le corps et, se cantonnant à une vision dualiste (caractéristique des Modernes, au sens latourien), refuse au monde son statut de « vivant », la seconde le célèbre au contraire comme tel. Elle peut de fait prétendre appartenir à ce que nous pourrions nommer une « poétique du monde d’après », dont les principes et les formes restent pour la recherche à déterminer. Mais si la littérature se révèle apte à renouveler notre relation à l’oïkos et à restituer l’hétéronomie de notre relation au monde, cela suffit-il pour empêcher la destruction de celui-ci ?

D’un réseau l’autre : Le Grand Vertige

13À bien des égards on peut, du moins jusqu’à présent, considérer Le Grand Vertige comme le principal roman écologique de Pierre Ducrozet. L’auteur y prolonge les intuitions amorcées dans L’invention des corps et donne aux inventions narratives qu’il avait esquissées dans ce premier roman7 avec une teneur cette fois-ci plus engagée. L’un des protagonistes principaux de ce roman, Adam Thobias, est un géographe de génie, professeur à Oxford, scientifique engagé et précurseur de la lutte pour le climat. Ducrozet en fait significativement un compagnon de route intellectuel du club de Rome (son héros s’engage pour la planète au milieu des années 1970, décennie qui a vu la publication du Rapport Meadows). Dans les premières pages du texte, Thobias est nommé par les Nations Unies à la tête du CICC, la nouvelle « Commission internationale pour le changement climatique » : « une organisation entièrement consacrée à la réinvention d’un pacte naturel » (Ducrozet, 2020, p. 11) disposant d’un budget colossal. Ce budget, Thobias va le consacrer à rassembler une communauté, les Télémaque, chercheurs et chercheuses, artistes, militantes et militants. Leur mission ? Décrire, dépeindre, récolter, arpenter, orpailler, témoigner de l’état de la terre.

[…] rassembler et renouveler l’ensemble des connaissances humaines dans tous les domaines afin de tracer un dessin global. On ne peut pas se contenter d’arrangements politiques, de changements économiques qui sont certes essentiels mais ne résolvent pas le fond du problème. C'est l'ensemble de notre rapport au vivant et aux territoires qu’il nous faut reconsidérer. De la domination et de la destruction, il nous faut passer à des alliances, des associations, des mélanges. Or on ne sait pas comment faire parce qu’on ne comprend rien au monde, on méprise les plantes et les bêtes, 40% des océans nous demeurent inconnus. (Ducrozet, 2020, p. 18)

14À nouveau la dimension latourienne de ce programme est patente. Il s’agit, somme toute, de renouer avec la pratique de l’enquête (que le philosophe, fidèle à sa formation de sociologue plébiscite entre toutes) pour mettre au jour les « alliances, les associations et les mélanges » qui nous relient au vivant… Nous retrouvons ici la convocation du réseau comme figuration de notre rapport à l’oïkos. Mais s’ajoutent alors au fil de l’histoire les associations que la communauté des chercheuses et chercheurs tissent entre elles et eux. Au réseau biologique du vivant s’intègre le réseau social des membres des Télémaque. Et leur réseau est de défense, leurs alliances de combats. Progressivement, les Télémaque délaissent leur activité purement contemplative et se tournent vers la lutte écologiste. Qui pour faire sauter un pipeline en Asie du Sud-Est, qui pour saboter une raffinerie en Arabie Saoudite, qui pour tenter de faire s’effondrer l’économie fossile mondiale… Ce faisant, la poétique de Ducrozet franchit une étape supplémentaire dans son exploration de la question écologique. L’auteur passe d’une méditation « descriptive » de la figure du réseau, à la mise au jour de ses potentialité actives, mobilisatrices, en un mot : politiques. Ce renversement est également explicité dans le récit, d’une part au travers du message qu’Adam Thobias fait parvenir à toutes les rédactions des plus grands journaux, au milieu du roman, pour révéler la teneur politique de son projet (Ducrozet, 2020, pp. 207 – 211), plus encore au cours du dialogue entre Thobias et la jeune militante June Demany au bord du lac Turkana, à la fin du texte.

