Colloques en ligne

Mellie Basset

« Dieu, Madame, considerez quel desplaisir ce vous seroit » : conseils et conseillers dans la Première partie de L’Astrée

« Pour Dieu, Madame, considerez quel desplaisir ce vous seroit » : advice and advisers in the first part of L’Astrée

1Bon nombre de commentateurs ont souligné l’omniprésence et l’importance de la parole dans la structure narrative de L’Astrée, jusqu’à affirmer que ses personnages « sont des orateurs, plutôt que des êtres agissants » (Bourdin, 1993, p. 347). Honoré d’Urfé multiplie ainsi les « conversations, promenades et entretiens amoureux » (Macary, 1978-1979, p. 29). L’auteur met en scène « des assemblées, des réunions, des colloques » (Yon, 1993, p. 287), faisant de son œuvre « une fête du langage, dans l’infini possible des discours » (Chabert, 1981, p. 407). Il apporte un grand soin « à la vraisemblance de la prise de parole, et à son insertion dans le cours du récit » (Yon, 2002, p. 142) : ses personnages ne cessent de « se rassembler régulièrement pour se confier mutuellement leurs états d’âme, leurs histoires, leurs idées et débattre entre eux sur quelques thèmes convenus » (Greiner, 2006, p. 115). Dans le but de prolonger ces nombreuses réflexions sur les séquences conversationnelles du roman, nous nous proposons d’étudier le genre spécifique du discours de conseil, c’est-à-dire lorsqu’un personnage‑conseiller oriente la décision d’un autre personnage au sujet d’une de ses actions futures, de ses sentiments et/ou de ses opinions.

2Si jusqu’à maintenant ces travaux portant sur l’esthétique de la conversation ont ouvert la voie à une analyse rhétorique du roman1, ils n’ont cependant pas étudié les différents sous-genres2 de discours prononcés par les habitants et les visiteurs du Forez à la lumière des préceptes et modèles fournis par les traités d’art oratoire de l’époque. Pourtant, il est indéniable qu’Honoré d’Urfé réinvestit dans son œuvre un solide savoir rhétorique, acquis lors de sa formation au collège jésuite de Tournon et alimenté au contact non seulement de la riche bibliothèque familiale, mais aussi de ses relations amicales érudites3. Le premier objectif de cet article est donc d’assimiler le « regard rhétorique » (Goyet, 2017) des auteurs et lecteurs d’Ancien Régime, qui « pratiquent à grande échelle et de façon constante l’analyse rhétorique détaillée » (Goyet, 2013, § 4). Le second objectif est d’adopter une perspective narratologique pour comprendre le rôle des discours de conseils dans la construction de la cohérence et de la cohésion de cette somme romanesque.

3Après un rapide rappel sur le genre délibératif, nous procéderons à l’étude détaillée de quelques discours représentatifs des discours de persuasion et de dissuasion (suasio), d’exhortation (hortatio) et d’avertissement (monitio). Cette deuxième phase reposera sur l’analyse d’éléments relevant à la fois de la composition formelle des discours (dispositio), du type d’argument éthiques, logiques et pathétiques qu’ils convoquent (inventio) et des procédés figuraux qui participent à leur efficacité persuasive (elocutio). Nous nous intéresserons enfin aux deux principaux rôles des discours de conseil dans l’économie narrative du roman : d’une part, caractériser les personnages et leurs rapports de force et d’autre part, contribuer à la composition narrative.

