Colloques en ligne

Haydée Charbagi (Paris 3 Sorbonne Nouvelle)

Poétique du passage : Henri Michaux et la musique

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1Je voudrais apporter ma pierre à la réflexion commune en revenant sur la relation singulière que Michaux entretient avec la musique. Car en relisant les écrits que le poète a consacré à cet art « merveilleux » – c’est son mot, on comprend que quelque chose de très profond se joue là, un mouvement qui porte Henri Michaux – dans la vie, dans les arts, et dans l’écriture surtout – du refus à l’acceptation, de la haine à l’amour, du reniement à la création. Lire et étudier ces textes (1), véritables déclarations d’amour à l’art tant aimé, c’est alors selon moi retrouver, dans l’éclatement des images et des mots, le tracé d’un art poétique que Michaux s’est toujours par ailleurs refuser à écrire.

2Mais avant d’en venir à l’amour et la poésie, il faut reprendre au commencement, et comprendre comment Michaux est en somme devenu écrivain, comment, hanté par le sentiment de n’être que « faiblesse », « misère » et « nullité », il a peu à peu trouvé le chemin de la création.

3A relire les premiers écrits de Michaux, on est frappé de voir revenir si souvent sous sa plume un mot – « haine » : mot déroutant, paradoxal aussi car Michaux « poète chétif » ne cesse de dire au même moment son extrême faiblesse, sa pauvreté, sa misère. Le philosophe Claude Lefort, qui consacra autrefois un très bel essai (3) à Henri Michaux, disait même que cette misère était chez Michaux érigée en mythe : c’est en creusant au plus profond de l’impuissance et du manque que le poète pourra saisir l’essentiel. Cet être assiégé par la peur, hanté par le malheur, torturé chaque jour par la fatigue et la douleur comprend un jour que c’est là, au plus noir de la souffrance et du mal, qu’il trouvera la force d’écrire.

4« Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée. Elle le porte. » (4)

5Mais Michaux, « converti » à la faiblesse, qui fait vœu de misère comme d’autres font vœu de pauvreté, n’en continue pas moins à subir de plein fouet la violence du monde. Ses premiers écrits sont peuplés de figures monstrueuses qui l’agressent, l’attaquent (5). Contre ces « monstres » innombrables qui menacent chaque jour de l’écraser et d’assourdir à jamais sa faible voix, Michaux décide d’entrer en guerre.

6Et le moteur de ce retournement de la violence en agressivité, c’est la haine, cette haine qui le porte et l’anime, qui en un sens l’aide à vivre, à ne pas se laisser tout à fait détruire par le monde extérieur.

7J’aurais voulu avant d’aller plus loin vous lire un poème d’Ecuador, texte admirable, un des plus beaux sans doute que Michaux ait écrit, et qui dit infiniment mieux que je ne saurais le dire, ce retournement de la faiblesse en haine.

 Il souffle un vent terrible.

Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine

Mais il y souffle un vent terrible. […]

Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine

Mais il y souffle un vent terrible,

Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,

Il y a impuissance et le vent en est dense,

Fort comme sont les tourbillons.

Casserait une aiguille d’acier,

Et ce n’est qu’un vent, un vide.

[…]

J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque.

Je le touche et le palpe comme on palpe du bois.

Mais ce serait plutôt une grande forêt, de celles-là qu’on ne trouve plus en Europe depuis longtemps.

Et c’est ma vie, ma vie par le vide. (…)

Je me suis bâti sur une colonne absente.

[…]

Les frissons ont en moi du froid toujours prêt.

Mon vide est un grand mangeur, grand broyeur, grand annihileur.

Mon vide est ouate et silence.

Silence qui arrête tout.

Un silence d’étoiles.

Quoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme.

Les mots ne le trouvent pas

Barbotent autour.

J’ai toujours admiré que des gens qui se croient gens de révolution se sentissent frères.

Ils parlaient l’un de l’autre avec émotion : coulaient comme un potage.

Ce n’est pas de la haine, ça, mes amis, c’est de la gélatine.

La haine est toujours dure,

Frappe les autres,

Mais racle ainsi son homme à l’intérieur continuellement,

C’est l’envers de la haine.

Et point de remède. Point de remède6.

