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AGRESTA Nicoletta

Stratégies auctoriales féminines de positionnement dans le champ littéraire : l’exemple d’Emilia Luzzatto

Female authorial strategies of positioning in the literary field: the example of Emilia Luzzatto

1Giorgio Palma et Emilia Nevers sont les deux pseudonymes sous lesquels se cache habituellement Emilia Luzzatto, autrice d’une vaste et prolifique production littéraire, sauf lorsqu’elle emploie son nom marital ou quand elle préfère recourir à l’anonymat. La pseudonymie est un phénomène qui accompagne la présence massive de voix féminines dans le circuit littéraire et journalistique italien, depuis les années 1870-1880 jusqu’à l’aube du XXe siècle. La conscience de l’existence d’une critique méfiante à l’égard de la production féminine obligeait en effet les femmes auteurs à se cacher derrière un nom d’emprunt, masque nécessaire pour traverser et franchir le champ littéraire qui, à l’époque, était tacitement ou sournoisement interdit aux femmes. Mais c’était aussi une sorte de pudeur inconsciente et généralisée, née du besoin instinctif de protéger son intimité des regards d’autrui, qui obligeait les femmes auteurs à effacer leurs patronymes et à utiliser un nom de fiction. Matilde Serao écrivait :

Qu'elle le veuille ou non, la femme est toujours un peu timide - les raisons ne sont pas nécessaires - elle n'ose pas se dévoiler et garde pour elle ses observations aiguës et subtiles, les nuances du sentiment, la connaissance du cœur, si ces mots vont bien ensemble. Tout cela est perdu, car il faut un peu de courage pour signer de son propre nom la moindre vérité : au lieu de cela, sous la protection du surnom, les aveux se font, s'étendent, se multiplient à la plus grande satisfaction des messieurs les hommes, qui voient là le seul moyen d'en apprendre davantage sur mesdames les femmes1.

2Neera, Marchesa Colombi, Bruno Sperani, Contessa Lara, Cordelia… On pourrait citer des dizaines de cas de femmes qui, dans le contexte italien de la seconde moitié du XIXe siècle, ont eu recours à des pseudonymes, parfois masculins, parfois féminins, pour cacher leur véritable identité. Tels étaient le contexte et la condition de la femme auteur à l’époque où Emilia Luzzatto venait à l’écriture. Pourtant, dans le cas de notre autrice, la situation se complique davantage. Emilia Luzzatto, on l’a dit, n’adoptait pas qu’un seul masque, mais sa véritable identité oscillait entre plusieurs signatures, de forme et de genre différents selon le type de production, le public envisagé, le support.

3Après avoir présenté Emilia Luzzatto et illustré sa riche production d’écrivaine, journaliste et traductrice, ce travail se propose, dans un premier temps, d’analyser l’influence que Zola, grand observateur et critique de la condition féminine de son temps et dont elle connaissait très bien les romans, a exercé sur sa tentative d’émancipation dans le champ journalistique et littéraire italien. Dans un deuxième temps nous réfléchirons sur le sens de la fragmentation de son identité d’autrice mise en relief par l’emploi de tant de pseudonymes et, par-là, nous essayerons de dévoiler les différentes stratégies auctoriales adoptées par l’écrivaine pour trouver place dans un univers littéraire foncièrement misogyne et aussi renfermé que celui du Beau Pays au tournant du siècle.

Portrait d’une femme auteur. Vie et œuvre d’une autrice presque inconnue

4Emilia Luzzatto (1846-1920) nait à Vienne et vit à Milan. Elle appartient à une famille de la bourgeoisie juive de Trieste dont plusieurs membres participèrent activement à la construction de l’Unité italienne. Son mari, homme politique, est le frère du journaliste Attilio Luzzatto, directeur de La Tribuna, un périodique où paraissent les traductions de plusieurs romans de Zola en feuilletons. À la mort de sa fille, Emilia Luzzatto se plonge dans l'écriture et quitte son mari pour se consacrer entièrement à sa production littéraire. Femme bourgeoise et cultivée, marquée par une existence personnelle bouleversée et à jamais endeuillée par la mort de ses deux enfants (après la mort de sa fille elle perdra précocement son deuxième enfant), son portrait se cristallise autour du modèle auctorial de femme auteur « seule » (Hosker, 2015) qui se consolide dans le milieu littéraire italien dans la période postrévolutionnaire, l’adjectif « seule » se référant au statut conjugal et familial de la femme qui refuse d’être considérée comme simple « fille de », « maîtresse de » ou « petite sœur de » (Planté, 1989).

