Colloques en ligne

Pierre Lyraud

« Guérissez-vous et espérez ». La passion de l’espérance dans la Première Partie de L'Astrée

« Guérissez-vous et espérez ». The Passion of Hope in L’Astrée’s First Part

1On se souvient peut-être du sujet sur lequel roule la très belle conversation qu’Hortense et quelques autres personnages partagent, au tout début de la « Quatrième partie » de Clélie : « qui donne le plus de plaisir, ou le souvenir des faveurs passées, ou l’esperance des faveurs à venir1 ? ». On a montré avec bonheur à propos de L’Astrée à quel point la mémoire ou les fantômes du passé participaient de sa rhétorique et de sa poétique2 mais peut-être moins à quel point l’espérance, et avec elle l’imagination de l’avenir, la structurait tout autant : non plus le regard en arrière, si présent et si beau, mais le regard en avant, tendu vers un bien estimé possible à posséder, quoique difficile à atteindre. Pourtant, à qui se prendrait à espérer, les Épîtres morales du même Urfé rappellent avec brutalité : « l’espérance est cause de tous les ennuis des hommes3 ». L’Astrée ne saurait-elle donc qu’être « un paradis désespéré4 » ? On se gardera toutefois de rabattre sans précaution la leçon néo-stoïcienne des Épîtres morales sur l’Astrée : un recueil d’épîtres n’est pas un roman, qui est plutôt, selon une belle formule d’Amyot à propos des Vies parallèles, un répertoire de « cas humains représentés au vif5 ». Avant de prescrire, Urfé peint les passions de l’amour et de l’amitié. Présente dans tous les espaces discursifs du roman – des sentences démarquées aux discours directs, du récit-cadre aux histoires enchâssées – l’espérance est dès lors attendue dans le cadre d’un récit dépliant les amours de jeunes gens (« la jeunesse est pleine d’espoir » dit Aristote dans ses Problèmes6), mais elle est remotivée par le fonds pensif ou pensant du roman d’Urfé et par la conscience très nette qu’il a de ses propres enjeux voire de ses propres conventions. J’examinerai tour à tour le romanesque, la psychologie puis les morales de l’espérance dans la première partie du roman, en parlant uniformément d’espérance pour englober tout à la fois le nom générique de l’affect, humain comme divin, et ses réalisations particulières, partant du principe que les aires sémantiques d’espoir et d’espérance se recoupent très majoritairement au XVIIe siècle.

Romanesque de l’espérance

2Que le roman soit lié d’une affinité intime à l’espérance, le début de L’Astrée le montre remarquablement. Céladon, qui « rencontr[e] par hazard qu’[Astrée] le regard[e] » d’un regard triste, est là victime d’« un malheur inespéré » que « la fortune, pour lui oster toute sorte de resistance » lui envoie « inopinément » (I, 1, p. 123). Un verbe et une expression condensent l’essentiel : « rencontrer » est le verbe qui convient, si l’on suit la définition que donne Nicot du substantif « rencontre » (« proprement ce que sans estre preveu, et inesperéement s’offre à nous. Car Rencontre presuppose adventure7 ») tandis que le syntagme « malheur inespéré » se donne à lire comme le calque d’une expression latine du De inventione de Cicéron (« l’insperatum incommodum ») reprise par exemple par François Dubois et Peletier du Mans8. En voici le texte :

C'est là [dans la narration qui porte sur les personnes] qu’on doit trouver réunis la variété, les grâces du style, la peinture des passions et des mouvements du cœur, la sévérité, la douceur, la crainte, l’espoir, le soupçon, le désir, la feinte, l'erreur, la compassion, des révolutions, des changements de fortune, des revers soudains, des succès inattendus, et un agréable dénouement9

3Il offre le modèle d’une narration dont l’essence est de contrecarrer des espérances : non pas exactement de les nier, mais de les représenter pour s’en moquer ; l’agent narratif, la Fortune, agite les espoirs et les tourmente. D’où l’insistance, dès les premières théories du roman, sur l’investissement émotionnel que peut produire le genre, autant sur ce qu’on appelle alors l’intérêt ou l’attachement que l’on prend aux passions des personnages, que sur ce que l’on commence à appeler le « suspense » ou la « suspension » de l’âme – l’attente d’un accomplissement ou non. L’espérance n’est plus ici seulement un objet ou un facteur narratif, mais une réaction de lecteur, décelable entre autres exemples dans la préface de Guez de Balzac à l’Histoire indienne d’Anaxandre et Orazie de Boisrobert :

