Colloques en ligne

Frank Greiner

L’Astrée, de l’Éros philosophique vers l’érotisme romanesque

L’Astrée, from the Philosophical Eros to the romantic eroticism

1Le mot « érotisme » est tardif. Si l’on en croit le Dictionnaire historique de la langue française, il n’apparaîtrait qu’en 1794, sous la plume de Restif de la Bretonne. Mais l’adjectif « érotique » « pris au grec ‘‘erôtikos’’, ‘‘qui concerne l’amour’’, dérivé de erôs, erôtos ‘‘amour’’ et ‘‘désir sexuel’’ », entre dans la langue française vers le milieu du xvie siècle1. L’idée s’affirme nettement dès la Renaissance, qu’il existerait un lien fort entre Éros et une forme de plaisir raffiné mobilisant le désir, mais en le détachant de l’assouvissement de l’instinct sexuel et en le reliant à la dynamique d’une sublimation. Platon qu’on redécouvre alors grâce aux traductions de Ficin attache sa philosophie de l’éros à cette signification, mais l’érotisme déborde évidemment du champ trop abstrait de la philosophie, pour s’épanouir dans la poésie, les romans d’amour ou les arts – il suffit de penser ici à l’invention du nu dans l’Italie et l’Europe de la première modernité. Replacée dans cette perspective, L’Astrée est certainement une œuvre érotique, au sens plein du terme, d’abord par la volonté d’Urfé d’enraciner sa représentation du désir dans une métaphysique ; ensuite par son dessein non moins déterminé de faire du désir le sujet d’une délectation concrète. De fait L’Astrée abonde en scènes suggestives : qu’on pense, par exemple, aux multiples aventures amoureuses d’Hylas, à Céladon entré incognito dans le temple de la Beauté (I, 4), aux relations d’Alexis avec Astrée (voir par exemple III, 5, p. 352), aux nombreux portraits de nymphes, bergères et parfaits amants, et aux non moins nombreux baisers et caresses accordés ou volés par les uns et les autres. Le vaste catalogue des erotica qui se découvre tout au long du roman ne saurait se dissocier d’une vision cohérente du désir se conjuguant avec une philosophie de l’éros. Nous verrons que celle-ci sous -tend et informe les diverses manifestations du désir érotique dans L’Astrée. Mais il s’agira de montrer aussi et surtout que le choix de l’écriture romanesque conduit la philosophie d’Urfé à se reformuler, se complexifier et s’assouplir en frayant des voies nouvelles.

Des Epistres morales à L’Astrée

2Partons d’abord de ce constat que l’érotisme procède chez Urfé d’une pensée déjà élaborée dans les Epistres morales (1619, II, 4) où il fait de l’amour un désir du beau et associe étroitement celui-ci à la bonté et à l’amour de Dieu : « la bonté, c’est Dieu : car Dieu est seul bon, lequel ne se pouvant diviser, il s’ensuit que desirer la beauté, c’est desirer la bonté ; & desirer la bonté, c’est desirer Dieu2. » L’amour, comme le suggère ici l’enchaînement des termes conduisant de la beauté vers le divin, est le moteur d’une élévation progressive s’achevant par la transformation de l’amant « en la chose aymée3. » La même logique est réaffirmée dans L’Astrée qui donne à Éros son rôle platonicien d’intercesseur placé entre le monde des dieux et celui des hommes. Ce dieu d’amour ou ce daïmon, fils d’Expédient (Poros) et de Pauvreté (Penia) suivant le mythe exposé par Diotime dans Le Banquet, se définit moins, selon Urfé, comme le représentant d’un élan pleinement positif que comme une aspiration à la plénitude : il se caractérise comme un appétit, une soif, un manque, comme l’explique Adamas à Léonide, « tout Amour est pour le desir de chose qui deffaut (I, 9, p. 512). » Ce qui « deffaut », c’est le bien, ou plus exactement, le bien envisagé à travers le beau. Diotime explicitait cette relation en identifiant l’amour au désir d’engendrer dans le beau (Le Banquet 206e). Céladon affirme plus simplement que l’amour est « un désir de la beauté » (I, 12, p. 684). Dorinde voit dans le même sentiment « un certain desir de posseder la chose qu’on juge bonne ou belle » (IV, 3, p. 1134). Des Epistres morales au roman semble donc persister une même doctrine. Les mêmes références, les mêmes formulations reviennent. Tout bien considéré, il apparaît toutefois que les choses ici et là ne sont pas appréciées exactement d’un même point de vue. L’amour, sujet de réflexion métaphysique dans les Epistres, se transforme dans L’Astrée en une érotique, une passion de la beauté incarnée, et surtout de la beauté des femmes – même si quelques personnages masculins, comme Céladon, partagent avec celles-ci ce privilège esthétique. La beauté divine, certes, ne s’absente pas des aventures des bergers foréziens, mais elle n’y est plus aimée dans l’absolu sinon par quelques druides capables de s’émanciper en esprit des apparences terrestres. Quand Adamas explique à Céladon que la bonté de Dieu est un rayon de lumière plus resplendissant et plus beau « en l’entendement Angelique qu’en l’ame raisonnable, et en l’ame qu’en la matiere » (II, 2, p. 124), le berger lui répond qu’il s’« élèv[e] un peu trop haut » et que lui-même a « l’esprit trop pesant pour voler à la hauteur de [son] discours » (Ibid., p. 125). Comme on le perçoit à travers les réticences de Céladon, Urfé introduit dans sa conception du néoplatonisme, peut-être sous l’influence du christianisme, discrètement présent dans L’Astrée, une compréhension nouvelle de l’humanité qui accorde davantage d’importance à son incarnation.