Le genre délibératif : rappels théoriques

Trois sous-genres de discours : la suasio, l’hortatio et la monitio

4Comme le souligne Christine Noille, « les listes des discours institués et spécifiés sont très stables sur trois siècles de rhétorique (xvie-xixe siècles) » (Noille, 2014, § 2). Concernant le genre délibératif, il contient traditionnellement huit sous-genres de discours : les discours de persuasion et de dissuasion (suasio), les discours d’exhortation (hortatio), les discours d’avertissement ou d’admonestation (monitio), les discours de recommandation (commendatio), les discours d’union et de sédition (conciliatio et concitatio), les discours de consolation (consolatio) et les discours de requête (petitio). Nous nous concentrons uniquement sur les trois premiers qui, en plus d’avoir en commun les caractéristiques du genre délibératif, ont leurs propres spécificités. Les discours de persuasion et de dissuasion sont plus solennels, argumentés et ils visent la raison. Les exhortations sont plus véhémentes et pressantes. Elles jouent sur l’affectivité et s’apparentent à un encouragement, puisqu’elles « donne[nt] du courage en incitant à agir celui qui tarde à mettre en œuvre une résolution qu’il a pourtant bien le désir d’appliquer dans la mesure où il a dépassé le stade de l’incertitude » (Lignereux, 2017, p. 545). Les avertissements se rapprochent quant à eux de la mise en garde et possèdent un caractère plus périlleux dans la mesure où leur but persuasif est double : ils font prendre conscience de ses erreurs à la personne afin qu’elle modifie son comportement. Ils possèdent donc une première séquence de reproche, dans laquelle le conseiller dénonce les fautes commises, puis une seconde séquence de conseil, dans laquelle le conseiller prescrit une autre conduite. Ce sous-genre participe à la fois du genre judiciaire et du genre délibératif4.

La rhétorique du conseil dans L’Astrée

L’omniprésence des discours de conseil dans L’Astrée

5Dans cette Première partie, nous comptabilisons cinquante séquences de conseil, qu’elles soient au discours direct ou indirect. Ce relevé prend en compte aussi bien les séquences développées, souvent sous forme dialoguées, que les conseils donnés en une ou quelques phrases. Certes, ces derniers sont moins nombreux et moins intéressants dans l’optique d’une analyse rhétorique détaillée, mais ils font partie intégrante du roman. Parmi ces cinquante discours de conseil, quatre adoptent la forme épistolaire.

6Nous pouvons identifier de manière certaine ces cinquante séquences comme relevant du conseil dans la mesure où le roman lui-même les désigne explicitement à l’aide de trente occurrences du substantif « conseil », de ses dérivés et de ses synonymes (persuader, avis, divertir…)5. Ces occurrences fonctionnent comme une sorte de signalétique pour le lecteur, l’invitant à s’interroger sur le rôle de la rhétorique dans L’Astrée.

7En dehors de ces cinquante discours de conseil et des trente occurrences qui gravitent autour, le roman contient quarante autres occurrences du substantif « conseil », de ses dérivés et de ses synonymes, qui peuvent être réparties en deux catégories. Nous dénombrons :

8– Vingt-sept discours narrativisés, comme l’énoncé : « Et comme j’estois en ce soucy, un de mes amis me conseilla d’enquerir quelque oracle pour en sçavoir la verité » (8, p. 454).

9– Treize discours de conseil mentionnés, c’est-à-dire non développés. Nous entendons par là le fait que le récit, les discours directs ou indirects mentionnent des conseils qui ont été donnés précédemment ou qui vont être donnés, comme l’énoncé : « Du premier coup je n’obtins pas d’elle ce que je desirois : mais peu de jours apres Lycidas par mon conseil se vint jetter à ses genoux » (4, p. 288).

10Si nous comptabilisons toutes ces occurrences, le terme « conseil », ses dérivés et ses synonymes apparaissent soixante-dix fois dans le roman, ce qui prouve que les discours de conseils sont omniprésents, qu’ils soient développés ou non6.

Analyse de quelques discours représentatifs

11Le cas le plus intéressant dans cette première partie est la relation entre Léonide et Galathée, puisque Léonide désapprouve les sentiments de Galathée pour Céladon et tente de raisonner la nymphe en la persuadant à cinq reprises de renoncer à sa passion pour le rescapé. Notre propos se fonde sur l’analyse d’extraits de ses deux premiers discours de conseil, respectivement aux livres 2 et 3 (p. 161-166 et 210-213). Souvent, Galathée sollicite l’avis de Léonide, qui n’a pas besoin de s’embarrasser de précautions oratoires préconisées en temps normal par les traités lorsque le conseil n’a pas été requis. Pour autant, son statut de confidente dévouée ne l’exempte pas d’agir avec circonspection. Elle répond au moyen d’un lieu commun de l’exorde dans les discours de conseil, qui consiste à témoigner de sa franchise : « Sans mentir (respondit la Nimphe) il vous fit bien voir dans le miroir le lieu mesme, où vous avez trouvé ce Berger, & vous dit bien le temps aussi, que vous l’y avez rencontré : mais ses paroles estoient si douteuses, que mal‑aisément puis-je croire que luy-mesme se pûst bien entendre. » (2, p. 161). Dès les premiers mots de son premier discours, Léonide construit l’ethos d’une parrèsiaste, dont la lourde tâche est de dire la vérité à Galathée pour l’aider à sortir de son aveuglement7. Un bon conseiller doit effectivement dire les choses directement et sans déguisement au risque de heurter son destinataire et de mettre en péril leur relation. Cet énoncé parrèsiastique a en fait un double objectif, puisqu’il lui permet aussi de préparer Galathée à entendre de pénibles arguments.