- Les Télémaque.
- Oui.
- Tu savais depuis le départ ?
- Non, j’y ai vraiment cru.
- Tu ne voulais pas réinventer un lien avec le monde comme tu l’as affirmé à tous, dit June. Tu voulais renverser la table.
- En cours de route je me suis dit que c’était le moment, dit Adam. C’était pas une si mauvaise idée si j’en juge par le mouvement que ça a lancé. (Ducrozet, 2020, p. 330)

15Cependant l’opposition présentée ici par June est trompeuse. Car si la figure du réseau nous apprend quelque chose, tant dans L’invention des corps au travers de l’idéologie élitiste, techniciste et néolibérale du transhumanisme que dans Le Grand Vertige où le projet de Thobias entre en confrontation avec celui, bien plus tentaculaire et hégémonique, du capitalisme fossile, c’est justement que « mythe, science et politique » ne forment qu’un. Et donc que réinventer un lien c’est toujours potentiellement renverser la table.

16À nouveau, l’art du récit permet de thématiser ce renversement, de l’inscrire dans la trame même de la fiction.

Bifurquer de tradition : l’empreinte de l’épopée

17L’un des tours de force qui confèrent au Grand Vertige sa puissance narrative et l’originalité de l’éclairage qu’il produit sur les enjeux écologiques tient au recours à un registre poétique ancestral : l’épopée. Pour autant qu’on considère, avec le philosophe Pierre Vinclair, que : « les œuvres [littéraires] ne sont pas des choses comme les autres ; ce sont des instruments de pensée » (Vinclair, 2015, p. 7) alors, bien que son invention remonte à l’Antiquité, le genre de l’épopée ne peut être considéré comme un ensemble de textes figés, circonscrits dans le temps. En ce sens, plutôt que de réduire telle ou telle œuvre à une étiquette de genre déterminé, on pourrait, comme le suggère d’ailleurs Jean-Marie Schaeffer, aborder les œuvres littéraires comme des productions de l’esprit humain où se rencontrent différentes logiques génériques. En ce sens, l’épopée incarnerait une manière spécifique de la pensée (la logique épique) à laquelle la littérature donne forme afin d’aider toute lectrice et tout lecteur à faire sens de sa présence au monde. Comme Vinclair « [n]ous proposons, à la suite de cette conception, d’envisager les différents genres littéraires comme différents types d’« instruments d’optiques » (Vinclair, op., cit., p. 9). Suivant cette visée encore, tout genre littéraire correspond à un « effort » pour faire penser, pour produire certains effets, dont l’étude peut être nommée « énergétique » (de energeia : effort, acte).8 Nous choisissons ici d’enrichir la perspective critique de Vinclair par l’analyse de l’œuvre de Ducrozet et ce faisant de fournir à l’étude de celle-ci de nouvelles ressources herméneutiques. Dès lors, où trouve-t-on trace d’un tel « effort » dans Le Grand Vertige et quel éclairage celui-ci permet-il d’ouvrir sur notre rapport à la question écologique ?

18Dans la Poétique, Aristote définit l’épopée comme « une représentation (mimésis) d’actions (Poétique, 1, 1447a) héroïques accomplies par des hommes nobles, dont la longueur peut excéder le temps d’une journée (Poétique, 5, 1449b) » Contrairement au genre de la tragédie, qui, précise Aristote, « essaie autant que possible de se dérouler durant une seule révolution du soleil, ou de ne guère s’en écarter » l’épopée « n’est pas limitée dans le temps » (Poétique, 5, 1449b). C’est donc une forme poétique capable de susciter chez le spectateur ou le lecteur une impression extensive de l’écoulement du temps. Cette impression est renforcée par le fait que le récit épique est généralement assumé par un narrateur individuel, non au travers d’un spectacle. Sa vraisemblance et sa complétude ne dépendent donc que de la compétence de celui qui raconte, et plus spécifiquement de la capacité du poète à « mesurer ses interventions personnelles » autrement à s’effacer afin, pourrait-on dire, de « laisser être » la représentation (Poétique, 1460a). De surcroît, du fait que dans l’épopée qui est une narration, à la différence de la tragédie qui est un drame représenté sur scène, « on a pas le personnage en action sous les yeux » le poète est susceptible d’intégrer à l’histoire, sans contrevenir à sa cohérence, une quantité d’actions simultanées dont le nombre peut excéder les limites vraisemblables des unités de temps et d’action. Il résulte de l’usage de cette potentialité poétique un « effet d’ampleur ».