3La spécificité de sa pensée s’affirme déjà dans ses Epistres morales où il se distingue nettement de Platon identifiant l’homme à  sa seule âme (Alcibiade (130c), pour affirmer que celle-ci forme avec le corps un ensemble solidaire5. Ce qui ne signifie pas pour lui que corps et âme soient égaux en dignité, parce que l’âme est entraînée, nous l’avons vu, par le dynamisme ascendant d’une quête du divin. Le corps a aussi dans cette recherche un rôle important à jouer. Ce sont en effet les sens et la sensualité qui éveillent d’abord le désir de posséder le beau. Rejoindre l’unité à laquelle aspirent les parfaits amants n’est donc pas une opération abstraite. Le long flirt de Céladon-Alexis avec Astrée, ses caresses, ses séances d’habillage et de déshabillage entrent ainsi, sous la direction et avec la complicité d’Adamas, dans le programme d’une éducation amoureuse où, avec beaucoup d’ambiguïtés la retenue se conjugue avec l’audace, la pudeur avec le désir. On connaît l’analyse de Genette à propos de ces amours paradoxales où le pur amour pactiserait avec la libido : « il se pourrait bien [...] que d’Urfé nous ait donné dans ce roman, et sans le vouloir, à la fois le plus brillant exposé des théories de l’amour spirituel, et leur plus flagrant démenti en action6. » Le jugement, à notre avis, mérite d’être corrigé à la lumière de la philosophie de l’éros telle qu’elle s’illustre dans L’Astrée. Ici il n’y a pas de coupure nette entre la chair et l’âme, mais glissement de l’un à l’autre. Urfé, comme Adamas7, nous semble-t-il, ne croit pas aux brutales conversions spirituelles. Ses parfaits amants sont engagés dans le chemin d’un progrès à petits pas et ils ont toujours conscience du pouvoir d’attraction de l’amour sensuel, comme l’avoue lui-même le vertueux Silvandre :

Nous sommes hommes, c’est à dire que nous ne sommes pas parfaicts, & que l’imperfection de l’humanité ne peut estre ostée tout à coup : nous sommes bien raisonnables, mais aussi y a t’il quelque chose en nous qui contrarie à la raison, autrement il n’y auroit point de vices : & c’est cette partie de laquelle je n’ay peu encores obtenir ce point dont vous parlez, car les sens sont infiniment puissants en celuy qui ayme, & quoy que l’ame soit celle qui ayme, si est-ce qu’avec les beautez de l’ame elle ayme aussi celles du corps (II, 1, p. 48)

4L’affirmation initiale : « Nous sommes hommes », l’association de cette humanité avec une imperfection ne pouvant « estre ostée tout à coup » permet de tisser un lien entre le néoplatonisme urféen et l’humanisme, au sens large que l’on peut donner à ce terme : courant de pensée servant la promotion des valeurs humaines. Le néoplatonisme urféen est aussi un humanisme en ce qu’il postule la solidarité du corps et de l’âme et accorde sa place au désir sexuel et aux représentations de la sexualité, un humanisme également dans la mesure où il ne s’empresse pas de présenter le monde comme une vallée de larmes ou d’humilier les valeurs mondaines afin de glorifier un idéal transcendant. Comme l’observait déjà Colette E. Aragon, « le champ de l’amour » y est « résolument la vie terrestre, [...] l’amour y est un absolu, mais vécu sur terre, au sein de l’immanence8. »

