Le bas-bleu est une sorcière : stratégie critique et narrative d’Adèle Esquiros
1Dans sa dédicace à Pierre Bottin-Desylles, placée à l’ouverture du volume « Les bas-bleus » de son grand ouvrage critique Les Œuvres et les Hommes, Barbey d’Aurevilly écrit :
Vous l’homme des sentiments exquis en toutes choses, vous devez avoir sur les femmes les idées qu’ont sur elles les esprits délicats, discernants, qui les aiment et qui ne veulent pas les voir se déformer dans des ambitions, des efforts et des travaux mortels à leur grâce naturelle, et même à leurs vertus… Vous êtes, mon cher Desylles, d’une supériorité trop vraie pour ne pas vous connaître en supériorités, et celle de la femme n’est pas où la mettent les Bas-bleus. Elle est dans un charme qui n’est ni la Littérature, ni l’Art, ni la Science. (Barbey d’Aurevilly, [1878] 2006, p. 25)
2Cette critique qu’émet Barbey, et qui est encore la plus polie de ses déclarations du genre, est sans ambiguïté sur la place des femmes dans l’espace intellectuel du XIXe siècle ; rappelant plus loin l’histoire du « bas-bleuisme » et attribuant à ses représentantes la faute d’un orgueil démesuré, Barbey d’Aurevilly reprend un argumentaire déjà développé dans les décennies précédentes et basé sur l’idée d’une inégalité fondamentale entre les sexes.
3Ce sous-ensemble des Œuvres et des Hommes étudie, entre autres, les cas de Mme de Staël, Daniel Stern, Sand bien sûr, Louise Colet ou encore Eugénie de Guérin ; il n’est cependant aucune mention d’Adèle Esquiros, femme de lettres et militante notoire pour la cause féminine dans les Arts comme en politique, particulièrement active à partir des années 1840. Dans l’éloge funèbre d’une demi-page qu’il lui dédie un mois après son décès, le journaliste Adolphe Racot célèbre en effet son « élan constant vers l’utopie irréalisable du bien universel, du salut des femmes, de leur affranchissement, des inégalités et des misères de ce monde » (Racot, 1887, p. 1), et rappelle, malgré l’injuste oubli dans lequel elle avait fini par sombrer, en quoi elle fut « l’une des amazones brillantes de la période romantique, du groupe où on faisait marcher de front la poésie fulgurante » (Ibid.). À la fois membre de ce Club des femmes « si ridiculement fameux » selon Barbey, mais aussi de la prestigieuse Société des gens de lettres, Adèle Esquiros a adhéré à la socio-philosophie de Pierre Leroux et conçu ses textes de prose ou de poésie en fonction d’elle ; elle y célébra tout particulièrement des figures de femmes ignorées par la société, mais s’attacha également à la question de l’éducation des jeunes filles, affirmant à ce sujet la nécessité dans les arts d’une présence féminine apte à guider ou inspirer ces esprits à former.
4Comme Brigitte Louichon le souligne cependant dans le premier tome de son grand ouvrage sur les romancières du XIXe siècle, le bas-bleu d’une part et la femme-auteur telle qu’a pu l’imaginer Adèle Esquiros d’autre part sont encore à cette époque « des syntagmes dont l’usage est assez synonymique » (Louichon, 2010, p. 9). Bien que le monde littéraire masculin pris tout entier n’ait pas en réalité été aussi agressif que le fut Barbey d’Aurevilly, il reste qu’à partir des années 1840 la figure de l’autrice devint aux yeux de la majorité l’emblème d’un « déclassement de l’écrivain » et la représentante d’une « littérature mercenaire », quoi qu’elle écrivît et quelque propos qu’elle tînt sur la question (Louichon, 2010, p. 14). Or sur quel plan un « bas-bleu » pouvait-il entreprendre de se défendre, et surtout de façon à être lu et entendu par ceux qui lui refusaient une légitimité politique, intellectuelle et artistique ?
5Leur répondre dans la presse était un chemin envisageable, bien que ce fût relativement peine perdue ; plaider pour l’écriture féminine d’une façon aussi directe revenait en effet à s’exposer au risque de ne pas être lue. Une autre stratégie possible cependant fut celle qu’adopta Adèle Esquiros en 1849, quand elle publia au sein du deuxième volume des Veillées littéraires illustrées un récit justement intitulé, d’une façon provocante, Un vieux bas-bleu ; ce court roman prend pour sujet les dangers encourus par une jeune provinciale de bonne famille, Gabrielle de Beaulieu, dans un Paris où la menacent de leurs desseins deux personnages en particulier, un jeune homme initialement riche mais débauché, et une prétendue femme de lettres envieuse des dons naturels de Gabrielle. Il faut redonner toute son importance au fait que ce dernier personnage, maléfique et antagoniste, soit spécifiquement un bas-bleu quand il aurait pu plus traditionnellement s’agir d’une simple mondaine : le sujet du bas-bleuisme, reflété selon Adolphe Racot dans un « titre étonnant sous la plume d’une femme » (Racot, 1887, p. 1), peut en effet faire l’objet dans ce récit d’un traitement original, au sein duquel le romanesque est susceptible d’ouvrir une voie particulière à la critique.
