Colloques en ligne

Pierre-Yves Badel (professeur honoraire à l’université Paris 8)

La Feuillée : un jeu pour une compagnie

Journée "Manuscrits, mètres, performances: les Jeux d'Arras, du théâtre médiéval" organisée le vendredi 16 janvier 2009 à l'Université de Nantes.

1 Le banquet des fées divise le Jeu de la Feuillée en trois parties. Dans la première, des hommes (et une femme) parlent des femmes (mais non exclusivement d’elles). Dans la seconde, des femmes, les fées, parlent des hommes. Dans la troisième, des hommes parlent ni des hommes ni des femmes. De quoi donc et en vue de quoi ? Mais ne font-ils que parler ? Ce sont ces questions que nous allons considérer, non sans avoir toutefois auparavant insisté sur le caractère propre au texte théâtral. Nous ne pouvons pas le lire en oubliant qu’il n’a été écrit que pour être joué et, en particulier, pour être pris en charge par des acteurs. 1

2 Deux livres d’Anne Ubersfeld, Lire le théâtre (Paris, 1977) et L’École du spectateur (Paris,1981), conduiront notre réflexion. Elle dit mieux que je ne saurais le faire des principes forts qui devraient guider la lecture d’un texte à jouer.

3 C’est ainsi qu’elle insiste à plusieurs reprises sur le caractère polyphonique ou polycentrique du texte de théâtre. Par exemple :

L’auteur ne se dit pas au théâtre, mais écrit pour qu’un autre parle à sa place — et non pas seulement un autre, mais une collection d’autres par une série d’échanges de la parole. Le texte de théâtre ne peut jamais être décrypté comme une confidence, ou même comme l’expression de la «personnalité», des «sentiments» et des «problèmes» de l’auteur, tous les aspects subjectifs étant expressément renvoyés à d’autres bouches (Lire le théâtre, p. 22).

4 Mais, correction nécessaire et dont il nous faudra nous souvenir si nous voulons échapper à la tentation, si forte apparemment quand on est en face du Jeu de la Feuillée, de le tenir pour une tranche de vie, un document à l’usage d’un biographe, Anne Ubersfeld écrit aussi :

[Le texte de théâtre ] est un texte littéraire, et il est un message de nature autre. Corollaire : tout discours au théâtre a deux sujets de l’énonciation, le personnage et le sujet-écrivant (comme il a deux récepteurs, l’Autre et le public). Cette loi du double sujet de l’énonciation est un élément capital du texte de théâtre : c’est là que se situe la faille inévitable, qui sépare le personnage de son discours et l’empêche d’être constitué en sujet véritable de sa parole. Chaque fois qu’un personnage parle, il ne parle pas seul et l’auteur parle en même temps par sa bouche ; de là un dialogisme constitutif du texte de théâtre (Lire le théâtre, p. 142).

5 Autant de mises en gardes donc. D’autres citations vont nous permettre de progresser. Elles ne tendent qu’à rappeler un fait qui devrait être une évidence et que nous négligeons trop souvent, surtout quand nous lisons un texte ancien.

Le théâtre n’est pas un genre littéraire. Il est une pratique scénique. […] Il nous sera donc impossible de considérer la «représentation» comme la traduction d’un texte qui serait complet sans elle et dont elle n’apparaîtrait que le double ou la doublure (L’École du spectateur, p. 9).

La représentation construit un système de signes qui s’articule avec les signes linguistiques du dialogue, et qui de ce fait fournit au discours des personnages ses conditions d’énonciation imaginaires (L’École du spectateur, p.12). 2

6 Le discours théâtral, pour qui veut l’entendre, l’ouïr et le comprendre, ne résulte pas du texte seul, il est l’effet du texte représenté, le produit du texte et de la représentation. On peut aller plus loin et ce sera ma dernière citation, qui souligne un paradoxe :

C’est le texte qui est sous la dépendance de la représentation et apparaît second par rapport à elle ; non seulement les déterminations scéniques du rôle complètent les déterminations textuelles, mais elles les conditionnent, et si l’on peut dire, les prédéterminent […] Ecrire pour le théâtre, […] c’est écrire pour une pratique socio-économique qui est celle de la scène, et qui suppose un lieu scénique, des comédiens, un public, de l’argent frais au départ, des structures matérielles dont les exigences se reversent sur l’écriture. On écrit rarement au théâtre ce qui, dans les conditions matérielles, (et celles de la «réception» en font partie), ne pourrait pas être représenté ou entendu (Lire le théâtre, p. 116).