L’épopée possède une caractéristique importante qui lui permet d’accroître son étendue. Alors que dans la tragédie on ne saurait imiter plusieurs parties de l’action qui se déroulent en même temps, mais seulement la partie jouée sur scène par les acteurs, dans l’épopée, du fait qu’elle est un récit, il est possible de composer plusieurs parties de l’action qui s’accomplissent en même temps, et qui pour peu qu’elles soient appropriées au sujet, ajoutent à l’ampleur du poème. (Aristote, 24, 1459b)

19Dans sa composition romanesque même, Le Grand Vertige a fréquemment recours à un tel « effet d’ampleur ». Au regard de la structure du roman tout d’abord. Comme dans L’invention des corps, le roman n’est pas structuré en diverses « parties » mais en « Mouvements », ce qui vise sans doute à conférer une connotation organique à l’histoire. Le choix de ce terme brise pour le lecteur l’a priori de linéarité classique du texte pour le rapprocher symboliquement d’un art scénique comme la danse, ou d’un art lyrique comme la musique. L’auteur convoque de ce fait un imaginaire plus kinesthésique que scripturaire. Il nous engage à lire son roman au prisme de l’ampleur d’un art véritablement vivant. Cette recherche d’ampleur dans la narration se retrouve ensuite dans l’articulation des épisodes de l’intrigue. Le chapitrage du récit alterne en effet les épisodes relatant les histoires des personnages et les épisodes narrant l’Histoire de l’avènement du capitalisme fossile, donnant l’impression que les premières sont « fondues » dans la seconde. Ainsi dans le passage ci-dessous, où le roman nous transporte instantanément du paléolithique à l’époque contemporaine, et dans lequel on peut apprécier à sa juste valeur la puissance transgressive de la logique épique sur les unités de temps et d’action.

Un jour, accroupi, un homo sapiens assiste à l’affleurement d’une matière obscure à la surface de la Terre. Il trempe ses doigts, le porte à ses lèvres. Le goût est infect. Qu’est-ce que c’est ? Il essaie de s’en servir pour réparer les objets. Échec. Il le passe sur une plaie : elle cautérise. Le liquide noirâtre, qui apparaît ici ou là sur le globe, va lui servir dans les siècles qui suivent à s’éclairer, à faire la guerre, à se soigner, à fabriquer du goudron et du lubrifiant, du bitume pour raccommoder les épaves. Il en tire mille usages, de Sumatra à Pekin, d’Athènes en Mésopotamie, lesquels demeurent, au bout du compte, secondaires. (Ducrozet, 2020, pp. 136-137)

20Ce paragraphe exemplifie également la capacité de la logique épique à permettre au narrateur de se dissimuler en quelque sorte « derrière » l’histoire, à la laisser s’imposer de façon quasi gnomique, à lui conférer un statut objectivé, proche du fait naturel. C’est ce potentiel qui nous permet, en suivant toujours la perspective de Pierre Vinclair, d’identifier un premier grand effet dans l’usage contemporain de l’épopée, effet que nous nommerons d’après Vinclair d’« ancrage traditionnel ». Pour Vinclair ce pouvoir de l’épopée de raconter certains faits comme s’ils s’étaient produits de toute éternité permet au récit de simuler une correspondance à une certaine « référentialité » qu’il nomme « traditionnelle ». Le recours aux codes de la logique épique permet au poète de faire croire à l’existence d’un « en-dehors » de l’œuvre, d’imiter la facticité d’un contexte objectif où son récit, pourtant fictionnel, aurait réellement pris naissance.

