Colloques en ligne

Agathe Novak-Lechevalier (Montpellier 3)

Hernani et Ruy Blas, drames romanesques ?

Journée d’études (agrégation 2009) "Victor Hugo, Hernani, Ruy Blas" organisée par Olivier Bara et Marie-Eve Thérenty

1De très nombreux passages des écrits critiques et théoriques de Hugo témoignent de la proximité qu’ont pour lui les deux genres du roman et du drame, qu’il semble penser toujours conjointement. Dès 1823, un article de La Muse française loue par exemple en Walter Scott l’inventeur du roman dramatique 1 ; en 1832, la note ajoutée à l’édition définitive de Notre Dame de Paris met en scène, elle, avec insistance une équivalence entre les deux genres 2. En 1834, Hugo ajoute à son article sur Scott cette note :

L’épopée a pu être fondue dans le drame, et le résultat, c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est une même temps une puissance sociale, le roman.

L’épique, le lyrique et le dramatique sont amalgamés, le roman est ce bronze. 3

2En 1840 enfin, la préface des Rayons et les ombres semble faire du roman une sorte d’approfondissement du drame :

Quand la peinture du passé descend jusqu’aux détails de la science, quand la peinture de la vie descend jusqu’aux finesses de l’analyse, le drame devient roman. Le roman n’est autre chose que le drame développé en dehors des proportions du théâtre, tantôt par la pensée, tantôt par le cœur.

3La récurrence de ces affirmations justifie à elle seule le fait que la critique parle si souvent, à propos de l’œuvre de Hugo, de romans dramatiques et de drames romanesques 4. Chacun des deux genres semble en effet, pour Hugo, imprégner l’autre — imprégnation qui s’inscrit d’ailleurs dans la logique du « mélange des genres » si souvent mis en exergue depuis la préface de Cromwell.

4Pourtant, les citations précédentes montrent qu’en général, Hugo conçoit presque toujours l’interaction du côté du roman : c’est le roman qui intègre le drame, plus que le drame n’est pensé comme romanesque. Il semble donc intéressant de chercher à savoir dans quelle mesure il est ou non pertinent de parler de drames romanesques chez Hugo en général, et à propos d’Hernani et de Ruy Blas en particulier.

5Cette question semble d’ailleurs d’autant plus justifiée que l’une comme l’autre des deux pièces contiennent des éléments qui mettent en évidence une proximité avec une tradition romanesque. Il s’agit, par exemple, dans Hernani, de la tentative d’enlèvement de doña Sol par don Carlos, à la scène 2 de l’acte II : ce « rapt infâme », digne d’un mélodrame, constitue cependant au départ un topos du roman noir. Dans Ruy Blas, le personnage de don Carlos est, lui, clairement issu de la tradition du roman picaresque. Il suscite d’ailleurs une double occurrence du mot roman, aux scènes 2 et 3 de l’acte IV. Or, les travaux récents qui ont porté sur le romanesque chez Hugo 5 soulignent tous la rareté d’emploi de cette étiquette générique dans l’œuvre hugolienne.

6Qu’en est-il donc du romanesque, qui semble à première vue affiché dans ces deux pièces ? Le premier problème est en fait de savoir ce que recouvre ce terme très vague et très labile de romanesque. Je me référerai ici à l’article que Jean-Marie Schaeffer consacre à cette notion 6. Selon lui, le romanesque peut être compris en deux sens :

un sens générique, qui en fait l’adjectif correspondant au nom de genre roman : il s’agit alors de s’interroger sur la reprise d’une forme ou d’une structure romanesques.

un sens plus thématique, qui est souvent lié à l’utilisation du mot comme substantif : le romanesque, en ce sens, désigne un certain type de modélisation fictionnelle qui préexiste au genre même du roman et ne peut donc être limité au champ que le genre recouvre.

7Les caractéristiques principales qui permettent, selon Jean-Marie Schaeffer, de définir la notion de romanesque, peuvent se répartir entre ces deux sens :

8— du côté du sens générique, on trouvera ce que Jean-Marie Schaeffer désigne comme « la saturation événementielle de la diégèse » (c’est-à-dire l’importance des coups de théâtre) et son « extensibilité infinie ».