Je me suis intéressé tout de bon dans les affaires de ses Rois imaginaires. J’ai eu des peurs pour le pauvre Anaxandre, qui ne peuvent s’exprimer. Les malheurs de Lysimante ne m’ont guère moins travaillé l’esprit ; et dans les extrémités où je les ai vus tous deux je faisais des vœux pour leur salut sur le point qu’ils ont été miraculeusement délivrés. [...] J’ai eu honte de voir que c’étaient les songes et les visions d’un autre, et non pas mes propres maux qui me causaient de si sensibles et de si véritables déplaisirs10

4Jacques Amyot, quelques années auparavant, notait à propos de l’Histoire éthiopique l’excitation d’un plaisir semblable : « tousjours l’entendement demeure suspendu, jusques à ce que l’on vienne à la conclusion, laquelle laisse le lecteur satisfaict, de la sorte que le sont ceux, qui à la fin viennent à jouyr d’un bien ardemment desiré et longuement attendu11. » C’est reconnaître la place de l’espérance (l’attente d’un bien désiré) dans l’expérience du lecteur « affectionné12 », soulignée également par des travaux attentifs à ses émotions13. Du point de vue compositionnel, on séparera par clarté les outils narratoriaux (la Fortune, les prolepses que peuvent être les oracles qui promettent un bien possible) et les « anticipations actoriales14 » qui équivalent aux anticipations représentées des personnages : les espérances dans le cas de l’attente d’un bien ou les craintes dans le cas de l’attente d’un mal.

5Qu’en est-il plus précisément dans L’Astrée ? Sur le plan narratif, on découvre vite la Fortune à l’œuvre – et avec elle – l’espérance contrecarrée. Elle a d’autant plus de chance d’être partout présente que la Fortune s’identifie traditionnellement à l’Amour « qui se joüe ordinairement de la prudence des Amans, & se plaist à conduire ses effets au rebours de leurs intentions15 » (I, 4, p. 249). Et elle est de fait à l’œuvre dès le début, mais avec une certaine malice romanesque. Par une palinodie initiale, en effet, les Bergers qui « recognoissent peu la fortune » (I, 1, p. 119) sont aussitôt victimes de son « inconstance ». Si bien que des circonstants a priori topiques – « de fortune » (p. 121, p. 129) – se trouvent remotivés par de singulières répétitions qui valent soupçon. Comment ne pas reconnaître la fortune lorsqu’on en est aussitôt victime ? De bergers, voilà les personnages devenus hommes, et l’on reconnaît le thème brossé à l’envi dans les Épîtres morales : « Alors il se cognoist homme, c’est à dire exposé au changement des choses mortelles, le joüet de la Fortune qui sur ce grand Ocean des affaires du monde, avance, &recule ainsi qu’il luy plaist le vaisseau de ses desseins16 ». Avec L’Astrée, on passe de l’Océan... au fleuve du Forez, évidemment, qui vient topiquement non pas seulement briser mais aussi « eslever17 » les espérances, et du Lignon à la Fontaine de la vérité d’amour, si liée à l’espérance de s’y voir aimé et au « desastre » de n’y voir que soi18. Bref, L’Astrée, ou les espérances ballotées. Est-ce à dire que la « Fortune » installe le règne de l’irrationnalité ou du déterminisme ? Tant s’en faut. Elle ne le fait pas dans le roman grec, elle ne le fait pas plus dans le « long roman » français (ou anglais)19 : elle est un niveau de causalité « seconde », selon un adjectif qu’Urfé emploie dans les Épîtres morales20, qui ne brime pas la liberté de l’homme. Davantage, elle s’appuie sur cette liberté, et le tracé des verbes d’action de ces premières pages montre qu’elles oscillent effectivement entre les moments de dessaisissement (« il ne falloit pas que Céladon fust le Phœnix du Bonheur » (I, 1, p. 123) et de ré-engagement narratif des personnages. Il en va ainsi de Sémire évidemment, de Céladon, mais d’Astrée tout autant, qui fait son propre malheur en ne laissant pas Céladon s’expliquer : « elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les premieres paroles » (ibid., p. 124). L’opposition que l’on trouve une fois entre le verbe « hasarder » et « espérer » (I, 9, p. 523), entre un abandon à l’incertitude du hasard et une tentative pour faire entendre sa liberté en tendant vers un objet qu’on se donne, l’indique également. Quant à la Providence, elle ne s’identifie pas plus à la « Fortune21 », mais elle s’en sert, comme dans le cas exemplaire des oracles heureux, qui déploient un autre mode d’inscription romanesque de l’espérance : cette dette du roman grec, réinventée par Urfé22, propulse les personnages dans un avenir providentialiste vers lequel ils veulent tendre et qu’ils doivent accepter, et fait du récit, pour les lecteurs, le lieu du désir d’un accomplissement.