Le sens de l’épopée tient à sa « référentialité traditionnelle », c’est-à-dire qu’il « implique l’invocation d’un contexte qui est largement plus grand, et qui résonne largement plus que le texte ou l’œuvre elle-même et qui charrie le sang de générations de poèmes et de performances, jusqu’à la performance individuelle du texte ». Ainsi une partie du sens de l’œuvre est en dehors de l’œuvre, et le spectateur ou le lecteur peut donc avoir accès à cette partie du sens avant d’avoir été confronté à l’œuvre (par sa culture) (Vinclair, 2015, p. 22)

21Au regard de la question écologique, si dans Le Grand Vertige l’effet d’ancrage traditionnel constitutif de la logique épique concerne en premier lieu l’histoire du pétrole, c’est sans doute pour souligner le pouvoir définitoire de celle-ci sur notre contemporanéité et dénoncer son emprise sur notre monde (de nombreux passages « épiques » apparaissent en effet empreints d’ironie, invitant le lecteur à adopter un regard critique sur l’état d’ébriété9 de plus en plus avancé dans lequel la consommation de quantités croissantes d’énergies fossiles continue à le plonger décennie après décennie10). Par ailleurs une autre épopée, et donc potentiellement une autre tradition, est à l’œuvre dans le texte : « fondue » nous l’avons dit, dans la première. Celle dont les membres du réseau Télémaque sont en train de semer les germes, que leurs actions et la prise de conscience qu’elles provoquent visent à initier. En recourant à la logique épique, Ducrozet donne à voir la friction de deux traditions : celle puissante, ancienne et mortifère du capital fossile ; et celle, fragile, disséminée mais prometteuse que cherchent à fonder les écologistes. Il est bon de rappeler que cette friction n’est pas pacifiste, la destinée de plusieurs personnages le montre dans le roman. Il s’agit d’un combat, d’un jeu de forces comme le rappelle le personnage de June, héroïne punk et révoltée, dans un débat avec le biologiste Nathan.

Il n’y a pas de nature, il n’y a pas d’hommes, ça n’existe pas. Il y a des forces engagées dans un espace, et c’est tout. […] Je hais les poètes pathétiques qui chantaient les cours d’eau et les daims sautillants. Je hais ce qu’ils appelaient la Nature. Ce qu’il y a, ce sont des arbres, des enfants, des villes, des fantômes et des pierres. Mais il n’y a pas de nature, comme il n’y a pas de culture, et encore moins d’oasis. Ce sont ses poètes à la viole de gambe qui nous ont foutus dans la merde où nous sommes en nous décrivant ces paysages déchirants comme s’ils nous étaient extérieurs […] (Ducrozet, 2020, p. 234).

22On perçoit clairement dans ce passage les échos de l’écologie latourienne. La vision esquissée par June nous enjoint à embrasser d’un même regard atemporel, suivant un paradigme principalement dynamique, la croissance des arbres et le vieillissement des temples romains, le vol d’un oiseau et l’écriture d’un roman… Cependant, à la différence des pierres, l’être humain possède en lui-même la capacité de réorienter son élan, de produire et rediriger sa force motrice intérieure. Comment ? Par le biais des valeurs qu’il défend. C’est le second effet auquel confine l’usage de la logique épique, effet que nous proposons de nommer « refondation axiologique ».

Aimer demain : la tâche du roman ?

23On doit encore à Aristote d’avoir énoncé le lien entre la littérature et le possible. Le Stagirite distingue en effet la pratique du poète à celle de l’historien, au critère que « l’un raconte des événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire, car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier. » (Poétique IX, 1451b). Suivant Aristote dans cette partie de son ouvrage, la littérature permet donc, d’une part, une exploration des possibles orientations de l’action humaine « suivant la vraisemblance ou la nécessité », d’autre part une mise en forme de ces explorations par le biais de stratagèmes esthétiques. S’agissant de l’épopée et au regard de la question écologique, cette capacité poétique s’avère féconde. En effet, l’ancrage traditionnel divergent dans lequel l’épopée permet de s’engager induit la simulation d’un autre espace social et culturel dans lequel s’enracinerait cette tradition. Espace fictif dans lequel de nouvelles valeurs et de nouvelles pratiques qui soutiendraient cette tradition se verraient également fondées. Ainsi la logique épique dévoile-t-elle le second effet qu’elle est susceptible de produire dans les œuvres poétiques : celui d’inviter à une refondation de valeurs, par le passage ou l’enchâssement d’une tradition dans une autre. Ce phénomène esthétique permet de « faire de l’épopée un effort narratif de création de valeurs collectives » (Vinclair : 2015, p. 29), création qui procède par la translation d’une épopée à l’autre.