7 Ce phénomène, cet effet en retour de la représentation sur le texte, ce que, en jouant sur le mot, j’appellerais la «pré-occupation» de la représentation à venir, Anne Ubersfeld le nomme réversion. C‘est précisément de cette réversion de la représentation sur le texte, des conditions que la représentation impose au texte s’il veut être actualisé, qu’il me semble indispensable de tenir le plus grand compte. La tentative peut à première vue paraître difficile : nous ne savons pas grand-chose, pour ainsi dire rien, des conditions d’un spectacle théâtral à Arras à l’époque d’Adam de la Halle. Rien ne nous autorise à extrapoler une hypothèse qui aura peut-être sa vérité à une époque ultérieure. Nous paraissons bien démunis. Et pourtant !

8 Le Jeu de la Feuillée est un cas rare où la réversion de la représentation est parfaitement lisible. Ce qui fait son caractère rare, c’est que nous savons pour quels interprètes il a été préparé et son texte écrit : les rôles principaux portent le même nom que des bourgeois d’Arras dont nous connaissons l’existence par des documents d’archives, en particulier grâce au Nécrologe de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras, et ces bourgeois jouent leur propre rôle. Parmi eux se détache un groupe d’amis. Hane le Mercier le présente au moine comme une compaignie (v. 888), une société, dont il énumère les membres :

Adan, le fil maistre Henri,

Veelet et Rikeche Auri,

Et Gillot le Petit … 3

9quatre compagnons auxquels il faut ajouter Hane lui-même, maître Henri et le tavernier Raoul Le Waisdier (v. 882), nommé encore Rauelet (v. 904, 928), celui-là justement qui rappelle, un peu plus loin, à ce querelleur qu’est Guillot le Petit, qu’ils sont d’une compaignie (v. 947). 4

10 Ce point est capital, nous savons pour quels interprètes le Jeu a été préparé et son texte écrit. La plupart des rôles portent le même nom que les bourgeois d’Arras qui jouent ces rôles. Il n’est guère d’exemples analogues dans la littérature française en-dehors de l’Impromptu de Versailles 5, où l’on a un autre exemple, non moins frappant, de réversion. Dans les deux pièces, les conditions de la représentation prédéterminent à l’évidence le texte. Seulement, l’objet de l’Impromptu de Versailles est très clair : participer à la polémique déclenchée par l’Ecole des Femmes. De ce fait, l’Impromptu peut être encore représenté. Théâtre dans le théâtre, il peut toujours être apprécié comme une réflexion sur le théâtre, le texte et l’improvisation, sur son rapport aux acteurs, au public et aux critiques. En revanche, l’objet du Jeu de la Feuillée fait, semble-t-il, débat, mais il faudrait beaucoup de parti pris pour y voir une réflexion sur le théâtre. Et c’est, à mon avis, un pari perdu d’avance que de vouloir le représenter aujourd’hui 6. Avec l’Impromptu de Versailles, nous avons affaire à une pièce où des comédiens professionnels répètent dans l’improvisation et en toute hâte une autre pièce où ils jouent des rôles de courtisans (marquis et précieuses). Dans le Jeu de la Feuillée, les comédiens ne sont pas des comédiens de métier, mais ils ne sont pas davantage des amateurs aux visages et à l’histoire sans lien avec les rôles qu’ils assument. Bien au contraire, ces amateurs partagent avec les rôles beaucoup plus que leurs noms. Quand Adam de la Halle écrivait son texte, il savait qui allaient le dire : des comédiens d’un jour qui n’étaient autres que son père et ses compagnons. Il ne peut pas ne pas avoir eu l’esprit «pré-occupé» par ce qu’il connaissait d’eux. Il devait en tenir compte. Sinon, il aurait été tout à fait inconséquent et nous serions en droit de lui dénier le talent riche et subtil dont on le crédite par ailleurs. Il ne peut pas avoir fait dire n’importe quoi à ses comédiens. Les propos qu’il met dans leur bouche, les rapports qu’il prête aux personnages, leurs initiatives, le cadre de leur action, tout est conditionné par la représentation, à la fois nourri et limité par elle.

