Colloques en ligne

Loïc Windels (Paris 8)

Flaubert, Baudelaire ou l'art de s'adresser aux femmes

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1 Nous venons de manger (i), la digestion nous berce, et je ne voudrais pas qu'à l'instar de Baudelaire perdu dans la fumée de son cigare, repus, vous vous disiez, écoutant les exposés qui vont suivre : « Que m'importe où vont ces consciences? (ii) » Aussi, pour nous re-mettre en appétit, je ferai précéder mon propos d'un léger hors-d'oeuvre.

2                                                                                               ***

3Quand Margot Demarbaix nous parla, à Claire Paulian et à moi-même, de son projet, je voulus voir un peu quels pouvaient être aujourd'hui nos arts d'aimer et nos arts poétiques. Je pris mon ordinateur, j'ouvris la page de mon moteur de recherche préféré et tapai : « Comment aimer ». Fermer les guillemets, entrer. J'eus la curiosité de regarder mon score google. 41400. Pas mal. Qu'en sera-t-il de « Comment écrire » ? Fermer les guillemets, entrer. Ouah. 259 000 occurrences. Je me sentis comme transporté : un monde neuf se découvrait à moi, un monde où l'on ne pensait qu'à l'amour, qu'à ça, mais... pour faire des poèmes. Je songeai cependant que j'avais rarement reçu de spam pour venir enfin à bout de mon impuissance créatrice ou tester un nouveau Viagra du poète. Je regardai mon écran, d'où la joie m'avait ravi, revins sur terre et claviotai : « Comment... faire l'amour ». 83200. Tiens, c'est toujours en dessous. J'effaçai une dernière fois, et je tapai : « Comment écrire, hmm... un poème ». Fermer les guillemets, entrer. 3 réponses. Bon, je mens un peu, il y en avait 944 (iii). Mais je pus soupçonner qu'écrire un CV ou une lettre de motivation serait un art plus prisé que la confection de stances. Je ne me décourageai pas cependant et farfouillai un peu parmi les 944 sites : maigre fatras de règles reconduites et de doctrines. Mais le goût passionné d'internet engendrant un besoin proportionné de grand air, je sortis. Je descendis l'avenue de Clichy sur quelques mètres, et là, au kiosque à journaux : « Dossier exclusif : tout pour réussir son couple », ou : « Les lieux de drague à Paris », « Faut-il avoir peur de la vie à deux », ou bien : « Les 100 façons de lui piquer son mec », ou encore : « Pourquoi les blancs préfèrent les blacks ? », « Tout pour rester en bons termes », « Quiz : mon plaisir optimisé », « Les dessous qui plaisent », « Savoir lui dire non », « Comment lui dire que j'aime les hommes ? », ou bien celui-ci : « Cachez ce teint que je ne saurais voir : ces petits défauts qui nous font la vie dure », et un petit dernier : « Couple : comment éviter l'usure ? »

4 Je vis alors s'élever dans les airs l'échelle des générations et tout en haut, le front penché, l'oeil triste, un Ovide démoralisé qui regardait, en bas, des revues tournées vers lui, agitant leurs pages et criant : Papa ! Papa ! Mais Ovide de son sourcil le plus sévère : « Mieux vaut l'enfer des bibliothèques (iv) que le sans-gêne de ces gens-là. Plutôt l'exil... que leur zèle (v) ! » Tandis qu'à l'horizon, tel un astre pensif et solitaire, Horace errait dans les librairies, par les champs Aléïens du rayon littérature. Je voulus en avoir le coeur net et pris à gauche, rue des Moines. J'allai saluer Sophie, mais ce fut Michel qui, me voyant arriver, ouvrit la porte de la boutique (vi) et me tendit L'art du divorce en vingt leçons (vii).

– « Tiens, me dit-il, c'est tendance ».

5Et prenant, pour m'imiter, un ton quelque peu pontifiant :

– « Certes, les Remèdes à l'amour ont encore de beaux enfants devant eux, hu, hu ».

6J'avais à faire. Je me séparai donc de Michel et descendis rue Brochant. À Saint-Lazard, changement de ligne. La faïence des couloirs réverbérait une chanson que les pas des gens pressés accompagnaient distraitement :

Car dans L'ART de faire le trottoir je le confesse

Le difficile est d'bien savoir remuer des fesses

On n'remue pas son popotin d'la même manière

Pour un droguiste, un sacristain, un fonctionnaire (viii)