5On peut distinguer trois domaines dans sa grande production littéraire : le domaine fictionnel (romans, contes, nouvelles), le domaine non fictionnel (manuels, articles de mode, chroniques mondaines de presse), et enfin celui de la traduction. Il est intéressant de remarquer qu’à chaque catégorie de sa production, Emilia Luzzatto fait correspondre un pseudonyme. Dans cette première phase, nous tenterons de cerner les domaines de sa production et d'observer l'utilisation de pseudonymes.

6Tout d’abord, elle a été une romancière très prolifique. Au contraire du siècle précédent et de la première moitié du XIXe siècle, où les femmes se consacraient surtout à la poésie, dans l’Italie postrévolutionnaire, notamment dans les années 1880-1890, le roman féminin était un genre largement répandu : un marché de l'édition qui s'adresse expressément aux femmes et dont les femmes sont aussi les productrices se consolide de plus en plus. Le cas d’Emilia Luzzatto, n’est donc pas isolé : comme ses contemporaines, elle a été l’autrice de nombreux romans « roses » composés parfois à quatre mains avec sa collègue et amie Tommasina Guidi2. Ces romans paraissaient en feuilleton dans la presse féminine, alors en expansion, notamment dans le Giornale delle donne, périodique dont Emilia Luzzatto a été une collaboratrice active3. Ces œuvres adressées à un public strictement féminin, parfois même aux jeunes filles4, étaient signées Emilia Nevers. Conformément au reste de la littérature féminine romanesque de son époque, ces textes mettaient en scène pour la plupart des intrigues sentimentales et des drames larmoyants ; ils propageaient une morale conformiste punissant les coupables et récompensant les bons, confirmant les hiérarchies sociales et les rapports de force en vigueur dans la société, notamment concernant la figure féminine.

7Le deuxième domaine de production littéraire d’Emilia Luzzatto est celui des écrits non fictionnels. Journaliste active et observatrice attentive de la société, elle écrit des chroniques de presse mondaine et de mode, ainsi que des manuels de savoir-vivre adressés de tout évidence à des lectrices encore inexpertes, issues de nouvelles classes sociales destinées à jouer un rôle au lendemain de l’Unité italienne (18615). Une partie de cette production est signée de son vrai nom. Dans le domaine du non-fictionnel on compte Le Galateo della borghesia : norme per trattare bene de 1883, son ouvrage principal, réédité plusieurs fois. S’alignant encore une fois sur la tradition littéraire féminine de son temps, Emilia Luzzatto, avec cette partie de sa production, s’insère dans la lignée de la « littérature de conduite » écrite par des femmes après l’unification, qui voit la prolifération de la production de Galatei, sorte de « manuels de comportement » destinés aux jeunes femmes et aux mères, et rédigés par des femmes6.

8On arrive enfin au troisième pan de la production littéraire d’Emilia Luzzatto, la traduction d’œuvres étrangères. Il faut avant tout préciser qu’au XIXe siècle, l’activité de traduction était une pratique largement assignée aux femmes et étroitement liée à leur éducation (Coralbi, 2012). Les traductions de textes en langue étrangère (notamment en langue française) étaient privilégiées comme exercices d’écriture. Emilia Luzzatto a été traductrice de nombreux auteurs mineurs français (entre autres Henri Ardel, Jules Pravieux, Paul Acker, Paul Margueritte, etc.), mais elle a également traduit une grande partie de l’œuvre zolienne. C’est sur son activité de traduction que nous allons nous attarder.

Être femme et traduire Zola

9Emilia Luzzatto a publié dans la presse et sous le nom de Giorgio Palma (pseudonyme qu’elle utilisait pour signer toutes ses traductions) plusieurs nouvelles de Zola et plusieurs romans tels que L’Œuvre, La Débâcle, La Terre, Lourdes, Paris, Rome, Fécondité, Travail et Vérité (Parma, 2018). La lecture de la correspondance entre Felice Cameroni et Zola fait penser qu’Emilia Luzzatto serait également l’autrice de certaines traductions anonymes d’autres romans de Zola, à savoir de Nana, Germinal et Pot-Bouille, publiés anonymement dans la presse italienne. Or, compte tenu de la réputation des livres de Zola, « à ne pas mettre entre les mains des jeunes filles » et plus généralement du public féminin, et au vu de la « verdeur » de ces romans – voir notamment le cas emblématique de La Terre –, il est paradoxal que la traduction de ceux-ci ait été confiée à une femme, femme qui, de plus, est parmi les rares traducteurs accrédités et autorisés officiellement par Zola en Italie, à une époque où l’œuvre du maître du naturalisme était fortement exploitée par le marché éditorial italien et où le phénomène des traductions illicites des romans de Zola était très répandu (Agresta, 2022). Le droit d’auteur était par ailleurs une question à laquelle Zola donnait beaucoup d’importance et, pour cette raison, il demandait aux directeurs des journaux étrangers de faire figurer à la fin de la traduction l’indication « seule traduction autorisée » ou « droits de traduction réservés7 ».