11 Nourri, dans la mesure où l’horizon de l’action et de la pensée des rôles est celui des bourgeois : l’univers arrageois immédiat avec sa topographie (mentions de la Chité v. 483 et 870, de le Waranche v. 294, de le Crois ou Pré v. 854, du grand Markiet v. 735, de l’église saint Nicolai v. 1098, de bourgades voisines, Duisans v. 531 et Montdidier v. 726 — on reste entre la Lys et la Somme v. 750), avec son organisation politique (allusions au comte d’Artois v. 790 et 807, aux échevins v. 506 et 910), avec ses divisions sociales, ses riches et ses pauvres, avec ses personnalités pittoresques (ses femmes et ses sots), avec ses soucis socioculturels (rivalité avec Paris, inquiétude sur le sort fiscal des clercs bigames, fonctionnement du Puy d’Arras, attente des fées, exposition de la châsse de Notre-Dame). L’univers des bourgeois est aussi l’image qu’ils acceptent que le public se fasse d’eux. Celle d’Adam lui-même est nourrie par ce qu’il a écrit antérieurement et qui lui a valu d’organiser le spectacle. Elle est bien connue, Langlois rappelle dans l’introduction de son édition des textes qui l’ont forgée. Quant à son père, maître Henri, il est clair qu’il supporte de voir brocardés sa prudence politique, son sens de l’économie, ses rondeurs. Pareillement, Rikier est l’alter ego de maître Adam, son plus proche ami, celui qui organise avec lui l’accueil des fées (v. 651). Il est quelqu’un qui passe à tort ou à raison — comment le savoir ? — pour un coureur de jupons. Il est aussi quelqu’un qui a un petit problème capillaire (v. 682). Lequel ? Est-il déjà quasi chauve et son amour-propre en souffre-t-il quelque peu ? Est-il au contraire doté d’une belle chevelure dont il est très fier, de sorte qu’évoquer la perte de ses cheveux, c’est le taquiner en se moquant de l’orgueil qu’il place en eux ? Là encore, nous ne saurions trancher. Guillot, lui, a probablement la réputation d’être un esprit caustique. Quant à Hane le Mercier, c’est plutôt un suiveur, qui en rajoute à ce que disent les autres.

12 Le Jeu est donc nourri par l’identité de nom entre personnages et comédiens, entre les rôles et leurs supports physiques. En même temps, son invention est limitée par elle : Adam de la Halle a fait le choix de la vraisemblance. Il ne fait pas décoller le public de l’espace arrageois. Il ne soumet pas le temps à de grandes distorsions, il se contente de condenser en quelques minutes des actions qui dans la vie quotidienne prendraient des heures. En particulier, il condense le temps de la nuit. Il ne met en scène aucun exploit extraordinaire ni miracle comme dans le Saint-Nicolas de Jean Bodel ni véritable merveille : l’épisode des fées rend un hommage ironique à une coutume bien établie (v. 566), il introduit dans le Jeu une touche de pittoresque, mais il est aussi traité avec impertinence pour les dames et ceux qui croiraient en elles. Même le comique reste mesuré. Le seul tour pendable qui soit joué frappe le moine, à qui on fait payer l’addition à la taverne. Avouons-le, ce tour est loin de connaître le développement qu’il aurait dans une farce. Le comique réside surtout dans des jeux de langage, dans des situations, jeux de scène ou réparties qui dégonflent la prétention des Arrageois, la vanité qu’ils tirent de leur savoir, de leur puissance, de leur richesse ou de leur goût pour la procédure et la chicane. Le comique réside aussi dans la mise en scène de personnages qui, dans la littérature comme dans la vie courante, suscitent le doute, la méfiance ou le rire : les types que sont le médecin, le moine et le dervé.

13 Le garde-fou le plus sûr contre toute lecture arbitraire et délirante du Jeu de la Feuillée, nous l’avons donc dans ce signe majeur de la réversion : le nom que les comédiens et les personnages possèdent en commun. Mais nous commettrions une erreur inverse si nous identifions purement et simplement le comédien et le personnage, le bourgeois amateur de théâtre et le rôle qu’il prend en charge.

