« Un goût de reviens-y » : quelques réflexions narratologiques et anthropologiques sur le thème des revenants et des « cadavres encombrants » dans les fabliaux
1Remis à la mode au xviiie siècle, grâce au mémoire de Caylus (Caylus, 1753), à l’édition de Barbazan (Barbazan, 1756-1760) et au recueil de Legrand d’Aussy (Legrand d’Aussy, 1779-1781), le mot fabliau est devenu en français, sous la plume de certains auteurs, une appellation courante du conte plaisant, sans égard particulier pour son origine médiévale. Ainsi, dans l’une de ses « Questions romaines », le grand comparatiste Georges Dumézil, promoteur de la théorie de la structuration trifonctionnelle des anciennes sociétés indo-européennes, n’hésite-t-il pas à qualifier de fabliau la légende grecque du jugement de Paris (Dumézil, 1979, p. 211). Et à la fin de l’article, il parle même de ces « fabliaux indo-européens où le héros est invité à choisir un objet ou un don parmi trois » (Dumézil, 1979, p. 220). Dans le même volume, il a par ailleurs recours à au moins deux autres reprises à ce terme, pour évoquer, d’abord, un conte indien qui « s’achève en fabliau » (Dumézil, 1979, p. 258), puis pour appliquer le même mot à un passage de Tite-Live lié au règne de Tarquin le Superbe (Dumézil, 1979, p. 299). Dans le chapitre « Les travestis des idées de juin » de Mythe et épopée (Dumézil, 1995, p. 1246-1266), Dumézil va même jusqu’à intituler fabliau la dernière section de son étude, qui traite d’un épisode de la légende caucasienne des Nartes parallèle au mythe romain du char de l’aurore, tirant cette dernière à son insu, ivre et ensommeillée, et la faisant apparaître comme ridicule1. Nous reviendrons aux Nartes tout à la fin de la présente communication, mais, d’emblée, il convient de préciser qu’il n’y a évidemment aucun rapport entre cette utilisation du terme fabliau par Dumézil et ce qu’Edmond Faral a appelé le « fabliau latin » (Faral, 1924). Sous la plume du spécialiste des civilisations indo-européennes, le terme renvoie bien plutôt à une vision traditionnelle de la littérature humoristique, dans laquelle le mot fabliau symbolise cette qualité littéraire ‘si française’ qu’est la « gauloiserie », qualité à laquelle Taine avait conféré dans son La Fontaine et ses fables (Taine, 1861) un statut quasiment scientifique. En voyant des fabliaux dans la littérature latine, voire dans la tradition indo-européenne, Dumézil universalisait donc moins un genre français qu’il ne réduisait aux concepts hexagonaux une tendance de la littérature mondiale (alors qu’Edmond Faral cherchait, de son côté, des antécédents directs des fabliaux français du Moyen Âge à travers des textes latins antiques ou médiévaux, dans une perspective qui me semble extrêmement sujette à caution (Corbellari, 2023)).
2La littérature française médiévale est, on le sait, l’un des rares cantons du comparatisme indo-européen auxquels le savant presque universel qu’était Dumézil n’a pas touché, abandonnant ce terrain à son disciple Joël Grisward, qui en a trouvé de nombreuses traces en particulier dans le cycle épique des Narbonnais, mais également dans d’autres textes médiévaux, comme la chanson de Renaut de Montauban, les Lais de Marie de France ou Le Voyage de Charlemagne (Grisward, 1983, 1984, 1995 et 1986).
3Or, on peut s’amuser à constater que s’il a vu des fabliaux là où stricto sensu il n’y en a pas, Dumézil a également manqué d’en reconnaître lorsqu’il en a trouvé. Ainsi, dans son recueil de Contes lazes de 1937, a-t-il reproduit sans le moindre commentaire un récit qui est une version parfaitement reconnaissable d’un conte que les médiévistes connaissent sous trois formes : le fabliau des Trois bossus ménestrels, celui d’Estormi et celui des Quatre Prêtres, le troisième n’étant en fait qu’une version un peu plus fruste du deuxième. C’est dans le recueil de Dumézil le conte no IX, qu’il intitule Le Revenant et que sa brièveté me permet de reproduire ici in extenso :
Un kadi, un mufti et un kaymakam aimaient la même femme. Chacun la poursuivait de ses assiduités sans savoir l’existence des autres. Un jour elle raconta à son mari que ces trois hommes l’aimaient. Il fit creuser dans sa maison une fosse et dit à sa femme : « Cette nuit, pour une heure, donne avis au kadi de venir ici ; pour deux heures, au mufti ; pour trois heures, au kaymakam ». Et lui-même se cacha hors de la maison.