8Mais à bien lire cette sombre litanie des poèmes de Michaux, on comprend que ce qui fait naître en lui la haine, c’est la frustration de ne pouvoir librement « s’exprimer ». Mot fondamental chez Michaux qui explique que sa haine se concentre tout particulièrement sur le langage – le langage des autres, le langage qu’on vous apprend et qu’on voudrait vous imposer, le langage qui réduit les êtres et les choses, impose au monde une grille, fige les significations et les identités.

9Cette « terreur dans les signes » est sans doute aux yeux de Michaux la pire violence, et la pire infamie, parce qu’elle arrache aux hommes le droit de s’exprimer, les prive de ce qui est, plus encore qu’un droit, un besoin fondamental, vital (7).

10Rien de plus odieux alors aux yeux du poète que les arts du discours. Je songe notamment à cette litanie dans laquelle Bossuet devient par synecdoque le nom d’une rhétorique contre lequel tout son art est pensé :

Contre Versailles

Contre Chopin

Contre l’alexandrin

Contre Rome

Contre Rome

Contre le juridique

Contre le théologique

Contre Rome

Tam-tam à la critique

Tam-tam broiement

Tam-tam toupie

debout le dos tourné à la tombe

sans dynastie sans évêché

sans tutélaires sans paralyseurs

sans caresses sans s’incliner

Tam-tam de la poitrine de la terre

Tam-tam des hommes le cœur semblable à des coups de poing

Contre Bossuet

Contre l’analyse

Contre la chaire de la Vérité

Pour casser

Pour contrer

Pour contrecarrer

Pour pilonner

Pour accélérer

Pour précipiter

Pour jeter à bas

Pour quitter le chantier

Pour rire dans le brasier

Pour dévaler

Pour dévaler

Contre la harpe

Contre les sœurs de la harpe

Contre les draperies

Pour dévaler

Pour dévaler

Pour dévaler

Pour dévaler

Contre le Nombre d’Or (8)

11Dans « Glu et gli », un texte plus ancien où Michaux dit sa rage contre le langage, ce langage des autres qui bride et qui bâillonne, ce langage imposé dès leur plus jeune âge à«  tous (ces) enfants qui sortent du ventre des femmes / humides, malmenés, avec déjà un désir fou de s’exprimer » (9), c’est le nom de Boileau que le poète malmène à plaisir – un nom qui résume à lui seul l’art des « écrivains », cet art poétique à toutes forces repoussé par Michaux, vilipendé, honni :

un homme qui n’aurait que son pet pour s’exprimer…

pas de rire

pas d’ordure

pas de turlururu

et pas de relire surtout Messieurs les écrivains

Ah ! que je te hais Boileau

Boiteux, Boignetière, Boilou, Boigermain,

Boirops, Boitel, Boivery

Boicamille, Boit de travers

Bois ça (10)

12De fait, rien de plus éloigné du célèbre « Art poétique » que le texte que je vous ai lu plus tôt : c’est même, pourrait-on dire, un anti-Boileau, la satire et la palinodie de son « Art poétique », un contre-Boileau, comme on parle de contre-blason - ou de contre-poison…

13Nicolas Boileau disait doctement :

J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,

Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,

Qu’un torrent débordé qui, d'un cours orageux,

Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. 

14Henri Michaux chante quant à lui les joies du « dévalement », du débordement, de la course et de l’élan.

15Il ne faudrait pas croire pourtant que tout naît chez Michaux d’une haine violente et tenace, d’un éternel ressentiment à l’égard des hommes et du monde. Il y a certes en lui une colère, vive et toujours renaissant de ses cendres, mais la haine n’a qu’un temps. A relire attentivement l’œuvre de Michaux, je perçois chaque fois mieux ce trajet qui le mène du refus à l’acceptation : il faut savoir dire « non » à tout pour mieux pouvoir dire « oui » - comme Nietzsche qui chantait dans un fragment du Gai Savoir le « oui éternel à toute chose » : il faut un jour, et de toutes ses forces, haïr pour mieux « apprendre à aimer ».

16Car la haine libère celui qui l’éprouve et l’exprime des poids qui l’écrasent, de ses peurs, de son « effroi » et laisse le champ libre, rend son esprit disponible, ouvert à toutes les rencontres, toutes les découvertes. Dégagés de nos habitudes, des a priori dont le langage nous charge, nous sommes sensibles alors à l’ « étrangeté » des choses et des êtres, à cette étrangeté qui n’est pas une altérité, mais la singularité de ce qui s’offre à nous, singularité belle et féconde, ouverture et promesse.