7È-è-è-reuh. Bien vu, Georges. Et je songeais que Mlle Bistouri (ix), elle aussi, avait, pour attirer ses chers internes, plus d'un tour de rein dans son sac à main et que quelque chose comme « Poésie et prostitution, deux points : les feuilles de joie » me fournirait, en l'assombrissant quelque peu, un sujet très dix-neuvième. Mais nous avions dit : « Arts poétiques », « Arts poétiques ». Pas : « réflexivité dans les oeuvres ». Tant pis. Le difficile, du coup, c'était le sujet et je réfléchissais encore à cette contrainte (x) quand je touchai au but de mon voyage publicitaire et collai, à Censier, les affiches de notre journée de Vincennes. Ce faisant, chaque fois que je déroulais l'affiche, je me sentais comme surveillé. Je me retournais : personne. C'était, Margot, l'image que tu avais choisie et qui semble regarder qui la regarde (xi). Elle me plaisait. « Ils sont beaux » me dis-je. « Ils ont l'air d'attendre quelque chose. » La question était : quoi ? Qu'attendent-ils d'un regard à la fois si droit posé sur vous et si mal assuré ? Qu'on leur parle amour... ou poésie ? Sont-ils donc deux pigeons ? Deux pinsons ? « Bon sang , me fis-je, mais bien sûr ! je le tiens ! » Je parlais de mon sujet et je m'en retournai chez moi, plein de règles d'usage et gai comme un Pison.

8                                                                                              ***

9 Que tirer de ce court prologue ? Trois leçons. D'abord, que l'on n'écrit pas non plus de la même manière à un droguiste, un sacristain, un poète ou un amoureux. Ce qui réunit l'art poétique d'Ovide et l'épître aux Pisons (xii), c'est qu'ils sont tous deux adressés et que leur adresse est spécifique. Mais, poètes à dégrossir d'un côté, amoureux à détransir de l'autre, ce qui les sépare, outre que le public est différent, c'est, d'une part, que l'adresse aux poètes prend chez Horace la forme d'une épître et passe par l'adresse feinte ou avérée à des jeunes poètes précis. Et d'autre part qu'il va de soi que ces Pisons étant des hommes, le destinataire implicite l'est aussi. Le maître s'adresse directement à ses disciples, et indirectement à la communauté, masculine, des jeunes poètes. Implicite ou explicite, tout destinataire porte ici des moustaches. Mais qu'arrive-t-il quand c'est, comme dans la fresque de Pompéïe, la femme qui tient le stylet ? Si je savais manier le levier efficace des Gender Studies, nous irions ensemble soulever le rocher des arts et voir quelles anguilles s'y enroulent. À mauvais ouvrier, bon outil : je l'indique au passage et l'emploierai de même.

10 Ovide au contraire prolonge et pastiche Horace en explicitant l'adresse implicite au lecteur. Il y a, pour emprunter un terme à Genette, une manière métaleptique à prétendre s'adresser directement, et pour agir sur leur vie, au lecteur amoureux, puis à l'amoureuse lectrice. Voilà toute une série de tensions – feint/sérieux, publique/privé, masculin/féminin, recherche d'effet/performativité – qui informeront çà et là mon propos. Exemple, que je ne fais que signaler : le best-seller de Neil Strauss, The Game (xiii) – qui est, à la lettre, un art de séduire qui vous voulez en temps record – expose théories et pratiques d'un speed dating systématisé : 3 secondes pour convaincre. Ce manuel mis en récit s'adresse explicitement aux joueurs, comprendre : aux hommes. Mais dans ce comble d'une conception de l'amour comme pure mécanique à maîtriser, un petit grain de sable, ou de fable, vient témoigner de cet interdit dont parlait Margot Demarbaix ce matin (xiv), et une petite fleur bleuâtre pousse où l'on ne l'attendait pas : sur la première page. Car c'est à la dédicace que le livre – dernière hypocrisie ou ingénuité agaçante – se défait, en ne s'adressant plus à son lecteur naturel – l'apprenti bourreau des coeurs – mais à une lectrice privilégiée, et dans un geste privé (xv) :

Si tu lis ces lignes, sache qu'avec toi, ça n'était pas un jeu. J'étais sincère. Vraiment. Tu étais différente.

11 À lire la main sur le coeur. On verra un exemple similaire et ma partialité, à propos de Baudelaire.

12 Le deuxième enseignement à tirer de ce prologue est que si The Game me semble relancer la tradition de l'ars amatoria en recyclant le genre dans une manière de reportage, ce que j'ai trouvé sur la toile est, en ce qui concerne l'art poétique, un peu poussiéreux. Heureux règne où l'amour rime toujours avec toujours ! Où les règles périmées se refont une jeunesse sans savoir pourquoi, où la récolte du temps se fait au hasard, où les concepts flottent hors de tout contexte et de toute conscience historiques : j'avais devant les yeux la postérité éclatée des poétiques successives, une nébuleuse faite des briques du temps et du troc de traditions qu'on ne comprend plus, bref, une sorte de blizzard poétique. Mais je ne m'y perdis pas, car j'étais en terrain connu. Choix du sujet, choix du vers, du genre, de la forme, des images, des rimes, c'est le legs direct de Bouvard et de Pécuchet passant en revue toutes les littératures et tous les arts poétiques y afférents. Je vous renvoie au chapitre IV du roman de Flaubert. « Le difficile, [dit Bouvard] c'était le sujet. » (xvi)

13 La dernière remarque, enfin, est que j'ai quelque peu menti dans ma propre chronologie. Et c'est récemment que, faisant ces recherches sommaires sur internet, je suis tombé sur cette phrase :

Tu te demandes certainement COMMENT faire un poème pour ton blog.