24C’est à un tel glissement que nous assistons justement à la fin du Grand Vertige. Adam Thobias croit avoir fondé l’utopie qui permettra au monde de repartir sur de nouvelles bases après le cataclysme climatique qu’il sait inévitable. Mais le « monde d’après » qu’il a créé est encore enlisé dans ce « monde d’avant » qu’il ne peut pas quitter parce qu’en tant qu’inventeur humaniste et scientifique de génie, il en incarne le vestige (et en deviendra même une parodie11). June, elle, n’est encore le vestige d’aucun monde, c’est ce qui la rend lucide. Face à Thobias qui lui expose son plan d’avenir et ses rêves de décarbonation technologique, sa critique est tacite mais sans concessions.

Si elle savait faire avec les mots elle lui dirait tu ne veux pas comprendre, tu te démènes, tu essaies à nouveau d’inventer, de créer de construire des choses, des outils pour défaire ce qui a été mal fait. Tu ajoutes du hors-sol à ce qui a foiré par excès de hors-sol, d’élaborations ingénieuses, de détournements de rivières. Tu ne vois pas. Tu ne vois pas que l’humanité est sa propre défaite et sa propre victoire. C’est elle le problème, dans son entièreté, génie et vice. Pour soigner ce qui a mal tourné, elle doit tout changer. (Ducrozet, 2020, p. 329)

25C’est donc à June Demany qu’il adviendra d’ouvrir ce nouveau monde et de répondre, en qualité de personnage porteuse de possible, à la nécessité (ressort de la poétique pour Aristote) de passer d’une épopée à l’autre : de la guerre pour le capital fossile à l’odyssée du « monde d’après ». Point de frictions multiples, June l’a été toute son existence. C’est cela qui l’a amenée au Kenya, où à l’occasion d’une transe hypnotique elle réalise qu’elle incarne aussi un point de passage. Sur les berges du Turkana, elle assiste en une fraction de secondes à une sorte d’anamnèse de l’espèce humaine, des premiers australopithèques qui « se nourrissent de racines, de fruits, d’œufs d’oiseaux, de poussins. » à nos cousins sapiens qui bien vite, « partent coloniser d’autres terres que leur berceau africain ». Puis « quelques milliers d’années passent et l’homo sapiens accède, grâce à la fonte des glaces, à de nouvelles terres », et voici que, devenu sédentaire il « invente la hiérarchie sociale, la religion à laquelle tous devront se soumettre, il invente le pouvoir politique et économique, il institutionnalise la terre. » et décide que « les choses sont là devant nous, il suffit de nous servir pour assurer le développement, le bien-être, le règne. » Puis ce long rêve revient à June, ou aboutit à elle. Elle « distingue encore les ombres qui s’accrochent aux derniers lambeaux de lumière. » Puis elle les voit disparaître (Ducrozet, 2020, pp. 322-326). Quelque temps plus tard, aux dernières lignes du texte, elle réalise la jointure des épopées, elle inaugure le nouveau monde qui vient, elle accomplit sa tâche dans la pensée du roman.

Elle ferme son sac à dos. Elle a les doigts collants de mangue encore. La porte claque, c’est l’aube déjà. […] Plus rien autour, la serre a été démontée, ils regardent le lac, les pierres qui regagneront bientôt le terrain perdu. Les maisons s’envoleront aussi. Tout recommencera. June fait un pas dehors. C’est son premier, et elle l’aime pour ça. (Ducrozet, 2020, p. 367)

26De l’épopée à venir, du monde nouveau qui s’ouvre avec ce premier pas, on ne saura rien, si ce n’est que June « l’aime pour ça », pour sa fonction inaugurale, initiatrice. Et peut-être est-ce là toute la tâche de l’écriture. Si, comme nous l’avons vu, dans L’invention des corps l’art romanesque était envisagé comme illustration et comme matrice des tissages possibles avec les corps et le vivant, dans Le Grand vertige il est présenté comme un moyen de souder les temporalités, de rapiécer le « monde d’avant » (celui de Thobias) et le « monde d’après » (celui de June). Sur le plan esthétique, l’épopée joue le rôle de charnière. Cette forme canonique n’offre pas seulement la possibilité de faire sens pour la nouvelle tradition écologique qui aura à informer le monde. Vis-à-vis de ce dernier elle permet surtout, comme y invite le personnage de June, de commencer à l’aimer.