6Et comment les personnages de ce roman d’amour pourraient-ils ne pas espérer ? Traités passionnels – « l’ame ne peut rien espérer qu’elle ne l’aime23 » – et traités théologico-philosophiques – « les moyens d’amour sont l’espérance et la poursuite de délectation24 » – lient amour et espérance, bien distincte, au moins théoriquement, du désir (I, 3, p. 241). Mais c’est, avec cette passion, toute sa temporalité qui se déverse dans le roman :

Il est vray qu’elle est douce aux affligez : mais qui nous rapporte d’avantage d’amertume en nos desseins que ce peu de douceur ? Figure-toy je te prie, un esprit qui espere, sur quelles espines repose il la nuict ? Quelles esguilles se cachent le jour en ses habits & s’ensevelissent en son flanc ? Le retardement luy fasche. Il precipite toute chose, pour se haster la cognoissance de son mal. Si son malheur dément son attente, quels enfers ressent-il25 ? 

7Ces lignes ouvrent une voie pour étudier narrativement l’espérance, faite de stases dans les moments de désespoir, mais aussi d’attente, de suspension, de dilation (l’espérance au long cours de Silvandre à l’égard de Diane, par exemple, qui s’étend sur plusieurs parties), et de précipitation pour agir, à mesure que l’on « donne » et « oste » les espérances, qu’elles se heurtent les unes aux autres (Lindamor et Polémas) ou à l’advenu (déceptions, dont Laonice est une haute figure, regrets, etc.). C’est dire, d’abord, le caractère poétiquement fertile de l’espérance contrecarrée. On peut certes « chanter » (I, 8, p. 495) l’espérance, mais on se plaint surtout de son fracas, comme Lycidas le fait, selon le récit d’Astrée, « en traçant, à ce qu'il sembloit, quelques chiffres sur le sable avec le bout de sa houlette » :

MADRIGAL.

Qu'il ne doit point esperer d'estre aimé.


 Pensons nous en l'aimant,
Que nostre Amour fidelle,
Puisse jetter en elle
Quelque seur fondement ?
Helas ! c'est vainement.
Car plustost pour ma peine
Ce que je vay tracer,
Sur l'inconstante areine
Ferme se doit penser,
Que pour mon advantage
En son ame volage,
Je jette onc en l'aimant
Quelque seur fondement
(I, 4, p. 276).

8Urfé a le génie de la naturalisation des formes rhétoriques à sa disposition. Le paysage labile devient la figure parfaite d’un amour que l’on estime inconstant, autant que l’est le choix de cette forme poétique, le madrigal, motivé sans doute parce qu’il autorise, plus qu’une autre forme, une souplesse ou une labilité qui se prête fort bien au contexte. D’autres formes plus rigides, comme les « stances » du mélancolique Célion26, se prêteront mieux alors à l’envoi d’une lettre – mélancolique, parce qu’exactement pris d’un désespoir qui n’a pas encore totalement refermé la possibilité d’un espoir, comme l’écrit Du Laurens, à propos de la troisième forme de mélancolie27. Quant au lien entre espérance et motivation narrative, il est évident. On peut le tirer de la définition d’un Léon L’Hébreu (« quand amour ou desir se conjoint avec esperance, il s’en ensuit poursuite de la chose bonne aimée28 ») qui fait de l’espérance le moment précisément dynamique de l’amour, avant que ce dernier ne soit possédé. S’ensuit le pouvoir liant de l’espérance, qui définit des configurations entre les personnages, des « places » (j’espère de toi / je n’espère plus rien de toi) dynamiques et dynamisantes. Si la mémoire fait affronter l’irréversible, l’espérance propulse quant à elle dans le champ du possible. Une page savoureuse l’indique bien :

Apres plusieurs semblables discours, il se teut assez longtemps : mais estant retourné au lict, je l'oüys peu apres recommencer ses plaintes, qu'il a continuées jusques au jour : & tout ce que j'en ay peu remarquer, n'a esté que des plaintes, qu'il fait contre une Astrée, qu'il accuse de changement, & de cruauté. Si Galathée avoit sçeu un peu des affaires de Celadon, par les lettres d'Astrée, elle en apprit tant par le rapport de Meril, que pour son repos il eust esté bon qu'elle en eust esté plus ignorante. Toutefois en se flattant elle se figuroit, que le mépris d'Astrée pourroit luy ouvrir plus aisément le chemin à ce qu'elle desiroit : Escholiere d'Amour ; qui ne sçavoit pas qu“Amour ne meurt jamais en un cœur genereux, que la racine n'en soit entierement arrachée”. En ceste esperance elle escrivit un billet qu'elle plia sans le cachetter, & le mit entre ceux d'Astrée : Puis donnant le sac à Meril, tien, luy dit-elle, Meril, rends ce sac à Celadon, & luy dy que je voudrois luy pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui luy defaut (I, 3, p. 210).

