Colloques en ligne

Adrienne Petit

Les "entretiens de pensée" : une séquence topique du roman pastoralLes "entretiens de pensée" : a topical sequence in the pastoral novel

Les "entretiens de pensée" : a topical sequence in the pastoral novel

1L’accès au for intérieur est une question centrale du roman pastoral et, en particulier, de L’Astrée d’H. d’Urfé chez lequel G. de Scudéry reconnaît et loue, plus de vingt ans après la parution de la première partie du roman, un « peintre de l’âme » qui « va chercher dans le fond des cœurs les plus secrets sentiments1 ». La Fontaine de la vérité d’amour qui « declare par force les pensées plus secrettes des Amants est l’allégorie » (Urfé, [1607], 2011, I, 4, p. 237) et qui se voit interdite à la suite des amours malheureuses d’Amour et de Fortune en est, sans doute, l’allégorie la plus parlante. La transparence des cœurs est en effet l’un des principes éthiques de l’honnête amitié, comme l’affirme Astrée, alors qu’elle s’apprête à faire le récit de ses amours à Diane :

ma parole m’oblige sans doute à vous faire le discours de ma vie : mais beaucoup plus l’amitié qui est entre nous, sçachant bien que “c’est, estre coupable d’une trop grande faute, que d’avoir quelque cachette en l’ame, pour la personne que l’on l’aime”. (Urfé, [1612] 2011, I, 6, p. 357)

2Cet accès se voit pourtant restreint – au nom du principe courtois de la discrétion qui préserve la réputation de la dame – dénié, manqué mais encore manipulé – comme le fait Climanthe, le faux druide, feignant de lire les pensées et souvenirs de Léonide2 – voire enfreint par les indiscrétions constantes des personnages.

3 Le roman s’ouvre sur la mention de l’activité introspective des protagonistes introduite par la collocation (ou co-occurrence lexicale) « entretenir ses pensées » :

De fortune, ce jour l’Amoureux Berger s’estant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres apres luy : car esveillée d’un soupçon trop cuisant, elle n’avoit peu clorre l’œil de toute la nuict. (1, p. 121, nous soulignons)

4Quand Astrée survient, elle est elle-même tellement « ravi[e] » « en ses pensées » qu’elle ne prête guère attention à Céladon. Le drame se noue du fait de l’opacité des cœurs et de l’incapacité des amants et, en particulier, d’Astrée qui croit Céladon infidèle sur le faux rapport de Sémire, à communiquer. Séparés l’un de l’autre, après que le Lignon a emporté Céladon sur l’autre rive, et tenus à la dissimulation de leur affection, chacun est alors renvoyé à son for intérieur. Croyant Céladon mort, Astrée s’isole ainsi pour donner libre cours à sa douleur et à la culpabilité qui la taraude :

cependant elle continuoit son chemin, le long duquel mille pensers, ou plustost mille déplaisirs, la talonnaient pas à pas, de telle sorte que quelquefois douteuse, d’autrefois asseurée de l’affection de Celadon, elle ne sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent : que si les paroles qu’elle luy avoit ouy tenir aupres de la Bergere Amynthe, luy revenoient en la memoire, elle le condamnoit comme coulpable. En ce labyrinthe de diverses pensées, elle alla longuement errante par ce bois, sans nulle élection de chemin  […]. (1, p. 139-140)

5Ce très beau psycho-récit, dans lequel les « pensées » personnifiées poursuivent Astrée et dans lequel l’indécision devient un « labyrinthe » mental, annonce l’aventure intérieure qui sera aussi celle des protagonistes du roman. Prenant pour point de départ, le repérage de la collocation entretenir ses pensées dans la tradition pastorale, nous proposerons une analyse rhétorique et poétique des séquences introspectives de L’Astrée en montrant qu’elles s’inscrivent dans une conception allégorique et discursive de l’intériorité3.