9— du côté du sens thématique, le romanesque se caractériserait entre autres d’une part par l’importance accordée, dans le déroulement de l’action, aux sentiments et aux passions ; d’autre part par la polarisation extrême de la représentation axiologique, qui suscite un certain manichéisme.

10On étudiera donc Hernani et Ruy Blas en fonction de ces lignes de réflexion, d’une part en s’interrogeant sur ce qu’une telle typologie peut recouvrir de manière plus précise dans l’œuvre hugolienne, d’autre part en mettant ces traits définitoires à l’épreuve des textes.

11Parler de drames romanesques dans un sens générique, c’est postuler une interaction entre les genres du roman et du drame, c’est penser une tension du drame vers le roman. Cette hypothèse, en dehors même du contexte romantique et du principe du mélange des genres, n’a rien d’extravagant : d’une part, parce que, dès l’origine, c’est-à-dire dès les théories de Diderot, le genre du drame est pensé en étroite relation avec celui du roman ; d’autre part, parce que les années 1830 marquent dans la pratique même des écrivains une très grande proximité des deux genres.

12Je me permettrai donc ici quelques éclaircissements sur ces deux points, comme préalables à la réflexion.

13D’abord, concernant les théories de Diderot : ce n’est pas un hasard si les textes théoriques de Diderot sur le drame, c’est-à-dire les Entretiens sur le Fils naturel et le Discours sur la poésie dramatique, publiés respectivement en 1757 et 1758, sont presque contemporains du grand texte de promotion du roman qu’est l’Éloge de Richardson, qui paraît quatre ans plus tard, en 1762 : Diderot pense en effet le roman et le drame comme un couple de genres intermédiaires qui doit faire pièce aux grands genres classiques que sont l’épopée et la tragédie. Il multiplie donc les points de passage entre les deux genres, en mettant en place un système d’interactions réciproques. Du côté du drame, l’influence du roman se fait sentir principalement de deux manières. D’abord parce que Diderot conçoit l’intrigue du drame non plus sur le modèle d’une crise, mais sur celui d’un développement progressif, ce qui fait tendre le drame vers une temporalité romanesque. Ensuite parce que Diderot engage le dramaturge à imiter le romancier en écrivant la pantomime : les didascalies se multiplient donc, et cette insertion massive de la parole de l’auteur à l’intérieur du dialogue dramatique tend aussi vers une romanisation puisqu’elle implique qu’une sorte de substrat narratif envahisse le texte théâtral. C’est une idée que l’on ne trouvait pas dans l’analyse de Jean-Marie Schaeffer, qui s’intéresse essentiellement au romanesque dans le roman. Mais, dès que l’on exporte le romanesque vers un autre genre, il est évident que la place plus ou moins grande du récit (qu’il s’agisse des didascalies ou même du récit inséré dans les dialogues dramatiques) joue un rôle dans le degré de « romanisation » de la pièce. On ne s’attardera cependant pas ici sur la question des didascalies, puisqu’il s’agit d’un point largement évoqué dans de nombreux autres travaux 7. Ces réflexions de Diderot nous intéressent directement, puisque ses théories influencent, à travers Lessing, le drame allemand, et font retour en France en plein essor du romantisme, notamment lorsque Mme de Staël publie son traité De l’Allemagne.

14Par ailleurs, dans les années 1830, où s’épanouit le drame romantique, ces rapprochements théoriques du drame et du roman se doublent d’une pratique effective – et effrénée - de l’adaptation, qui manifeste la proximité des deux genres et la renforce. Dès les années 1820, la plupart des romans qui paraissent sont pillés par les dramaturges en mal d’intrigues : le mélodrame vampirise ainsi le roman noir, tandis que la fortune du vaudeville se construit en dépeçant les romans gais d’un Pigault-Lebrun ou d’un Paul de Kock. Outre les sources espagnoles décrites par Sarah Mombert, la vogue de la littérature anglaise fournit des modèles qui semblent emblématiser une fusion du roman et du drame : du côté du roman, Walter Scott, qui multiplie les dialogues et travaille la couleur locale, est proclamé par Hugo, on l’a vu, comme le maître du « roman dramatique » ; du côté du drame, Shakespeare, qui fonde une dramaturgie de l’éclatement spatial et temporel et qui met en scène des processus historiques longs et complexes, apparaît, selon une expression du critique Philarète Chasles, comme le héraut du « drame-roman ». Il semble donc que l’on se trouve dans une période correspondant à ce que Bakhtine décrit comme une « romanisation » des genres 8, c’est-à-dire de l’attraction de l’ensemble des genres vers le pôle romanesque.