6C’est donc ce texte, avec les postures et les stratégies qu’il suppose, qui nous intéressera, pour tenter d’éclairer un aspect de la question des espaces et modalités permettant la participation des femmes aux débats critiques de leurs temps. Si Un vieux bas-bleu a déjà pu être abordé par le passé, notamment par la chercheuse allemande Sigrid Lambertz dans le dernier chapitre de son ouvrage Die 'femme de lettres' im Second Empire (Lambertz, 1994), ce fut en regard d’autres textes de fiction écrits à la même époque par Juliette Adam et André Léo, et donc de façon non individuelle ; la difficulté d’accès à l’ouvrage de Sigrid Lambertz, qui n’a pas reçu de traduction en langue française depuis sa publication, nous semble par ailleurs encourager davantage l’analyse spécifique de ce court récit, dans lequel Adolphe Racot percevait « une pointe de sarcasme qui distingue Adèle Esquiros des politiciennes de son temps » (Racot, 1887, p. 1), et qui mérite en cela d’être interrogée.
Une critique virulente du bas-bleu : rejoindre l’avis masculin ?
7C’est indéniable : le récit que propose Adèle Esquiros a tout l’air d’une attaque contre le type du bas-bleu. Sous-tendu par une intrigue remarquablement simple, son schéma actanciel se résume en effet aux catégories strictement essentielles, chaque personnage possédant une fonction bien déterminée : si l’on s’en tient au modèle de Greimas, l’héroïne en quête d’une existence pure mais exaltante se trouvera, en tombant amoureuse, un destinataire nommé Genest, mais se heurtera également aux manigances de deux opposants, Albert de Saint-Marc et Mme de Saint‑Mégrin, prétendue poétesse. Si l’héroïne, Gabrielle, et Saint-Marc sont introduits dès le premier chapitre du récit puis successivement présentés dans les deux suivants, le personnage éponyme et second opposant de l’héroïne n’apparaît en revanche qu’à partir du quatrième chapitre, avec un effet de retardement qui vient en rehausser le long portrait : d’abord « figure hideuse et menaçante » habitant un appartement qualifié de « grotte ténébreuse » (p. 6), ce personnage finit par être qualifié de « vieille sorcière au jour du sabbat » (p. 11) dans une intrigue qui n’est effectivement pas sans rappeler la logique des contes merveilleux, et qui repose sur un portrait de bas-bleu prêtant à rire d’une façon impitoyable.
8En effet, « Madame de Saint‑Mégrin était vieille et laide, mais elle était pis que cela : elle était bas-bleu. Elle avait à ce titre tous les défauts de son sexe, avec tous les ridicules de son métier » (p. 6), ridicules dûment illustrés au paragraphe suivant quand la voix narrative la dépeint dans un moment d’inspiration : « Dès le premier chant du coq, on l’avait entendue déclamer d’une voix cassée les tirades lugubres et sanglantes. On l’avait même vue en ce désordre affreux saisir son poignard et devant sa glace faire mine de se frapper ». Le caractère pour le moins théâtral de son comportement est une donnée constante du personnage, placé à plusieurs reprises par la voix narrative du côté du « rôle » (Ibid.) et du contrefait ; ainsi Mme de Saint‑Mégrin, pour conspirer contre Gabrielle, « ne se dissimula pas l’odieux du personnage qu’elle allait jouer » (p. 7), goût conscient de la posture qui vient souligner de façon comique les moments dramatiques du récit. Elle garde en effet chez elle « des poisons, des narcotiques, des poudres fulminantes, une vraie pharmacie de crimes. – Le tout par amour du mélodrame » (p. 8), ou imite « le geste de Marguerite de Bourgogne » (p. 9) en brûlant une lettre adressée à Gabrielle par Genest, dont elle veut s’attirer le sentiment. Plus significatif encore, elle porte, afin de se mettre en état d’inspiration, « le costume du Dante dans le tableau d’Eugène Delacroix » (p. 6), ou s’assied « dans un fauteuil à la Voltaire » pour ne finalement faire qu’y « tailler sa plume » et passer « une heure à regarder le plafond » (Ibid.).
9La vie mais surtout l’écriture ne sont ainsi qu’une mise en scène pour cette prétendue femme de lettres dont l’œuvre ne compte qu’un ouvrage « qui n’avait jamais paru », intitulé Pâmoison ou les Giboulées de mon âme et dont on aurait parlé « dans un cercle de bas-bleus avec de grands éloges » (Ibid.). Ce titre ridicule place sans ambiguïté Mme de Saint‑Mégrin dans la lignée de ces faiseuses de « jocrisseries » si décriées par la critique masculine, et par là même ôte également toute crédibilité à ce cercle de bas-bleus enthousiasmés, en cela constitué de bien piètres lectrices. C’est d’ailleurs avec une ironie toujours aussi explicite et mordante que la voix narrative appelle régulièrement Mme de Saint‑Mégrin « la Muse », ou pire encore dans la modalisation, « notre Muse ».