À une heure, le kadi frappa à la porte ; lui et la femme s’assirent. À deux heures, le mufti frappa à la porte et la femme dit au kadi : « Voici mon mari. Où te cacher maintenant ? » Affectant un grand trouble, elle ouvrit la fosse et fit asseoir le kadi tout en bas de l’échelle. Puis elle ouvrit la porte au mufti et resta avec lui jusqu’à trois heures. À trois heures on frappa à la porte. Elle dit : « Que faire maintenant ? Voici mon mari. Où te cacher ? » Elle l’installa aussi dans la fosse, sur l’échelle au bas de laquelle elle avait mis le kadi. Puis elle resta assise jusqu’à quatre heures avec le kaymakam. À quatre heures, son mari frappa à la porte. Affectant le trouble : « Que faire ? dit-elle. Voici mon mari. Où te cacher ? » Et elle l’installa lui aussi dans la fosse. Son mari entra. « Comment les tuer ? » dit-il. Ils délibérèrent. « Versons-leur dessus un chaudron d’eau bouillante ! » dit la femme. Ils firent ainsi et les tuèrent tous trois.
Ils retirèrent les cadavres, les enveloppèrent dans des suaires et les cachèrent dans des chambres (séparées). Le lendemain ils firent venir un porteur et la femme lui dit : « Ma mère est morte. Chaque nuit elle se transforme en revenant (turc = hortlak) et vient à la maison. J’ai beau la faire emporter, elle revient toujours. Si tu réussis à l’ensevelir de telle sorte qu’elle ne revienne plus, je te promets cinq belles livres d’or ! » Le porteur alla creuser une tombe, puis vint à la maison. Ils lui montrèrent le kadi enveloppé dans son suaire. Il le prit et l’enterra. Mais quand il vint se faire payer, la femme lui dit : « Tu l’as mal enterrée : regarde, elle est revenue ! » En colère, le porteur dit : « J’enfoncerai dans sa tombe un coin de bois solide. Nous verrons bien si elle sort ! » Et il alla enterrer le mufti. Quand il vint se faire payer, la femme lui dit : « Elle est encore revenue, tu avais donc mal enfoncé le coin ? » Il saisit alors le corps du kaymakam et dit : « Je vais l’emmener dans un endroit tel qu’elle disparaîtra même de l’autre monde ! » Il l’emporta sur un grand pont. Juste au moment où il le jetait, l’imam de la mosquée, qui était venu à la rivière pour nager, nageait sous ce pont. Le cadavre lui tomba sur la tête. Le porteur le vit et dit : « Voilà encore le revenant qui s’est ranimé et qui retourne à la maison ! » Il le rattrapa, lui enfonça un sac qu’il tenait à la main, le ligota et le jeta du pont dans la rivière. L’imam eut beau s’agiter : il ne put ouvrir le sac, suffoqua et coula. « Me voilà sauvé ! » dit alors le porteur. Il alla trouver la femme et reçut les cinq livres d’or. (Dumézil, 1937, p. 107-111)
4À vrai dire, nous n’en sommes plus à découvrir que le conte des « trois cadavres encombrants » (qui correspond au conte-type 1536B d’Aarne-Thompson : The Three Hunchback Brothers Drowned) est connu en Asie. Au tout début du XXe siècle, Alfred Pillet avait publié une étude comparative (Pillet, 1901) dont Gaston Paris fit, dans la Romania, un compte rendu mémorable (Paris, 1902), et où étaient recensées cinq versions de ce conte, dont deux asiatiques. Gaston Paris a simplifié l’arbre généalogique trop alambiqué des versions établi par Pillet, mais, dans le principe, il était parfaitement d’accord avec ce dernier, y compris sur l’orthographe fableau donnée au genre médiéval. On notera en passant que cette discussion a lieu huit ans après que Bédier a imposé l’orthographe fabliau pour désigner les contes à rire du Moyen Âge et, surtout, a établi qu’il était arbitraire et fallacieux d’estimer que tous les contes occidentaux venaient de l’Inde. Évidemment, Pillet et Gaston Paris évoquent le livre de Bédier, mais font tout pour en minimiser la portée, Gaston Paris ne le mentionnant même que dans une parenthèse d’une phrase tout entière dédiée à saluer les mérites de Pillet :
Dans un sujet déjà plus d’une fois étudié (notamment par M. Bédier), il [= Alfred Pillet] a su trouver du nouveau, et il a joint à son étude spéciale des vues intéressantes et judicieuses sur la question générale de l’origine et des rapports des contes orientaux et des fableaux européens (Paris, 1902, p. 136).