15Passons donc maintenant à l’examen des formes que prend cette romanisation dans les textes des drames hugoliens. En ce qui concerne la structure du drame, je me reporterai essentiellement aux deux caractéristiques du romanesque mises en avant par Jean-Marie Schaeffer.

16Premier point, donc : la saturation événementielle. Contrairement au genre dramatique, qui se caractériserait par une progression continue et irréversible de l’intrigue, le romanesque serait, lui, déterminé par l’abondance des rebondissements et des coups de théâtre. Cette affirmation semble corroborée, dans Ruy Blas, par la première occurrence du mot roman, à l’intérieur du récit de don César :

- Ouf ! que d’événements ! - J’en suis émerveillé

Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé.

Primo, ces alguazils qui m’ont pris dans leurs serres ;

Puis cet embarquement absurde ; ces corsaires ;

Et cette grosse ville où l’on m’a tant battu ;

Et les tentations faites sur ma vertu

Par cette femme jaune ; et mon départ du bagne ;

Mes voyages ; enfin, mon retour en Espagne !

Puis, quel roman ! le jour où j’arrive, c’est fort,

Ces mêmes alguazils rencontrés tout d’abord !

Leur poursuite enragée et ma fuite éperdue ;

Je saute un mur ; j’avise une maison perdue

Dans les arbres, j’y cours ; personne ne me voit ;

Je grimpe allègrement du hangar sur le toit ;

Enfin je m’introduis dans le sein des familles

Par une cheminée où je mets en guenilles

Mon manteau le plus neuf qui sur mes chausses pend 9 !…

17L’exclamation initiale (« Ouf, que d’événements ! ») dit explicitement la saturation événementielle. Elle se trouve par ailleurs relayée, à l’intérieur du récit, par la déstructuration progressive de son organisation logique : la première tentative d’ordonnancement temporel (marquée par l’utilisation des adverbes « primo », « puis ») cède en effet rapidement le pas à une accumulation, rendue sensible par l’utilisation récurrente de la conjonction « et ». L’énumération qui se met en place semble d’abord se résoudre avec l’adverbe « enfin », mais elle est immédiatement relancée, et sur un rythme de plus en plus rapide, grâce à l’utilisation du présent de narration et de la parataxe. Le « roman » de César semble donc avant tout se caractériser par cet effet d’accumulation, qui se conjugue avec un effet d’invraisemblance : c’est la coïncidence incroyable du retour des « alguazils rencontrés tout d’abord », qui donne lieu à l’exclamation : « c’est fort ! ».

18Les deux pièces que nous étudions ne répondent cependant pas de la même manière à ce schéma.

19Hernani se caractérise bien, non seulement par une saturation événementielle, mais par l’abondance de coups de théâtre. Il ne s’agit pas seulement ici de la péripétie centrale qui met en scène le pardon fort inattendu du nouvel empereur – péripétie qui pourrait cadrer avec un schéma d’intrigue classique. Plus largement, il est évident que, dans Hernani, les « coup[s] imprévu[s] 10 » (selon une expression de la pièce) se multiplient, et cela dès le premier acte. C’est d’abord, dès la première scène, l’irruption d’un inconnu au lieu de l’amant attendu ; dès la scène deux, l’arrivée du duc, qualifiée par Josefa de « coup inattendu », fournit un nouveau rebondissement ; enfin la scène trois renouvelle le procédé puisque le roi stupéfie l’ensemble des personnages en révélant soudain son identité. D’emblée donc, au lieu de dérouler lentement son exposition, le drame instaure un rythme effréné, porté par des rebondissements multiples.