9Scudéry saura s’en souvenir dans Clélie : « il est certain que l’on ne désire que ce que l’on peut espérer29. » Mais remarquable ici est l’emboîtement des espérances : celle de Céladon qui espère mourir tout en espérant encore d’Astrée, celle de Galathée, qui espère être aimée en se « figurant » l’indifférence de Céladon. Et tandis que le commentaire narratorial raille doucement le personnage en en soulignant la jeunesse, sa méprise « ouvre » la voie à son destin narratif : l’espérance, fût-elle trompeuse, force narrative parce qu’énergie vitale – « guerissez vous, & esperez » (I, 3, p. 224) – dessine ainsi pour le roman une géométrie en même temps qu’une géographie des cœurs, et du même coup, une syntaxe du récit30 collaborant avec d’autres passions. On mentionnera seulement l’ambition, qui lui est si proche, à la fois parce qu’elle peut entraîner au désastre31 et parce que, de l’autorité de Céladon, « les mesmes effets que l'ambition produit aux Cours, l’Amour les fait naistre en nos villages » (I, 10, p. 572). Le personnage compare ici les « envies d’un rival » avec « celles d’un courtisan » (ibid.), dissolvant quelque peu les limites que le début du récit avait très rapidement mises en place et associant à un même « désir de dominer » la politique et le sentiment : il en va de « l’ambition d’un peuple nommé romain » (I, 2, p. 178) qui importe tant dans la constitution du Forez, comme il en va du cœur de Polémas et de Lindamor. Dans sa version positive, ce « desir de gloire » qu’est l’ambition encourage à « estre tenu meilleur, plus sçauant, ou plus grand que les autres » et, à ce titre, est mû par une volonté « commune à la vertu32 ». Elle est alors encore à l’œuvre lorsqu’une « belle ame » se donne « mille desseins genereux » (I, 2, p. 162), tel Alcippe ou tel Céladon : « L'ambition que chacun doit avoir, respondit le Berger, est de bien faire ce qu'il doit faire » (I, 10, p. 567).

Psychologie de l’espérance

10En l’espérance se conçoit donc une part de l’énergie du récit. Mais de quelle nature précisément est cette force ?

11Je commencerai par examiner les interférences entre la psychologie proposée par L’Astrée et le néoplatonisme qui accorde à l’espérance un rôle fondamental. Il ne s’agit pas là de faire du roman la démonstration programmée d’une philosophie, mais de souligner les convergences entre les définitions néoplatoniciennes, plus riches de nuances et de dissensions que la critique ne le dit souvent, et les cas amoureux proposés par le roman. Si l’espérance est un élément crucial de la dynamique de l’amour dans le schéma platonicien d’abord33 puis néoplatonicien dès ses versions les plus anciennes34, si Léon L’Hébreu propose une chronologie de l’amour qui impose la distinction entre désir et espérance – « Espérez tout ce que vous désirez35 » (I, 9, p. 539) – plus utile pour lire L’Astrée est le traité De la nature de l’amour de Mario Equicola (Gaume note qu’à bien des égards, c’est de lui qu’Urfé est le plus proche36). En quoi ? Parce qu’il offre un portrait complexe de l’espérance : « [puisque l’homme a] soucy du futur par la fantaisie, il est necessaire que s’y mettent & s’introduisent deux tres cruels tyrans, l’Esperance & la crainte37. » La passion implique évidemment des cas de désespoir qui ne peuvent se solder que par un espoir de mort38 : « Esperons, esperons plustost un favorable cercueil de la mort, qu'un favorable repentir d'elle » (I, 3, p. 209). Mais fort nuancé, Equicola écrit magnifiquement que « l’esperance qui m’esleve, est celle mesme qui me tourmente39 ». L’espérance combine un dynamisme d’ascension et de chute. Quant à sa noirceur, il ne faut que rappeler qu’elle peut être vécue comme une « contrainte40 », donnée psychologique narrativisée à l’échelle de la Première Partie tout entière sous les espèces de l’emprisonnement de Céladon qui doit littéralement fuir l’antre de Galathée, nouvelle Calypso, et son espérance. Mais que l’espérance soit aussi ascensionnelle, qu’elle puisse engager à poursuivre, à agir, à accomplir, le montrent d’une part l’association entre la passion et l’énergie vitale – « la propre nourriture d'amour c'est l’esperance » (II, 6, p. 347) – ou celle entre l’espoir et le verbe « aspirer », introduit dans un poème de Silvandre en 161241 et formant ainsi un écho interne avec un poème de Ligdamon42, mais encore le fait que, de l’autorité même d’Equicola, l’espérance, paradoxalement, n’est pas éliminée par la possession de l’objet vers lequel elle tendait, mais transformée : « quand nous avons obtenu la chose desirée, nous sommes en plaisir gayeté et allegresse, avec esperance de maintenir & garder pour nous le bien present43. » En cela, la possession n’est jamais parfaite, puisqu’elle porte en elle la crainte de perdre le bien possédé44, mais c’est là aussi le signe d’une relance dont le caractère interminable n’indique en réalité aucun tragique (« gayeté », « allegresse »).