5L’idée largement partagée que le livre de Bédier a tout de suite fondé un nouveau paradigme est donc exagérée, et l’on a un peu l’impression, en l’occurrence, que Gaston Paris, qui semblait avoir si bien encaissé les coups que lui avait décochés Bédier tout au long de sa thèse, se venge quelque peu ici de son impertinent disciple. Il semble en tout cas certain, à la lumière de ce témoignage, que Gaston Paris est mort (l’année suivante, en 1903) sans s’être converti à la conception que Bédier se faisait du fabliau.
6Rappelons en quelques mots ce qui distingue les deux groupes de fabliaux français qui illustrent le thème des cadavres encombrants. Dans Les trois bossus ménestrels, la femme a un mari bossu et les trois ménestrels affligés de la même difformité, qu’elle a inconsidérément invités, meurent étouffés dans un bahut. La femme s’en débarrasse en les confiant à un portefaix qui, après avoir noyé le premier bossu se fait dire par la femme que le mort est revenu et qu’il faut retourner le jeter dans l’étang ; le même manège se reproduit pour le troisième, et lorsqu’il a enfin achevé sa besogne, le portefaix rencontre le mari bossu, et, le prenant pour le revenant, l’envoie rejoindre les trois autres. Dans Estormi, et dans Les quatre prêtres, il s’agit de trois prêtres, qui subissent le même sort dévolu aux bossus dans l’autre version. Et c’est le mari lui-même qui est chargé d’éliminer les trois cadavres : la malheureuse dernière victime est évidemment un autre prêtre (d’où le nom du deuxième fabliau), qui passait malencontreusement par là.
7Gaston Paris estime que la version avec les bossus, où le mari est finalement éliminé, est la mieux motivée et donc la version primitive. Il rappelle également que dans Les Mille et une nuits un bossu ménestrel est le héros d’une histoire proche : étouffé par une arête de poisson chez des gens qui l’avaient invité pour les divertir, le musicien disgracié est plongé dans une sorte de coma et successivement transporté dans plusieurs maisons dont les habitants, tour à tour victimes d’une série rocambolesque de quiproquos, croient tous être les responsables de l’accident qui aurait provoqué la mort du ménestrel. En fin de compte, il s’avère que celui-ci n’était pas vraiment décédé : il suffit en effet de lui ôter l’arête de poisson qui lui obstruait le gosier pour le faire revenir à la vie et innocenter toutes les personnes qui croyaient l’avoir tué accidentellement. Mais ici les choses se compliquent, car ce conte arabe peut également être rapproché d’un autre fabliau, existant en non moins de quatre versions (ce qui en dit long sur le succès de cette thématique à l’époque médiévale), majoritairement intitulées Le Moine Sacristain, et qui s’accordent toutes sur deux éléments qui, au-delà d’une même structure, décrivant les avanies successives du corps, les distinguent fortement du conte arabe : la victime n’est pas un musicien, mais un prêtre, et celui-ci est indubitablement mort.
8En filant les motifs secondaires, on pourrait aussi remarquer que le détail de l’arête de poisson se retrouve dans le fabliau du Vilain mire : la fille muette que le médecin devra guérir est empêchée de parler par le même problème, et c’est par hasard que le faux médecin parviendra à ses fins : le voyant s’épouiller, la jeune fille rit si fort qu’elle recrache l’arête qui l’avait rendue muette. Reprenant à son tour l’intrigue du fabliau dans Le Médecin malgré lui (comment l’a-t-il connue ? nous n’en savons rien, mais la ressemblance des deux intrigues est trop forte pour être due au hasard), Molière éliminera l’arête de poisson, pour donner à son héroïne une raison plus psychologique de ne pas parler, à savoir le désir de protéger ses amours avec Léandre. Personne ne pourrait soupçonner a priori le moindre lien entre le conte arabe du bossu ménestrel et la pièce de Molière : il suffit pourtant d’interposer entre les deux textes le fabliau du xiiie siècle pour qu’une filiation inattendue se dessine.