Visages de l’érotisme dans L’Astrée

5Le roman semble former un genre littéraire particulièrement accueillant à cette philosophie synthétique, non seulement parce qu’il est traditionnellement attaché à la thématique amoureuse, mais aussi en raison de sa représentation concrète des affaires humaines. Les concepts philosophiques y prennent chair pour mieux pactiser avec le monde terrestre. Éros s’y associe avec l’érotisme. Le désir n’y apparaît pas seulement comme une force abstraite, mais il s’investit dans un imaginaire attrayant, se parant du charme de représentations toutes sensuelles, comme pour mieux happer les lecteurs invités à entrer dans une quête intéressant davantage le monde des fantasmes que celui des idées. Traiter de cet érotisme, sans négliger ses diverses facettes dans L’Astrée est une opération qui excèderait, évidemment, le cadre de cette petite étude. Il faudrait pour l’entreprendre dresser le catalogue des erotica, c’est-à-dire des différents motifs du plaisir érotique (cela va dans le roman d’Urfé du bracelet de cheveu faisant l’objet d’une adoration fétichiste à la contemplation indiscrète d’un personnage surpris dans sa nudité). L’enquête devrait se poursuivre par l’analyse des modes de représentation9 et, de ces derniers, on pourrait passer à l’étude de la symbolique associée à certaines scènes marquantes, presque explicitement calquées sur des séquences mythologiques bien connues comme le jugement de Pâris (nous y reviendrons), la représentation des trois Grâces ou certaines images calquées sur des emblèmes issus de la tradition humaniste. Et bien sûr, il ne faudrait pas négliger d’extraire de ces différentes approches les éléments d’un style particulier et d’une esthétique.

6Pour saisir au mieux les significations de l’érotisme urféen envisagé dans ses liens avec une philosophie de l’éros, on abordera notre sujet sous un autre angle, un peu plus large, en évoquant une économie du désir retentissant sur l’imaginaire de L’Astrée. Cette économie permet de dévoiler, en effet, tant la relative cohérence de son univers romanesque que ses relations avec une pensée d’inspiration néoplatonicienne. Nous évoquerons ainsi le désir érotique tel qu’il se manifeste dans le roman d’Urfé à travers cinq caractéristiques majeures : sa toute puissance, ses vertus cohésives, sa définition négative comme manque ou défaut, sa double qualification péjorative ou méliorative, enfin sa convertibilité.

7La toute-puissance du désir est un lieu commun de la littérature néoplatonicienne. Marsile Ficin10, Mario Equicola11 ou le Français Jean de Veyries12 la font valoir, de même que les Amorum emblemata d’Otto van Veen (1608) s’ouvrant par une gravure où Cupidon assis sur le char de sa mère Vénus fait pleuvoir ses flèches sur le monde terrestre, tant sur les hommes que sur les animaux. La royauté d’Éros est posée dès l’incipit de L’Astrée dans sa représentation comme un « tyran » s’imposant à des bergers « endormis en leur repos » (p. 119) et elle est sans cesse réaffirmée au cours du roman, le plus souvent sous la figure traditionnelle du petit dieu « armé de fléches & de charmes » (« Sonnet [de Lysis] sur un dépit d’Amour », p. 343) et visant ses victimes du haut du Ciel (voir l’histoire de Damon et de Fortune, p. 642). Ce pouvoir est donné pour irrépressible et peut s’exercer sur n’importe quel personnage, de l’indifférent Silvandre, bientôt touché d’amour pour Diane, à la sorcière Mandrague que le fils de Vénus enflamme de passion pour Damon « pour mieux monstrer sa puissance » en la faisant « ressusciter, & sortir du tombeau » de la vieillesse (p. 642). Ceux qui sont touchés par les traits d’Amour sont, si l’on excepte quelques rares personnages, comme Hylas et Stelle, transportés par une passion de la plus haute intensité. La tyrannie d’Amour suscite en effet « des désirs infinis » comme le chante Célion dans ses stances (p. 594) qui préfigurent sur ce point la première des tables d’Amour commandant au « parfait Amant » d’aimer « infiniment » (II, 5, p. 244). Elle appelle l’acquiescement, chez les « fidèles d’amour », ou la fureur chez ceux que possède un désir brutal, comme Valentinian violant Isidore (II, 12). À la source de l’érotisme astréen, il y a donc une forme de pulsion qui, à des degrés divers, anime tous les protagonistes. Le fait n’intéresse pas seulement les personnages, mais la conduite de l’action et la construction du roman. Aucune des histoires qu’il comporte n’échappe en effet à cette tyrannie universelle, même celles qui s’apparentent à de longs épisodes historiques. L’histoire y est en effet envisagée sous l’angle de l’intrigue amoureuse. Ainsi L’Astrée s’apparente avant tout, de bout en bout à un roman d’amour ou, de manière plus juste, à un roman du désir dépeint sous ses multiples visages.