Fortune d’une collocation

6La collocation entretenir ses pensées est liée à la tradition romanesque pastorale et apparaît être un stylème de la prose d’Urfé et de celle de ses épigones. On compte cinq occurrences de cette expression dans la première partie de L’Astrée4, sept dans la deuxième partie et autant dans la troisième sans compter les variantes telles que s’entretenir (en soi-même), entretenir ses imaginations, entretenir ses désirs (ou telle ou telle passion) et autres constructions parasynonymes. Si Urfé n’est pas le premier à employer cette expression, il semblerait qu’elle se rencontre rarement auparavant, d’après les sondages que nous avons pu effectuer dans les bases de données de Frantext et Google Books5. On en rencontre ainsi une occurrence au début de La Pyrénée de Belleforest, premier roman pastoral français, alors que la bergère Galathée s’enquiert de l’état du cœur de Philarète qu’elle soupçonne d’en aimer une autre :

Mais toy te contentant de ta seule vertu & ne te souciant (comme celuy qui est pourveu en meilleur endroit) de noz caresses, n’as à faire que d’entretenir tes pensées, les ayant a mon advis colloquées [ie : placées] en lieu si hault, que la seule memoire te donne tel aise que tout le reste ne te semble rien au pris du plaisir que tu prens à discourir tes conceptions & a te plaire & esgayer en la souvenance de la chose qui ramenteue [sic], nourrit & sustente le meilleur qui soit en toy. (Belleforest, 1571, p. 32, nous soulignons)

7L’entretien de pensées, que reprend ici la construction verbale synonyme « discourir tes conceptions », est ainsi présenté comme une activité solitaire associée à la rêverie et remémoration amoureuse. Sauf erreur de notre part, on ne trouve pas d’occurrence dans les Bergeries Juliette de Montreux (1585) ni dans les traductions françaises de 1515 et 1737, disponibles sur Google Books, de L’Arcadie de Sannazar. Il n’y en a pas trace non plus dans les éditions françaises de la Diane de Montemayor que nous avons pu consulter pour le xvie siècle6, en revanche, la traduction de 1631 comporte quelques occurrences de la collocation et de ses variantes, dont l’une est plus particulièrement remarquable :

Felismene part du Palais Felismene ne cheminoit pas seule. Les diverses pensées qui agitoient son esprit luy servoient assez d’entretien. Elle alloit tantost resvant à ce que luy avoit dit Felicie. Et tantost considerant les mal-heurs qui l’avoient assistée le long de ses Amours, elle desesperoit de trouver du repos. Mais si d’un côsté ces contraires pensées luy donnoient de la peine, elles l’entretenoient si bien d’autre-part qu’elle ne sentoit pas le travail du voyage. Elle ne chemina pas long-temps par le milieu d’une grande pleine sans descouvrir aux rayons du Soleil, une cabane de bergers […]. (Montemayor, 1631, p. 335, nous soulignons)

8La collocation, en construction syntaxique inverse – pensées n’est plus complément du verbe entretenir mais sujet –, encadre de manière topique une séquence de récit de pensées, selon la terminologie de Gérard Genette (1972), ou psycho-récit, selon celle de Dorrit Cohn (1981). Il semble significatif que l’expression apparaisse dans cette traduction de 1631 alors que la diffusion et le succès éditorial de L’Astrée battent leur plein avec la publication des conclusions de Gomberville et Baro ainsi que les premières éditions des cinq parties de l’œuvre7. En dehors de la tradition pastorale, les quelques sondages effectués n’ont pas fait ressortir d’occurrences de l’expression dans les Amadis ni dans les romans grecs publiés aux XVIe et XVIIe siècles, qui figurent au palmarès des romans les plus lus et dans les sources d’inspiration d’Urfé. On en rencontre quelques-unes dans les romans sentimentaux d’Antoine de Nervèze qui sont contemporains de L’Astrée, la production romanesque de ce dernier s’étalant des années 1598 à 1612.