10Dans la même perspective, Mme de Saint‑Mégrin, questionnée sur son passé amoureux par une domestique complaisante, brode, au septième chapitre du récit, un petit roman remarquablement mauvais, pure succession de topoï littéraires empruntés en premier lieu aux romans de chevalerie et à l’idéal courtois : ce bas-bleu se dépeint ainsi attendant, dans « le château de [son] père » dont elle craint le courroux, la venue d’« un chevalier galant et brave », curieusement « hercule et sylphe à la fois » (p. 10). Au même paragraphe se greffent d’une façon grossière des motifs gothiques tels que la fugue sous le coup de minuit, le grenier grouillant de revenants (« Les morts revenaient exprès pour effrayer les vivants. Il y avait là je ne sais combien de grands démons »), ou encore un donjon dont on s’échappe avec une échelle de soie… Sans oublier maintes références antiques à Calypso, Psyché et Terpsichore, dans des comparaisons flatteuses pour la conteuse elle-même et qui recoupent, d’une façon comiquement simpliste et dégradée, des connaissances dignes d’une Précieuse du XVIIe siècle. Véritable pot-pourri littéraire déversé sans art ni réelle cohérence, ce petit roman inséré est encore le meilleur de ce qui nous est donné à lire de sa part ; un savoir littéraire plus fin se trouve en effet tout à fait hors de portée de ce bas-bleu, et Mme de Saint‑Mégrin, qui par exemple ne saisit pas une référence à Ninon de Lenclos que fait sa servante Brindille en l’apprêtant, se trompe plus loin en croyant citer Hernani. Jalouse de la jeunesse de Gabrielle, qu’elle aperçoit d’autant mieux qu’elles habitent en face l’une de l’autre, elle se met en effet à transposer le célèbre morceau d’alexandrin « Au cœur on n’a jamais de rides » en un trop long « Le cœur n’a jamais de cheveux blancs » (p. 15), toute absorbée qu’elle était peu avant par les détails de sa coiffure. Exactement de la même façon, elle se fourvoie dans le roman de sa jeunesse sentimentale en citant un distique d’Hégésippe Moreau, tiré d’un poème justement intitulé « La Muse », lui aussi (p. 10)...
11Ainsi Mme de Saint‑Mégrin n’est-elle pas une bonne femme de lettres, et à vrai dire à peine une femme tout court : plus proche en effet de l’animal, elle fait d’abord frissonner Mlle de Beaulieu « comme à l’approche d’un reptile » (p. 6), tend ensuite à Genest, qui habite chez elle, une main flétrie comme une « griffe sèche », et darde plus loin « des regards de hyène » (p. 7) – on verrait volontiers en cette harpie un hommage au fameux bestiaire de Grandville, qui en 1841 avait d’ailleurs représenté une « Femme lettrée » sous les traits d’une corneille attifée d’une robe et d’un bonnet, écrivant d’une main et tenant un cigare de l’autre, un poignard attaché à sa ceinture...
12Simultanément fauve et amphibienne, cette créature chimérique est donc aussi physiquement repoussante qu’elle l’est intellectuellement, maints détails attestant tout au long du récit ces deux laideurs ; la narration omnisciente révèle en effet les mécanismes d’une pensée biscornue et orientée par l’idée du profit personnel, tandis que du point de vue de l’action, c’est Mme de Saint‑Mégrin qui permet par exemple au chapitre 6 l’enlèvement et la séquestration de Gabrielle par Albert de Saint‑Marc, à qui cette dernière avait résisté. Notre bas-bleu forme d’ailleurs avec ce personnage masculin un duo symétrique dans la perversion et l’orgueil, et ce n’est pas un hasard s’ils partagent les mêmes initiales ; envers et revers d’une même corruption, ils ont chacun les vices spécifiques de leurs sexes – ou du moins conçus comme tels à l’époque de la rédaction –, mais le même goût de la duperie et de la mascarade, Albert y recourant lui aussi dans le récit pour duper Gabrielle, puis pour tromper une riche héritière apte à le tirer de sa ruine financière, survenue entre temps. Ainsi, Mme de Saint‑Mégrin est bien un « auteur de désordre », pour citer Christine Planté dans La petite sœur de Balzac, un exemple même de « la transformation progressive du bas-bleu ridicule en une figure monstrueuse » qui semble, en particulier « dans les dernières décennies du siècle, menacer les fondements mêmes de la vie en société » (Planté, [1989] 2015, p. 37) ; on pourrait ainsi dire qu’Adèle Esquiros eut quelque peu d’avance sur les détracteurs du bas-bleu eux-mêmes, ou tout du moins prévit de façon clairvoyante l’évolution de cette figure.