12Consciente de son audace, Léonide veille parfois à ménager la susceptibilité de son interlocutrice. Cela est flagrant lorsqu’elle adoucit ses propos en modalisant son énoncé grâce à l’insertion de verbes de perception, comme sembler : « Si me semble-t’il (respondit Leonide) qu’il vous dit seulement, que vous trouveriez en ce lieu là une chose de valeur inestimable, quoy que par le passé elle eust esté desdaignée. » (2, p. 161). Ici, Léonide n’ose pas contredire frontalement Galathée. Elle respecte le rapport hiérarchique qui existe entre elles et s’adapte au caractère orgueilleux de la princesse.

13Outre le critère de la franchise, Léonide rappelle souvent à Galathée qu’elle procède par affection et par devoir, ce qui est préconisé par les traités8 :

Madame, luy respondit Leonide, d’un costé je voudrois que vous fussiez contente, & de l’autre je suis presque bien aise de ces incommoditez : car vous vous faites tant de tort, si vous continuez, que je ne sçay si vous l’effacerez jamais. […] Madame, respondit-elle, je ne me mécognoistray jamais tant, que je ne recognoisse tousjours ce que je vous doy : mais puis que vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m’a fait vous dire, je proteste dés icy, que je ne vous donneray jamais occasion d’entrer pour ce sujet en colere contre moy. (3, p. 210-212)

14Si Léonide commence par affirmer à Galathée qu’elle se préoccupe de son bonheur et de sa réputation, ses propos sont souvent contrebalancés au moyen de tournures adversatives. La construction « d’un costé… & de l’autre » fonctionne comme un inverseur d’orientation argumentative qui permet à Léonide d’indiquer que l’argument qui suit est plus fort, c’est-à-dire celui qui consiste à rappeler Galathée à l’ordre, parce que c’est son devoir d’amie et de confidente.

15En dehors de ces précautions oratoires, les discours de persuasion et de dissuasion cherchent à influencer au moyen de « raisons solides » (Bary, [1653] 1665, p. 198). C’est pourquoi Léonide développe tout un arsenal d’arguments logiques, parmi lesquels :

16– des arguments ad personam, qui consistent à mettre en évidence l’opposition entre ce qu’elle sait de Galathée (elle est une princesse qui possède un certain jugement), et ce qu’elle dit ou fait (pourtant elle loue et aime un berger)9. Ces arguments servent à prouver une incohérence entre ce qu’elle est, ou du moins ce qu’on attend d’elle en tant que princesse, et ce qu’elle dit ou fait véritablement. À plusieurs reprises, Léonide l’interroge d’un air scandalisé : « Comment, Madame (luy dit Leonide) voudriez vous bien aimer un Berger ? ne vous ressouvenez‑vous pas qui vous estes ? » (2, p. 162), ou encore : « Le jugement ne vous manqua jamais, au reste de vos actions, est-il possible qu’en cest accident il vous deffaille ? » (3, p. 211). Naturellement, ces questions rhétoriques n’attendent pas de réponses : dans la première et la troisième occurrence, Galathée est contrainte de répondre « non », tandis que dans la deuxième, l’adjonction de la négation inverse cette valeur logique, obligeant la princesse à répondre par l’affirmative. En outre, Léonide se montre très habile dans la dernière occurrence, puisque même si son énoncé prend la forme d’un reproche, elle commence par user de louange, ce qui est recommandé par les traités pour qu’un conseil soit mieux reçu10.