14Je regardai l'adresse du site : http ://commentfaireunblog.skyrock.com. Et – je suis très sérieux – y eussé-je songé plus tôt, j'aurais proposé comme titre à ma communication : « L'art de la drague et l'art du blog ». Cette page, en effet, est un art poétique de blog et le moment délicieux où l'idée reçue prend l'idée reçue pour pâture, où le fait de désigner une chose comme stéréotype se stéréotypise, où le méta, en un mot, devient doxa. J'aimerais tout de même en présenter deux courts extraits, parce qu'ils me semblent prolonger cette réflexion sur la postérité dégradée des ars, tout en illustrant à outrance ce partage fondamental entre destinataires féminins et masculins.

15 Le premier extrait se trouve en effet dans la section « Les photos de skyblog de filles. » Je cite :

Ze truc du skyblog. Pas de bon blog sans bonnes photos. Ici je vais m'intéresser aux photos de filles. Je me documenterai plus tard sur les blogs de mecs [...] Une photo de fille seule doit impérativement...

16Je m'arrête un instant sur un point de stylistique. Car cet adverbe dit la raison de mon goût pour ce site : c'est qu'en même temps qu'il fait un art poétique de blog, ce jeune méta-blogueur – 18 ans au moment des faits – est conscient de ses règles et joue avec le genre qu'il repère aussitôt comme tel. Dans ce cas précis de l'adverbe, il fait coïncider un impératif générique avec l'impératif de l'habitude stéréotypée qu'il suppose aux jeunes filles qu'il met en scène. Par cette supposition même et par des traits stylistiques caractérisants, comme le recours constant à la retouche corrective parenthétique ou à l'explicitation du sous-entendu, il n'échappe pas à son tour à une certaine stéréotypie, mais qui est une rhétorique avec ses propres règles et ses propres canons, relevant peut-être moins de ce que j'appellerais pourtant volontiers – par redoublement et condensation syllabiques du cliché – l'esthétique « kéké » (xvii), que d'une esthétique « comico-satyrique » ainsi qu'il la nomme lui-même dans une note métagénérique très consciente, en précisant, et j'y souscris : « ça c'est du mot ». Bref, ce blog qui sera drôle pour les uns, maladroit pour les autres est ce passage exquis – bis repetita placent – où le cliché se monte au carré, et où, pour pasticher un peu brutalement Roland Barthes (xviii), l'idée-reçue-ité elle-même se reçue-ise. Quoiqu'il en soit, je ne serai certes pas le premier à jeter à notre blogueur sa pierre comico-satyrique au visage. Reprenons la lecture :

Une photo de fille seule doit impérativement être prise avec une pose de star de cinéma sur une affiche de film.

17Cliché de cliché, disais-je, avant que le jeune homme ne continue :

Ne me demandes pas pourquoi, je suis un mec. Vois avec ta petite/grande soeur.

18Le second extrait est tiré de la section qui suit immédiatement ces « photos de skyblogs de filles » et son titre me paraît, sans ironie aucune, tout à fait poétique. Il s'intitule « Poèmes de blog ».

Dans un blog il y a souvent des poèmes. La plupart du temps ils traitent du mal de vivre d'un maniaco-dépressif chronique ou occasionnel ou bien il s'agit de poésies à l'eau de rose. Ces dernières étant plus fréquentes chez les filles, allez savoir pourquoi.

19 Allons savoir pourquoi, oui, au XIXe siècle, Flaubert, ce maniaco-dépressif chronique ou occasionnel, réserve son art poétique à ses correspondantes et Baudelaire, qui écrivait des poèmes qui ne sentaient pas toujours la rose, ne les écrivait pas « pour [s]es femmes, [s]es filles ou [s]es soeurs, [...] non plus que pour les femmes, les filles ou les soeurs de [s]es voisins » (xix).

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21Flaubert, ni Baudelaire n'avaient internet. Cela n'empêcha pas qu'ils furent tous deux sensibles au grand brassage démocratique des opinions, au grand bradage de la pensée en poncifs et en idées reçues. À sensibilités similaires toutefois, réactions divergentes. En public, c'est, pour l'un, silence radio ; strident effet Larsen pour l'autre.

– "Si nous faisions des vers ? " dit Pécuchet.

– "Plus tard ! Occupons-nous de la prose, d'abord."