13On retrouve donc, dans cette représentation d’une femme faussement piquée de littérature et s’en croyant pleine de gloire, absolument tout ce que des Barbey d’Aurevilly ou encore avant des Jules Janin (on peut se référer à son propre Bas bleu, paru en 1842 dans son Encyclopédie morale du XIXe siècle), reprochaient vertement aux « littératrices », et un lecteur distrait ou peu renseigné pourrait sans grande difficulté se convaincre d’avoir sous les yeux une facétie de leur cru ; le récit serait alors un portrait-charge divertissant par sa moquerie, véritable concentré et même intensification des plaidoyers anti-bas-bleus, avec pour originalité celle d’avoir fait passer ce supposé « type » de femme réelle au rang de figure abstraite, d’avoir cherché à l’intégrer au dramatis personæ de la fiction. Ce bas-bleu est cependant si grotesque, si entier dans le ridicule qu’il ne peut qu’éveiller une certaine suspicion ; si, selon Adolphe Racot, « il ne faut pas confondre Adèle Esquiros avec les oratrices et parleuses bruyantes dont s’égaya si fort en 1848 la caricature » (Racot, 1887, p. 1), cette dernière reprend bien à son compte ces effigies parodiques pour sa détestable Mme de Saint‑Mégrin, afin de construire, avec quelque malice, une critique qui se révèle être à double-fond, sévère pour les fausses femmes de lettres mais aussi, et peut-être surtout, pour les personnes qui refusent qu’il y en ait de véritables : le montage romanesque qu’Adèle Esquiros propose dans ce récit se veut en effet démonstration d’habileté, stratégie pour affirmer sa propre adresse littéraire et donc revalorisation, par extension, de la femme écrivain.
Une double critique et un contre-modèle
14Le mot « critiquer », de par son étymologie, signifie faire preuve de discernement ; or il s’agit justement de ce que la construction du personnage de Mme de Saint‑Mégrin nous appelle à faire, tout comme elle nous invite à nous rappeler que le grotesque « offre un medium de subversion lucide » (Ost, 2019, p. 35) pour devenir en cela le révélateur de son inverse. L’accumulation des éléments qui définissent plus haut Mme de Saint‑Mégrin quitte en effet définitivement toute forme de réalisme quand les détracteurs du bas-bleus, même en pratiquant l’hyperbole, ne dépassaient pas un certain seuil. Ainsi, plus encore que figure monstrueuse, le bas-bleu représenté par Adèle Esquiros prend en vérité une dimension allégorique profondément révélatrice et propre à ouvrir la voie à la critique : l’autrice condamne bien celles qui comme Mme de Saint‑Mégrin font de la littérature une mascarade, mais ironise également, par le biais de l’exagération et de l’amplification, les discours anti-bas-bleu dans une satire de satire, une satire au carré donc, où la figure incriminée ne peut ainsi pas être prise au pied de la lettre.
15Adèle Esquiros, en poussant le personnage de Mme de Saint‑Mégrin jusqu’à sa limite, fait de lui, plus encore qu’une figure comique, un véritable emblème, déjà lisible dans ce nom même de « Saint‑Mégrin » où l’on entend bien sûr « sein maigre », jeu onomastique confirmé à la fois dans le récit par une caractéristique physique d’abord cocasse attribuée au personnage — elle est en effet contrainte, pendant sa toilette, de remplir son corset de coton pour lui donner une forme acceptable —, mais aussi par une caractéristique morale rendue évidente par l’action du récit, l’absence de cœur. Cette dernière est également illustrée plus loin par un détail devenu proprement horrifiant car incompatible avec la forme naturelle du corps humain : « sa robe trop décolletée laissait voir deux trous qu’elle appelait des seins » (p. 9).
16Ce personnage doit de toute évidence être lu en regard de celui de Mlle de Beaulieu, qui synthétise au contraire la sensibilité, l’intelligence et l’inspiration sincère : le récit la dépeint en effet en héroïne romantique par excellence, mais en héroïne à la Sand, d’une beauté et d’un courage extraordinaires, d’un talent naturel. Systématiquement associée à la notion d’idéal – qu’il s’agisse de sa beauté ou des aspirations de son âme – Gabrielle est caractérisée par « un immense désir de vivre, de travailler, de s’agiter », comme « ces femmes auxquelles il faut une existence romanesque » (p. 2). Son portrait nous la présente ailleurs comme une jeune femme qui dès son enfance « se livra à l’étude avec ardeur », rêvant d’« une vie où la science devait lui apparaître sans voile, où ses yeux liraient les secrets de la nature, même ceux que Dieu seul connaît » (Ibid.). Véritable « consolation », la science est pour elle au même rang que l’art l’aliment de la vie, marquée chez elle par une disposition naturelle qui ne peut pas être contrefaite avec succès.