8L’idée que la puissance d’Eros s’impose aussi par sa fonction cohésive forme un autre lieu commun de la littérature néoplatonicienne. Ficin déclare à ce propos que « l’Amour est le nœud éternel et la copule du monde, le soutien immobile de ses parties » qu’il lie « entre elles d’un amour réciproque13 ». Urfé reprend et renouvelle cette thèse en l’associant à celles des « sympathies » qui trouve un regain dans l’actualité scientifique, en partie grâce aux découvertes récentes de l’Anglais William Gilbert sur le magnétisme terrestre (De Magnete, 1600). Il expose deux théories de la sympathie universelle d’abord par la voix de Céladon (II, 10), puis par celle d’Adamas (III, 5). Les deux approches diffèrent sensiblement en s’accordant cependant sur quatre points essentiels. Elles s’articulent d’abord à une réflexion sur la genèse du sentiment amoureux ; elles expliquent celui-ci comme un effet produit par une force naturelle ; elles caractérisent cette force comme une puissance unitive rapprochant des êtres semblables ; enfin, elles l’associent à une conception de l’amour fondée sur la réciprocité, les semblables étant associés à des âmes sœurs séparées les unes des autres au moment de leur création. Nous reviendrons un peu plus loin sur ces deux théories qui constituent aussi des grilles de lecture du roman. On insistera seulement ici sur le fait que la loi des sympathies influe sur la constitution de la plupart des couples de protagonistes (Céladon et Astrée ; Silvandre et Diane ; Célion et Bellinde, Silvie et Lygdamon, Galathée et Lindamor, etc.) donnés pour les résultats d’une logique physique et métaphysique. Urfé, comme beaucoup d’écrivains de son époque, ne manque pas à cet égard de prendre position contre la pratique des mariages arrangés14, comme pour rappeler à ses lecteurs que les véritables unions se font au Ciel et à partir du jeu des affinités naturelles.

9La définition platonicienne du désir comme manque ou défaut transforme le jeu des sympathies en une longue quête semée d’écueils. Si le semblable doit s’unir au semblable pour trouver enfin sa plénitude, son union est toujours différée par d’innombrables obstacles de toutes natures. Le désir se fait ainsi éminemment romanesque en ce qu’il multiplie des promesses jamais tenues et conduit ses acteurs dans d’interminables tribulations. Le roman d’Urfé à cet égard semble bien l’héritier lointain des Éthiopiques d’Héliodore plaçant la séparation des amants au principe de l’intérêt dramatique attaché à leurs aventures. Aussi faudra-t-il plusieurs milliers de pages à Céladon pour retrouver Astrée, dans une fin que peut-être le seul Baro aurait imaginée. Le désir s’exalte ainsi la plupart du temps dans la tension et la frustration. À force d’être différé le temps de l’union et de la jouissance peut être même, dans une limite extrême, séparé de la vie terrestre. De fait la mort étend ses ombres sur L’Astrée, particulièrement dans sa première partie, comme en témoignent les décès de Cléon, de Filandre, d’Aristandre et de Lygdamon suscitant les pleurs et le deuil de leurs amants, amantes et ami.e.s. Aussi serait-il naïf de voir seulement dans les charmes d’Éros une incitation au plaisir ou une aventure héroïque conduisant sûrement vers le triomphe d’unions idéales. L’aventure amoureuse est dans L’Astrée aussi incertaine que le salut chrétien parce qu’elle est liée à la fragilité de la condition humaine et peut se conjuguer avec le tragique. Encore faut-il quelque peu nuancer l’approche trop simpliste qui ferait du désir la seule expression d’un manque. Urfé se distingue à cet égard nettement de Ficin en ce qu’il atténue l’opposition de l’amour charnel et de l’amour idéal dans son roman, comme en témoigne par exemple le long flirt d’Alexis et d’Astrée. Le désir s’apparente aussi dans L’Astrée à la delectatio morosa telle que la décrit Charles Baladier (2001) pour la poésie des troubadours : une délectation procédant, non de l’abattement ou de la tristesse, comme pourrait le laisser penser l’adjectif, mais du ressassement du même imaginaire séduisant15 où Baladier voit « une expérience psychique de l’inhérence du plaisir dans le désir », une « complaisance dans le plaisir de l’imagination désirante16 ». La plupart des poèmes semés dans le roman d’Urfé jouent sur cette complaisance distillant souvent une forme de plaisir masochiste. Ainsi quand Silvandre chante pour Diane quelques « Stances des desirs trop élevez » (p. 447), il se compare tour à tour à Ixion, Icare, Prométhée, Narcisse pour évoquer son martyre amoureux, en faisant de la souffrance la preuve d’un amour extrême et, implicitement, de la femme aimée une maîtresse hautaine et cruelle. Il est intéressant d’observer aussi que dans L’Astrée cette « délectation morose » affecte la rêverie, en particulier la rêverie suscitée par la « mélancolie érotique » tenue alors par les médecins pour une cause de dérèglement de l’imagination17. Ainsi, après sa fuite loin du palais d’Isoure, Céladon se cache dans une retraite solitaire, au fond d’une forêt où « il n’employoit le temps qu’à ses tristes pensers » (I, 12, p. 688).