12L’imagination ne saurait dès lors qu’être liée à l’espérance, puisque cette dernière est à la fois une expérience de la béance et un désir de présence, l’épreuve présente d’un avenir heureux possible. C’est une conséquence de sa définition – elle « vise un bien futur et absent45 » – mais rattachable aussi aux pratiques romanesques d’un Urfé maître de la « peinture de l’âme46 ». On la voit à l’œuvre en suivant les aventures ironiques du verbe « figurer » ou du verbe « flatter », souvent dans le voisinage l’un de l’autre pour désigner les fictions d’un Amour bien sophiste, qui aime à se « fabriquer un monde47 » aussi désolateur que compensatoire. Et de fait, si espérance est souvent opposé à effet dans l’Astrée, c’est que la passion a son royaume dans l’abstraction d’une « idée » – « Son bien n’est qu’en Idée, / Et son mal est present » (III, 3, p. 228 ; version de 1619) – qui explique qu’elle se repaisse du virtuel – « j'aurois tousjours esperance qu'il reviendroit » (I, 7, p. 440) – ou exploite la force de remémoration de la parole ramenant au-devant des yeux le passé heureux ou malheureux, les deux pouvant renflammer l’espérance, vrai nœud de temporalité dont Alcidon sera le chantre dans la Troisième partie. Les « imaginations » (I, 2, p. 157) de Céladon après son premier réveil, qui présentifient, par l’adresse, la délibération entre le désespoir et l’espérance, en portent vraisemblablement la trace, mais Polémas est une autre victime de cette puissance imaginative : « peut estre, comme “l'Amour flatte tousjours ses malades d'esperance”, il ne se soit figuré ce qu'il a desiré, mais la verité est, que je n'ay jamais encores jugé qu'il eust pour moy quelque chose capable de m'en donner, je ne sçay ce qui pourroit advenir, & m'en remets à ce qui en sera, mais pour ce qui est jusques icy, il n'y a aucune apparence » (I, 9, p. 507). Où l’on voit le rapport de l’espérance au passé – elle ne le nie pas mais s’articule à la mémoire qu’elle utilise comme son tremplin – mais aussi l’embarras syntaxique de Galathée, qui est comme l’indice qu’elle n’a peut-être pas tout à fait cessé d’espérer de Polémas. C’est dire, du même coup, combien le degré d’espérance qu’un lecteur connivent veut bien déceler au fond d’une énonciation peut transformer le sens d’un énoncé, et partant sa nature rhétorique : on sait qu’un reproche désespéré, par exemple, cache bien souvent un espoir encore battant, et qu’on peut blâmer l’objet aimé pour mieux le décider à se rapprocher48...

13Mais c’est, surtout, que l’espérance est au cœur des procédures interprétatives des personnages et des lecteurs, tentant à leur tour de déchiffrer les intentions et de déjouer les rhétoriques prudentielles déployées à l’envi dans le roman. Comment s’en passer ? Il faudrait, pour ne pas avoir à interpréter, que les consciences puissent être transparentes les unes aux autres – autrement dit, qu’il n'existât pas l’obstruction de la Fontaine de la vérité d’amour. Mais le monde des bergers n’est plus ainsi et en l’état inachevé du texte ne le sera jamais : l’assurance aura dès lors la forme d’une « confiance », espèce de l’espérance, selon les traités passionnels49. Certes, on aimerait croire que « l'Amour ne permet pas que l'on puisse celer quelque chose à la personne que l'on aime50 » mais la personne que l’on aime peut, elle, avoir des intentions cachées par un corps artificieux51, peut ne pas parvenir à interpréter correctement les signes qu’elle reçoit, ou peut même ne pas faire exactement ce que son « dessein » prévoyait qu’elle fasse – « Amour [...] se plaist à rendre les actions des plus advisez toutes contraires à leurs desseins » (I, 6, p. 375). D’où le jeu de pistes ou l’archéologie des preuves auxquels se livrent les personnages à la recherche des « particularités » (ibid., p. 372) pour « reconnaître » (I, 4, p. 274) des « intentions » qui donneraient des raisons d’espérer. D’où, en retour, l’importance du témoignage engageant des scénographies de l’accréditation pour « rendre assurée la personne aymée de sa fidelité, & de son affection ? » (I, 11, p. 628), mais aussi des scénographies du doute qui font passer du discours vérificateur à l’exposé de la preuve : « n'est-on pas obligé d'en venir à la preuve ? » (I, 7, p. 412). Et de scénographie il est bien question, dans la mesure où les personnages n’ignorent pas les jeux sociaux auxquels ils doivent obéir :