17Passionnée et impulsive (elle rougit par exemple de s’être laissée à parler lors de sa première rencontre avec Saint‑Marc), Mlle de Beaulieu incarne ainsi la sincérité, la pureté sans artifice, au même titre que Mme de Saint‑Mégrin incarne le mensonge et l’illusion ; Mme de Saint‑Mégrin est celle qui s’invente sans finesse une jeunesse courtoise brodée de clichés, celle qui se fantasme en héroïne romantique, quand Gabrielle est celle qui en réalise le type. Le grotesque du bas-bleu est bien ici, pour reprendre une idée hugolienne, le faire-valoir du sublime de Gabrielle, qui, non contente de sauver des inconnues au péril de sa propre vie, lors d’un incendie, a le cœur suffisamment sensible pour vivre à travers l’expérience amoureuse une véritable révélation artistique.
18Au chapitre 8, Mlle de Beaulieu se trouve en effet « comme prise d’une attaque de poésie » (p. 11), provoquée par la découverte de son sentiment pour Genest : « ses idées se pressaient, se confondaient […]. La poésie, qui l’étouffait, cherchait un courant. Et n’avait-elle pas pour flambeau l’amour, l’idéal de l’art. » (Ibid.) Ce passage essentiel du récit vient à la fois donner un nouveau contour à la femme de lettres, toujours par opposition au bas-bleu qu’est Mme de Saint‑Mégrin, et nous renseigner sur la conception qu’Adèle Esquiros se faisait de la création littéraire : le génie prenait selon elle racine dans l’âme et le cœur, mots répétés dans le récit pour désigner l’origine de l’inspiration de Gabrielle, et qui semblent faire écho à une conception de l’écriture déjà dessinée au tout début du siècle par un certain nombre d’autres autrices, mais aussi d’écrivains romantiques tels que Chateaubriand. Cette conception, quand elle était portée par des femmes, s’était justement vue soit critiquée par un certain nombre d’écrivains masculins, soit détournée pour cantonner la part féminine du monde littéraire à une production purement sentimentale (par opposition aux œuvres de réflexion) ; en reprenant ces idées et en les adaptant au cadre romantique, Adèle Esquiros réaffirme une vision de la littérature initialement perçue par les critiques masculins comme typiquement « bas-bleu », et tente en la dissociant diamétralement du personnage de Mme de Saint‑Mégrin de lui redonner une légitimité.
19Il se donne d’ailleurs peut-être à lire, à travers le modèle de Gabrielle, une projection partielle de l’autrice elle-même, ou plutôt d’une image personnelle et idéalisée qu’elle aurait entretenue ; outre ce qu’Adolphe Racot rappelait dans son éloge funèbre sur les idées d’Adèle Esquiros et ce que ses contemporains ont pu dire de son caractère exalté et de son adhésion aux conceptions romantiques du génie (Andrews, 2003, p. 92), on pourrait en effet se référer à ce qu’elle-même écrivit dans La Sœur de Charité, journal qu’elle fonda dans les années 1850 et qui ne connut, faute d’abonnements, qu’un seul numéro : selon son expérience, le vrai talent – auquel elle n’attribue dans cet article aucun sexe particulier – « est exclu parce qu’il n’est pas compris » (Esquiros, 1850, p. 1) des autres, rejeté et même inadapté à un monde où triomphent « les mauvais auteurs » (Ibid.) ; or ces idées prolongent bien ce qui est déjà présenté dans Un vieux bas-bleu à travers le parcours de Gabrielle, héroïne en perpétuel décalage avec le monde qui l’entoure, et qu’elle contemple « morne et désolée » (p. 21).
20Ce rapport à la littérature romantique implique en tout cas dans le récit d’Adèle Esquiros la présence de topoï conscients, qui viennent ainsi s’ajouter de façon quasi polyphonique à toutes les images déjà empruntées et ironisées pour façonner Mme de Saint‑Mégrin. Cela entre dans un jeu global censé faire la démonstration d’une compréhension et d’une maîtrise réelle des codes littéraires : toutes les connaissances ou références qu’Adèle Esquiros place dans la bouche de Brindille – qui, bien que de condition ancillaire, en sait comiquement plus que sa maîtresse Mme de Saint‑Mégrin –, mais qu’elle attribue aussi à la voix narrative, sont bien évidemment celles de l’autrice elle-même, procédé qui la différencie ainsi de la figure du bas-bleu qu’elle peint dans son récit. Adèle Esquiros se plaît également dans ce texte à faire montre de connaissances poétiques précises, les intégrant de façon ludique à sa critique du bas-bleu : en plus de la citation erronée d’Hernani mentionnée plus haut et attribuée à Mme de Saint‑Mégrin, Adèle Esquiros prête à Mlle de Beaulieu un alexandrin des Méditations poétiques de Lamartine, reproduit sans faute et donné comme réponse spontanée aux tentatives menées pour la corrompre (« La gloire ne peut être où la vertu n’est pas »). Plus habile encore, la voix narrative reprend également, en le réécrivant pour qu’il s’insère harmonieusement dans son récit, un vers fameux de la troisième Satire de Boileau (« Madame de Saint‑Mégrin était de ce monde Où jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement »).