10Le désir est également caractérisé dans L’Astrée par sa double qualification péjorative ou négative. Il relève à cet égard de la distinction que fait Platon entre les deux Aphrodites céleste et vulgaire, chacune associée à deux amours partageant leurs caractéristiques. Pausanias qui, dans Le Banquet les définit l’une et l’autre, commence par insister sur le fait que l’acte d’aimer n’est en soi ni beau ni laid. « C’est – nous dit-il – de la manière dont éventuellement s’actualise cette activité, que résulte pour elle ce caractère ; y a-t-il en effet dans la modalité de l’action beauté et rectitude ? L’action devient belle ; laide, au contraire, si la rectitude manque » (Le Banquet, 181a). La remarque, importante, permet de dissocier l’amour fondé sur la recherche du plaisir physique et l’amour procédant de la reconnaissance d’une beauté intérieure. Dans son Commentaire sur Le Banquet, Ficin soucieux d’éviter une présentation manichéenne de leur duo, écrit que « chacun des deux Amours est honnête et louable, car tous deux s’attachent à l’image divine18 ». Il tient toutefois à les hiérarchiser selon leurs dignités respectives en rappelant la supériorité de l’esprit sur l’appréciation sensorielle et le plaisir physique19. Cette double conception de l’éros appuyée sur une hiérarchisation de l’esprit et des facultés sensorielles se retrouve dans L’Astrée. Comme chez Platon (Timée 47b) la vue et l’ouïe y sont considérées comme les deux sens supérieurs. Comme chez Ficin20 la ligne de partage entre « l’homme contemplatif » et « l’homme voluptueux » se trouve dans la vue. Chez le premier l’amour conduit de la vue à l’intelligence, chez le second il descend vers le toucher, qui est le sens le plus grossier. Cette classification permet à Urfé de jouer sur un ensemble d’oppositions signifiantes. Au cours de la première partie, il revient ainsi deux fois sur le thème du jugement de Pâris, mais en insistant sur un contraste allant du sublime vers le burlesque. Au quatrième livre, sous le déguisement d’Orithie, Céladon s’introduit dans le temple de Beauté dont l’entrée est exclusivement réservée aux femmes. Le hasard ou plutôt la Providence favorise son entreprise : il est tiré au sort pour départager les trois rivales qui paraissent nues devant lui. Bien sûr, il accorde sa préférence à sa bien-aimée Astrée après l’avoir longtemps contemplée (p. 265). La jeune femme ne manque pas d’éprouver de la honte quand elle découvre l’identité de son juge. Mais elle reconnaît que « l’Amour » lui défend « de vanger [sa] pudicité » puisque « l’offense » du berger « n’estoit procedée que de [l’]aymer trop » (p. 266). Présentée d’abord comme une transgression, la scène revêt finalement une valeur positive. Elle s’apparente à une faute bénigne, felix culpa obtenant l’assentiment d’Éros, et cela d’autant mieux que l’auteur a repris à son compte dans cet épisode du roman l’interprétation particulière que donne Mario Equicola du jugement de Pâris « pource que quiconque a la beauté a toute excellence assemblée en soy21. » Au livre 8, la même scène semble se répéter dans le récit où Climanthe conte à Polémas, sur un ton grivois, comment il a surpris les trois Nymphes Silvie, Léonide et Galathée se déshabillant dans un bosquet et eu « la commodité de les voir nuës » (p. 328). Il détaille alors pour son maître les mérites physiques des trois jeunes femmes en insistant sur la beauté du corps de Léonide bien supérieure à celle du visage de Galathée. L’accent se déplace ici du visage vers le corps, de la contemplation vers l’indiscrétion voyeuriste, du désir amoureux vers la concupiscence. Autre contraste saisissant : entre le temple de Beauté où pénètre Céladon et le temple de Vénus où, au livre 8, s’introduit Hylas également incognito et sous un vêtement féminin. Il y entraperçoit Circène, mais dans la pénombre et sans la distinguer vraiment : « Je ne sçay si ce fut ceste clairté blafarde (car quelquefois elle ayde fort à couvrir l’imperfection du teint », ou bien si veritablement elle estoit belle, tant y a qu’aussi tost que je la vis, je l’aymay » (p. 495). La voix de la jeune femme, qui chante alors « quelques couplets », n’est pas d’ailleurs pour rien dans le charme qui s’exerce alors sur lui. On se rappelle en l’occurrence du nom de l’enchanteresse : Circène fait penser évidemment à Circé, mais aussi à ces sirènes qui par leurs chants incitaient les marins à les rejoindre dans les flots afin de les dévorer. Il est probable qu’à travers cette petite mise en scène d’une rencontre manquée – puisque Circène n’est en rien consciente de la présence de son admirateur –, Urfé a voulu insister sur le contraste séparant l’amant d’Astrée, de celui d’une figure féminine dont il devine à peine la beauté et dont il s’éprend en suivant le caprice d’un désir délié de tout discernement. Le nom du personnage mérite aussi sur ce point une explication. Hylas, par l’étymologie grecque (ὕλη, hylê : la matière) est relié aux appétits terrestres. On peut donc voir en lui l’homme de « l’éros vulgaire » qui de la beauté a une approche purement sensible. Il s’en confie d’ailleurs au cours du roman, « La beauté [est] ce que le sexe a de plus cher » (I, 8, p. 490) ; « ce qui donne le prix aux femmes, ce n’est que la seule beauté » (III, 7, p. 470). Le hasard, l’irréflexion, l’emportement que, dans son discours, Pausanias attribue à l’éros vulgaire, lui dictent le plus souvent sa conduite. Comme l’observe Silvandre, « aussi tost qu’une fille se presente à [ses] yeux, & qu’elle leur semble belle, sans [s’]arrester à toutes ces petites particularitez, ny à tant rafiner la beauté, soudain [sa] volonté consent à l’aymer, & [il] cour[t] incontinent aux provisions, & aux munitions necessaires pour attaquer ceste forteresse » (ibid., p. 768). Autre caractéristique du personnage : son inconstance. De Carlis, Stilliane et Aimée, il passe bientôt à « la folastre Floriante », puis à « la triste Cloris », puis à Circene, et de celle-ci à « la charitable Palinice », à « la courtoise Parthenope », à « la malicieuse Dorinde », à « la glorieuse Florice », et de nouveau à Stilliane (III, 7, p. 473)… Ce mouvement incessant le portant d’une femme vers l’autre a, selon lui, son charme ; car « il n’y a rien que la varieté qui rende beau l’univers » (IV, 5, p. 231). Mais cette diversité n’est pas seulement affaire d’esthétique, elle trouve aussi à s’expliquer à la lumière de la physique naturelle : il faut se rappeler de ce point de vue que la hylè, la matière vaut pour un substrat indéterminé et se prête à toutes les formes en n’en retenant aucune. C’est ainsi qu’Adamas, après avoir exposé la théorie des sympathies amoureuses, présente le personnage d’Hylas en comparant son âme à une cire molle incapable de retenir la forme ou l’idée qu’imprimerait en elle la « beauté céleste » (III, 5, p. 373).