14 L’espace du Jeu n’est pas celui de la vie quotidienne, c’est un espace plus ramassé, qui est avec les objets qui le meublent, un point d’appui pour l’imagination : une table dressée pour le repas des fées (v. 565) et qui servira ensuite à la taverne (v. 901), taverne dont le décor est aussi fait d’un rebas (v. 917) dont la nature n’est pas autrement précisée, une roue de Fortune avec ses mannequins. Le temps, on l’a déjà dit, est un temps plus rapide que le temps réel. Quant aux personnages, ce sont des personnages de théâtre, qui disent le texte imaginé et écrit par Adam de la Halle. Le personnage de maître Henri, tout conditionné qu’il est par le bourgeois Henri qui l’interprète et à qui il doit son nom, son visage, son corps et des traits moraux, ne se confond pas avec lui. Ce qui vaut pour maître Henri vaut pour les autres personnages et, en premier lieu, pour Adam. Convenons d’appeler l’auteur Adam de la Halle ; le bourgeois qui se fait comédien, appelons-le Adam le Bossu ; le personnage joué sera maître Adam. Il n’y a pas la moindre raison de prendre pour argent comptant, c’est-à-dire pour quelque chose qui serait vrai en dehors de l’espace théâtral, ce que l’auteur Adam de la Halle fait dire par le comédien-amateur Adam le Bossu au personnage et du personnage qu’il est, maître Adam, le temps d’une fiction théâtrale 7.

Si trouverons laiens, je croi,

Compaignie ki la s’embat,

Faitiche, ou nus ne se combat :

Adan, le fil maistre Henri,

Veelet et Rikeche Auri,

Et Gillot Le Petit, je croi (v. 887-892)

15 Quel peut être le projet d’Adam et de ses compagnons quand ils se mettent eux-mêmes en scène ? C’est ce que la troisième et dernière partie du Jeu, qui se déroule à la taverne, permet de cerner. C’est alors que se précise la nature de la compagnie de ces bourgeois qui jouent eux-mêmes leurs rôles. C’est alors que cette société se définit en se confrontant aux types du moine et du dervé.

16 La taverne fournit le cadre d’une grande partie du Jeu de saint Nicolas comme de Courtois d’Arras. Adam de la Halle a sans aucun doute connu ces deux jeux. Il est possible qu’ils aient été conservés par un amateur dont il était proche ou dans les archives d’une institution comme la Confrérie des jongleurs et bourgeois. Quoi qu’il en soit, les réminiscences textuelles de ces jeux qu’on lit dans la Feuillée sont indiscutables. On retrouve dans la Feuillée des motifs exploités dans les deux pièces antérieures : l’éloge du vin d’Auxerre, la querelle entre les buveurs, le patron autoritaire, le jeu de dés, le moment où il faut payer l’addition, le mauvais tour joué à un client. On peut même ajouter, si l’on veut, le motif du buveur ensommeillé et celui de la compagnie 8. Ces motifs sont aménagés, abrégés et allégés. Surtout, à supposer que Saint Nicolas et Courtois d’Arras présentent «la face nocturne de la taverne […] liée à la débauche, à la ruine, à la damnation et à la méconnaissance de soi» 9, est-il possible qu’il en aille de même dans le Jeu de la Feuillée ? On peut au moins et d’abord remarquer que la taverne n’apparaît pas au milieu du Jeu, le passage par la taverne n’est pas une étape sur le chemin de la conversion. La taverne est en effet le cadre final de la Feuillée. Quand tous l’ont quittée, le Jeu s’arrête. Ensuite, cette dernière partie du Jeu se distingue des deux autres en ce qu’il s’y passe quelque chose. Dans la première, on échange des opinions, on fait des annonces, on fait aussi quelques gestes, mais peut-on considérer comme de véritables actions la consultation du médecin, les offrandes aux reliques de saint Acaire, les entrées et les sorties ? Dans la seconde, le banquet des fées, l’action manque de consistance : tout au plus, les amours de la fée Morgue et de Sommeillon s’y dénouent-elles, mais avaient-elles été vraiment nouées ? À la taverne, au contraire, se noue et se dénoue une petite intrigue dont le moine est la victime. Quelque chose a lieu, quelque chose de ténu, mais qui a quand même la cohérence d’une action dramatique avec son commencement, son milieu et sa fin. On ne peut pas en dire autant des deux parties précédentes où il y a des propositions d’action qui restent, pour ainsi dire, en plan. La plus remarquée de ces propositions — trop commentée peut-être —, c’est le départ de maître Adam pour Paris. La taverne est au contraire le lieu où est donnée la touche finale au Jeu de la Feuillée, celle qui en oriente le sens.

17 La troisième partie est le moment où la compagnie pour qui le Jeu a été écrit se regroupe, se concentre sur elle-même 10 et se définit. La compagnie se trouve alors définie par rapport à ceux qui ne lui appartiennent pas. Définie par rapport à celles qui ont dominé la deuxième partie en la personne des fées : de la troisième partie les femmes sont exclues ; que la compagnie soit une société d’hommes n’a rien de surprenant dans une société traditionnelle, ce qu’est la société arrageoise médiévale. Définie par rapport aux intrus que sont le moine et le dervé — tout cela avant qu’elle n’aille parfaire son jeu, et peut-être le Jeu, par une démarche pieuse.