10Emilia Luzzatto a joué un rôle fondamental de médiation entre les cultures italienne et française puisque la fidélité et la finesse de ses traductions de l’œuvre zolienne ont aidé à assurer une bonne diffusion et réception de la doctrine naturaliste en Italie. Il suffit peut-être d’un seul exemple pour montrer à quel point son travail de traduction a contribué à diffuser la littérature naturaliste dans le Beau Pays : le cas de la traduction de La Terre. Alors que dans les autres pays européens (dont notamment l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie) ce roman, le plus « noir » de l’œuvre zolienne, a été écourté, démonté, dénaturé (et même interdit, comme en Suède) pour respecter les bienséances et les lois de la censure, ou simplement pour des raisons de pudeur de la part des traducteurs et de la critique bien-pensante, en Italie la traduction d’Emilia Luzzatto, parue en feuilletons dans La Tribuna, montre une extrême fidélité au texte original, qui paraissait simultanément dans les colonnes du journal français Gil Blas. La fidélité avec laquelle cette « brave et courageuse traductrice », comme Felice Cameroni la désigne dans une lettre à Zola (Ternois, 1967, §48-49), a traduit ce roman féroce, a permis aux lecteurs italiens de lire intégralement le texte de La Terre et de connaître le véritable sens de l’œuvre zolienne.

11Malgré cela, les mérites d’Emilia Luzzatto n'ont jamais été reconnus, ni par la critique contemporaine, ni à des époques plus récentes. Il faut savoir que les rares bibliographies portant sur l’œuvre de Luzzato ne mentionnent pas ses traductions des romans de Zola, comme si la critique avait voulu cantonner l’œuvre de l’écrivaine à sa seule production de romancière, en lui déniant l’importance de son apport dans le champ littéraire italien en tant que traductrice et médiatrice de l’œuvre zolienne. Ou encore, quand il s’agit de considérer son activité de traductrice, dans ces biographies figurent, sous le nom de Giorgio Palma, les traductions d’auteurs francophones de romans populaires à succès, généralement mineurs, publiés en feuilleton dans la presse ou en volume, comme si, encore une fois, on voulait oublier l’importance de son rôle et les mérites de son travail, en ne lui reconnaissant que la traduction d’œuvres mineures. Ses traductions des romans de Zola sont également absentes des quelques textes où ses traductions sont mentionnées sous le pseudonyme Giorgio Palma8. Emilia Luzzatto ne paraît même pas considérée au sein du débat de presse théorique qui investit la pratique, les implications, la conception de la traduction du texte zolien et qui voit comme protagonistes les traducteurs de L’Assommoir, Policarpo Petrocchi et Emmanuele Rocco (Ruggiero, 2009). Enfin, la donnée la plus éclatante concerne son oubli par la critique récente. Il suffit de penser que dans la Bibliographie de Zola en Italie par Gian Carlo Menichelli, œuvre fondatrice de la réception de Zola en Italie, le nom de Emilia Luzzatto n’apparaît pas dans la liste des principaux traducteurs italiens de Zola. Et cela malgré le fait que, dans la même bibliographie recensée par Menichelli, le nom d’Emilia Luzzatto (ou mieux Giorgio Palma) ait une très forte récurrence (Parma, 2018, p. 263-270). Peut-être que l’indifférence de la critique envers le rôle de cette traductrice venait du même Zola, qui semblait ne pas lui accorder beaucoup d’importance, comme le démontrent les rares traces d’Emilia Luzzato dans la correspondance de l’écrivain avec ses amis italiens (Ternois, 1967). Marginalisée par la critique et par la presse de son époque, sabotée par ses propres biographes, oubliée par la critique zolienne actuelle, Emilia Luzzatto est restée jusqu’à aujourd’hui dans les coulisses. Il serait temps de lui donner l’importance qu’elle mérite !

Être femme et imiter Zola

12On a vu jusqu’ici le rôle d’Emilia Luzzatto dans la diffusion de l’œuvre zolienne en Italie. Il s’agira maintenant d’analyser l’influence que Zola a eue dans sa production de romancière et notamment de voir quelle place occupe sa profonde connaissance de l’œuvre de Zola et de sa représentation de la société dans son effort de positionnement dans le champ littéraire de son époque.