17Les récits que Michaux nous livre de ses voyages – réels ou imaginaires – sont souvent des récits de rencontres amoureuses, de rencontres miraculeuses : or ces épiphanies ne sont je crois possibles que parce que la haine a fait un jour le vide autour de lui.

18Parmi tous ces voyages – déplacements, dégagements – je voudrais revenir sur les voyages entrepris par Michaux vers d’autres arts que l’écriture, et singulièrement sur la musique.

19Là encore, tout commence par la haine, la haine de la musique des autres – figée dans ses codes esthétiques et sociaux, « fausse » et vaine, qui s’exprime sans pudeur les sentiments les plus vulgaires.

20Il n’a pas de mots assez durs pour dire cette prostitution de l’art des sons qui vient flatter chez l’homme les plus vils sentiments – la lâcheté et la soumission, le sentimentalisme niais :

 Comme ces linges couverts de graisse que dans les fabriques de parfums on dispose par-dessus les fleurs coupées et qui en prennent l’odeur, la musique prend tout ce qui est autour d’elle et le sue et le restitue. Le fatal dépôt s’attache à l’œuvre du compositeur qui de tout ce qui est contingent croyait s’être détaché. La veulerie, la sottise, la suffisance, l’agitation à vide, la bourgeoisie elle-même selon les époques collent à la musique, ne la lâchent plus et continuent à nous écœurer et à nous martyriser (12).

21Sous sa plume, deux mots reviennent souvent pour dénoncer la musique des autres : « entraînante », « enveloppante », deux mots qui résument à eux seuls les deux visages de cette musique haïe.

22C’est d’une part ce dangereux pouvoir qu’a la musique d’emporter avec elle les corps et les esprits. D’instinct, sans presque le vouloir, on suit la musique, on est mû par son rythme et ses inflexions. C’est la fable du joueur de flûteau de Hamelin, transcrite par les frères Grimm. Et tous les pouvoirs, autorités morales ou politiques, ont un jour rêvé d’utiliser la musique, d’en faire un instrument de maîtrise et de domination :

Art qui a des pouvoirs (…). Art qui frappe celui qui le fait entendre et celui qui l’entend dans un parallélisme unique. Cet art, parce qu’il reproduit en l’auditeur la trace même du passage subi par le compositeur, cet art qui a le pouvoir d’uniformiser les hommes, art naturellement social et qu’un gouvernement avisé pourrait donc diriger… (13)

23On songe à Platon, Michaux évoque quant à lui dans « Un certain phénomène qu’on appelle musique… » les chants de travail africains et la musique chinoise. Ailleurs ce sont les marches militaires, exemple le plus frappant sans doute de ce pouvoir de transformer soudain l’individu en corps obéissant et soumis, mû par un rythme qui n’est pas le sien et qui le porte comme malgré lui vers l’avant. Mais la musique de concert, à son tour, en Occident, semble parfois prendre la forme d’une marche, entraînant le public passif et consentant dans son martèlement :

 (A ce propos les Chinois disent que la musique européenne est monotone. « Ce ne sont que des marches », disent-ils. En effet, ce qu’on trotte et ce qu’on claironne chez les Blancs) 14

24Le second mot, « enveloppant », dit le sentimentalisme occidental, cette « épaisseur » que Michaux dans tous ses écrits condamne. La musique occidentale enveloppe l’auditeur dans un troublant mélange de sentimentalisme et de spiritualité. On songe au raccourci saisissant d’Un Barbare en Asie : « (Envelopper : volupté) »15 ou à cette remarque lapidaire de « En pensant au phénomène de la peinture » :

(tout ce que je déteste dans les choses, et les hommes, et les femmes : la colle) 16.