9Si la collocation n’est pas réservée à la pastorale, elle semble lui être préférentiellement associée comme le montre l’entrée « entretenir » du Dictionnaire universel de Furetière, premier dictionnaire à l’enregistrer :

ENTRETENIR, signifie aussi, Discourir avec une ou plusieurs personnes. Un homme est agreable et divertissant, qui sçait bien entretenir une compagnie. Les plaideurs ne s’entretiennent que de leurs procés, les braves que de leurs combats, les femmes que de juppes et de bagatelles. Cet Advocat a entretenu une heure l’audience agreablement. J’ay entretenu vostre Rapporteur de vostre affaire, je l’en ay bien instruit. Les amants, les melancoliques vont dans les bois entretenir leurs pensées, s’entretenir avec les échos. […] (Furetière, 1690, nous soulignons)

10L’exemple choisi pour illustrer l’expression correspond, on le voit, à une situation topique de l’univers pastoral, l’association étant corroborée par l’expression suivante « s’entretenir avec les échos » qui désigne l’une des déclinaisons poétiques possibles de l’entretien de pensées. Mettant en scène le dialogue (feint) d’un personnage avec l’écho, répétant une ou plusieurs syllabes du discours de ce dernier, le poème d’écho est en effet l’une des formes caractéristiques de la veine pastorale, dont Urfé propose une illustration célèbre au début de la deuxième partie de L’Astrée8. Signe de la lexicalisation partielle de l’expression et de la fortune qu’elle rencontre, le dictionnaire de l’Académie en fait également mention pour illustrer l’emploi discursif du verbe « entretenir » :

Entretenir, signifie aussi, Parler à quelqu’un, tenir quelque discours à quelqu’un. Je l’ay entretenu familierement dans son cabinet. il faut chercher l’occasion de l’entretenir de cette affaire. il entretient fort agreablement la compagnie. de quoy vous entretenez-vous-là ? voilà assez de nouvelles pour vous entretenir deux jours. les amis s’entretiennent par lettres. ils s’entretenoient de bagatelles. On dit, S’entretenir de quelqu’un, pour dire, Parler de quelqu’un avec un autre. Et on dit, S’entretenir soy-mesme. entretenir ses pensées. entretenir ses resveries, pour dire, Penser à quelque chose, mediter, resver. (Dictionnaire de l’Académie, 1694, nous soulignons)

11L’encadrement de la collocation par la construction pronominale réfléchie « s’entretenir soi-même » et la construction transitive « entretenir ses rêveries » souligne ici le sens introspectif de l’expression tout en l’intégrant dans un paradigme synonymique. Alors que dans le dictionnaire de Furetière, le renvoi à l’imaginaire pastoral et la mention d’un dérèglement de la faculté imaginative soulignait le caractère déviant d’une telle conduite discursive, la glose de l’expression au moyen de verbes simples (« penser à quelque chose, mediter, resver ») banalise l’expression en atténuant très nettement son sens métaphorique, tel qu’il est actualisé dans L’Astrée.

12Dans la première partie de L’Astrée, l’expression se rencontre dans deux configurations différentes, soit pour faire mention de l’activité introspective d’un personnage sans en rapporter le contenu – c’est alors un discours narrativisé – comme dans l’incipit9, soit pour servir d’embrayeur à un passage introspectif, qui peut se composer d’un segment de psycho-récit, d’une pièce versifiée et/ ou d’un monologue, à l’exemple de cet extrait de l’histoire de Diane dans lequel la construction verbale introduit le poème « D’un cœur outrecuidé » :

Et de fortune le jour qu’il devoit arriver, Daphnis & moy nous promenions sous quelques arbres, qui sont de l’autre costé de ce pré, le plus pres d’icy : Et ne sçachant presque à quoy nous entretenir, cependant que nos troupeaux paissoient, nous allions incertaines où nos pas sans élection nous guidoient, lors que nous entr’ouïsmes une voix d’assez loing : & qui d’abord nous sembla estrangere. Le desir de la connoistre nous fit tourner droit vers le lieu où la voix nous conduisoit, & par ce que Daphnis alloit la premiere, elle reconnut Filandre avant que moy, & me fit signe d’aller doucement ; & quant je fus pres d’elle s’approchant de mon aureille, elle me nomma Filandre, qui du dos appuyé contre un arbre, entretenoit ses pensées, lassé (comme il y avoit apparence) de la longueur du chemin, & par hazard quand nous arrivasmes, il recommença de cette sorte. […] (6, p. 369, nous soulignons)