11La convertibilité du désir forme une autre constante psychologique sur laquelle insistent de nombreux philosophes néoplatoniciens, par exemple Ficin ou Pic de la Mirandole selon lesquels Éros peut dégénérer en fureur bestiale ou conduire vers les hauteurs de l’amour mystique22. En dépit de cette labilité du désir, tous affirment que, bien utilisé, il constitue une énergie devant impliquer une dynamique évolutive. Aussi le rapprochent-ils de l’image de l’échelle de la création, elle-même associée à celle des manières d’aimer23. Une même conception du désir se retrouve dans L’Astrée. Ainsi Alcippe peut épouser Amarillis après de longues épreuves et après avoir connu un amour purement charnel avec une dame de la cour de Marcilly. Il est significatif à cet égard que ses rencontres avec celle-ci se font dans l’obscurité et l’anonymat et s’associent au seul plaisir physique alors que son désir pour Amarillis prend essentiellement le visage de l’amour. Il est notable que dans L’Astrée la conversion du désir en ses formes les plus sublimes ne se fait jamais qu’au prix d’immenses sacrifices. Pour tous ses personnages prétendant au titre de parfaits amants, il faut mourir à soi et à ses intérêts propres pour renaître au pur amour ; mourir à soi également pour renaître en l’autre, car selon la théorie de l’échange des âmes, lorsqu’un lien d’amour réciproque unit deux amants, ils vivent l’un en l’autre et l’un par l’autre24. D’où la prégnance dans le roman de structures empruntées aux mystères antiques25 et jouant sur l’alternance des thèmes conjoints de la mort – qui n’est pas toujours effective, mais symbolique – et de la régénérescence. Ainsi avant sa métamorphose en Alexis, les tribulations de Céladon commencent par sa chute dans le Lignon ; Célion ne peut prétendre épouser Bellinde qu’après avoir connu les affres du désespoir et projeté de se suicider ; Ligdamon, amant fidèle de Silvie, préfère s’empoisonner plutôt que de la trahir en épousant, sous la contrainte, une autre femme (dans la quatrième partie du roman, on apprendra que le poison était en fait un puissant léthargique et Ligdamon retrouvera sa chère Silvie) ; Lindamor fait croire à son décès sur un champ de bataille avant de renaître aux yeux de Galathée sous le déguisement d’un jardinier. Le voilà ainsi transformé de « Chevalier » en « Amant » (p. 546) ; Damon et Fortune, dupés par la magie de Mandrague, se témoignent leurs sentiments réciproques sur le seuil de la mort.