22 La notion d'art poétique est presque consubstantiellement contradictoire à l'oeuvre flaubertienne. Son ethos contredirait l'impersonnalité volontaire de l'oeuvre. Dieu ne vient pas vous raconter en public l'histoire de sa création, ni vous rendre compte de son absentéisme. Il faut exposer, pas expliquer. Sauf si on vous attaque dans un procès, un article (xx), un ami. Sinon, Flaubert « se serait pendu plutôt que d'écrire une préface ». Je cite Flaubert, mais je tords la citation, car Flaubert parlait ici de Louis Bouilhet. Cette phrase très explicite est en effet tirée du seul texte critique qu'il ait daigné publier comme tel : une préface, oui, mais celle qu'il consacre en 1870 à l'ami de sa jeunesse, mort peu auparavant (xxi). À bien des égards, la préface aux Poésies de Louis Bouilhet se lit comme un catéchisme de l'amitié littéraire, un art d'aimer son ami poète. J'y reviendrai peu. Mais elle donne également lieu à un art poétique transposé : pas explicitement celui de Flaubert, celui de Bouilhet qu'il rapporte pour le défendre. Mais derrière celui de Bouilhet, celui de Flaubert est à peine caché. Les deux voix se confondent souvent et l'ami mort qu'on défend vous protège à son tour et vous offre sa dépouille pour rempart d'où parler. C'est d'ailleurs ainsi que se conclut le texte : sur les conseils que demande, dans le silence de l'écriture, l'ami vivant à l'ami mort. Et quelques lignes plus haut, Flaubert ne se souciait qu'on ne le reconnaisse dans ces mots de Bouilhet qu'il cite :

Ce siècle est essentiellement pédagogue. Il n'y a pas de grimaud qui ne débite sa harangue, pas de livre si piètre qui ne s'érige en chaire à prêcher.

23 Flaubert tire cet extrait d'un carnet intime de son ami. Mais ce qui est dit là, c'est justement la méfiance envers la publication de tout art poétique aux temps démocratiques. Juste après ce passage de la préface aux Poésies, Flaubert campera son ami en fier héritier du romantisme, mais ce sera aussi pour signifier que le temps d'Hernani, de Cromwell, le temps des gilets rouges et des grandes préfaces est définitivement clos. Tout s'est dégradé en poncifs et en « caquetage critique ». La méthode, les discussions esthétiques sur des phrases ou un mot, les doutes, les enthousiasmes, tout cela relèvera désormais de la sphère privée, ou bien, comme ici, de la défense et illustration de l'ami défunt. On ne sortira plus dans l'arène que pour défendre une amitié. La ligne de démarcation est celle du public et du privé, entre haine et violent rejet d'une part, et élaboration de l'oeuvre d'autre part. Or, ce qui est remarquable, dans cette préface, c'est qu'à la suite de cette diatribe véhémente contre la « littérature de pions », Flaubert prend la parole, cette fois en son nom propre, et c'est pour adresser, le mot est lâché, un « conseil » aux « jeunes gens qui passent leur dimanche à lire ensemble les poètes ». La parole publique se choisit in extremis quelques rares destinataires : les élus partageant cette chose intime entre toutes, désormais : une amitié en poésie. Il s'agit bien d'intimité. Et bien que le sexe ne soit pas précisé, on supposera ces jeunes gens de jeunes hommes car « ils cachent cette passion avec une pudeur de vierge ». Sous les dessous de femme, le modèle est indubitablement masculin, et le goût pour la poésie est devenue chose honteuse, privée. Ainsi, les mots pour dire l'amitié littéraire seront ceux de l'amour. Voici le conseil de Flaubert auquel à l'instant je faisais allusion :

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Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l'éternité des chefs d'oeuvre, perdez-vous dans les rêveries de l'histoire, dans les stupéfactions du sublime !

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26 On dirait Léon disant des vers à Emma ou se pâmant, par cousin interposé, devant le sublime suisse. On dirait les rêveries historiques de Frédéric à Fontainebleau. Bref, ce seraient presque les « bois » du Dictionnaire des idées reçues, ces bois qui « font rêver, sont propres à composer des vers » et à déclamer telle poésie célèbre, et celle-là seulement (xxii). On comprend le danger, et on comprend la honte : l'idée reçue étiquette le monde avant même que la vie ne vous offre de le faire : elle salit jusqu'au vrai. Parlez, vous êtes fiché, fichant : fichu. Le groupe a un mot pour tout. Dès lors, et pour échapper à sa voix que l'on doit qualifier de stentor, il faut éviter la parole publique et créer ses propres espaces de paroles, des espaces privés.

Ange : fait bien en amour, et en Littérature (xxiii).

27 Mais les lettres d'amour sont remplies de clichés, et les amoureux que cela gêne sont des imbéciles. Et si je reprends le paradigme amoureux, c'est que Flaubert continue ainsi son adresse aux jeunes amis poètes :

Usez votre jeunesse aux bras de la Muse ! Son amour console des autres et les remplace (xxiv).

28 Les modèles de la débauche et de l'amour sont convoqués pour être congédiés, substitués par l'amour de la poésie, et par l'amitié qui lie les jeunes amateurs. Bouvard et Pécuchet serait aussi cet art de vivre ensemble en se passant des femmes et les lettres d'amour de Flaubert, constituaient déjà un art d'aimer, mais d'aimer la littérature.

29 Car il faut exposer, disais-je, pas expliquer. Mais si je puis le dire comme une chose qu'on sait d'emblée, c'est que la correspondance de « l'homme-plume » (xxv) en son entier est cet art poétique manquant. Il y a un choc à découvrir, comme c'est communément le cas (ce fut le mien), les lettres après l'oeuvre : le décor avait donc un envers, et l'auteur un visage. Là, dans les lettres, oui : il y a bien au sens le plus restreint qu'on voudra lui donner, un art poétique, mais un art poétique privé. On peut donc expliquer, mais entre amis, ou entre amants. Car il y a aussi un art d'aimer, ou plutôt un art de ne pas trop m'aimer, s'il-te-plaît.