13Le polyptote du verbe entretenir employé d’abord avec un complément réfléchi humain « nous entretenir » puis, en suivant, avec le complément inanimé « entretenoit ses pensées » souligne, par contraste, la solitude du berger (qui ne peut s’épancher auprès de personne) et la continuité énonciative entre le dialogue entre Diane et Daphnis et le soliloque dialogique de Filandre. Par un jeu d’antanaclase, figure qu’affectionne tout particulièrement Urfé10, la collocation « entretenir ses pensées » réinscrit, on le voit, le monologue dans le cadre fictif d’une énonciation adressée. Bien que n’apparaissant que ponctuellement, cette collocation est ainsi révélatrice de la permanence d’une figuration allégorique des facultés de l’âme, qui s’inscrit plus largement dans le cadre d’une persistance du régime allégorique dans L’Astrée comme l’a montré Delphine Denis (2012), et, d’autre part, d’une conception discursive de l’intériorité. C’est sur ces deux traits de la représentation de la vie psychique à l’âge baroque et sur les déclinaisons et modélisations qu’en propose L’Astrée que nous souhaiterions revenir à présent.

Monologues adressés : apostrophes et prosopopées

14La peinture de l’intériorité est particulièrement riche et variée dans L’Astrée : outre les poèmes énoncés solitairement11, on compte, pour la première partie, une douzaine de monologues (plaintif ou délibératif) et au moins autant de psycho-récits suivis formant une unité textuelle isolable – sans prendre en compte les innombrables segments plus brefs intriqués au récit d’événement. Dans un roman conversationnel12, ces paroles et pensées solitaires font d’autant plus saillie qu’ils sont moins nombreux proportionnellement parlant. Dans la deuxième partie de L’Astrée, les séquences introspectives et, dans le même temps, les psycho-récits s’allongent de manière significative, peut-être pour des raisons poétiques, Urfé ayant trouvé sa manière, mais aussi, sans doute, pour des raisons proprement narratives : après la mise en place du récit, les personnages principaux, Céladon et Silvandre en particulier, affrontent à présent les obstacles intérieurs qui les séparent des femmes aimées.

15Les discours solitaires, poèmes et monologues, ont pour particularité d’être dans leur grande majorité « proférés », c’est-à-dire prononcés à voix haute ou plus ou moins basse, comme le précisent les commentaires énonciatifs qui les accompagnent, la représentation romanesque de l’intériorité ne différant pas sur ce point de la convention théâtrale13. Un personnage peut donc se parler à haute et intelligible voix, à l’exemple de Célion qui « s’entret[ient] sur son prochain malheur » et « souspir[e] 14 » les vers « Comparaison d’une fontaine à son déplaisir » :

Cependant que ce Berger parloit de cette sorte en soy-mesme, & qu’il en proferoit assez haut plusieurs paroles sans y penser, tant il estoit troublé de ce desastre, Bellinde qui n’avoit pas perdu le souvenir de l’assignation qu’elle luy avoit donnée, aussi tost qu’elle se pût deffaire de ceux qui estoient autour d’elle, s’en alla le trouver […]. (10, p. 598)