20En revanche, le rythme de Ruy Blas est tout autre : ici, pas de coups de théâtre à répétition - tout semble au contraire répondre exactement au plan secret que Salluste met en place dès le début de la pièce. Et pourtant, la pièce n’est pas exempte de rebondissements : l’irruption de César, à l’acte IV, en est un ; l’arrivée de la reine, à l’acte V, arrivée que Ruy Blas avait tout fait pour prévenir, en est un autre. Cependant, ce qui pourrait justement apparaître comme un coup de théâtre, un événement inattendu qui vient renverser la donne de l’histoire, se voit à chaque fois désamorcé. D’une part, par son irruption imprévue, César, qui incarne d’une certaine manière le roman dans la pièce, croit « déranger » et « démolir » toutes les « toiles d’araignée » tissées par Salluste. Il s’avère pourtant qu’il en retisse les fils. C’est ce que souligne la réplique de Salluste : « Allons ! bonté du ciel ! il n’a rien dérangé ! / Au contraire […] 11 ». D’autre part, si l’arrivée de la reine, à l’acte V, a tout d’un rebondissement imprévu et fatal qui vient anéantir les espoirs de Ruy Blas, ce coup de théâtre n’est qu’une illusion : son caractère spectaculaire tient seulement au fait que le spectateur a oublié la lettre que Salluste avait dictée à Ruy Blas à la scène 4 de l’acte I. L’éclat qui caractérise le coup de théâtre rejaillit ici tout entier sur le génie sombre de Salluste et sur son complot tortueux. À chaque fois, donc, ce qui pouvait apparaître comme un rebondissement s’avère n’être qu’un rouage d’un plan préparé de longue main, et c’est bien une logique dramatique qui semble l’emporter sur une logique romanesque.

21Alors que dans Hernani, c’est une structuration romanesque, caractérisée par la surprise de la relance, qui semble prévaloir, au contraire, dans Ruy Blas, Hugo semble s’attacher à déjouer toutes les ébauches de scénarios romanesques, comme il désamorce la « bombe » que constitue l’arrivée de don César : loin que la logique romanesque prenne le dessus, elle semble sans cesse renforcer, par ses mises en échec, la logique dramatique.

22En ce qui concerne, maintenant, l’extensibilité de l’intrigue, il existe plusieurs manières de la concevoir.

23Il est, d’abord, certain que le refus, par Hugo, de respecter l’unité de temps suscite un élargissement spatio-temporel qui contribue à rapprocher le drame d’une structure romanesque : lorsque, par exemple, le texte souligne avec une insistance frondeuse que six mois séparent l’acte II de l’acte III de Ruy Blas, le drame semble rejoindre une temporalité qui caractérise davantage le roman.

24Par ailleurs, puisque, selon Jean-Marie Schaeffer, le romanesque se définit par sa propension à la série 12, la mise en perspective que Hugo suscite entre les deux pièces dans la préface de Ruy Blas tendrait elle aussi à accentuer la tension du drame vers le romanesque : entre l’aurore d’Hernani et le crépuscule de Ruy Blas, c’est tout le roman des grandeurs et des misères de l’Espagne qui se joue.

25Cependant, ce ne sont pas ces différentes formes d’extension temporelle de la diégèse qui m’intéresseront ici, mais plutôt la manière dont, dans le texte même des deux pièces, le drame semble sans cesse différé. Là aussi se joue, me semble-t-il, l’extensibilité de la diégèse caractéristique du romanesque : ce n’est pas un hasard si lorsque Gœthe et Schiller, dans leur correspondance, s’intéressent à la comparaison des poésies épique et dramatique, ils font des motifs qui retardent l’action et l’éloignent de son but la caractéristique de la poésie épique. Or, de nombreuses scènes, dans le drame hugolien, se construisent non pas sur la progression de l’action, mais sur son retardement. Et, on va le voir, c’est souvent l’irruption du récit, plus ou moins développé, qui a pour charge de retarder le cours du drame, d’en ajourner l’accomplissement.

26De manière significative, cette tendance au récit est ironisée dès Hernani. Dans la scène deux de l’acte I, tout le discours de Hernani à doña Sol tend vers le récit : la perspective du mariage de doña Sol avec don Ruy l’amène d’abord à remonter trente ans en arrière pour raconter les motifs de sa haine envers le roi (v. 88-98), puis à livrer des bribes de récit de son enfance (v. 113-114), enfin à relater son exil en Catalogne (v. 131-136). Le texte même souligne l’inutilité pragmatique de ce récit qui ne fait aucunement progresser l’action. C’est ce que suggère d’abord la réitération de la réplique « Je vous suivrai 13 », qui montre que doña Sol a depuis longtemps décidé de suivre Hernani et que le récit de celui-ci ne change rien à cette résolution ; c’est, ensuite, et plus clairement encore, la réplique hautement ironique du roi qui sort de son armoire et s’impatiente : « Quand aurez-vous fini de conter votre histoire ? » (v. 171).