25Dans « Un certain phénomène qu’on appelle musique », Michaux va plus loin : ce que les hommes recherchent dans la musique, c’est une plénitude facile, commode, qui masque pour un temps le vide de leurs vies :

Musique vulgaire qui convient à tant de gens ailleurs fins et difficiles, qui s’en laissent entourer pour opacifier leur impression d’exister, pour prendre de la vulgarité comme on prend du lest, comme remède à une certaine épaisseur qu’ils n’ont pas et qu’obscurément ils souhaitent, pour s’en rembourrer […] (17)

26Et si le ton est si violent pour condamner l’infinie vulgarité de la musique des autres, c’est sans doute que Michaux lui-même se sent menacé. Car nul n’est à l’abri de ces emportements, de cet abêtissement, et dans le très beau texte qu’il écrivit à la fin de sa vie sur la petite « sanza » africaine, Michaux illustre, au fil du récit, cette inquiétante réversibilité :

Cependant, de cet instrument, au départ jugé suspect (avec raison), le vulgaire aussi à un moment sortit de mes doigts.

[...] je comprenais, je croyais comprendre, intérieurement et rétrospectivement, ce qui attire les foules et qui m’avait toujours paru tellement inepte.

Leur musique.

Musique non comme langage, mais musique pour passer l’éponge sur les aspérités et les contrariétés de la vie quotidienne. Mécanique des balancements. Musique pour accoucher d’états béats, délectation de mauvais aloi, pour bébés sans le savoir se rappelant des bercements...

Par moments, leur entrain odieux et qui veut qu’on le suive, lui aussi je le retrouvais (18). 

27Seul dans sa chambre, jouant pour lui seul sur la minuscule sanza, Michaux se trouve malgré lui happé dans le maléfique enchantement : entraîné, enveloppé, il s’est perdu soudain, « traître à toute une vie », traître à soi.

28Mais ce refus premier de la « musique des autres » est le « dégagement » qui rend Michaux capable d’écouter vraiment, de recevoir dans sa plénitude et dans toute sa beauté la « merveille » de la musique.

29Libéré des préjugés, des façons convenues d’écouter, Michaux entreprend alors de se « noyer » dans le flux musical, pour en éprouver au plus profond de lui, l’incroyable richesse. Il plonge, et dans ce voyage sous-marin il découvre soudain l’amour, l’amour de la musique qui l’accompagnera jusqu’au bout, et lui réservera toujours – ces écrits en portent témoignage, d’intenses moments de révélation et de bonheur vrai.

30Ce n’est pas là pourtant le fin mot de l’histoire…

31Car cette merveilleuse découverte n’éloigne pas Michaux de l’écriture : elle l’y ramène tout au contraire (19). Lui à qui la musique faisait d’abord venir une haine profonde des mots - ces mots « qui viennent expliquer, commenter, ravaler, rendre plausible, raisonnable, réel, mots, prose comme le chacal » (20) - reprend pourtant la plume, mais habité de rythmes nouveaux, d’une autre manière d’écouter et de voir, de sentir, de penser.

32On pourrait même, je crois, aller plus loin : c’est en tentant de dire, dans l’écriture, cette merveille qu’est la musique, que Michaux élabore peu à peu une poétique originale, conçue contre le langage ordinaire, une parole qui se fait à son tour musique.

33C’est cette écriture que je voudrais à présent étudier. Car pour comprendre pourquoi Michaux fascina tant de musiciens, pourquoi sa poésie semble si bien s’accorder aux formes musicales, il faut je crois revenir aux poèmes eux-mêmes, à la facture de ces textes, à leur profonde et intime musique.

34« Ecrire musique » : c’est par cette expression un peu étrange mais qui n’aurait sans doute pas déplu à Michaux – je l’espère du moins – que j’ai choisi de résumer ce qui était en somme mon hypothèse de départ : que l’art poétique que Michaux s’est toujours refusé à écrire, c’est dans les écrits sur l’art et singulièrement dans les textes sur la musique, qu’il faut en chercher la trace. Comme si Michaux ne pouvait parler de lui-même qu’en chantant ce qu’il aime. Pour comprendre les « gestes » de Michaux, il faut relire alors ce qu’il dit du mouvement  - ce « mouvement qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements, (le) débarrasse des constructions.»21, ce mouvement qui est « désobéissance » et « remaniement » ; pour comprendre sa pratique il faut mieux écouter ce qu’il nous dit du désir ; et pour mettre des mots sur son « art poétique », relire ce qu’il nous dit de son amour de la musique.