21Tout cela s’ajoute ainsi à un jeu très net sur les tonalités comique et ironique (en ce qui concerne le bas-bleu) mais aussi pathétique et sublime (pour ce qui a trait à Gabrielle), dans un récit qui s’avère bel et bien être un concentré des tropes du roman d’aventure comme du roman sentimental, du roman noir comme du conte fantastique puisque Mme de Saint-Mégrin, en plus d’être qualifiée de sorcière, endosse le rôle du magicien – elle allume « les fourneaux de son laboratoire » pour composer une potion rajeunissante (p. 11) – voire du magnétiseur, avec plus de succès d’ailleurs que dans celui de la femme de lettres.
22 Par ce jeu sur les codes et les genres littéraires, et donc par l’équilibre tenu entre réécriture et adaptations ou ajouts personnels, Adèle Esquiros conçoit pour son lectorat une véritable démonstration de son savoir-faire, légitimisant du même geste sa propre place sur la scène littéraire ; femme écrivain, elle se donne elle-même en réponse au type du bas-bleu là où, « Malgré de notables avancées, de louables entreprises, l’ignorance continue […] de donner la main au préjugé, qui demeure tenace » (Bessire, Reid, 2008, p. 11). Dans son récit, Adèle Esquiros s’est bien attachée à montrer que la figure du bas-bleu telle qu’elle fut communément représentée n’était qu’un piège, une image enfermant à tort les femmes véritablement disposées à occuper une place dans le monde des lettres ; ce petit conte est ainsi beaucoup plus sarcastique que ne l’annonçait Adolphe Racot dans son article du Figaro, et cherche à rejeter dans l’imaginaire une conception négative de la femme-auteur, pour l’y fixer bien sûr et donc la détacher du réel.
L’élaboration d’une morale pour tous : Adèle Esquiros critique de son temps
23Un vieux bas-bleu est une œuvre où l’on perçoit sans difficulté une transposition littéraire de certains principes du socialisme romantique chers à Adèle Esquiros, et est en cela orienté par une visée critique et morale qui ancre la question des fausses postures en littérature dans celle, plus large, des faussetés du monde social.
24L’artificialité et la négativité de Mme de Saint‑Mégrin sont en effet à comprendre en regard de celles des autres personnages au sein d’un espace commun ; nous avons déjà abordé celui de Saint Marc, mais Genest, deuxième personnage masculin, entre lui aussi dans ce cadre : il « était un de ces jeunes gens qui ont peut-être des talents, des vertus, et auxquels il ne manque qu’une chose, le courage d’être eux-mêmes […]. Il était de ces êtres qui, sans le savoir, se modèlent sur les autres » (p. 5). Au contraire de Genest qui plie sous la corruption et paye cher à l’issue du récit sa faiblesse initiale – au plan narratif comme à un niveau plus symbolique –, c’est un encouragement à une forme de résistance morale que semble développer le récit, force morale incarnée par Gabrielle jusqu’à un certain point et, on s’en doute assez, par l’autrice elle-même dans le milieu littéraire des années 1840.
25Outre ces deux personnages masculins que sont Genest et Saint-Marc, on ne trouve pas non plus de défense aveugle du genre féminin dans le récit : comme d’autres écrivains moralistes, Adèle Esquiros y dépeint sans indulgence aucune la figure de la lorette ou de la mondaine, d’ailleurs intimement liée à celle de Mme de Saint‑Mégrin, qui révèle par une suite de lapsus, dans le récit romancé de ses aventures amoureuses, avoir eu une jeunesse d’un genre moins noble et reluisant qu’elle ne voudrait l’admettre ; posant par exemple le décor de sa rencontre avec le premier soupirant qu’elle s’attribue, Mme de Saint‑Mégrin laisse ainsi échapper l’évocation d’une loge de théâtre avant de lui substituer celle d’un château du Moyen Âge, opérant un bond sur l’échelle des valeurs parfaitement ironique sous la plume d’Adèle Esquiros. De façon générale, les mondaines sont placées dans ce récit du côté du vice et de la posture, au même titre que le duo Saint-Marc/Saint-Mégrin : elles font pour la plupart « du jour la nuit et de leur cœur quelque chose de plus sombre encore » (p. 1), « ne se piquent pas d’avoir grand attrait pour le fruit de la science » (p. 4) et ne prennent plus l’amour que comme « un livre usé » (Ibid.), image commune qui entre cependant en écho d’une façon frappante avec la conception littéraire d’Adèle Esquiros.