13L’un des enjeux de l’œuvre zolienne a été la critique de l’éducation féminine pratiquée à son époque et de l’hypocrisie de la classe bourgeoise. Ce thème parcourt comme un fil rouge l’ensemble de sa production romanesque et journalistique. Probablement le fort intérêt de Zola pour la condition sociale de la femme a-t-il marqué Emilia Luzzatto et influencé sa production. Déjà dans l’écriture romanesque de l’écrivaine on voit des liens avec les critiques avancées par Zola concernant le modèle de l’éducation bourgeoise féminine. En particulier dans le roman Le Seul Amour (« L’unico amore », 1928), histoire d’amour entre une jeune fille bourgeoise très aisée et un modeste journaliste, entravée par la riche famille du personnage féminin qui exige que leur fille épouse un homme plus riche, on peut voir comment Emilia Luzzatto reprend les mêmes thèmes que ceux utilisés par Zola dans ses œuvres. Il se peut que la romancière prenne comme modèle certains caractères et certaines intrigues secondaires de Pot-Bouille (notamment les portraits des femmes de la famille Josserand, le rapport entre mère et filles et leurs discours autour des questions de dots et de mariages arrangés). Entre les deux romans s’établissent, en effet, des correspondances narratologiques et s’enregistrent des ressemblances entre les caractères des personnages et même entre les discours prononcés. La production romanesque d’Emilia Luzzatto montre qu’elle se nourrit de l’écriture zolienne et qu’elle réutilise des topoï zoliens dans son écriture. La présence de ces correspondances permet par ailleurs de corroborer l’hypothèse selon laquelle la traduction anonyme de Pot-Bouille est d’Emilia Luzzatto.

14L’écriture de ce qui est considéré comme son œuvre principale, le Galateo, semblerait également se ressentir de l’influence de la conception zolienne de la condition féminine. Dans certaines parties du texte, on peut reconnaître une sorte de parenté avec une forme d’écriture journalistique que Zola chroniqueur adoptait régulièrement, celle des physiologies et des « portraits-cartes »9. Parmi les sujets présentés dans son Galateo, Emilia Luzzatto introduit aussi des physiologies dont notamment la « fisiologia della casa perfetta » (Physiologie de la maison parfaite), la « fisiologia del buon gusto » (Physiologie du bon goût) et toute une série de ce qu’elle définit comme des « types conventionnels » (l’artiste, la frivole, la maline, la vieille fille, etc.). Cette taxinomie de la femme rappelle en effet celle établie par Zola dans ses « études sociales » publiées dans la presse d’abord russe puis française, notamment dans l’étude « Types contemporains de femmes en France ». Au-delà de ces ressemblances formelles, on pourrait plus généralement reconnaître dans cette œuvre un partage de formes et de valeurs communes avec celles propagées par Zola relativement à la conception de la condition féminine (Krakowsky, 1974).

Tentatives féminines de positionnement

15Si l’on observe dans son ensemble la production littéraire d’Emilia Luzzatto, on peut plutôt aisément reconnaître les stratégies auctoriales qu’elle a adoptées pendant sa carrière. Le dédoublement de sa production (écrivaine et journaliste « mondaine » d’un côté et traductrice de l’autre), auquel correspond aussi la scission de son identité auctoriale, manifestée par l’emploi de différents pseudonymes, est sans doute favorisé par des contraintes extérieures liées à son statut de femme. Être une femme auteur en Italie à l’époque d’Emilia Luzzatto signifiait se conformer à des canons préconstitués, rester dans les bornes limitées que le champ littéraire de l’époque assignait aux écrivaines. La production littéraire romanesque d’Emilia Luzzatto, comprenant une série de romans « roses » composés selon le canon de l’écriture féminine de l’époque, confirme cette volonté de s’adapter aux règles implicites instituées. En même temps, l’imitation de certains traits et arguments de l’écriture zolienne est une véritable « posture littéraire » (Meizoz, 2007) qui lui permet, d’un côté, de transgresser les impératifs traditionnels, en introduisant une fine critique sociale de l’éducation des femmes et de leur condition – ce qui justifie et explique le choix d’utiliser le pseudonyme féminin d’Emilia Nevers – , et, de l’autre côté, de s’appuyer sur un modèle auctorial « gagnant », celui de Zola, déjà expérimenté et validé par le lectorat et le milieu critique étrangers.