12Cette accumulation de deuils et de malheurs a souvent été mal interprétée pour diverses raisons. Certains, comme Jacques Ehrmann (1963), y ont vu la preuve du pessimisme foncier de l’auteur. De fait la noirceur n’est pas exclue de L’Astrée, mais elle tient en grande partie à la dimension initiatique de l’aventure amoureuse et à l’ambiguïté de la figure d’Éros, cruelle et douce, dans la mesure où ses promesses exigent de coûteux sacrifices26. Ces sacrifices ont également été l’objet de nombreux malentendus de la part de ceux qui veulent voir dans L’Astrée les reflets d’une sensibilité chrétienne marquée par le salésisme27, comme si les désastres engendrés par Éros devaient conduire à humilier les amours humaines et amener à une conversion à l’amour de Dieu ou comme si le pur amour des parfaits amants illustrait l’effort d’un dépassement chrétien de l’amour-propre28. Il convient, pour éviter de confondre dans un même ensemble plusieurs perspectives théologiques, de comprendre L’Astrée à partir de la culture de son auteur et dans son sens le plus explicite en constatant que sa religion y relève d’une théologie de l’éros29 et que le pur amour que s’y vouent les amants se développe à travers leur relation profondément marquée par le désir30. Ce désir assimilé à un « amour infini » (II, 5, p. 244) conduit, il est vrai, au-delà de tout intérêt égoïste, mais sa logique ne s’aligne pas sur celle de la charité ou d’un dépassement des intérêts propres de la personne dans l’amour de Dieu. Il est en quelque sorte sacralisé dans sa dimension humaine et interpersonnelle et transcendé par sa propre dynamique portée vers l’extase amoureuse31. Cette interprétation érotique du pur amour n’aurait certainement pas convenu à un saint François de Sales se récriant contre les « amourettes » dans un passage célèbre de l’Introduction à la vie dévote32.