26C’est décidément une autre version de la féminité, compatible avec l’intelligence et la sincérité, qu’Adèle Esquiros chercha à glorifier, même s’il n’y a pas jusqu’à la naïveté et la fragilité de Gabrielle qui se trouvent épargnées par sa critique ; l’ignorance de l’héroïne est en effet soulignée dans un dialogue ridicule du troisième chapitre, où elle prend « parti pour tout de bon dans [une] tragi-comédie » (p. 5) inventée par Saint-Marc pour maquiller un dîner mondain et dionysiaque en thérapie pour aliénés, dont il serait le généreux médecin plutôt que le débauché instigateur. Cette dichotomie entre la femme pure et la femme pervertie est en tout cas topique elle aussi, et continue d’associer Adèle Esquiros à nombre de ses comparses masculins issus comme elle de la période romantique, et avec lesquels elle partage une vision particulièrement spleenétique de la vie parisienne.
27Le récit prend en effet pour cadre un Paris lui-même perverti, dont les habitants « se cramponnaient au plaisir, comme le ver se cramponne au cadavre. […] Ici, le mensonge, l’attraction des syrènes et la mort de l’âme, là les débauches et l’abrutissement » (p. 13) ; « on se croirait devant un enfer » où « à chaque instant se croisent le plaisir, la cupidité, l’indifférence, la misère » (p. 1). Il s’agit là d’images évidemment simplifiées du monde urbain, la forme courte du récit l’impose ; mais l’opposition entre les vices de ce milieu, lui-même caractérisé par l’imposture, et la pureté du paysage provincial que Gabrielle regrette une fois installée à Paris n’en est pas moins significative. C’est d’ailleurs bien ce monde parisien qui dans la conclusion du récit finit par avoir raison du souffle de vie de Gabrielle, laissée définitivement « vide », exilée des « champs fleuris de l’idéal » (p. 14) et prématurément arrachée à la poésie, si bien que « plus tard, quand la jeune fille rencontra par hasard un de ses drames qu’elle avait écrits dans un jour de courage, elle le feuilleta d’un air hébété et ne le comprit plus » (Ibid.).
28Le rôle social de la littérature n’était plus à prouver, a fortiori pour Adèle Esquiros qui, absolument convaincue de la responsabilité morale des écrivains, exposait par exemple en première page de l’unique numéro de La Sœur de charité les convictions suivantes : « Les médiocrités encombrent le domaine littéraire de stupides erreurs, de lubies saugrenues et d’énormités de toutes sortes ; et puis l’on s’étonne que la société arrive à une étrange dépravation » ; plus loin, les mauvais livres « sont comme les mauvais vins, ils dépravent le goût. En lisant chaque jour ces je ne sais quoi imprimés on se délabre peu à peu ; on arrive à n’avoir plus ni croyance, ni courage, ni dignité ; mais de l’ombre, du désespoir et du néant. » (Esquiros, 1850, p. 2). Enfin, « ces intrigues, ces infamies qui courent le monde, c’est à force de les apprendre qu’on les pratique » (Ibid.). Adèle Esquiros semble donc, dans Un vieux bas-bleu, avoir voulu non seulement affirmer la possibilité pour certaines femmes de toucher au vrai génie, mais aussi proposer tout ensemble un exemple et un contre-exemple de conduite morale et artistique, les deux notions allant de pair : Mme de Saint‑Mégrin est un mauvais écrivain parce qu’elle substitue l’orgueil au talent ou au génie, parce que la littérature est pour elle un jeu de rôle plus qu’un art sincère, mais aussi parce qu’elle est dépourvue d’éthique et de sensibilité, le cœur étant encore une fois source de poésie ; la littérature prend racines en un tout autre sol que certaines femmes, elles aussi, peuvent abriter, et qu’au contraire de Genest il ne faut pas laisser gâcher. Conçu comme une leçon universelle, ce récit critique et condamne bien ceux qui ne sont que parodie et malhonnêteté, dans la vie comme dans les arts, et encourage les autres à ne pas faillir.
29Il faut comprendre ici en quoi l’ancrage d’Un vieux bas-bleu dans le cadre de cette morale générale est un moyen habile pour Adèle Esquiros d’inclure et de s’approprier, mais en la dépassant par son extension à l’humanité entière, l’exigence de moralité qui pesait alors en particulier sur la gent féminine : tout ce que nous avons dit de Gabrielle laisse entendre que, tout en étant dotée d’une âme poétique, cette dernière est un parangon de féminité, un être justement plein de cette « grâce naturelle » et de cet ensemble de « vertus » que citait Barbey d’Aurevilly dans sa dédicace à Bottin-Desylles pour définir les contours de la soi-disant véritable femme (Barbey d’Aurevilly, [1878] 2006, p. 25). Malgré une naïveté qu’Adèle Esquiros ne manque pas d’apparenter en certains endroits à une forme de faiblesse, ainsi que nous l’avons vu, Mlle de Beaulieu possède bien en plus de son talent d’écrivain les qualités communément recommandées à son sexe (douceur, chasteté, beauté, sincérité…), quand Mme de Saint‑Mégrin, en dépit de sa féminité artificielle et empruntée, se situe en fin de compte plutôt du côté masculin sur le spectre des genres, du fait de son association avec Saint-Marc. En faisant de la pure et délicate Gabrielle l’image de la véritable femme-écrivain et en décrédibilisant l’horrible bas-bleu qu’est Mme de Saint‑Mégrin, sorte d’hybride perdu entre les deux sexes et dépourvu d’envergure, Adèle Esquiros adopte une stratégie qui lui permet d’affirmer le potentiel de son genre sans toutefois se donner l’air de rompre avec les attentes que la société, et a fortiori le public, avaient envers les femmes. L’habileté d’Adèle Esquiros réside en ce que cette stratégie n’entre pas en conflit avec sa conception romantique du génie – qui comme nous l’avons précédemment établi serait intrinsèquement lié aux fonctions du cœur et de la sensibilité – mais sert en plus de rhétorique de précaution contre ceux qui pourraient craindre une revendication féministe basée sur une rupture totale et bouleversante des perceptions habituelles des genres. C’est donc se prémunir d’un retour de bâton critique de la part de lecteurs masculins, sans pour autant trahir une honnêteté intellectuelle de toute façon célébrée dans Un vieux bas-bleu à travers Gabrielle, et que l’autrice, en symétrique du personnage, aurait bien du mal à ne pas s’imposer à elle-même.