30 À Louise Colet, amante et poète, Flaubert prodigue d'une part les conseils pour couper « la queue lamartinienne » (xxvi), d'autre part les injonctions à prendre son mal en patience et accepter de ne le voir que rarement. Amour et poésie semblent se mêler dans un même ethos du donneur de leçon (xxvii) dont on pourrait résumer ainsi le credo : « adopte ma poétique » et « modère ton amour ». Ainsi, quand l'élève est indocile, Flaubert peut-il écrire, le 14 mars 1853 :

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Cela fait dans ma vie la 3ème bonne fureur esthético-sentimentale.

32 Homme lisant un homme, je dois dire qu'à la fois le style flamboyant des lettres et des préjugés peut-être moins avouables, m'avaient quelque peu dissimulé la figure de Louise Colet, non plus amante et poétesse, mais femme de lettres au XIXe siècle. Or, quand on jette un oeil sur ses Memento (xxviii), on se rend vite compte que le premier grief de Louise envers celui qu'elle aime est qu'il ne l'aime pas, c'est-à-dire qu'il ne l'aime pas comme, à son tour, elle entend qu'il devrait l'aimer. Mais le second grief, qui étaie souvent le premier et le justifie à ses yeux, est qu'il ne se rende pas compte d'une détresse beaucoup plus matérielle que la détresse amoureuse : les ennuis financiers d'une femme écrivain, d'une mère, et d'une amante qui doit se mettre en frais de toilettes pour accueillir son amant. On connaît la solution de George Sand pour échapper à l'aliénation de la femme travailleuse par le coût de ses toilettes : devenir homme. Or, il n'est pas anodin que Flaubert, dans sa correspondance, vante le corps féminin de Louise quand il s'adresse à elle comme amante, mais la masculinise dès lors qu'il lui parle de littérature. Ce qui est féminin, mou, bleuâtre, c'est Lamartine. Louise, elle, devrait « bander, bander, tout est là » (xxix), ce qui laisse perplexe.

33 Mais je suis un peu gêné de crier haro sur le Gustave. C'est d'abord l'époque qui est redevable de cette difficulté faite aux femmes d'être travailleuses ou écrivains. Et Flaubert tout au moins prend l'oeuvre de Louise Colet au sérieux, la considère à la même aune qu'il fait d'autres poètes de ses amis : Louise est dans l'erreur lamartinienne, il faut la corriger. C'eût été un homme, il eût fait de même : voilà tout son tort (xxx). Dans ces moments d'exhortation poétique, ce qu'il veut instaurer avec son amante, c'est l'équivalent de ce qui compte à ses yeux le plus, juste après la littérature et bien avant l'amour : une amitié littéraire.

34 De même, plus tard, la confrontation avec George Sand est intéressante, en ce qu'elle inversera les rôles du pédagogue et de l'élève. Flaubert appelle Sand son « cher maître », et il reçoit d'elle non tant des leçons de littérature que de vie. Sand l'exhorte à l'optimisme, à l'amour. Flaubert est parfois agacé par les leçons qu'il reçoit – quand elle lui conseille de se marier, notamment – mais il revient chaque fois enchanté des séjours qu'il fait à Nohant. Et il montre l'estime qu'il porte à sa correspondante, en ce qu'il ne cède pas d'un pouce, mais justifie tout à la fois son choix de vie et d'oeuvre. À l'amour des autres, il oppose la haine de la bêtise. Et aux yeux d'or de Sand, ses semelles de plomb.

Car vous avez beau me prêcher, je ne puis pas avoir un autre tempérament que le mien, ni une autre esthétique que celle qui en est la conséquence (xxxi ).

35 Flaubert ne pouvait pas dire moins : la correspondance de l'homme-plume n'est pas seulement un art poétique, elle est aussi un art de haïr la bêtise en l'homme ; elle est en définitive la face cachée du style : une vision du monde et un art de vivre, ou plus précisément, un art, par l'art et pour lui, d'escamoter la vie.

36 Mais Flaubert n'aura pas reçu en vain l'art d'aimer prôné par George Sand et il offrira à cette dernière quelque chose de plus que son estime : son Coeur simple, expressément conçu pour elle, quoiqu'elle mourût avant de pouvoir le lire. Félicité est en effet cet être de pur amour, et qui le reste, bien que plongée au milieu des Bourais de tout poil. Bourais, ce notaire qui rit bêtement de la naïveté, et qui, par son métier et par son nom composé pour moitié de Homais et pour moitié de Bournisien (xxxii), résume toute la bêtise méchante de l'homme et saluerait volontiers, tel un Plaisant, un âne à la nouvelle année (xxxiii). Transition vers Baudelaire, que l'on se gardera de faire par George Sand.