17– Outre les arguments ad personam, Léonide utilise également des exemples pour renverser les réfutations de Galathée. Dans le premier discours, la princesse lui répond qu’Œnone s’étant faite bergère pour Pâris, elle ne voit pas pourquoi elle ne pourrait pas en faire autant. Léonide reprend cet exemple à son compte et lui répond : « celuy-là estoit fils de Roy, & puis l’erreur d’autruy ne doit vous faire tomber en une semblable faute » (2, p. 164).

18– Enfin, ses discours de conseil sont parfois ponctués d’énoncés sentencieux qui constituent des arguments d’autorités. Ils donnent à ses conseils une valeur de loi : « O, Madame, rayez cela de vostre esperance, dit Leonide, s’il n’a point de courage, il ne le ressentira pas, & s’il en a, “un homme genereux ne se divertit jamais d’une entreprise pour les difficultez” » (3, p. 212-213). Outre leurs fonctions ornementale et didactique, les sentences participent pleinement à la construction argumentative des discours des personnages au sein de la diégèse11.

19Ainsi, Léonide construit des discours de conseil raisonnés, dont les principaux arguments sont tirés du « lieu de l’honnête » : 1. Céladon n’est qu’un berger, soit un homme de rien qui n’est pas digne de vous et 2. vous ne pouvez pas oublier et trahir Lindamor.

20Nous avons indiqué plus haut que la deuxième stratégie, celle qui consiste à prononcer des exhortations, cherche avant tout à émouvoir, ce qui signifie qu’elle joue sur les passions. Pour ce faire, les traités recommandent d’utiliser les figures les plus animées possibles, comme en témoigne le discours de Lysis qui exhorte Corilas à fuir sa passion pour Stelle :

O Dieux ! s’escria alors Lysis, à quel passage vous a conduit vostre desastre ? fuyez, Corilas, ce dangereux rivage, où en verité il n’y a que des rochers, & des bancs qui ne sont remarquez que par les naufrages de ceux qui ont pris ceste mesme route : Je vous en parle comme experimenté, vous le sçavezje croy bien qu’ailleurs vos merites vous acquerront meilleure fortune qu’à moy : mais avec ceste perfide, c’est erreur que d’esperer que la vertu ny la raison le puissent faire ? (5, p. 347-348)

21Davantage qu’une métaphore de la passion comme dangereux rivage et de l’amour comme voie qui mène au naufrage, ce discours présente une figure qui s’apparente à une courte hypotypose. Lysis peint les choses d’une manière si vive et énergique qu’il les met sous les yeux de Corilas, et cette peinture est parlante pour l’amoureux. Outre les critères stylistiques habituels de la description, c’est le démonstratif « ce », qui actualise la scène, et l’adverbe exceptif « que », qui contribue à une forme d’amplification, qui rendent la scène vivante. La présence d’une syntaxe expressive avec l’exclamative « O Dieux ! », dont nous savons qu’elle est prononcée avec une voix forte, correspond au style et au ton à adopter dans une exhortation, qui exige des traits plus forts que la suasio12. Ceci explique aussi l’emploi de l’impératif « Fuyez » et la présence de termes qui suscitent la crainte de Corilas, comme le substantif « désastre » ou l’adjectif « dangereux ». Aussi, suivant les prescriptions des manuels, Lysis prend soin de se présenter comme quelqu’un d’expérimenté et promet des avantages à Corilas, lui présentant des raisons tirées des lieux de l’utile et du délectable. Il adoucit également son exhortation en modalisant son énoncé avec le verbe d’opinion « je crois ».

22Tous ces procédés stylistiques participent à peindre un tableau qui suscite la crainte de manière plus vive que dans la suasio pour, comme l’expliquent les traités, exciter les esprits.13

23Enfin, le discours de Laonice qui souhaite que Tyrcis (le berger qu’elle aime), oublie Cléon (la bergère qu’il aime mais qui est morte de la peste) est un parfait exemple d’avertissement, dans lequel nous repérons bien le respect de la dispositio évoquée en première partie :

(1) Et bien cruel ? Et bien Berger sans pitié ? jusques à quand ce courage obstiné, s’endurcira‑t’il à mes prieres ? jusques à quand as tu ordonné que je sois dédaignée pour une chose qui n’est plus ? & que pour une morte je sois privée de ce qui luy est inutile ?