Alors Adamas luy demanda : Et comment, Leonide, il semble par les paroles de Galathée qu'elle mesprise Polemas, & par ces vers il n'y a personne qui ne jugeast qu'elle l'aime, & qu'il ne puisse seulement patienter qu'elle le dissimule ? Mon pere, luy repliqua Leonide, il est tout vray qu'elle l'aimoit, & qu'elle luy en avoit tant rendu de preuve, qu'en le croyant il n'estoit pas si outrecuidé, qu'on l'eust peu tenir pour homme de peu d'entendement en ne le croyant pas ; & quoy qu'elle voulust faindre avec moy, si est ce que je sçay bien qu'elle l'avoit attiré par des artifices, & par des esperances de bonne volonté, dont les arres n'estoient pour le commencement si petites, que plusieurs autres n'y eussent esté deceuz, & je ne sçay, voyant donner de si grandes assurances, qui eust creu qu'elle les eust voulu perdre, & se dédire du marché (I, 9, p. 511).

14À l’incompréhension de l’attitude de Galathée succède l’analyse de Léonide déchiffrant, par de délicates circonvolutions, les intentions de la nymphe. Mais la complexité est parfaitement intentionnelle : le détour de la métaphore économique et les voies de la négation litotisante dans le système consécutif soulignent non seulement la nature fondamentalement transactionnelle de ces espérances/assurances mais aussi le plaisir que prennent les personnages qui en sont les objets, et le personnage qui en décrypte la teneur. L’enjouement de Léonide, habile narratrice de cette économie de l’amour, est proche de « l’honnête raillerie52 » que déploient d’autres passages53.  Il s’agit d’un jeu, appuyé sur des conventions que les actants maîtrisent et détournent, mais d’un jeu sérieux, où se poursuit l’étude scrupuleuse d’un cas amoureux. Faut-il y voir en outre quelque leçon à l’œuvre ou faut-il s’en tenir à ce romanesque et à cette représentation des espérances ?

Morales de l’espérance

15La question, à ne considérer que la seule Première Partie, a toutes les chances d’être mal posée. Peut-on tirer quelque leçon que ce soit d’une histoire qui ne fait que commencer, et d’une histoire, a fortiori, s’ouvrant sur des amours adolescentes ? Il ne fait pas de doute, dans ce cadre-là, que l’espérance est plus maléfique que bénéfique. Les personnages espèrent vainement ou malheureusement, et lorsqu’ils parviennent enfin à posséder le bien qu’ils attendaient, la fin heureuse est expéditive, et encouragerait tout autant à rejoindre le discours noir des Épîtres morales. Mais la liquidation de l’espérance est-elle possible ? On l’a dit : impossible de l’éliminer sous peine de détruire l’amour lui-même. Un détour par la Troisième partie invite à préciser. Au dixième livre, alors que Diane vient de lui offrir une couronne de fleurs, Silvandre s’interroge sur cette action. Quelle est son intention ? Faut-il penser que la bergère a favorisé Silvandre et lui a donné ainsi un motif d’espérance ? Si Phillis, sa rivale, ne le pense pas, le jeune homme en est convaincu : les fleurs sont le signe d’un amour naissant, « fleurs des esperances » (III, 10, p. 528). Après un brillant discours, il est déclaré vainqueur. Or le personnage n’ignore rien de l’enjeu de son discours, et thématise, avant de se livrer à sa propre exégèse, la nécessité de l’interprétation :

Le grand Dieu qui est par dessus tous les cieux, et qui d'un seul regard voit non seulement tout ce que le soleil descouvre, mais de plus tout ce qui est de plus caché dans les entrailles de la terre, et dans les profonds abismes des eaux, a voulu donner ce privilege à l'homme, qu'il n'y a que luy seul qui puisse cognoistre ses pensées, s'il ne luy plaist de les descouvrir. Mais pour l'advantager encores plus, il ne luy a pas seulement donné la vertu de les cacher à toute sorte de personnes, mais de les pouvoir participer à tous ceux qu'il veut ; et afin qu'il le face plus intelligiblement, il luy a laissé deux moyens qui se declarent l'un l'autre, qui sont la parole et les actions [..] (ibid., p. 670).