18 Quitte à parcourir deux fois l’ensemble de la troisième partie, il n’est pas inutile de regarder de près comment les choses s’y passent, ne serait-ce que pour constater dans un premier temps qu’Adam de la Halle a multiplié les signes textuels (noms propres, verbes à l’impératif, déictiques, adverbes de lieu et de temps, exclamations etc.), qui sont là pour guider un jeu de scène, annoncer une entrée ou une sortie, répondre à la présence d’un accessoire (beignet v. 895, verre v. 915, pot v. 918, hareng v. 931, poire v. 1011, reliquaire v. 1014, pomme v. 1042, nappe v. 1058, bâton v. 1090) signes qui créent un espace très particulier, l’espace théâtral.

19 La fin de la partie précédente du Jeu a été marquée par la sortie chantée des fées et aussi par un changement métrique, le recours au schéma de rimes aabccb. Morgue a laissé entendre que la fin de la nuit approchait (v. 839) et Dame Douche a reproché aux fées de l’avoir fait trop longtemps veiller (v. 857). Lorsque la dernière partie commence, elle renvoie la féerie à la veille (ier v. 883), et elle conduira les personnages jusqu’au matin. Elle débute aussi par le retour à la forme la plus neutre de versification, le couplet d’octosyllabes.

20 Un dialogue entre le moine et Hane le Mercier assure la transition de l’espace des fées à celui de la taverne. Quand le moine sort du sommeil où l’a plongé la féerie, il se retrouve en effet avec le seul Hane. Il faut imaginer que les hommes qui ont assisté silencieux au repas des fées se sont éclipsés en même temps que les fées et Dame Douche, mais dans une autre direction qu’elles : dans la direction de Raoul Le Waisdier, le patron d’une taverne (v. 882) où le moine satisfera sa faim. C’est là que doit se retrouver, se précipiter même (soi embatre), une compagnie que Hane qualifie de faitiche, d’agréable — nous dirions aujourd’hui de conviviale (v.889). Il en énumère et vante implicitement les membres, qui sont, suggère-t-il, des piliers de taverne : aussi faut-il se dépêcher avant qu’ils n’aient pris d’assaut la maison Le Waisdier (pourprise v. 900). Le passage lui-même du lieu de la féerie à celui de la taverne se fait, si l’on veut être exact, entre le vers 900 et le vers 901. L’arrivée des deux personnages coïncide avec le cri de Hane : Eswardés,  «regardez !». Comme on le voit, Adam compte sur l’imagination de son public. Le temps théâtral n’est pas celui des horloges, l’espace théâtral n’est pas davantage celui qu’elles mesurent.

21 Quand Hane et le moine arrivent, Riquier est déjà là. Il a déjà vu le patron. Le dialogue qui suit est entrecoupé par les arrivées successives de nouveaux compagnons et par les réflexions qu’elles suscitent. Le patron sort de la taverne ou plutôt de sa cave (v. 907). Puis c’est Guillot qui arrive (v. 919), ensuite maître Adam et son père (v. 949), enfin le médecin (v. 1001), qui lui aussi cède à l’appel du vin (v. 1009). Toutefois l’arrivée du médecin, qui n’est pas un compagnon comme les autres — c’est un type littéraire — a lieu dans un contexte différent des autres arrivées.

22 En effet, lorsque le médecin rejoint le groupe, une intrigue a été plus qu’amorcée. Le moine s’est à nouveau endormi, comme l’a constaté Rikier (v. 963). Le patron de la taverne a imaginé de lui jouer un tour. On a cherché à lui faire croire que, pendant qu’il dormait, son cher ami Hane a joué en son nom et qu’il a perdu. Il doit donc payer ce que Hane a misé à sa place, il doit payer l’addition. Le moine a beau protester, il lui faut se résigner à aller chercher de l’argent. Il part en laissant ses reliques en gage (v. 1016).

23 A partir de là, les choses se compliquent un peu. Plus que jamais, le temps et l’espace du théâtre se distinguent de l’espace et du temps quotidiens. Le texte donne à lire et à entendre des dialogues qui sont quasi simultanés. En effet, le moine une fois parti, les compagnons chantent en l’honneur des reliques une chanson de toile. Le dervé les entend chanter v. 1029). C’est donc qu’il n’est pas loin. C’est dans cet espace très proche de la taverne que le moine croise le couple du fou et de son père et les envoie au diable (v. 1031). C’est donc que le moine lui aussi ne s’est pas encore beaucoup éloigné.