9Un autre fabliau présente un motif proche de celui des cadavres encombrants : c’est celui de Constant du Hamel, dans lequel un prêtre, un prévôt et un forestier se retrouvent cachés tous trois dans un tonneau plein de plumes après avoir été appâtés et piégés par dame Ysabeau et sa servante. Ici, cependant, personne ne meurt, mais il s’en faut de peu, car le mari met le feu au tonneau et les trois amants malheureux ne doivent leur salut qu’à la fuite, couverts de plumes et poursuivis par les chiens. Dumézil aurait sans doute été intéressé par cette version, car les trois personnages libidineux représentent les trois états de la société en une triade trifonctionnelle parfaite, prêtre, prévôt et forestier se distribuant sans difficulté, respectivement, au sein de la première, de la deuxième et de la troisième fonction, le prêtre représentant la souveraineté religieuse, le prévôt la force politique et militaire, et le forestier le monde des travailleurs. Nul besoin, cependant, en l’occurrence, de postuler une lointaine origine indo-européenne à ce récit : la considération toute médiévale des « trois ordres » des oratores, des bellatores et des laboratores qui, comme on le sait, subsistera jusqu’à la Révolution française (Clergé / Noblesse / Tiers État), suffit amplement expliquer le système des personnages. Il n’en reste pas moins fort probable que l’auteur de ce récit connaissait le motif des trois cadavres encombrants.
10Il est temps de revenir à notre conte laze. Le fabliau qui en est le plus proche est incontestablement celui d’Estormi : le kadi, le mufti, le kaymakam (en qui il serait fort malaisé d’identifier une triade trifonctionnelle), ainsi que l’imam sont des dignitaires du monde turco-musulman et, quoiqu’ils ne soient pas tous des religieux, ils s’apparentent à l’évidence davantage à des prêtres qu’à des bossus ménestrels. Le fait que la quatrième victime, l’imam, soit celle qui se rapproche le plus du statut sacerdotal confirme ce fait, tout en trahissant une incohérence du texte qui ne fait que souligner l’importance donnée à la fonction des cadavres, au détriment de leur apparence : en effet, comment le porteur, qui est persuadé que les suaires enveloppent des vieilles dames peut-il faire le lien entre un imam et le revenant qu’il cherche à éliminer ? On peut donc soupçonner ce récit de ne pas être primitif, mais il n’est pas nécessaire pour autant d’en postuler une version plus ancienne où les victimes ne seraient pas des personnages de pouvoir. Tel quel, ce conte développe un message clair qui doit nous le faire regarder comme une satire sociale du même type que celle que véhicule le fabliau d’Estormi, ou de Constant du Hamel, et dont la leçon est que tous les hauts fonctionnaires, et dans deux cas au moins plus spécifiquement les prêtres, sont des pervers.
11La version mettant en scène des musiciens bossus joue en revanche sur un tout autre registre, dans lequel ce sont moins les victimes qui sont vilipendées – sinon à dire que les ménestrels sont gens de peu dont la vie ne vaut pas cher – mais les responsables de leurs mésaventures, à savoir les femmes. Tout en versant une petite larme de crocodile sur la condition instable et souvent périlleuse des artistes ambulants, ces contes misogynes stigmatisent d’abord la ruse des femmes frivoles en leur accordant, de surcroît, l’ultime satisfaction de les débarrasser de leurs époux. Gaston Paris estimait que la version avec les bossus était primitive, parce que plus satisfaisante que celle qui mettait en scène les prêtres : selon lui, le fait que la quatrième victime était le mari lui-même motivait l’ensemble de la narration et la replaçait dans une ancestrale tradition de satire des comportements féminins.