27On trouve exactement le même type de procédé, quoique moins directement ironisé, dans la scène 3 de l’acte I de Ruy Blas, où le héros fait le récit de sa vie et de son amour pour la reine à don César. La tension vers le récit est cette fois imputée au récepteur don César, supposé avide de détails alors que Ruy Blas, lui, s’irrite :

 

[…] Je me rappelle.

Ne demandais-tu pas pourquoi je l’aime ainsi,

Et depuis quand ? … - Un jour… - Mais à quoi bon ceci ? (v. 430-431)

Demander où ? comment ? quand ? pourquoi ? Mon sang bout ! (v. 435)

28L’ardeur du sang, c’est ici l’impatience du drame devant le récit qui vient retarder l’action : l’ébauche d’une narration est donc aussitôt interrompue et se dissout dans les points de suspension (« Un jour… »).

29Cependant, si le parallélisme est frappant entre les deux scènes, c’est aussi parce que leur situation dans la pièce est semblable : on pourrait objecter ici que ces bribes de récit constituent surtout autant de chevilles destinées à faire passer, un peu laborieusement, une exposition — il faut bien renseigner le spectateur sur l’histoire des héros. Pourtant, plus qu’elles ne serviraient à camoufler les difficultés du dramaturge, ces irruptions du récit me semblent significatives dans la perspective d’une romanisation du drame.

30D’abord, si l’exposition est difficile, c’est bien parce que les personnages du drame sont en soi plus complexes que les héros tragiques ou comiques traditionnels : ni personnages historiques ni personnages mythiques, inconnus du spectateur, ils sont dotés d’une histoire personnelle riche qui les montre tissés de contradictions et leur permet d’échapper à l’univocité du type. Cette identité complexe, ce poids du passé, qui appellent le récit, confèrent aux personnages du drame hugolien une singulière épaisseur et les rapprochent des personnages de roman.

31Ensuite, cette tendance au récit n’est pas circonscrite aux scènes d’exposition. Dans Ruy Blas, par exemple, les ébauches de récit se succèdent : récit par Salluste de la vie passée de don César, récit par la reine des origines de son aversion pour Salluste, du moment où l’on est venu la chercher pour la marier, ou encore des brimades qu’elle doit sans cesse subir à la cour, récit, par Ruy Blas, de son « délire » lors de la scène finale… Sans cesse la narration vient aérer le drame, offrir un délai, fournir un arrière-plan qui dépasse le cadre traditionnel de l’action dramatique et la fait tendre vers une intrigue romanesque. À chaque fois, c’est surtout le désir du récit et le regret de l’impossibilité de son développement qui sont exprimées : « -Un jour que nous aurons le temps, je te dirai / Tout ce que j’ai souffert […] » dit la reine à Ruy Blas à l’acte III 14 ; « Oh, ce n’est pas facile / À raconter » lui répond-il comme en écho à l’acte V 15. Toute la pièce exhale la nostalgie de ce récit impossible.

32Intéressons-nous maintenant aux critères définissant le romanesque d’un point de vue thématique : d’une part, le primat du sentiment qui détermine l’action ; d’autre part, la polarisation axiologique extrême.

33En ce qui concerne le primat du sentiment, il est évident que Hernani comme Ruy Blas accordent une place primordiale à l’intrigue amoureuse : les scènes sentimentales qui voient la réunion des amants, dans les deux pièces - et dans Ruy Blas plus encore, sans doute, que dans Hernani, fonctionnent comme des acmés ; l’une comme l’autre des deux pièces se terminent par ailleurs, significativement, sur l’image du couple amoureux.