16Frappe le caractère euphorique de cette description : l’homme communique ce qu’il veut communiquer, non d’esprit à esprit, mais par ses paroles puis par ses actions. C’est pour ainsi dire la raison d’être théologique de la matière romanesque venue d’un « don divin » – celui que Tautatès a fait à l’homme de ne pas être transparent. Étonnante requalification, dans ce plaidoyer pro domo, de l’opacité en privilège divin, du secret de l’intention en don, et étonnante confiance dans les pouvoirs du langage et de l’action pour éclairer ce qui est recélé et éloigner les malignes prudences. C’est alors un discours parfaitement lucide, et en ce point au moins irréfutable, sur la condition humaine et le statut de la parole dans l’horizon de la finitude de l’homme54. Il n’y a aucune contradiction avec l’existence de la Fontaine de la vérité d’amour, dont les pouvoirs merveilleux sont rapidement évacués du récit, puisque précisément, la Fontaine contrevient au privilège de l’opacité fait à l’homme ; si elle est un idéal, c’est en ce sens qu’elle définit un espace qui n’est pas du ressort des bergers ou des hommes. Je rejoins ainsi les très belles analyses d’Eglal Henein sur l’Astrée comme « hymne à l’espoir55 » : l’homme ne vit que pour autant qu’il espère, avec certes le danger de la jalousie et de la tromperie, mais telle est sa limite en tant qu’homme, qui implique une fondamentale confiance, en l’homme (se trouve ainsi condamnée l’opiniâtre curiosité) comme en Dieu. « Les Dieux [...] sçavent mieux ce qu'il nous faut que nous ne le sçavons desirer » (I, 6, p. 401) : Urfé rejoint pour sa part François de Sales comme Montaigne56 et la passion de l’espérance peut se faire vertu. C’est aussi une façon de faire jouer une espérance contre une autre : la confiance en la Providence adoucit cette autre espérance si proche de « la curiosité que nous avons du futur57 » (III, 2, p. 366) sans rien enlever à la liberté de l’homme, parfois vertigineuse, fièrement revendiquée par Galathée : « Que vous estes fascheuse, dit Galathée, de vouloir que je sçache l'advenir, laissez seulement qu'il m'aime, & puis nous verrons que nous ferons » (I, 11, p. 614).

17Espérer, donc, mais espérer sans autre forme de procès ? Affleure, en cette Première partie, la question de la mesure de l’espérance. L’ambition sociale, réservée à la cour, est condamnée lorsqu’elle emporte « hors de soi » : d’où l’antithèse accusatrice entre un « Polemas ayant ainsi le vent favorable » qui « vivoit content de soy-mesme, autant qu’une personne fondée sur l’esperance le peut estre » (I, 9, p. 504) et un « Polemas qui [...] a passé si outre, qu'il ne sçait plus ce qu'il fait, tant il est hors de soy » (ibid., p. 508). De façon assez traditionnelle, on trouverait la condamnation d’une espérance qui fait « songer en veillant », emportant au-delà de soi par son « vent » ou son « feu »58, non parce qu’elle serait extrême (il y a une promotion de l’intensité chez Urfé) mais parce qu’elle est inconvenante, inadaptée à l’objet vers lequel elle tend. Cette modalité de l’espérance est, me semble-t-il, attachée au destin narratif de Galathée, qui ne peut s’empêcher d’espérer vainement ce qu’elle ne peut avoir, comme le souligne régulièrement le narrateur59. La question est également au centre de la discussion particulièrement trouble entre Céladon et Adamas au dixième livre. Ce dernier s’étonne, dans un premier temps, que Céladon ne nourrisse pas plus d’ambition en ne répondant pas aux espérances de Galathée – ce à quoi le berger répond : « L'ambition que chacun doit avoir [...] est de bien faire ce qu'il doit faire » (I, 10, p. 565). L’idée est aussitôt ratifiée par Adamas : « Plusieurs emportez de leur vanité sont sortis d'eux mesmes, sur des esperances encores plus vaines que celles que je vous ay proposées » (ibid.). De façon cohérente, Céladon encourage Tircis, plus loin, à ne pas espérer au-delà de la tombe : comment un vivant aimerait-il un mort60 ? Mais faut-il tenir ces pages pour un « savoir » du roman ? On a l’habitude de conjoindre Céladon et Silvandre en un même néoplatonisme sans remarquer qu’ils en tirent de toute évidence des leçons différentes : Silvandre, juge des amours entre le même Tircis et Laonice, dit le contraire de Céladon, qui, au demeurant, ne fait pas de Silvandre un maître en philosophie : « Berger à la verité remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encores le peut on dire sans l’offenser, que sage » (I, 10, p. 572). Et que penser dans cette page de l’attitude d’Adamas ? Comment comprendre la palinodie qui le fait passer de l’éloge de l’ambition à son blâme ? S’agit-il, selon le schéma des contes de fée, d’une « épreuve qualifiante61 », comme inviterait à le penser le narrateur ? Sans doute, mais en même temps, on ne peut nier le rapport insistant du druide à la tentation, lui qui mettait ainsi en garde Silvie : « il n’y a encor eu nulle sorte de vertu qui se soit pû exempter de l'Amour : la chasteté mesme ne l’a sceu faire, tesmoin Endimion » (I, 10, p. 565). Il y a ce que l’on doit faire, et ce que l’on fait...