24 Le couple entre. Le dervé vient troubler par ses gestes et ses cris la compagnie, qui se met à ranger la taverne (v. 1053-1062). Cependant, le moine, qui n’a pas pu aller bien loin, est déjà de retour et échange ses reliques contre les douze sous qu’il devait. Les compagnons s’en vont offrir un cierge à la châsse de Notre-Dame (v. 1079). Le couple formé par le fou et son père quitte la taverne, tout en se querellant (v. 1093). Le moine est abandonné. Il se retrouve seul face au public, qu’Adam de la Halle s’amuse à lui faire nommer baisseletes, enfans et garchonaille. Il s’en va le dernier (v. 1099).

25 Cette troisième partie finit donc comme elle a commencé : la scène est quasi vide. Au début, seuls la remplissaient Hane le Mercier et le moine. À la fin, le moine est seul à l’occuper. Mais dans l’entre-deux, il s’est passé quelque chose qui donne son sens au Jeu de la Feuillée. On a vu s’accomplir ce que programment les vers mis ci-dessus en sous-titre, où Hane propose au moine de rejoindre une compagnie faitiche. On a vu la compagnie devenir faitiche. Parallèlement et inversement, on a vu se défaire la satisfaction du moine, qui au début est assez heureux de sa quête pour offrir un beignet à Hane (v. 895) et s’écrier, tout à sa joie : Aussi est chi me cose bien ! (v. 894) «Ici mes affaires vont bien !» Mais pour finir, le même moine dira : Je ne fach point de men preu chi (v. 1094) «Je n’ai rien à espérer ici !» Il y a là deux mouvements, de direction opposée, qui portent le sens du Jeu. Et le moment où ils se croisent, si je puis dire, c’est le moment où se met en place le tour joué au moine.

26 Parcourons une seconde fois l’épisode. Il y a donc au commencement des vers qu’il n’est pas inutile de relire. C’est Hane qui parle :

Si trouverons laiens [à la taverne], je croi,

Compaignie ki la s’embat,

Faitiche, ou nus ne se combat.

27Après quoi, Hane énumère des membres notables de la compagnie. Cette compagnie, il la décrit comme faitiche, ou nus ne se combat ! A vrai dire, les premières images que nous en avons sont assez différentes. Ces vers ne décrivent pas la réalité présente, ils définissent un programme. La réalité immédiate est tout autre. D’abord, peut-être, il y a une compétition pour arriver à la taverne avant les copains, pour la prendre d’assaut (v. 899-900). Il y a peut-être aussi comme une revendication et un peu d’agressivité dans la question de Hane (v. 905-906) :

Ki s’entremet

Dou vin sakier ? Il n’i a plus ?

28Ensuite et surtout, l’arrivée de Guillot va déclencher une série de petites querelles. Rikier accueille assez mal Guillot, il accepte mal de partager le pot de vin (v. 918). Puis c’est Guillot qui se moque des miracles de saint Acaire, ce qui n’est pas opportun à un moment où le tavernier est tout miel avec ce nouveau client à séduire qu’est le moine (v. 925). C’est encore Guillot qui aggrave son cas en voulant faire main basse sur le hareng servi par le patron à l’usage de tous (v. 935). C’est toujours Guillot qui insinue que le vin a été trempé d’eau pour atténuer son mauvais goût (v. 944). C‘est Hane qui à son tour se moque de la réserve du Parisien qu’est maître Adam (v. 949). Bref, la compagnie, au lieu de donner l’image de la convivialité, manifeste de l’aigreur. Elle est loin d’être une société ou nus ne se combat, «où personne ne se dispute».