(2) Regarde Tyrcis, regarde Idolatre des morts, & ennemy des vivans, quelle est la perfection de mon amitié, & apprens quelquesfois, apprens à aymer les personnes qui vivent, & non pas celles qui sont mortes, qu’il faut laisser en repos apres le dernier à Dieu, & non pas en troubler les cendres bien-heureuses par des larmes inutiles,

(3) : & prens garde si tu continuës, de n’attirer sur toy la vengeance de ta cruauté, & de ton injustice. (1, p. 145-146)

24Le discours de Laonice commence par une première séquence de reproche (1), où elle n’hésite pas à blâmer son destinataire de manière véhémente. Elle commence par l’apostropher avec l’adjectif substantivé « cruel », qui montre bien l’image qu’elle se fait de Tyrcis et qu’elle continue à développer dans le reste du discours en utilisant des caractérisations dévalorisantes, le qualifiant plus loin d’« Idolatre des morts, & ennemy des vivans ». Elle multiplie les interrogations véhémentes, dans lesquelles elle scande ses propos au moyen de deux anaphores « et bien » et « jusques à quand », qui lui permettent de bien insister sur la faute de Tyrcis. Laonice se montre également très adroite, puisque comme les interrogations « se caractéris[ent] par l’implication systématique de l’allocutaire » (Macé, 2002, p. 141), elle réussit à rendre Tyrcis attentif. Cette stratégie n’est pas anodine, étant donné que cette première séquence de reproche doit être entendue par celui qui est conseillé. Comme le signale la note 100 de la page 146 de l’édition dirigée par Delphine Denis, la formule « jusques à quand » fait référence aux célèbres premiers mots de la première Catilinaire de Cicéron, ce qui prouve qu’Honoré d’Urfé réinvestit dans son œuvre les plus fameux exemples d’éloquence et de rhétorique.

25Laonice enchaîne ensuite avec une deuxième séquence de conseil (2), dans laquelle elle emploie la modalité déontique au moyen non seulement du mode impératif, mais aussi de la locution impersonnelle « il faut ». Elle donne une leçon à Tyrcis et endosse l’ethos du supérieur attendu dans les avertissements, alors qu’elle n’est pas légitime à adopter cette position. La nouvelle conduite à adopter est également soulignée par le phénomène des deux négations construites par parallélisme, incitant Tyrcis à changer de comportement.

26Elle termine enfin par une comminatio (3), cette figure où le locuteur menace l’interlocuteur de malheurs et qui vise à susciter la crainte de Tyrcis14.

27Bien plus que de simples morceaux d’éloquence que nous pouvons isoler comme des blocs homogènes pour en faire une analyse micro‑structurale, ces discours de conseil constituent également des outils au service des structures narratives. Dans la mesure où ils participent à la cohésion de cette somme romanesque, il est également indispensable de les aborder d’un point de vue macro‑structural.

Les discours de conseil au service des structures narratives

Un outil de caractérisation des personnages

28En premier lieu, les discours de conseil permettent de caractériser les personnages et leurs rapports de force. Nous pouvons grâce à eux établir une typologie des conseillers, notamment grâce à quatre critères.

29Le premier concerne leur statut ou fonction dans le roman. Même si aucun personnage ne porte le titre officiel de conseiller, ils en assument le rôle. Cette Première partie ne met pas en scène des conseillers des rois ou des princes15. Étant donné que les personnages ne possèdent pas ce statut, ils sont à la fois amants ou époux (Céladon‑Astrée, Cléon-Tyrcis, Célion-Bellinde), prétendants (Laonice-Tyrcis, Hylas‑Laonice, Léonide-Agis, Polémas-Léonide, Corilas-Stelle, Mélandre-Lydias), druide ou faux druide (Adamas et Climanthe), écuyer (Égide-Ligdamon) ; enfin, les catégories les plus représentées sont celles des parents et des amis ou confidents (nièce/oncle : Léonide-Adamas, père/fils : Cléante-Clindor, cousin : Lysis-Corilas, frère/sœur : Callirée-Filandre et Diamis-Célion, puis amis/confidents : Léonide‑Galathée, Léonide-Sylvie, Sylvie-Galathée, Hylas‑Sylvandre, Léonide-Lindamor, Cléante-Alcippe, Climanthe-Polémas, Daphnis-Diane, Phillis-Diane, Hermante-Hylas…).