37                                                                                               ***

38 Revenons plutôt quelques décennies plus tôt. En 1845 et 1846, dans des journaux à petit tirage, un jeune lion qui tranche du dandy et dit à qui veut l'entendre qu'il connaît Eugène Delacroix, un jeune auteur n'ayant encore rien publié, écrit coup sur coup un art poétique, un art d'aimer, et un art d'éponger ses dettes sans les payer. Dans l'ordre, et avec les titres exacts : Comment payer ses dettes quand on a du génie, Choix de Maximes consolantes sur l'amour et Conseils aux jeunes littérateurs (xxxiv). Baudelaire, à 24 ans, s'adresse aux jeunes littérateurs. Il revêt sans sourciller l'ethos du dispensateur de conseils et commence les siens en se prévalant, comme de juste, du fait que

Les préceptes qui vont suivre sont le fruit de l'expérience.

39Qu'il n'a pas. Horace avait près de 50 ans quand il s'adresse aux Pisons, et Flaubert le même âge quand, du bout de sa plume, il s'adresse à ces « jeunes gens qui passent ensemble leur dimanche à lire les poètes ». C'est que Flaubert, on l'a vu, réservait, jeune ou vieux, son « opinion » pour la sphère privée. Baudelaire, au contraire commence ainsi son texte sur Balzac (xxxv) :

L'anecdote suivante m'a été contée avec prières de n'en parler à personne; c'est pour cela que je veux la raconter à tout le monde.

40Le thème de l'argent – circulation de puissance indifférente au support utilisé, comme le sens en la circulation reçue – se mêle aux deux autres textes de jeunesse qui sont quelque chose comme d'un Baudelaire avant Baudelaire. On a déjà de l'ironie, mais elle se rapproche davantage du cynisme et ce n'est pas ce qu'on appelle, comme un acquis, l'ironie baudelairienne. Il lui manque un je ne sais quoi. L'entreprise des Maximes, par exemple, est la suivante : démystifier, après le traité stendhalien (xxxvi) et les préceptes romantiques, l'amour et l'inspiration poétique. C'est le sens de ce recours parodique au genre de l'ars.

L'Amour étant la seule chose qui vaille la peine de tourner un sonnet et de mettre du linge fin,

41le jeune Baudelaire termine son art d'aimer par une captation de bénévolence volontairement ambiguë en arguant de son amour pour... « [s]on lecteur... ou [s]a lectrice ».

42 Cette idylle avec la lectrice sera bientôt rompue. Déjà, l'apostrophe par laquelle les Conseils se termineraient serait adressée aux « Frères » qu'il exhorte à n'aimer que « les filles ou les femmes-bêtes ». Mais cette misogynie n'est pour ainsi dire pas encore théorisée et le texte se clôt sur une pirouette :

Frères, est-il besoin d'en expliquer les raisons ?

43Quelques années plus tard, en effet, les raisons iront de soi, et la misogynie fera partie des présupposés d'un système. À la sortie du livre de Michelet sur l'amour (xxxvii), Baudelaire écrit laconiquement à sa mère : « immense succès, succès de femmes ». Et quant à lui, je l'ai indiqué, ses Fleurs n'auront pas été écrites pour ses femmes, filles, voisines, etc.

44 Baudelaire a donc cessé de s'adresser aux femmes, à moins que ce ne soit en privé, ou en poèmes, et pour les agresser. Le reste du temps, il se contente de parler mal d'elles. C'est qu'entre temps, la femme, pour lui, est devenue « naturelle, c'est-à-dire abominable » (xxxviii). Voilà le grief, n'en cherchez pas d'autre. Creusez où vous voudrez, vous retomberez sur les racines de ce péché originel. La femme est abominable parce qu'elle suit ses instincts humains et que l'homme est mauvais. S'il excepte les gaupes, c'est qu'elles portent dans leur fard même la conscience de leur faute et de leur défaite. S'il fait l'éloge du maquillage, idem : ce qui cache, révèle. S'il chante Lesbos, c'est qu'il y trouve des chercheuses d'infini qui creusent le mal qui sont en elles. S'il absout les vieilles, c'est que l'âge, déjà, les a rédimées. Mais rien de pire que d'ignorer le mal dont nous sommes pétris. « Sand inférieure à de Sade » (xxxix). Et pas un trait misogyne de Baudelaire qui ne se lise à cette aune. Il a dit bien du mal de Sand, mais je ne sache pas qu'il ait, à partir d'une certaine date, dit beaucoup de bien de Rousseau, ni qu'il n'ait cassé la pauvre fortune ambulatoire et philanthrope d'Arsène Houssaye dans ses poèmes (xl). Mais Sand à ses yeux cumule. Elle croit l'homme bon, péché capital, elle sera donc « intéressée », dit-il, à ne pas croire à l'enfer. Elle prend pour devise le vitam impendere vero de Rousseau, et Baudelaire la croit hypocrite (xli). Enfin, et c'est là que la misogynie de Baudelaire éclate : elle est femme.