29 Mais le patron vient de rappeler à Guillot : Nous sommes d’une compaignie ! «Nous appartenons tous à la même et unique société !» (v.947). Et c’est encore le patron qui va faire prendre une autre tournure à la réunion, lui qui va faire basculer les choses. Adam de la Halle exploite ici l’image traditionnelle de l’oste : chez Jean Bodel et dans Courtois d’Arras, le patron est le meneur, le maître du jeu. Adam exploite cette image pour la faire servir au dessein qui est le sien. L’idée de profiter du sommeil du moine pour lui jouer un tour (v. 964-966) rencontre un accueil tacite et c’est sans se faire prier que le chœur des compagnons — à noter la rubrique après le v. 1024 Li compaignon cantent — entonne en braillant et en guise de cantique une chanson de toile à la gloire de saint Acaire et de son moine. Il y a là une scène bouffonne qui n’a rien d’un sacrilège : encore faut-il considérer celui qui est l’objet de la plaisanterie, sa cible ! Là-dessus, l’arrivée du dervé amène le départ des compagnons. Il s’opère dans l’ordre. C’est Guillot qui le propose et, cette fois, il est approuvé par Riquier (v. 1059). C’est Hane qui a une pensée pour le patron : Faisons l’oste ke bel li soit ! «Faisons plaisir au patron !» (v. 1076) et c’est encore Guillot — on est décidément loin du personnage de querelleur qu’il a joué — qui propose d’aller offrir un cierge à la châsse de Notre-Dame, châsse qui, à la différence du reliquaire du moine, contient des reliques authentiques. En définitive, la compagnie a rempli le programme que Hane avait tracé pour elle.

30 Je ne conclurai donc pas que «la pièce s’achève à la taverne dans des discussions et des plaisirs sordides, dans une sorte de débâcle générale». Je ne dirai pas que dans le Jeu de la Feuillée, «le monde se confond avec la taverne» ni que «le mal, la fraude, la violence, la folie, le désespoir ont fini par triompher»11. J’espère au contraire avoir montré comment une compagnie qui a, volontairement ou non, donné l’image d’un groupe querelleur finit dans la bonne humeur et la franche camaraderie. Tout rentre dans l’ordre en ce qui la concerne.

31 Mais qu’en est-il du moine et du dervé12 Ces deux, ou plutôt ces trois personnages puisqu’il faut compter avec le père du dervé, sont des types, ce ne sont pas des bourgeois. À un certain niveau, ils sont associés : le moine est en effet le seul personnage du Jeu à s’adresser au dervé — cela par l’intermédiaire de son père. Ensemble, ils sont là pour faire ressortir par contraste la nature et la solidité des liens qui unissent les membres de la compagnie. Leurs dernières apparitions confirment ce qui ressort de leurs premières interventions.

32 Le moine, ne nous y trompons pas, n’est pas un dévot sincère dont on aurait tort de se méfier ou de rire et qu’il serait scandaleux de ridiculiser. Dès ses premiers mots, un boniment où il fait de la réclame pour ses reliques, il est présenté comme un imposteur intéressé et ses reliques comme de fausses reliques. Il est de ces moines errants contre lesquels déjà saint Augustin pestait. Plus d’un siècle et demi avant le Jeu de la Feuillée, l’abbé Guibert de Nogent a écrit un traité sur les reliques des saints (De pignoribus sanctorum), où il fixe des limites à leur culte. Le concile de Latran IV en 1215 et, tout récemment, celui de Lyon II en 1274, ont condamné les quêteurs qui abusent les fidèles avec de fausses reliques, corrompent les prélats, gardent pour eux l’essentiel du produit des quêtes, sont de tels ignorants ou de tels fabulateurs qu’on ne les croit plus et qu’ils ridiculisent l’Église. C’est un imposteur de ce genre qu’est le moine. L’accueil qu’il reçoit le montre, puisque seuls viennent à l’offrande des sots ou des personnages qui feignent la sottise, comme Walet, ou des imbéciles. Et c’est bien sûr son imposture qui autorise les compagnons de la taverne à tourner en dérision le reliquaire qu’il a laissé en gage. Le dervé, type dont une des fonctions traditionnelles est de dire la vérité, les traite tous d’hypocrites (v. 394), le moine comme son public qui feint la dévotion. Le moine n’est pas un spirituel. Tout au contraire, il cède à la pesanteur de la chair, ce qui l’amène à suivre Hane à la taverne sans hésitation, en amateur de la table et du vin. Sa présence en ce lieu lui vaut d’ailleurs une réflexion caustique de Guillot :

Que ch’est ? Me sires sains Acaires

A il fait miracles chaiens ? (v. 923-924)

33Mais la pesanteur de la chair, c’est aussi le sommeil qui par deux fois le terrasse, à l’instant même où il lui faudrait la plus grande vigilance : d’abord pour assister au banquet des fées, ensuite pour éviter les pièges des compagnons. Enfin, sa réaction au tour qui lui est joué montre qu’il ne sait pas perdre avec élégance, qu’il est incapable de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il cède à une colère qui le fait jurer grossièrement :

Li chent diavle aporté vous ont ! (v. 1031)

Vous et vo taverne renoi ;

Se j’i revieng, diavles m’en porche ! (v. 1067-68)

34Sa colère lui fait oublier la charité qu’on serait en droit d’attendre de lui. Il perd toute patience devant le dervé et son père. Ce que suggère le cours de la scène de la taverne, où on le voit passer du contentement de soi à la fureur, c’est qu’il a bien mérité sa mésaventure. Il est une de ces baudruches vaniteuses que le Jeu de la Feuillée se plaît à crever. Mais plus que tout autre, il mérite son sort, puisqu’il fait profession de religion.