16L’acte de profération traduit la force de la passion, comme le note ici Céladon qui rapporte la scène, tout en garantissant la vraisemblance énonciative des récits insérés dans lesquels les narrateurs intradiégétiques se justifient fréquemment d’avoir eu connaissance des pensées d’un autre personnage et de les rapporter mot pour mot. Cette convention romanesque, caractéristique du roman pastoral, dans laquelle un personnage tiers surprend le discours d’un autre dissimulé derrière un buisson sera, on le sait, abondamment moquée et critiquée15. À quelques exceptions près16, les monologues de L’Astrée ont également pour caractéristique d’être structurés par les apostrophes, adressées à un inanimé (tel qu’un objet appartenant à l’être aimé ou une lettre), à un absent (les dieux, le dieu Amour, la personne aimée etc…), à soi-même ou, par synecdoque, à une partie de soi-même (les passions, la mémoire etc…). Les apostrophes organisent ainsi ces discours en autant de « blocs17 » textuels, comme cela apparaît nettement dans la plainte liminaire de Céladon18, après le départ en furie d’Astrée, successivement adressée au cordon et à la bague arrachés à celle-ci. Jouant ingénieusement avec la tradition pastorale, Urfé se plaît à rappeler que les éléments naturels (bois, rochers, fontaines, etc…) sont les interlocuteurs privilégiés des bergers esseulés. Ainsi, alors que Célion s’est évanoui de désespoir au sujet du mariage d’Ergaste et Belinde, cette dernière semble s’apprêter à se confier à la nature environnante :

Lors qu’elle le vid esvanoüy, & qu’elle creust n’estre escoutée que des Sicomores & de l’onde de la fontaine, ne leur voulant cacher le desplaisir qu’elle avoit tenu si secret à ses compagnes, & à tous ceux qui la voyoient ordinairement. Helas ! dit-elle, en joignant les mains, Helas ! ô souveraine bonté, ou sors moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié, ou mon cruel desastre, ou que mon cruel desastre me rompe. Et puis baissant les yeux sur Celion : Et toy, dit-elle, trop fidele Berger […]. (10, p. 601)

17Mettant en évidence l’artifice poétique, la plainte qui suit multiplie les adresses (aux dieux, à Célion qui ne peut l’entendre et à elle-même) mais les éléments du décor pastoral ne sont pas pris à partie, ce type d’apostrophe étant réservé aux pièces poétiques19.

18Le discours délibératif du bon démon d’Alcippe que Céladon rapporte de mémoire à Galathée alors qu’il fait le récit de la vie de son père, devenu chevalier puis revenu à la vie de berger, constitue un cas remarquable de monologue adressé. Sans doute d’origine platonicienne, la figure du bon démon apparaît à plusieurs reprises dans le roman, tantôt comme une forme d’inspiration surnaturelle, tantôt comme une instance protectrice, mais c’est la seule occurrence où il est doté de parole et où il apparaît, explicitement, comme une allégorie de la voix intérieure ou de la conscience du personnage – avatar du Jiminy Cricket de Pinocchio. Ce discours intérieur est le seul de la première partie qui n’ait pas un sujet amoureux mais philosophique, celui du choix de la vie bonne, engageant, de manière subséquente, la question politique de l’institution pastorale20. Reprenant les thèmes stoïciens de l’incompatibilité du repos et de l’ambition21 ainsi que celui de l’instabilité de la fortune, Urfé insère ici, dans le cadre de la fiction, une épître morale miniaturisée, genre dans lequel il s’était illustré quelques années plus tôt22 :

Vien-ça, Alcippe, quel est ton dessein ? n’est-ce pas de vivre heureux autant que Cloton fillera tes jours ? si cela est, où penses-tu trouver ce bien, sinon au repos ? “Le repos où peult-il estre que hors des affaires ? Les affaires, comment peuvent-elles esloigner l’ambition de la Cour, puis que la mesme felicité de l’ambition gist en la pluralité des affaires ? N’as-tu point encor assez éprouvé l’inconstance dont elles sont pleines ? aye pour le moins ceste consideration en toy.[…] ” (2, p. 198)