30Le deuxième critère concerne leur rôle ou importance dans le roman, c’est-à-dire la récurrence de leur apparition. Nous remarquons qu’un conseiller peut être soit un personnage épisodique, soit un personnage protagoniste. Dans la première catégorie, le conseiller n’existe que par l’avis qu’il donne. C’est le cas du démon qui persuade Alcippe de retourner à la vie pastorale après être devenu chevalier (2, p. 198-199). Sachant qu’il figure le combat intérieur d’Alcippe, la question se pose de savoir si nous pouvons vraiment le considérer comme un personnage16. Quoi qu’il en soit, ce démon n’apparaît qu’une seule fois dans le roman. De même pour le « vieil Pasteur » qui avertit Célion sur le comportement à adopter face au commandement de Bellinde (10, p. 588). Le fait qu’il n’ait pas de prénom ne signifie pas qu’il n’est pas important. Au contraire, en tant que personnage-conseiller, il est avant tout qualifié par ses qualités, puisque l’adjectif épithète « vieil » renvoie à son expérience et à sa sagesse. Toujours est-il qu’il n’intervient qu’une seule fois dans le roman. À l’inverse, dans la seconde catégorie, les conseillers sont des personnages protagonistes qui reviennent souvent, à l’image de Léonide, qui est l’une des « plus secrettes confidentes » (2, p. 161) de Galathée. Ce lien qui les unit explique qu’elle soit la mieux placée pour guider la princesse. Elle possède même un avantage sur Sylvie, puisque Galathée « se fioit moins en elle pour sa jeunesse qu’en Leonide qui avoit un aage plus meur » (2, p. 161).

31Le troisième critère concerne leurs dispositions morales, c’est-à-dire s’ils sont de bons (vertueux) ou de mauvais (méchants) conseillers17. Cette catégorisation peut rejoindre les rôles d’adjuvants et d’opposants si nous nous référons au schéma actanciel de Greimas18. Nous avons ainsi d’un côté, comme le précisent les traités, les conseillers désintéressés, c’est-à-dire qui n’agissent pas par intérêt personnel. Ces derniers sont dévoués et donnent des avis conformes à la morale communément admise. C’est le cas d’Égide, le fidèle écuyer de Ligdamon, qui a été éduqué par son maître depuis son enfance, qui le suit partout et qui fait tout pour le sauver des mains des Neustriens. Après le suicide de son maître (Ligdamon se tue pour rester fidèle à Sylvie), Égide se retire « si affligé qu’il estoit tout couvert de larmes » (11, p. 627). Le choix de son prénom n’est pas anodin. Il renvoie à son indéfectible fidélité, puisqu’une égide désigne le bouclier ou la cuirasse d’Athéna, de la même façon qu’Égide protège Ligdamon (11, p. 615). À l’inverse, certains conseillers ambitieux et perfides poursuivent des visées personnelles. En cherchant avant tout à satisfaire leur passion et leur propre intérêt, ils encouragent les mauvais choix. L’exemple-type en est le faux druide Climanthe, qui trompe Galathée pour le compte de son complice Polémas, et qui est décrit comme « le plus fin, & le plus rusé qui fust jamais en son mestier » (9, p. 549). Néanmoins, il existe des personnages plus complexes qui ne répondent pas à cette répartition sommaire. Il est parfois difficile de distinguer les bons et les mauvais conseillers, comme le démontre le personnage de Léonide, puisque même si elle est dévouée à Galathée et qu’elle cherche à préserver sa réputation, elle reste un personnage ambigu : étant donné qu’elle aime aussi Céladon, elle a tout intérêt à éteindre la passion de la princesse pour le berger.