35Ecrire la musique, écrire musique : il me semble aujourd’hui que trois traits principaux rapprochent étroitement les poèmes de Michaux d’œuvres musicales – une manière singulière de « faire image », la forme des poèmes, et une conception de la voix poétique et de l’expression.

36Au commencement, pour celui qui joue d’un instrument ou écoute de la musique, il y a une surprise, merveilleuse, un miracle : comme si la musique avait le pouvoir de changer soudain la forme du monde, d’abolir les frontières et le poids des choses (22). Aux premières notes, c’est la noyade, la « bonne noyade » qui plonge soudain l’être dans le « courant », cet éternel flux des choses dont nous sommes tragiquement séparés.

37Par les mots, à son tour, Michaux s’essaie à retrouver cette profonde continuité par delà la discontinuité fausse des mots de la langue. Son écriture, toute de variations continues, de très subtiles modulations phonétiques et sonores, il la pense et la vit dans le prolongement de la musique, dans l’effort de retrouver par l’écriture le bonheur profond que lui donne l’écoute d’une musique qu’il aime ou dans ces improvisations qu’il joua toute sa vie sur divers instruments.

38Cette suite sonore se construit en dépit de toute logique, au plus loin de la cohérence et du bon sens imposés par les « autres ». Ce n’est plus le jeu de vaines « ambivalences » dans lequel l’écrivain se complaît trop souvent mais un souple enchaînement de rythmes et de sons.

39Ce qui ne veut pas dire pourtant qu’il n’y ait pas de sens à ces longues suites sonores : mais c’est un sens tout personnel, une petite musique, un paysage « pour soi » où les seules lois sont celles de l’imagination et du sentiment, en un perpétuel empiètement du son au sens, de la musique à l’image.

40A lire les textes de Michaux sur la musique, on est en effet frappé par l’abondance, la richesse des images : il me semble même que ces écrits où le poète s’essaie à dire l’enchantement musical constituent pour ainsi dire la matrice des poèmes, comme si c’était dans un effort pour dire l’invisible pouvoir de la musique que Michaux découvrait sa manière propre de faire image (23).

41Dans la poésie de Michaux, les images défilent, sans qu’aucun lien logique les relie entre elles : une image apparaît, puis disparaît, puis une autre prend sa place, et ainsi de suite de vers en vers, de phrase en phrase. Les paysages que Michaux invente semblent privés de consistance : paysages d’évanescences, de mouvements et d’incessantes métamorphoses ; paysages de latences aussi, comme si Michaux préférait dire les limbes des choses et des êtres, le moment incertain de la naissance, et le mystère tout aussi singulier de la disparition ; paysages « musicaux » en somme – mais en un sens bien particulier.

42Il me semble en effet que Michaux conçoit l’image comme le son qui naît, se répand, puis disparaît.

43On trouve, dans Un barbare en Asie, cette très belle description de la propagation du son dans le temps et l’espace :

Jamais ces instruments ne racontent, ne saisissent. Mais plutôt qu’instruments à percussion, on devrait les appeler à son émergent ; le son émerge, un son rond qui vient voir, flotte, puis disparaît. On bloque la résonance avec les doigts.

Tâtonnement sérieux et attentif dans la grande carcasse du son. 

44Dans la poésie de Michaux, de la même façon, un mot « vient voir, flotte, puis disparaît », une image succède à une autre, dans le jeu d’incessantes apparitions-disparitions.  Comme l’enfant de « Premières impressions », fasciné par les grands cercles qui se dessinent dans l’eau, Michaux est fasciné par l’onde sonore qui loin de toute architecture est mouvement continu, déploiement du son dans un espace qu’elle emplit peu de « l’eau des résonances ».

45Or si Michaux se plaît à éconduire de la sorte les images, en un constant pied de nez à la logique, c’est pour mieux imaginer un autre mode d’enchaînement qui n’est plus soumis aux lois de la raison mais à celles du rythme et de la sonorité. Les poèmes de Michaux font bien souvent songer à des « chaînes enchaînées » (c’est le titre d’un texte de La nuit remue24), où les images défilent au gré de variations rythmiques et phonétiques. Michaux écrit comme il fait de la musique, dans la variation indéfinie des rythmes et des sonorités (25).