19L’interjection et l’adresse liminaires rappellent, en effet, l’énonciation familière de l’épître morale dans laquelle les destinataires (Lucilius chez Sénèque, Agathon chez Urfé) sont interpellés à la deuxième personne du singulier. L’interlocution prend la forme d’une prosopopée du « bon démon » adressée à Alcippe. Cette figure de dialogisme qui consiste à « feindre des personnes, & […] faire parler ce qui ne peut parler23 » constitue, si l’on peut dire, une apostrophe au carré reposant sur l’inversion des rôles discursifs : le personnage n’est plus le locuteur mais l’allocutaire de sa propre voix intérieure. Représentant le dilemme moral du personnage, la prosopopée apparaît ainsi comme une variation à la deuxième personne sur le genre du monologue délibératif, forme traditionnelle de la représentation de l’intériorité24. Elle a, en l’occurrence, une fonction d’évidence – peindre le fond du cœur –, une fonction pathétique – mettre en valeur l’exercice du jugement et l’instant d’une décision cruciale – et une triple fonction argumentative, qui démultiplie, à tous les niveaux narratifs, la dimension dialogique du monologue. Au niveau intradiégétique, le bon démon invite Alcippe à renoncer à la vie de cour pour investir de nouveau le repos de la vie pastorale. Au niveau diégétique, Céladon, qui souhaite quitter le Palais d’Isoure où il est retenu prisonnier, entend persuader Galathée, son interlocutrice, que sa place n’est pas à la cour et qu’il ne saurait renoncer à sa condition de berger. Enfin, au niveau extradiégétique, le discours du bon démon se dote d’une dimension exemplaire, en mettant en garde le lecteur d’Urfé contre les dangers de la vie de cour.

Psycho-récit discursif : de la voix du personnage à la voix du narrateur

20L’emploi de la collocation « entretenir ses pensées », pour introduire différents types de séquences introspectives, met ainsi en évidence le fait que le monologue est conçu comme un « dialogue intériorisé », selon l’expression d’Émile Benveniste25, mais encore que le psycho-récit est conçu comme l’équivalent d’un double discours – celui du personnage et celui du narrateur. C’est à la fois un discours rapporté de pensées, selon la terminologie de Genette26 qui considère qu’il n’y a pas lieu de distinguer récit de pensées et récit de paroles, et « un discours du narrateur sur la vie intérieure de ses personnages27 », selon la définition de Dorrit Cohn qui considère que le psycho-récit est une technique à part entière de représentation de la vie psychique, distincte du monologue intérieur dans lequel les pensées et les émotions sont verbalisées par le personnage lui-même.

21Quand il n’est pas imbriqué dans le récit d’événement, la continuité entre psycho-récit et discours est apparente. D’une part, le psycho-récit sert fréquemment à introduire ou conclure un monologue, une lettre ou tout autre type de discours, quand il ne les encadre pas. L’insertion d’une lettre est l’un des lieux privilégiés de la description des passions dans la fiction narrative du xviie siècle. Dans ce cas-ci, le psycho-récit commente alors l’effet produit par la lecture de la lettre sur son destinataire28, ainsi d’Amaranthe qui s’éprend de Célion en lisant la lettre d’amour qu’il a écrite à Bellinde, sa meilleure amie :

Amaranthe releut plusieurs fois ceste lettre, & sans y prendre garde, alloit beuvant la douce poison d’Amour, non autrement qu’une personne lasse se laisse peu à peu emporter au sommeil : si son penser luy remet devant les yeux le visage du Berger, ô qu’elle le trouve plein de beauté : si sa façon, qu’elle luy semble agreable : si son esprit, qu’elle le juge admirable ; & bref elle le voit si parfait, qu’elle croit sa compagne trop heureuse d’estre aimée de luy. Apres reprenant la lettre elle la relisoit, mais non pas sans s’arrester beaucoup sur les sujets qui luy touchoient le plus au cœur, & quand elle venoit sur la fin, & qu’elle voyoit ce reproche de cruelle, elle en flattoit ses desirs, qui naissants appelloient quelques foibles esperances comme leurs nourrices […]. (10, p. 581)