18Plusieurs interprétations semblent alors disponibles, ouvertes par un texte porté à l’indécidable. N’est-ce là un exemple de roman ironisant ? Non pas nécessairement ironique, impliquant une attaque ciblée et destructive, mais ironisant, c’est-à-dire mettant en tension, en circulation ou en épreuve, des discours idéaux, ou travaillant de sorte qu’un énoncé soit rendu sinon suspect, du moins ambivalent par la situation de son énonciation62. Revenons ainsi sur le caractère euphorique de la présentation de Silvandre face à Diane dans la Troisième Partie. (Livre 10). D’une grande justesse, philosophiquement légitimable, le discours du jeune homme est un discours délibératif, dont la sincérité n’exclut certainement pas dans ce contexte agonal l’artifice rhétorique et le nécessaire recours à toutes les preuves techniques (celles qui ressortissent au discours), puisque les preuves extratechniques (le don de la couronne de fleurs, en l’occurrence) sont précisément insuffisantes pour convaincre. À cela s’ajoutent la troublante requalification positive du secret, alors que tant de larmes ont été versées, et la tenue d’un second jugement qui sera traité de façon passablement expéditive, avec une narrativisation qui contraste avec la longue exégèse précédente63 : paroles, paroles ? Le roman se plaît à ces représentations critiques : non corrosives, mais ambivalentes, parce qu’à la fois l’objet d’un jeu et d’un savoir sérieux, parce que déstabilisées du fait de perspectives différentes. Et l’on pourrait impliquer dans ce mode de fonctionnement la conscience, plusieurs fois indiquée, qu’a le roman de lui-même, pastichant des codes qu’il connaît bien : la Providence, objet d’humour plus que d’ironie, le merveilleux, mis à distance, etc. L’espérance, si fort creuset de traditions poétiques et philosophiques, ne peut pas plus y échapper : preuve en est l’opposition entre les « desirs ardents » et « l’espoir gelé » (I, 3, p. 244) dans une discussion entre Silvie et Ligdamon. Mais une telle exhibition du discours pétrarquiste sous-tendant ces images clichéiques n’invalide pas la passion représentée : elle la mâtine plutôt d’une conscience très marquée de la circulation des discours64. Pas plus ne faudrait-il, à mon sens, aller du repérage des dissonances ou des tensions du roman à la liquidation de toute pensée philosophique, laissée à saisir, dans ce roman, sous la forme de tentatives, de propositions ou de suggestions fortes. Et si les lignes de force sont encore globalement imperceptibles à la hauteur de cette première partie, et si bien des points ne correspondent pas à l’image que l’on se fait du néoplatonisme (que l’on croit au demeurant par trop systématique)65, c’est qu’il ne s’agit pas tant de démontrer que de peindre des passions, pas tant d’exposer un système que d’étudier des cas – la particularité, toujours plus complexe et insaisissable, demandant réajustement d’une généralité toute théorique mais non point fallacieuse.

19L’Astrée offre une belle leçon de finitude en choisissant d’emblée de retirer de la vue ce qui installerait l’assurance : à la place, on y trouve l’espérance, qui ne sublime pas les bergers, mais les ramène à leurs justes limites. On peut en conclure une certaine noirceur, mais on pourrait aussi rapprocher ce geste de tel verset de saint Paul : « Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance » (Romains 8, 24-25). Le roman offrirait-il derrière les cas d’amour le modèle non d’un amour divinisé mais d’un amour chrétien où confiance est le maître-mot, pour remplacer celui, plus angoissant, d’attente ? Belle leçon politique, également, si l’on veut y voir une œuvre interrogeant la possibilité d’une réconciliation, plaçant sans naïveté, c’est-à-dire sans nier ou expurger quelque violence, l’espérance (et sa difficile conquête) au fondement de la communauté.