12Il me semble cependant que l’on est en droit de juger arbitraire la préférence de Gaston Paris : outre qu’il ne serait pas absurde (la possibilité est d’ailleurs envisagée par Paris lui-même2) d’imaginer qu’un remanieur ait pu améliorer une version plus ancienne, il n’y a pas d’évidence à ce que l’antiféminisme soit plus ancien ou mieux motivé que la satire des hauts dignitaires ou des prêtres. Gaston Paris trahit ici un préjugé « gaulois », si l’on ose dire, qui minimise la portée de l’anticléricalisme médiéval et fait du fabliau l’ancêtre du vaudeville, dans une logique de surévaluation des fabliaux à triangle amoureux, type dont Per Nykrog a montré qu’il n’informait jamais que 40% des fabliaux, proportion certes considérable, mais, malgré tout, non majoritaire3.
13Sans chercher à toute force à faire des récits mettant en scène des prêtres les représentants de la version primitive d’un hypothétique super-conte (un Urmärchen, diraient les Allemands) qui aurait généré tous les autres représentants de notre petit corpus, soulignons tout de même que la fréquence des versions à prêtres ou à hauts fonctionnaires est plus forte que celle des contes à ménestrels. L’argument, évidemment, n’a rien de décisif, mais il faut bien que ces versions, pour avoir été si répandues, aient rencontré un écho favorable auprès du public et des conteurs et qu’elles aient donc paru à ceux-ci suffisamment parlantes pour s’imposer durablement. Les vertus comiques des deux types de récits étant équivalentes, force est donc d’aller chercher au-delà du plaisir de l’histoire drôle les raisons de cette propension. Ces raisons, c’est dans un genre bref, ou plutôt dans une « forme simple », comme dirait André Jolles, parallèle à l’histoire drôle, que je les trouverai. Et cette forme, c’est celle – vieille comme le monde, mais dont l’appellation usuelle donne à croire qu’elle est récente – de la légende urbaine. Toute communauté a ses hantises, ses craintes et ses obsessions, qu’elle rejette sur des boucs émissaires dont l’identité change d’une société à l’autre, mais dont les caractères restent constants à travers le temps et l’espace : l’histoire des cadavres encombrants, dans cette optique, exorcise à la fois la peur de la mort, la haine de certains groupes sociaux et la crainte de se voir circonvenir par des personnages indésirables. Vue ainsi, la version avec les prêtres semble satisfaire un nombre plus grand de critères susceptibles de correspondre aux attentes de la légende urbaine. Mais l’inférence reste fragile, car après tout, la satire des femmes, moins politique, mais plus ancrée dans un quotidien familier, a, elle aussi, des raisons de satisfaire la dépense libidinale d’un public avide de défoulement.
14Je terminerai sur une dernière remarque moins lourde de conséquences idéologiques, et d’un esprit plus ludique qui peut nous faire réfléchir sur les transferts de motif d’un conte à l’autre : la structure en trois temps, qui scande dans nos fabliaux l’élimination successive des cadavres encombrants, est une constante des contes (on s’y prend traditionnellement à trois fois pour vaincre un obstacle), constante qui, en soi, ne prouve rien sur le plus ou moins grand degré de parenté de deux narrations, mais qui permet malgré tout de tirer des parallèles potentiellement instructifs. De fait, le motif de la noyade appelle irrésistiblement la comparaison avec un fameux objet qui nécessite également que l’on s’y prenne à trois fois pour le faire disparaître dans une étendue d’eau : c’est l’épée Excalibur dans le volet final de la légende arthurienne, le roman en prose de La Mort le Roi Artu. Or, Joël Grisward a bien montré, dans un article fameux, les parallèles que la presque dernière scène de La Mort Artu entretenait avec la légende caucasienne de Batradz et d’autres récits celtiques (Grisward, 1969). (On remarquera en passant que les Ossètes qui nous ont conservé le cycle légendaire des Nartes sont voisins des Lazes, dans le Caucase.) Si l’origine commune des deux types de récits est fort douteuse, ne peut-on imaginer que les auteurs de fabliaux aient pu faire eux-mêmes le rapprochement en comparant leur répertoire à celui des romanciers ? Ainsi, la noyade des trois indésirables et les remontrances de la femme prétendant à deux reprises que la tâche qu’elle avait prescrite n’avait pas été effectuée correctement, ne pourrait-elle pas parodier le récit arthurien de l’épée jetée au lac ?
15C’est sur cette proposition (qui apparaîtra peut-être quelque peu aventurée) que je clorai – momentanément – ma réflexion sur l’impalpable « pollen des contes » dont Bédier prétendait lyriquement qu’il flottait « épars dans l’air » (Bédier, 1893, p. 51), à jamais insaisissable.