22Céladon, qui raconte l’« Histoire de Célion et Bellinde » aux nymphes, donne à voir l’intériorité des personnages de son récit, à l’instar du narrateur du récit-cadre, sans que les circonstances ne justifient, comme dans l’histoire de son père Alcippe, qu’il en ait été le dépositaire. La voix du narrateur intradiégétique est nettement perceptible dans les commentaires psychologiques, avec l’analogie liminaire : « non autrement qu’une personne lasse se laisse peu à peu emporter au sommeil », comme dans l’emphase lyrique avec laquelle est décrit l’innamoramento : « ô qu’elle le trouve plein de beauté ». On relèvera la permanence d’une représentation allégorique des facultés de l’âme, au moyen de personnifications plus ou moins développées, qui rappellent l’agentivité des prosopopées d’instances psychiques analysées plus haut : « son penser lui remet devant les yeux » et « ses desirs, qui naissants appelloient quelques foibles esperances comme leurs nourrices ». D’autre part, le passage énonciatif du récit au discours peut s’opérer avec la plus grande fluidité, au sein de la même phrase. Après l’annonce de la mort Ligdamon, une bribe de discours direct de pensées est ainsi insérée, avant le monologue proprement dit, au sein du psycho-récit de Sylvie, se repentant des mauvais traitements infligés à son amant :

elle alloit repassant par sa memoire toute leur vie passée, quelle affection il luy avoit toujours fait paroistre, comme il avoit patienté ses rigueurs, avec quelle discretion il l’avoit servie, combien de temps ceste affection avoit duré, & en fin, disait-elle, tout cela s’enclost à cest’heure dans un peu de terre : & en ce regret se ressouvenant de ses propres discours, de ses Adieux, de ses impatiences, & de mille petites particularitez, elle fut contrainte de dire. Tay-toy, memoire, laisse reposer les cendres de mon Ligdamon, que si tu tourmentes, je sçay qu’il te desadvoüera pour sienne, & si tu ne l’és pas, je ne te veux point. (10, p. 628-629).

23Se rencontrent également dans L’Astrée des séquences de psycho-récits autonomes – non subordonnées à l’insertion d’un discours – en particulier dans les seuils et conclusions de parties ou de livres. Si la première partie de L’Astrée débute et se ferme sur de longues séquences introspectives, le procédé est récurrent dans la deuxième partie du roman, la plupart des livres commençant avec du psycho-récit. Le caractère discursif des psycho-récits apparaît alors, indépendamment de la combinatoire entre récit et discours, notamment dans les passages les plus pathétiques. Le troisième livre de la première partie s’ouvre de la sorte sur le désespoir nocturne de Céladon dans sa chambre du palais d’Isoure. Alors que le précédent livre s’était clos sur l’histoire des parents de ce dernier, la séquence de psycho-récit permet de rappeler l’intrigue principale et de mettre en valeur les points communs entre les amours d’Alcippe et d’Amarillis et ceux de Céladon et d’Astrée contrariés, eux aussi, par l’autorité parentale. La personnification des pensées se décline dans une variante topique de l’entretien de pensées, celle de la « compagnie » de pensées, dont le sens figural est souligné par l’emploi littéral et contrastif du terme à l’ouverture de l’extrait :

Tant que le jour dura, ces belles Nymphes tindrent si bonne compagnie à Celadon, que s’il n’eust eu le cuisant déplaisir du changement d’Astrée, il n’eust point eu d’occasion de s’ennuyer : car elles estoient & belles, & remplies de beaucoup de jugement : toutefois en l’estat où il se trouvoit, cela ne fut assez pour luy empescher de se desirer seul : & par ce qu’il prevoyoit bien que ce ne pouvoit estre que par le moyen de la nuit qui les contraindroit de se retirer, [il] la souhaittoit à toute heure. Mais lors qu’il se croyoit plus seul, il se trouva le mieux accompagné : car la nuict estant venuë, & ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses pensers luy vindrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs, qu’ils luy firent bien autant ressentir leur abord qu’il l’avoit desiré. Quels désespoirs alors ne se présentèrent point à lui ? nul de tous ceux que l’amour peut produire, voire l’Amour le plus désespéré : Car si à l’injuste sentence de sa maitresse il opposait son innocence, soudain l’exécution de cet arrêt lui revenait devant les yeux. Et comme d’un penser on tombe dans un autre, il rencontra de fortune avec la main le ruban où estoit la bague d’Astrée, qu’il s’estoit mise au bras. O que de mortelles memoires luy remit-il en l’esprit ! […] (3, p. 206, nous soulignons)