45 Mais analysons l'insulte la plus ordurière qu'il ait inventée. Pourquoi comparer une femme à – pardonnez-moi toutes et tous – une latrine ? (xlii)

  1. parce qu'il n'y a que deux endroits où l'on paie pour dépenser : les prostituées et les pissotières – dixit Baudelaire (xliii)

  2. parce que « Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé pendant neuf mois entre des excréments et des urines » (xliv)

  3. parce qu'il a oublié d'y deviner là, nous précise Baudelaire, « une malice ou satire de la providence contre l'amour, et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. » Et il enfonce le clou : « nous ne pouvons faire l'amour qu'avec des organes excrémentiels » (xlv

46Le bas, chez Baudelaire, confine avec l'enfer qu'est « la conscience dans le mal » (xlvi). Mais revenons à nos textes de jeunesse : voilà justement ce qu'il y manquait : la conscience ou l'obsession du péché originel et de ses traces. Et voilà ce qui manquait à l'ironie : sa composante satanique (xlvii), cet absolu qui raidit la plume du Baudelaire critique. Ainsi peut-il y fanfaronner qu'il ne croit pas au guignon, dans ce mouvement démystificateur de l'inspiration romantique (xlviii). Mais la guigne est trop proche de la malédiction pour ne pas retomber bientôt dans l'escarcelle du péché universel et de ses traces en l'homme (xlix).

47 Il ne faudrait pas trop, je crois, prendre cette obsession pour une simple métaphore, vieillotte qui plus est. Elle est d'abord un moyen de penser le monde, et de le penser comme maudit. Par ailleurs, le péché originel a des traces un peu plus tangibles. On a tendance à faire grief de l'attitude de Baudelaire envers Mme Sabatier. Inaccessible, elle est déesse, et femme, abominée. Attitude qu'un adolescent fait sans doute bien d'ériger en repoussoir de la baudelairite aiguë. Mais ce faisant il oublie ce que Michel Butor n'oublie pas : que Baudelaire était atteint de syphilis et qu'accéder au corps de la femme, c'était risquer de la contaminer (l). Et en effet Baudelaire avait, qui circulait dans ses veines, un poison noir plus concret que l'ironie, il avait contracté le mal dans ses chairs, comme il avait contracté les dettes en sa jeunesse. Et la syphilis se doublait d'une autre actualisation de la chute : celle du concile judiciaire qui avait précédé d'un an tous ces textes de 45/46, et qui avait déchu Baudelaire de sa volonté, l'attachant à sa dette comme au péché même. Le jeune Baudelaire jouait la parabole du fils prodigue, mais il finit chassé du paradis. Voilà comment je lis ces trois textes de jeunesse qui ne sont pour moi que pré-baudelairiens, à quelques passages près : comme trois textes d'avant la conscience de la chute, et qu'elle est irrémédiable. Ils me semblent trois tentatives pour retourner vers un éden perdu, quand on croit pouvoir gagner encore le paradis gratis (li).

48 Voilà grossièrement instruits le procès de Baudelaire contre les femmes, et le contre-procès de son mépris affiché pour ce que l'époque appelait le beau sexe. Mais, vous ne me changerez pas, il faut que je le défende un peu. Je ne vais pas défendre sa misogynie. Mais je voudrais attirer l'attention sur le fait que c'est ce qu'il a consciencieusement voulu donner comme image publique, ne ratant pas une occasion dans ses textes, et ce, de façon beaucoup plus patente que chez la plupart de ses contemporains. Baudelaire ne méprise pas tant qu'il attaque. C'est un ennemi utile : il fait exploser la misogynie qui se cache jusque sous les fleurs de rhétorique habituelles. Et le geste même de se présenter sous ce jour misogyne peut suffire à jeter le doute. C'est la lecture d'une Marie-McLean par exemple dans sa lumineuse analyse du destinataire implicite dans le poème en prose outrageusement machiste : Portraits de maîtresse, que la critique démonte délicieusement (lii). Par ailleurs, s'il ne fait guère de doute qu'il croit au moins un peu à ce Te Deum (liii) contra feminam, il lui arrive de le contredire.

49 Tout d'abord par l'espace qu'il laisse toujours à la contradiction (liv). Comme dans cette belle lettre à Judith Gautier qu'il faudrait présenter tout entière comme pièce à décharge, ou comme le jugement public qu'il rend de l'oeuvre de Marceline Desbordes-Valmore, qu'il aime, dit-il, malgré son propre système.

50 Et s'il m'est permis, je prendrai moi aussi l'ethos du moraliste et ferai remarquer que dans le privé, Baudelaire fut un indéfectible soutien financier à Jeanne, malgré les dettes et bien après que tout commerce charnel avait été rompu entre eux. Fin du moralisme.

51 Quoiqu'il ne se fût pas toujours aussi bien conduit. Car les Maximes consolantes sur l'amour, si elles sont explicitement destinées aux lecteurs ou aux lectrices du Stendhal, c'est-à-dire à une portion congrue des happy few, avait une destinataire privée plus précise encore. Baudelaire avait adressé ce texte provocant à sa belle-soeur, la femme de ce frère qui l'avait traîné, avec sa mère et son beau-père, devant les tribunaux. Et, provocation suprême, il le lui adressait au domicile familial : comme un serpent d'ironie introduit dans le jardin désormais inaccessible.