46Mais ceci nous amène à un second point : celui de la forme de ces textes que, depuis La nuit remue, Michaux nomme poèmes, qui porte selon moi l’empreinte profonde, ineffaçable, de la musique.

47On pourrait presque dire, sans jeu de mots que les poèmes de Michaux semblent souvent écrits pour la musique parce qu’ils ont été écrits « par » la musique, dans son écho. Et là encore c’est aux sources même de l’écriture que tout se joue, par delà la « musicalité » tant vantée de certains écrits. Ce n’est pas de musique des sons, dont il s’agit là, mais de quelque chose de bien plus profond - une manière de penser et d’écrire le temps.

48Si le poème de Michaux est musique, il y a là bien autre chose, donc, qu’une séduction sonore : pour reprendre les termes de la rhétorique antique, ce n’est pas sur le plan de l’elocutio que tout se joue, mais sur celui de la dispositio.

49Essayons donc de mieux comprendre ce que serait cette manière musicale de penser et d’écrire le temps.

50L’idée fondamentale, à partir de laquelle s’articule sans doute toute la réflexion formelle de Michaux, est qu’il faut – par des mots, par des traits, par des sons – rejoindre le continu, épouser dans chacune des « voies » ouvertes à l’expression le flux incessant du temps. Loin des formes figées, des architectures concertées qui enferment et séparent, Michaux invente des formes mobiles, dynamiques, toutes de rythme et d’élan. Il admire ainsi dans les toiles de Klee l’absence de ces lignes « possesseuses, avides d’envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?) 26 ». Qui trop embrasse mal étreint et à vouloir trop « envelopper » on risque de n’étreindre que du vide, et d’ignorer les réalités profondes, secrètes, fondamentales27. L’essentiel gît dans un en deçà qui peut sembler de prime abord informe et qu’il importe pourtant de parcourir et de comprendre. C’est dans le lent avènement d’une forme, là où rien ne semblait pouvoir naître, que se joue la véritable quête, le jeu patient et sérieux de la pensée et de l’art.

51Et c’est alors la musique, comme les lignes entrelacées dans les tableaux de Klee (28), qui montre à Michaux la voie vers d’autres élaborations formelles, qui ne soient pas symétrie ou figement, mais recherche, trajet, parcours.

52« J’écris pour me parcourir », écrit quelque part Michaux. « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ». (29)

53« Parcours » : un mot qui dit en effet mieux que tout autre la quête qui fut la sienne, dans la vie et en art. Car le parcours n’est pas l’errance, il a une forme, mais c’est une forme en mouvement, à deviner, à éprouver. Et pour entendre, pour voir, pour déceler cette forme qui se dérobe, il faut sans doute, comme le spectateur des toiles de Paul Klee, « avoir gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d’énigmes, auquel c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de répondre. » (30)

54Chacun des poèmes de Michaux est en un sens une telle énigme, déroutant parfois, par moments vaguement inquiétant : et ce n’est qu’en suivant le tracé subtil des formes, en parcourant l’entrelacs des sons, des rythmes et des mots, que l’on parviendra non sans doute à le saisir, encore moins à l’expliquer, mais peut-être à le comprendre – et à le vivre.

55Enfin dans « l’écho » de la musique, Michaux imagine peu à peu une autre manière d’être soi, une autre manière d’être voix. Longtemps Michaux s’est dérobé au devoir d’être soi-même et rien d’autre, à cet impératif de la société et du langage qui commande à tout être l’identité à soi : il faut être quelqu’un et parler en son nom, dire « Je » chaque fois qu’on parle, prendre « position ».

56Et Michaux a beau se rebeller, chercher à fuir ce carcan trop pesant, le monde des hommes lui répond implacable que nul ne peut être personne. Mais le poète n’en démord pas : « On n’est pas seul dans sa peau. » (31), écrit-il dans Plume, et toute sa quête d’écrivain et d’artiste sera d’inventer des espaces où cette secrète polyphonie pourra enfin se faire entendre.

57Mais comment échapper, du moment que l’on se résout à écrire, aux lois de la pensée et du langage, où la grammaire définit par le jeu des personnes grammaticales et des marques de la subjectivité la frontière précise du soi et du non-soi. Comment être multiple dans les mots, comment ne pas prendre « position » ?