32Le dernier critère concerne leur influence : leurs interventions sont-elles efficaces ou non ? Si nous reprenons les exemples des discours que nous avons étudiés dans notre deuxième partie, tous échouent à persuader leur destinataire. En réponse aux deux premiers discours de Léonide, Galathée refuse de l’écouter et conclut à chaque fois par une sorte de chantage affectif : « Si vous m’aimez ne me tenez jamais ce discours, ou autrement je croiray, que vous cherissez plus le contentement de Lindamor que le mien » (2, p. 166) et « Leonide, luy dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma resolution est celle que je vous ay dite ; que si vous voulez me faire croire que vous m’aimez, favorisez mon dessein en ce que vous pourrez, & du reste laissez-m’en le soucy » (3, p. 213). De même, le discours d’exhortation de Lysis à Corilas au livre 5 est inefficace. Corilas nourrit encore sa passion pour Stelle et va jusqu’à demander à Lysis de devenir son messager auprès de la bergère. Il faudra attendre l’intervention d’Adamas à la fin du livre 5, lorsque le druide conseille à Corilas de se marier par raison et non pas par amour, puis la trahison de Stelle, pour que le berger cesse de l’aimer. De la même manière, Tyrcis refuse d’oublier Cléon : « Non, non, Bergere : Vos reproches n’auront jamais tant de force en moy, que de me faire consentir à un si mauvais conseil ; d’autant que ce que vous nommez cruauté, je l’appelle fidelité, & ce que vous croyez digne de punition, je l’estime meriter une extréme loüange. » (1, p. 146). Laonice ne parvient pas à ses fins et Tyrcis comprend les mécanismes argumentatifs de la bergère. Sa réponse dévoile les deux parties du discours de la bergère : il parle d’abord de « reproche » et ensuite de « mauvais conseil ». L’inefficacité de ces discours n’est pas nécessairement imputable à une mauvaise maîtrise de la technique rhétorique par les conseillers. Dans le premier et le deuxième cas, Galathée et Corilas sont aveuglés par leur passion amoureuse. Dans le troisième cas, il semble que Laonice ne choisisse pas le sous‑genre de discours le plus adéquat pour persuader un homme affligé de renoncer à l’amour qu’il porte à sa bien‑aimée défunte. Sachant qu’un avertissement penche davantage du côté du genre judiciaire, il aurait été plus pertinent de prononcer un discours de consolation. À l’inverse, l’influence de certains conseillers peut se révéler déterminante. Le pouvoir de Climanthe sur Galathée est l’exemple le plus représentatif. L’oracle du faux druide est considéré par Galathée comme un conseil des dieux (2, p. 164) et prévaut par conséquent sur les conseils de sa confidente Léonide qui, de surcroît, est sa rivale.

33À la lecture de ces exemples, nous constatons que les chances de succès des discours ne sont pas systématiques. Ce n’est pas parce que les conseillers sont vertueux qu’ils sont davantage écoutés. Au contraire, les mauvais conseillers sont souvent terriblement efficaces, parfois plus que les bons, et c’est de toute évidence un outil dramaturgique exploité par Honoré d’Urfé. En réalité, peu de conseillers allient simultanément perfection et efficacité, mis à part peut-être Adamas, qui est qualifié de « sage » à six reprises, et qui, par sa qualité de grand druide, est respecté et écouté19.

34Quoi qu’il en soit, l’influence des conseillers, qu’elle soit nulle ou opérante, détermine le déroulement des intrigues, c’est pourquoi les discours de conseils peuvent être considérés comme des outils au service de la composition narrative.

Un outil de composition narrative

35Si nous pouvons affirmer que les discours de conseils sont des outils au service de la composition narrative, c’est d’abord parce qu’ils « incarnent de façon dramatique les divergences d’opinion qui apparaissent dans une crise déterminée » (Truchet, 1981, p. 81). Honoré d’Urfé exploite le potentiel conflictuel des différentes prises de parole pour construire diverses situations romanesques. Le roman contient aussi bien des conseils sur l’amour ou l’amitié (les plus nombreux), que des conseils politiques et moraux, comme lorsque Tyrcis conseille à Hylas de révéler son inconstance (10, p. 465) ou lorsque Bellinde conseille à Célion de cesser de vivre dans les bois (10, p. 596-597).