52 C'est sur ce geste de dédicace privée ou publique que je voudrais terminer. Baudelaire, s'il a cessé pour des raisons stratégiques et idéologiques d'adresser ses livres aux femmes, n'en dédicace pas moins certains autres. À Maria Clemm, d'abord, la belle-mère de Poe, et qui fait assez explicitement figure de mère idéalisée. Mais on me dira : très original, oui : toutes les mêmes, sauf maman. Un peu, certes. Mais il excepte aussi la figure de la soeur, différente, déjà, et notamment dans l'évocation de cette Électre des Paradis artificiels dédiés à la mystérieuse J.G.F. Effet de mystère recherché puisque Baudelaire avait écrit dans un brouillon : « Je désire que cette dédicace soit inintelligible ».

53 On a parfois voulu voir l'actrice Marie Daubrun dans cette destinataire secrète, en rapprochant cette dédicace de celle de « L'Héautontimorouménos », qui porte le même chiffre mystérieux. Je ne reprends pas cette attribution à mon compte et s'il était permis de n'émettre que des voeux en fait d'impressions, je donnerais à ces initiales qui peuvent très bien désigner une parfaite inconnue de nous, le prénom connu de Jeanne, Grand Félin (lv). Mais il me plaît surtout que Baudelaire ait réussi à nous exclure du circuit communicationnel, et que l'on n'ait jamais rien su, sauf l'intéressée, peut-être. Voici comment Baudelaire procède à la dédicace proprement dite :

Mais ce n’est pas à une morte que je dédie ce petit livre ; c’est à une qui, quoique malade, est toujours active et vivante en moi, et qui tourne maintenant tous ses regards vers le Ciel, ce lieu de toutes les transfigurations.

54 On pense aussitôt à l'homme d'Ovide, et au cygne, aux aveugles, à Icare, à tous ces chercheurs d'infini, d'idéal, qui répètent ce geste, à « L'Étranger », à l'enfant ou au poète qui regardent passer, dans les nuages, tantôt le visage de Dieu, tantôt ses architectures merveilleuses, et tantôt des cadavres chers. Et certes il est tentant de lire dans cette figure de consolatrice, dans cette muse malade et garde-malade, une allégorie de la Poésie même (lvi). Si cela était, si la métaphore antique ne désignait pas, pour la dissimuler aux yeux des « esprits niais » et des « stupides mortels », le tremblement d'une chair vive, si cette Électre lointaine devait n'être qu'une allégorie masquant une statue de plus, il y aurait péché d'esthétisme narcissique d'un côté ou de l'autre de la lecture, et l'on ferait aisément témoigner Baudelaire contre lui-même ou son lecteur, en le campant en Rhadamanthe reposant à l'accusé cette question de L'École païenne :

55

Toutes ces statues de marbre seront-elles des femmes dévouées au jour de l'agonie, au jour du remords, au jour de l'impuissance ? (lvii)

56 La dédicataire est cette femme dévouée, cette soeur au chevet de son frère. Mais quand on veut la situer entre l'enfant, la soeur, magnifiée par le vers de « L'invitation au voyage », et la vieille amie, la soeur d'élection bien réelle de sa réplique en prose (lviii), on peut hésiter, et demander, dubitatif : « Laquelle est la vraie ? » (lix) Soeur rêvée ou bien réelle ? La dédicace dit : « lointaine » avant de s'adresser directement à celle dont sa pensée le rapproche. Elle hante la mémoire de qui parle, mais la hante en « vivante », non comme un fantôme. L'apostrophe l'anime, et la veut, la rend présente. Baudelaire dessinait Jeanne de mémoire dans son exil bruxellois. Et sans doute est-il préférable d'imaginer qu'une « simple mortel[le] » motive la dédicace, que J.G.F. n'est pas pure chimère de papier, mais femme, être de sang, de chair, et de sueur. Il y aurait, sinon, risque avéré, toujours latent chez Baudelaire, de narcissisme. La trajectoire hors de soi tournerait court et retomberait en soi. Mais si l'on peut intituler, comme si l'un représentait l'autre et l'autre l'un, un ouvrage : Baudelaire ou l'écriture du narcissisme (lx), c'est, me semble-t-il, parce que Baudelaire s'est justement colleté au narcissisme (lxi). Et je voudrais terminer sur cet espoir qu'il lui a parfois échappé, précisément en adressant son texte, et notamment ses Paradis (lxii). C'était déjà, quinze ans plus tôt, auprès de Jeanne qu'il avait trouvé «  un peu de repos » (lxiii). Et je citerai ces phrases de Michaux, que j'ai citées ailleurs (lxiv), mais que j'adresse ici, au moins à Haydée (lxv) qui me les fit découvrir :

57 

Sincérité ? J'écris pour que ce qui était vrai ne soit plus vrai. Prison montrée n'est plus une prison.

58Je les crois valables pour les prisons du reflet narcissique. Et qu'il me soit permis d'espérer que Narcisse eut parfois le regret d'Écho, d'une Écho véritable.