30Ainsi, la solution d’Adèle Esquiros pour valoriser l’écriture féminine n’est pas le reniement du féminin et la création ex‑nihilo d’une autre catégorie de personnes, mais l’enrichissement des possibles pour une tranche sociale déjà existante, toujours comprise cependant au sein d’une société entière tout aussi soumise selon Adèle Esquiros à un impératif moral dont l’application permettrait idéalement, et de façon égalitaire, le bannissement de la vanité et du mensonge au profit de la droiture et d’une juste connaissance de ses dispositions réelles, loin de l’orgueil qu’incarne principalement Mme de Saint‑Mégrin.
Conclusion
31C’est ainsi que près de vingt ans après la publication d’Un vieux bas-bleu, Adèle Esquiros déclarait encore dans La Patrie en danger – quotidien où elle occupa de septembre à décembre 1870 une position de rédactrice –, qu’« Intelligence, activité, courage, tout est à tous » (Esquiros, 1870, p. 2). Cette réponse initialement faite à un article du Gaulois où avait été railleusement dépeinte une initiative militante féminine, a bien valeur de devise non seulement dans la conception socio-politique d’Adèle Esquiros, mais aussi dans celle qu’elle s’est faite du monde littéraire : l’acte simultané d’écrire et de critiquer était pour elle l’affirmation mais aussi la revendication d’une véritable légitimité artistique et intellectuelle. On ne s’étonne pas ainsi que Roger Bellet, dans l’horizon qu’il trace des autrices du XIXe siècle, place Adèle Esquiros parmi les « femmes de lettres qui eurent l’audace de toutes leurs œuvres, de tous les genres littéraires, de la littérature tout court » (Bellet, 1982, p. 274), parmi celles qui ont, sans pseudonyme et sans crainte apparente, résisté et répondu à ceux qui refusaient de leur reconnaître une place.
32En janvier 1854, Adèle Esquiros publia à nouveau Un vieux bas-bleu dans la Revue parisienne, en feuilleton cependant et sous un titre nouveau, plus digne il est vrai d’un roman sentimental que le précédent : Gabrielle ; le personnage de Mlle de Beaulieu y prend la place qu’Adèle Esquiros avait initialement attribuée à celui de Mme de Saint‑Mégrin. Que l’autrice y fût contrainte ou non par le comité de rédaction de la revue, cet échange ne peut être que significatif pour la réception de l’œuvre – visiblement perçue comme assez plaisante pour mériter cette seconde diffusion : si l’intention première du récit, qui lui reste inchangé, ne peut guère varier d’une édition à l’autre, on peut supposer qu’il s’est agi en 1854 d’en faciliter l’approche en gommant ce qui pouvait éveiller d’emblée le soupçon d’un militantisme encore trop appuyé, malgré la stratégie de précaution que nous avons soulignée plus haut, et donc d’intéresser un public plus large que ne l’avait peut-être été celui d’Un vieux bas-bleu… Les idées d’Adèle Esquiros, sans avoir jamais été mystérieuses, étaient en effet à ce stade bien connues – l’écrivaine possédait notamment une notoriété suffisante pour figurer parmi les onze femmes de lettres du fameux Panthéon Nadar, publié la même année. Nouvelle tactique éditoriale qui éclipserait quelque peu la provocation originelle et donc le piquant du récit ?... Sans doute. Cependant, faire de Mlle de Beaulieu le personnage éponyme du récit revient aussi à mettre en exergue non plus la figure qu’il s’agit de critiquer, mais celle qu’il faudrait admirer ; c’est peut-être au fond célébrer encore davantage le seul personnage du récit qui soit véritablement littéraire, tâcher de donner au lecteur un souvenir plus durable de ce que peut être une femme d’intelligence, de cœur et de poésie… Rejeter enfin au loin la mascarade avilissante que suppose le carcan tout fait du bas-bleu.