36Les discours de conseil possèdent également leur propre dramaturgie20. Si nous étudions attentivement leur structuration, nous nous apercevons qu’ils sont déclenchés par un problème, ils amènent une prise de décision et ils débouchent ou non sur une action. Ce schéma a nécessairement des répercussions sur le déroulement de l’intrigue. Reprenons l’exemple du vieux pasteur qui conseille Célion sur la conduite à adopter face au commandement de Bellinde au livre 10 : Bellinde et Amaranthe sont deux amies filles de bergers. Célion et Bellinde s’aiment mais Amaranthe aime Célion. Parce que Célion éconduit Amaranthe, cette dernière tombe malade. Pour guérir son amie, Bellinde demande à Célion de courtiser Amaranthe. Se pose alors un problème : Célion ne sait pas quoi faire. C’est là qu’intervient le vieux pasteur, ami de son père, « homme à la verité fort sage, & qui avoit tousjours fort aimé Celion » (10, p. 588). Il lui conseille de feindre ce que Bellinde lui a commandé. S’ensuit une prise de décision qui aboutit à une action : Célion suit le conseil du vieux pasteur et envoie une lettre à Bellinde pour lui faire part de sa résolution. Cet enchaînement se répercute sur l’intrigue : Bellinde est désormais libre et son père veut la marier à un autre homme prénommé Ergaste. Célion va alors s’enfuir dans les bois, où il projette d’assassiner son rival avant de se suicider. Finalement, après plusieurs péripéties, l’histoire des deux amants se termine bien. Célion renonce à ses plans et s’unit à Bellinde pour donner naissance à Diane. Cet exemple démontre bien qu’à partir d’un seul conseil et de la décision qui en découle, la narration est susceptible d’être impactée.

37Enfin, si nous nous intéressons aux effets du texte sur le lecteur, nous nous apercevons que les discours de conseil sont de véritables indices pour celui qui lit le roman. D’une part, les discours de conseil sont à l’origine d’effets d’analepse. Un conseil mentionné à tel livre nous rappelle tout simplement qu’il a été donné un ou plusieurs livres avant. Ces phénomènes sont insérés par Honoré d’Urfé comme un moyen pour aider son lecteur à ne pas se perdre dans ses milliers de pages. D’autre part, les discours de conseil entraînent des effets de prolepse. Les discours de conseil contribuent à créer une forme d’attente pour le lecteur, comme au livre 4, lorsque Léonide et Sylvie, face à l’état de Céladon qui se dégrade, décident de s’en remettre aux conseils d’Adamas : « je ne voy point un moyen plus aisé, que par l’entremise de mon oncle, qui en viendra bien à bout par son conseil, & par sa prudence » (4, p. 256). Ce discours direct mentionne un discours de conseil qui n’a pas encore été donné et que le lecteur attend : il veut savoir quel va être le conseil d’Adamas pour arranger la situation. Il devra toutefois attendre le livre 9, soit cinq livres plus loin, pour que Léonide retrouve Adamas et qu’elle lui raconte l’histoire de Galathée et Lindamor. Puis, ce n’est qu’au livre 10 que le druide donne un premier conseil à la nymphe sur la manière de s’adresser à Galathée (10, p. 555) et qu’il conseille Sylvie en aparté pour empêcher Céladon de tomber amoureux de Galathée ou de Léonide (10, p. 564-565).

38Ainsi, l’étude des discours de conseil d’un point de vue narratologique met en évidence leur importance dans la construction de la cohérence et de la cohésion du récit. Ils permettent non seulement de définir l’identité et le statut des personnages, mais aussi d’organiser des effets de circularité dans le roman.

*

39Nous voudrions terminer notre propos par une piste de réflexion. Nous avons évoqué les modalités rhétoriques et narratologiques des discours de conseil, sans nous attarder sur leur aspect idéologique. Pourtant, les discours de conseil peuvent être considérés comme une caisse de résonance des évènements et des réflexions de la période. Ils sont porteurs d’enjeux, notamment éthiques et politiques. Un exemple parmi tant d’autres est celui du démon « socratique ou moraliste nourri de philosophie stoïcienne » (Volpilhac, 2023, p. 175) qui persuade Alcippe de retourner à la vie pastorale après être devenu chevalier. Dans son discours, le démon élabore « une apologie de la retraite et le réquisitoire de la vie de Cour » (Volpilhac, 2023, p. 175). Ses propos soulèvent des questions philosophiques et politiques au sujet de l’organisation et du but d’une cité qui sont « indissociable[s] des questions d’actualité politique qui marquent la fin du xvie siècle » (Volpilhac, 2023, p. 198).