24Non seulement le psycho-récit se donne à lire comme une déploration intérieure mais la plainte du personnage est appuyée voire redoublée par les accents pathétiques de la voix narratoriale. Tous les marqueurs de la plainte sont là : la situation narrative – la nuit, seul dans une chambre –, la thématisation du désespoir du personnage et plusieurs lieux communs de la pitié29 – le traitement injuste d’une personne aimée et l’opposition entre le bonheur passé et le malheur présent.. Figures de dialogisme, l’interrogation oratoire, à valeur hyperbolique, et l’exclamation créent une tension narrative et invitent le lecteur à la compassion en exprimant celle du narrateur pour son personnage. La superposition de ces deux discours – celui du personnage et du narrateur – font ainsi de la psyché du personnage une scène dramatique à part entière. On notera enfin qu’il s’agit également, comme l’analyse Jean-François Perrin, d’un épisode de mémoire involontaire et d’une scène de ressouvenir, un type de psycho-récit bien représenté dans L’Astrée – voir l’exemple précédemment cité – et sur lequel se clôt le livre douze de la première partie, alors que Céladon, considérant le paysage du Forez et les lieux de ses amours avec Astrée, se remémore son bonheur passé. Pour J.-F. Perrin, Urfé innove à plusieurs égards :

d’abord en insérant les scènes de ressouvenir dans une dynamique romanesque à très longue portée, les constituant par là en des sortes d’intersignes narratifs au fil de l’histoire principale, comme d’ailleurs des histoires insérées en contrepoint ; et d’autre part il les intègre à une dynamique associative “comme d’un penser on tombe dans un autre”, qui révèle une façon de concevoir la mémoire involontaire non pas seulement comme instrument compositionnel, mais comme un mode du penser – une sorte de Lignon mental reliant, par un caprice qui n’est qu’apparent, remous mémoriels, hantise de la perte et méditation mélancolique de l’impermanence. (Perrin, 2016, p. 165)

25Au-delà de sa dimension pathétique et dramatique, le psycho-récit a, en effet, une fonction de récapitulation et de composition, au sens où la représentation de la mémoire permet de ressaisir les fils de l’intrigue.

26L’Astrée propose une peinture du « fond du cœur » particulièrement éclatante, tant par son élaboration rhétorique que par son intégration poétique et narrative. L’admiration de Georges de Scudéry en témoigne, Urfé a, sans aucun doute, contribué à modéliser la représentation de la vie psychique dans le roman du premier xviie siècle et encore longtemps après. La fortune de la collocation « entretien de pensées », qui charrie avec elle une conception allégorique et discursive de l’intériorité, chez ses thuriféraires et épigones30, en est un indice patent. Deux ans avant la parution d’Ibrahim, Jean Desmarets de Saint-Sorlin, romancier de la génération suivante, comptera, dans la préface de Rosane, « l’entretien de pensées » parmi les « beaux endroits31 » du genre romanesque :

Ainsi les narrations, les descriptions, les entretiens de pensée, ceux de conversation, les discours de Politique ou de Morale, la vive représentation des passions, les lettres, les harangues, doivent addroitement succeder les unes aux autres ; & il n’y a point de genre d’escrire qui embrasse tant de matieres differentes. (Desmarets de Saint-Sorlin, 1639, n. p.)