58Longtemps, c’est par le déplacement au plus loin de soi, dans la fiction, dans l’invention que Michaux trouve une ouverture, un « passage ». Et puis soudain la découverte de la musique – révélation, confirmation aussi de ce qu’il avait toujours su – lui montre un autre chemin. Car on peut être musicien dans le total oubli de soi, dans un pur mouvement d’élan.

59Dans « Premières impressions », Michaux nous donne ainsi à lire ce que pourrait être ce moi multiple, ce moi changeant, comment pourrait se jouer le jeu incertain et mobile du soi et du non-soi, de l’autre et du même.

J’approche. Il est prêt (32).

Je souffre. Il fait le chant.

J’apporte l’obsession, la gêne, l’oppression :

Il fait le chant.

J’apporte la situation sans remède, le vain déploiement des efforts, le ratage de tout avec la mesquinerie, les précautions emportées par le vent, par le feu, par le feu, par le feu surtout :

Il fait le chant.

J’apporte l’inondation de sang, le braiment des ânes contre la paix, les camps, le travail forcé, la misère, les emprisonnés de la famille, les choses à demi, les amours à demi, les élans à demi et moins qu’à demi, les vaches maigres, les hôpitaux, les interrogatoires de police, les lents mourants dans les bleds perdus, les amers vivants, les foutus, ceux qui dérivent avec moi sur la banquise folle :

Il fait le chant.

Je pousse tout pêle-mêle, ne sachant ce que j’apporte, de qui, pour qui, qui parle dans le panier de plaies :

Lui fait le chant

Lui fait le chant. (33)

60Fascinant dédoublement qui n’est pas sans rappeler la Lettre du Voyant et ses métaphores musicales :

Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon (…) 34

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement, ou vient d’un bond sur la scène (35).

61Il y aurait un long développement à faire sur les rapports de la musique et d’une nouvelle forme de lyrisme dont les lettres de Rimbaud sont l’expression achevée. Car par la métaphore musicale, qui revient dans les deux lettres aussitôt prononcé le célèbre « Je est un autre », se lit une poétique, une certaine manière de concevoir, de pratiquer l’écriture.

62Or l’originalité de Michaux est qu’il a pour une part forgé dans l’expérience musicale ce « sujet lyrique hors de soi »  (36), cette autre manière d’être soi. Il faudrait y revenir de manière plus approfondie en étudiant l’un après l’autre des poèmes : nous manquons malheureusement de temps. Que cette très belle évocation du dialogue singulier que tiennent, « dans la nuit », le musicien et son piano, nous serve simplement d’ « ouverture », de prélude.

63Plutôt que de conclure – Michaux n’aimait ni les bilans ni les fins… - je voudrais clore cette intervention sur deux citations où se dit chaque fois le lien étroit qui unit la musique à l’amour, deux très beaux textes, l’un d’Henri Michaux, l’autre de Friedrich Nietzsche, qui sans prononcer le mot d’ « art » - un mot trop chargé d’histoire sans doute, un mot du « langage des autres » – nous laissent toutefois entrevoir ce qui rassemble et rapproche dans le parcours d’une vie l’art, l’amour et la poésie.

64Henri Michaux, pour commencer :

 Musique, art des fiançailles perpétuelles.

Art qui chante l’amour, sans qu’on sache si c’est l’amour d’une femme, sans qu’il y ait contrat, sans qu’elle soit au courant, sans qu’aucune ait à l’être et sans même qu’elle ait à exister plus personnellement qu’un rayon de soleil, un nuage rose en haute montagne ou la fièvre d’un printemps revenu. Art où l’amour impossible est viable et sa voie royale (37).

65Et Nietzsche pour lui répondre, avec ce fragment extrait du Gai Savoir :

Il faut apprendre à aimer – Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner, par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la délimiter en tant qu’une vie en soi : ensuite il faut de l’effort et une bonne volonté pour la supporter, en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour ce qu’elle a de singulier ; - vient enfin le moment où nous y sommes habitués, où nous l’attendons, où nous sentons qu’elle nous manquerait, si elle faisait défaut ; (...) Mais ce n’est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c’est justement de la sorte que nous avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par être récompensés par notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté, du fait que peu à peu l’étrangeté se dévoile et vient s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté : - et c’est là sa gratitude pour notre hospitalité. (...) L’amour aussi doit s’apprendre (38).