13Ces cinq caractéristiques qui, dans l’esprit d’Urfé, s’apparentent aussi à des lois naturelles inscrites dans sa vision de l’humanité, règnent sur les quelque deux cents personnages de L’Astrée et définissent la cohérence globale de leur univers. Mais il faut distinguer ici, encore une fois, le roman du traité de philosophie. Le propos d’Urfé n’est pas d’énoncer quelques règles générales, mais de confronter celles-ci à son expérience des affaires humaines. Aussi joue-t-il sur la concurrence des points de vue et des voix, et tient-il compte des « divers effects », des circonstances toujours changeantes et des cas. La cohérence globale de son œuvre est donc relative. Cela cependant ne le conduit pas à basculer du côté du relativisme. Comme l’a bien montré un excellent article de Pierre Berthiaume33, on le voit plutôt s’efforcer d’articuler entre eux les deux domaines de l’universel et du particulier. Pour conclure ces aperçus, c’est sur ce travail d’articulation et d’intégration du divers dans l’unité que je voudrais insister, en revenant à la théorie des sympathies telle qu’elle est exposée par Céladon (I, 10), puis par Adamas (III, 5). Par les voix de ces deux personnages on découvre les fondements d’une érotique générale qui sert de substrat à la casuistique d’Urfé (exposée notamment dans ses jugements d’amour), à son éthique (exprimée au fil de ses remarques incidentes et dans les « douze tables des loix d’Amour » (II, 5), et vaut également pour la matrice de sa psychologie. Dans les deux discours les réflexions se développent en deux étapes. Céladon et Adamas exposent d’abord les principes généraux de leurs théories – le premier à partir de l’assimilation du désir à une puissance magnétique, le second en reliant cette puissance à l’influence des astres. Tous deux éprouvent ensuite le pouvoir explicatif de ces principes en les appliquant à l’analyse de plusieurs cas concrets. Sont ainsi examinées les questions de savoir pourquoi sont aimées certaines personnes « qui à nos yeux n’ont rien d’aimable », pourquoi Timon l’Athénien n’aima pas et ne fut aimé de personne » (I, 10, p. 575) Ou encore, entre autres points, « [d’où] vient [...] qu’apres avoir aymé quelque chose, l’on cesse quelquefois de l’aymer, & que mesme on la mesprise, & que bien souvent on la hayt ? » (III, 5, p. 372). La diversité des questions manifeste la souplesse des deux théories données explicitement par Urfé comme deux clés d’explication capables de rendre compte des diverses conduites de ses personnages. Certes, tout ne se résout pas dans la lumière des deux approches – qui d’ailleurs ne sont pas exactement synonymes – et il y a toujours, comme dans presque tous les longs romans, des contradictions, des ambiguïtés et des zones d’ombre dans L’Astrée. Il n’en demeure pas moins qu’elles reflètent un état d’esprit propre à l’auteur, souvent enclin à passer des observations concrètes vers la synthèse et trouvant les fondements de celle-ci dans une philosophie héritée de la longue tradition néoplatonicienne.

14Peut-on pour autant parler de L’Astrée comme d’un roman néoplatonicien ? Pour peu que l’on considère le néoplatonisme comme un courant de pensée en évolution constante, comme un corpus d’idées qu’il serait vain, donc, de mesurer à l’aune d’une doctrine définitivement figée dans les œuvres de Plotin, Ficin ou Pic de la Mirandole, une telle approche nous apparaît comme pleinement admissible. De ce point de vue L’Astrée poursuit le mouvement d’une pensée en devenir34 qui avait d’abord trouvé ses premières formulations théoriques dans les trois livres des Epistres morales. À travers son univers foisonnant s’exprimerait, nous semble-t-il, les efforts d’un écrivain s’efforçant de confronter ses convictions de philosophe à son expérience du monde35. Ses représentations du désir montrent clairement qu’elles continuent d’être informées et organisées par une philosophie de l’éros, mais celle-ci est investie désormais de la tâche de porter une vision du monde intégrative où s’atténuerait la césure séparant la sphère transcendante des idées et la création terrestre, le corps et l’esprit. Cette intégration du sensuel et de l’idéal promeut une conception dynamique et spiritualiste de l’érotisme attachée à l’image du couple amoureux et détourné de l’amor Dei. À cet égard l’atténuation – et non la suppression – de la perspective métaphysique inscrite dans le néoplatonisme forme une des originalités de son interprétation dans L’Astrée qui coïncide avec son insistance sur les valeurs sociales et mondaines. Le dessein d’Urfé, en effet, n’est pas seulement d’associer le désir aux exigences d’une ascèse ou d’une initiation. Il s’agit pour lui d’offrir à son public un large panorama de la vie amoureuse, capable de répondre à ses attentes, ses questions, ses inquiétudes. Un panorama, mais aussi une table d’orientation et un guide : Éros en personne. L’érotisme, en effet, revêt sans doute dans son roman un rôle pédagogique. Certes, Urfé ne savait rien de la théorie de la sublimation, mais son propos n’était-il pas d’enclencher chez ses lecteurs un processus similaire en leur inculquant un bon usage du désir ? Expérience érotique – l’adjectif renoue ici avec l’éros platonicien –, que le roman, mieux que tout autre forme d’expression, serait à même de transmettre, puisque le plaisir amoureux s’y découvre par la voie des fantasmes, avec les yeux de l’imagination.