L’Astrée, de l’Éros philosophique vers l’érotisme romanesque
1Le mot « érotisme » est tardif. Si l’on en croit le Dictionnaire historique de la langue française, il n’apparaîtrait qu’en 1794, sous la plume de Restif de la Bretonne. Mais l’adjectif « érotique » « pris au grec ‘‘erôtikos’’, ‘‘qui concerne l’amour’’, dérivé de erôs, erôtos ‘‘amour’’ et ‘‘désir sexuel’’ », entre dans la langue française vers le milieu du xvie siècle1. L’idée s’affirme nettement dès la Renaissance, qu’il existerait un lien fort entre Éros et une forme de plaisir raffiné mobilisant le désir, mais en le détachant de l’assouvissement de l’instinct sexuel et en le reliant à la dynamique d’une sublimation. Platon qu’on redécouvre alors grâce aux traductions de Ficin attache sa philosophie de l’éros à cette signification, mais l’érotisme déborde évidemment du champ trop abstrait de la philosophie, pour s’épanouir dans la poésie, les romans d’amour ou les arts – il suffit de penser ici à l’invention du nu dans l’Italie et l’Europe de la première modernité. Replacée dans cette perspective, L’Astrée est certainement une œuvre érotique, au sens plein du terme, d’abord par la volonté d’Urfé d’enraciner sa représentation du désir dans une métaphysique ; ensuite par son dessein non moins déterminé de faire du désir le sujet d’une délectation concrète. De fait L’Astrée abonde en scènes suggestives : qu’on pense, par exemple, aux multiples aventures amoureuses d’Hylas, à Céladon entré incognito dans le temple de la Beauté (I, 4), aux relations d’Alexis avec Astrée (voir par exemple III, 5, p. 352), aux nombreux portraits de nymphes, bergères et parfaits amants, et aux non moins nombreux baisers et caresses accordés ou volés par les uns et les autres. Le vaste catalogue des erotica qui se découvre tout au long du roman ne saurait se dissocier d’une vision cohérente du désir se conjuguant avec une philosophie de l’éros. Nous verrons que celle-ci sous -tend et informe les diverses manifestations du désir érotique dans L’Astrée. Mais il s’agira de montrer aussi et surtout que le choix de l’écriture romanesque conduit la philosophie d’Urfé à se reformuler, se complexifier et s’assouplir en frayant des voies nouvelles.
Des Epistres morales à L’Astrée
2Partons d’abord de ce constat que l’érotisme procède chez Urfé d’une pensée déjà élaborée dans les Epistres morales (1619, II, 4) où il fait de l’amour un désir du beau et associe étroitement celui-ci à la bonté et à l’amour de Dieu : « la bonté, c’est Dieu : car Dieu est seul bon, lequel ne se pouvant diviser, il s’ensuit que desirer la beauté, c’est desirer la bonté ; & desirer la bonté, c’est desirer Dieu2. » L’amour, comme le suggère ici l’enchaînement des termes conduisant de la beauté vers le divin, est le moteur d’une élévation progressive s’achevant par la transformation de l’amant « en la chose aymée3. » La même logique est réaffirmée dans L’Astrée qui donne à Éros son rôle platonicien d’intercesseur placé entre le monde des dieux et celui des hommes. Ce dieu d’amour ou ce daïmon, fils d’Expédient (Poros) et de Pauvreté (Penia) suivant le mythe exposé par Diotime dans Le Banquet, se définit moins, selon Urfé, comme le représentant d’un élan pleinement positif que comme une aspiration à la plénitude : il se caractérise comme un appétit, une soif, un manque, comme l’explique Adamas à Léonide, « tout Amour est pour le desir de chose qui deffaut (I, 9, p. 512). » Ce qui « deffaut », c’est le bien, ou plus exactement, le bien envisagé à travers le beau. Diotime explicitait cette relation en identifiant l’amour au désir d’engendrer dans le beau (Le Banquet 206e). Céladon affirme plus simplement que l’amour est « un désir de la beauté » (I, 12, p. 684). Dorinde voit dans le même sentiment « un certain desir de posseder la chose qu’on juge bonne ou belle » (IV, 3, p. 1134). Des Epistres morales au roman semble donc persister une même doctrine. Les mêmes références, les mêmes formulations reviennent. Tout bien considéré, il apparaît toutefois que les choses ici et là ne sont pas appréciées exactement d’un même point de vue. L’amour, sujet de réflexion métaphysique dans les Epistres, se transforme dans L’Astrée en une érotique, une passion de la beauté incarnée, et surtout de la beauté des femmes – même si quelques personnages masculins, comme Céladon, partagent avec celles-ci ce privilège esthétique. La beauté divine, certes, ne s’absente pas des aventures des bergers foréziens, mais elle n’y est plus aimée dans l’absolu sinon par quelques druides capables de s’émanciper en esprit des apparences terrestres. Quand Adamas explique à Céladon que la bonté de Dieu est un rayon de lumière plus resplendissant et plus beau « en l’entendement Angelique qu’en l’ame raisonnable, et en l’ame qu’en la matiere » (II, 2, p. 124), le berger lui répond qu’il s’« élèv[e] un peu trop haut » et que lui-même a « l’esprit trop pesant pour voler à la hauteur de [son] discours » (Ibid., p. 125). Comme on le perçoit à travers les réticences de Céladon, Urfé introduit dans sa conception du néoplatonisme, peut-être sous l’influence du christianisme, discrètement présent dans L’Astrée, une compréhension nouvelle de l’humanité qui accorde davantage d’importance à son incarnation.
3La spécificité de sa pensée s’affirme déjà dans ses Epistres morales où il se distingue nettement de Platon identifiant l’homme à sa seule âme (Alcibiade (130c), pour affirmer que celle-ci forme avec le corps un ensemble solidaire5. Ce qui ne signifie pas pour lui que corps et âme soient égaux en dignité, parce que l’âme est entraînée, nous l’avons vu, par le dynamisme ascendant d’une quête du divin. Le corps a aussi dans cette recherche un rôle important à jouer. Ce sont en effet les sens et la sensualité qui éveillent d’abord le désir de posséder le beau. Rejoindre l’unité à laquelle aspirent les parfaits amants n’est donc pas une opération abstraite. Le long flirt de Céladon-Alexis avec Astrée, ses caresses, ses séances d’habillage et de déshabillage entrent ainsi, sous la direction et avec la complicité d’Adamas, dans le programme d’une éducation amoureuse où, avec beaucoup d’ambiguïtés la retenue se conjugue avec l’audace, la pudeur avec le désir. On connaît l’analyse de Genette à propos de ces amours paradoxales où le pur amour pactiserait avec la libido : « il se pourrait bien [...] que d’Urfé nous ait donné dans ce roman, et sans le vouloir, à la fois le plus brillant exposé des théories de l’amour spirituel, et leur plus flagrant démenti en action6. » Le jugement, à notre avis, mérite d’être corrigé à la lumière de la philosophie de l’éros telle qu’elle s’illustre dans L’Astrée. Ici il n’y a pas de coupure nette entre la chair et l’âme, mais glissement de l’un à l’autre. Urfé, comme Adamas7, nous semble-t-il, ne croit pas aux brutales conversions spirituelles. Ses parfaits amants sont engagés dans le chemin d’un progrès à petits pas et ils ont toujours conscience du pouvoir d’attraction de l’amour sensuel, comme l’avoue lui-même le ver