34Cependant, il semble tout aussi évident qu’il serait réducteur de définir Hernani et Ruy Blas comme des pièces sentimentales. D’une part, il apparaît que ce n’est ni exclusivement ni principalement le sentiment amoureux qui détermine la progression de l’action : c’est particulièrement sensible dans Hernani où le héros sacrifie à plusieurs reprises son bonheur d’amant, soit à l’accomplissement de sa vengeance, soit à la parole donnée. D’autre part, même les scènes sentimentales sont toujours traversées par des enjeux qui les dépassent infiniment. La préface de Ruy Blas est à cet égard explicite : le « sujet humain » de la pièce, c’est-à-dire « un homme qui aime une femme », n’est séparable ni de son sujet philosophique (« le peuple aspirant aux régions élevées ») ni de son sujet dramatique (« un laquais qui aime une reine »). La grande scène sentimentale — la scène 3 de l’acte III, placée au cœur de la pièce — mêle d’ailleurs indissolublement, grâce à la double énonciation, discours amoureux et discours politique : c’est le fameux « Sois fier, car le génie est ta couronne à toi ! », qui, au-delà de l’amant, s’adresse au peuple présent dans la salle. Le romanesque se voit donc ici transcendé, revalorisé, et sans doute subverti par cette alliance intime avec d’autres types de discours qui sont, eux, en prise avec une réalité sociale et politique.

35Si l’on se tourne cette fois du côté de la polarisation à l’extrême des valeurs que portent notamment les personnages, il semble, à première vue, qu’on la retrouve dans les deux pièces : derrière les soubresauts de l’intrigue se joue en effet - comme souvent chez Hugo - le combat éternel de l’ombre et de la lumière, des « anges » contre les « démons ». Deux personnages semblent ici particulièrement emblématiques : doña Sol, dans Hernani, sans cesse qualifiée d’« ange » par ses partenaires, et dont le nom même manifeste le rayonnement lumineux autant qu’il exprime la solitude ; Salluste, dans Ruy Blas, toujours donné comme un homme de l’ « ombre », mais aussi comme un « monstre » sans âme, une « bête fauve », bref, un « démon ». Salluste, qui s’attaque aux valeurs chevaleresques (« Vertu ? foi ? probité ? c’est du clinquant déteint ») comme aux élans amoureux (« Puis, grand-chose après tout que des chagrins d’amour ! / Nous passons tous par là. C’est l’affaire d’un jour 16 »), apparaît bien comme le représentant du pôle axiologique négatif et incarne dans la pièce ce que l’on a pu appeler le « romanesque noir ».

36Il est cependant impossible de s’en tenir là. D’abord, en dehors de ces deux exemples (et encore, doña Sol est elle-même plus ambiguë que cela), les personnages du drame hugolien sont beaucoup plus problématiques du point de vue axiologique : il n’est que de penser à don Carlos ou à don Ruy dans Hernani pour prendre conscience de cette complexité qui excède tout manichéisme. Les héros eux-mêmes, et c’est ce qui fait leur intérêt, ne sont pas sans ambiguïté : don Carlos accuse en Hernani le bandit qui « tein[t] de sang, charg[é] de meurtres » voudrait « après tout faire [le] généreux 17 » ; au dénouement de Ruy Blas, lorsque Ruy Blas, qui s’apprête à assassiner Salluste, lance à la reine « Le démon ne peut plus être sauvé par l’ange 18 ! », il est difficile de déterminer s’il parle de Salluste ou de lui-même – le fait que Salluste, au moment de mourir, adresse cette imprécation « Démon 19 ! » ne fait que renforcer l’incertitude. Ensuite, il semble que l’on touche là à une des limites de la notion de « romanesque », étroitement dépendante du modèle sur lequel on se fonde : si en effet on prend pour modèle le roman grec 20, l’adoption d’une axiologie polarisée à l’extrême peut en effet être considérée comme un trait définitoire du romanesque ; si au contraire on se réfère au roman du XIXe siècle, on considérera comme romanesque un approfondissement psychologique du personnage qui rend inévitablement caduque toute axiologie manichéenne.