16Il en va de même du deuxième secteur de sa production artistique, c’est-à-dire celui de l’écriture de chroniques de presse mondaine et de manuels de savoir-vivre. Ce genre de littérature lui permet de s’insérer dans la lignée d’une tradition littéraire en voie de consolidation, celle de la « littérature de conduite » qui était en train de se constituer dans ces années-là, ainsi que de s’affilier, notamment à travers la publication de son Galateo, à un cercle d’écrivaines très en vogue à l’époque, qui, comme elle, composèrent d’importants manuels de ce genre, à savoir Matilde Serao, Marchesa Colombi et Anna Vertua Gentile10. Le fait que pour ce type d’écriture, prescriptive et dite sérieuse, l’autrice choisisse presque toujours d’utiliser son vrai nom, est l’indice d’une posture d’acceptation de son rôle en tant qu’écrivaine et de dévoilement de sa propre identité.

17Enfin, une troisième et dernière posture auctoriale se dégage de l’observation de l’activité de traduction d’Emilia Luzzatto. L’usage, pour ce type de publication, du pseudonyme masculin est le premier facteur à retenir. Derrière ce choix on pourrait voir plusieurs raisons. Des raisons personnelles d’abord : sans doute, Emilia Luzzato se masque pour ne pas souligner sa parenté avec Attilio Luzzato, futur directeur de La Tribuna (où les romans de Zola paraissent en feuilleton) et futur député avec lequel Zola fut en contact permanent ; ou encore, peut-être le fait-elle pour ne pas compromettre, de par sa responsabilité dans la traduction et la diffusion de romans aussi contestés, le rôle politique de son mari, le frère d’Attilio, Riccardo, devenu député à partir de 1892. On pourrait encore reconnaître dans ce choix des raisons sociales, comme l’absence de reconnaissance des femmes dans le monde éditorial et littéraire du temps ; ou enfin, tout simplement une sorte de prudence et une forme de pudeur. Comme Gian Carlo Menichelli le souligne, plusieurs traducteurs et traductrices de Zola (et donc pas uniquement des femmes) utilisaient par prudence des pseudonymes à un moment où « les romans [de Zola] devaient être lus en cachette » (Hosker, 2016, p. 159-183).

18Si, d’un côté, le recours à un pseudonyme masculin a occulté son travail et a déterminé son manque de reconnaissance et son oubli dans le milieu critique, de l’autre côté il lui a permis de mener un travail de traduction extrêmement fidèle, ce qui a joué un rôle non sans importance dans la réception de Zola en Italie. Pouvoir écrire et publier de la littérature « à ne pas mettre dans les mains des jeunes filles » a été probablement pour l’autrice du Galateo et de romans roses sentimentaux une sorte de revanche contre le statut étouffant auquel les femmes devaient se conformer et qu’elles étaient obligées de respecter à cette époque.

Conclusion

19L’histoire de la figure d’Emila Luzzatto, les dédoublements de son identité auctoriale, l’oscillation de son écriture entre divers genres, permet de comprendre quel était le contexte littéraire de l’Italie à la fin du siècle et quelles étaient les restrictions auxquelles était soumise une femme qui voulait se donner le privilège d’écrire. Apparemment Emilia Luzzatto ne sort pas des bornes : elle écrit « comme une femme » (Planté, 1989, p. 209-253), elle écrit ce qu’une femme est censée écrire à son époque et elle respecte le statut auctorial que le champ littéraire italien impose aux femmes. Ou du moins, apparemment. En effet, à y bien regarder, elle a essayé de se faire une place et de se positionner en tant que femme et écrivaine dans ce champ littéraire bien quadrillé. Son travail d’auto-affirmation a été subtil et souterrain. Le fait qu’elle insère dans ses romans « roses » des polémiques subtiles contre la condition sociale des femmes et contre la pratique des mariages arrangés – qu’elle tire de Zola – peut être interprété comme une tentative pour réveiller discrètement dans la conscience féminine certaines interrogations par rapport à leur statut social, de sensibiliser ses contemporaines à une forme d’émancipation de leurs rôles et de leurs conditions. Enfin, la liberté qu’elle prend en tant que traductrice de Zola lui permet de se libérer de toutes les restrictions dans lesquelles son statut de femme auteur l’emprisonnait et de prendre une sorte de revanche personnelle. Les tentatives d’affranchissement d’Emilia Luzzatto sont donc révélatrices d’une réalité historique précise et du réveil d’une conscience féminine qui essaie encore timidement de franchir les bornes et de s’émanciper du rôle asphyxiant que la société et le champ littéraire de l’époque voulaient lui assigner.