35 Quant au dervé, il a une première fonction, celle de faire passer des vérités, on l’a vu. Par son seul comportement, il apporte un démenti cinglant à la prétention qu’a le moine de guérir la folie grâce à ses reliques. C’est par la voix du fou que des polémiques sont lancées, qu’on se met à se moquer de Robert Sommeillon et du Puy d’Arras (v. 406-415), à parler des clercs bigames (v.426). C’est encore lui qui se moque du snobisme d’Adam, le Parisien (v. 424), et des bourgeois bigames qui se vantent de triompher du pape. Mais il a un second aspect non moins traditionnel, il fait rire quand il ne fait pas peur. Il est comique par le couple qu’il forme avec son père, dont il dépend entièrement, mais avec qui il entretient des relations tumultueuses. Il est comique par ses gestes incongrus et son langage fait d’autant de bruits, d’onomatopées, de jurons que de phrases, par ses répliques déclenchées par le son d’une syllabe-rime. Il se crée des identités imaginaires : «Je suis», dit-il : Je sui rois (v. 395), Je sui un crapaus (v. 398), Je sui mieux prinches k’il ne soit (v. 407), … devenus sui un cholés (v. 541), … je sui li espousés (v. 1093). Il est violent, agressif, angoissé. Il est lui aussi la proie de ses pulsions : faim et soif, scatologie, obsession sexuelle. Ne nous y trompons pas, tout cela ne lui attire pas la sympathie. Comme tout infirme, comme tout raté de la nature — songeons au Garçon et l’Aveugle —, il incite à rire. Il n’est pas davantage un personnage poétique, un symbole du poète 13, même si sa création confirme qu’Adam de la Halle, l’auteur, a, lui, un vrai talent de poète.

36 Le moine et le dervé n’appartiennent pas à la compagnie. Ils s’opposent à elle comme l’individu à un groupe et l’on a quelque raison de penser que le public réuni pour voir le Jeu plaçait le sens de la collectivité beaucoup plus haut que l’affirmation de l’individu. Moine et dervé sont surtout des marginaux, des intrus et en définitive des exclus. Le premier est ridiculisé, le second est risible. Tous deux occupent par rapport à la compagnie faitiche une position quasi symétrique. Le moine se veut une identité forte, celle du prêcheur. En réalité, il est un charlatan incapable de se déprendre de son rôle d’hypocrite. Le dervé s’oppose au moine en ce que lui, au contraire, se dépense en de nombreux rôles. Il a des identités successives et insaisissables. Il n’a pas d’identité stable et l’instabilité, Jean Batany l’a bien montré 14, ne passe pas au XIIIe siècle pour une vertu. Il va sans dire que le dervé est, comme le moine, incapable de rire de lui-même. Ils se méconnaissent. L’un par excès d’identité, l’autre par défaut, ils occupent les pôles par rapport auxquels se définit la position des compagnons. La compagnie en effet vit de ce que chacun des compagnons sait à quoi s’en tenir sur l’autre et de ce que chacun sait que l’autre sait. Tout le Jeu a consisté à remettre chacun à sa place. Mais n’être pas dupe n’entame pas la connivence, cela la renforce. Considérons le couple formé par le dervé et son père et celui formé par maître Adam et maître Henri, non pour les rapprocher, — ce qu’on a souvent fait — 15, mais pour souligner leur différence. Le père du dervé s’en va en traînant et battant son fils, le fils se prend pour un marié : la sortie est bouffonne, mais ce couple est enchaîné par la haine. Maître Adam et son père se présentent devant la taverne. Maître Henri invite son fils à y entrer : « Vas-y ! Bon Dieu, tu ne fais rien de mal. Tu y vas bien quand je n’y suis pas ! —  Mon Dieu ! Père, je n’y irai pas aujourd’hui si vous ne venez pas avec moi. — Va donc, passe devant ! Je te suis » (v. 953-956). Ce couple est uni par une complicité fondée sur la connaissance de soi grâce à l’autre — grâce aussi au théâtre.