37Par ailleurs, on peut se demander si la logique agonistique à laquelle renvoie nécessairement une polarisation axiologique extrême n’appartient pas, chez Hugo, davantage au domaine du dramatique qu’à celui du romanesque. L’analyse que Judith Wulf fait du romanesque hugolien, dans le volume intitulé Victor Hugo et le romanesque, me semble à cet égard très convaincante. Selon elle en effet, les rares textes que Hugo consacre au roman montrent que le romanesque se situe chez lui ailleurs que dans la logique des grandes oppositions binaires : constituant à tous les sens du terme un « mode mineur » de l’œuvre hugolienne, il y est associé à l’enchantement, au charme, et surtout à la rêverie. Alors que le dramatique se caractérise chez Hugo par le fracas des grandes oppositions, le romanesque constituerait au contraire « ce courant plus discret de l’esthétique hugolienne qui glisse entre les tensions dramatiques et distille son charme dans les violents contrastes qui constituent la puissance de l’écriture 21 ».

38Cette définition du romanesque par le rêve trouve des échos notamment dans Ruy Blas, où la rêverie est omniprésente, et, significativement, toujours liée à l’exaltation amoureuse. Les héros amoureux sont des personnages rêveurs : ainsi de la reine, qui a sur son cœur la lettre de Ruy Blas, et qu’une didascalie présente comme « rêv[ant] un instant, puis « s’arrach[ant] à sa rêverie » pour bientôt retomber dans le rêve (« Allons ! rêver encor 22 ! ») ; ainsi, évidemment, de Ruy Blas, qui, « heureux, aimé, vainqueur », se voit « march[er] vivant dans [son] rêve étoilé ». L’élargissement cosmique du rêve prend ici sa source dans le « cœur gonflé » du héros, c’est-à-dire dans l’épanouissement sentimental. En même temps qu’un « monde de lumière […]/ S’entr’ouvre », inondant le héros « de vie et de rayons 23 », c’est bien encore une fois le romanesque qui se glisse ici dans les interstices du drame, jusqu’au premier vers désenchanté de l’acte V : « C’est fini. Rêve éteint ! Visions disparues 24 ! ». Plus qu’il ne serait romanesque, on pourrait donc penser que le drame hugolien tire en partie son sens d’un saccage du romanesque, saccage méthodiquement mis en œuvre par la grande mécanique dramatique. Et pourtant : le charme des deux pièces tient aussi à ce que le romanesque, toujours, fait retour, et ce jusqu’au dernier instant : le suicide de doña Sol, le pardon de la reine concrétisent ce qui pourrait apparaître comme une revanche ultime du romanesque, fût-ce dans la mort 25.

39Pour conclure, il semble que qualifier tout uniment les drames hugoliens de « romanesques » correspondrait à une lecture superficielle. D’une part les pièces actualisent certaines caractéristiques du romanesque, mais en récusent d’autres : si Hernani semble mettre en œuvre plus de caractéristiques structurelles, Ruy Blas en actualiserait plutôt le versant thématique. D’autre part, et surtout, l’examen des pièces montrent qu’elles ne sont jamais seulement romanesques : on a vu, par exemple, que le romanesque, d’un point de vue thématique, y était toujours dépassé par d’autres enjeux, notamment politiques, qui correspondent aux missions que Hugo assigne plus particulièrement au genre dramatique. Il est cependant indéniable que le romanesque joue un rôle dans l’écriture du drame. Mais ce romanesque ne doit, dans le drame hugolien, être conçu ni comme un état, ni comme l’élément d’un mélange des genres qui serait fusion dans l’indistinction : au contraire, son efficacité propre est liée au fait qu’il est constamment mis en tension avec le genre dramatique, et tout son intérêt tient dans cette interaction. On se souvient que don César introduit le souffle de ses aventures et l’exotisme des « pays les plus extravagants » dans la maison de Salluste, « Maison mystérieuse et propre aux tragédies. / Portes closes, volets barrés, un vrai cachot 26 » : je soutiendrais volontiers qu’à son image, le roman, dans les deux pièces et dans Ruy Blas en particulier, vient offrir subrepticement « Ce bijou rayonnant nommé la clef des champs » dont parle Casilda à la reine pour s’échapper de la « prison bien austère et bien sombre 27 » du drame. S’insérant dans les interstices du drame, le roman parvient à en desserrer l’étau, et, même s’il n’est d’aucune efficacité pour changer la destinée des personnages, il leur aura offert, le temps de l’essor d’un rêve ou d’un récit ébauché, une respiration.