Colloques en ligne

Pauline Galli (Paris 8)

Paul Valéry : autour de la figure de Narcisse

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1Pour aborder la question d’un éventuel rapport entre art poétique et art d’aimer chez Valéry, j’ai choisi de concentrer mon attention sur une figure particulière, celle de Narcisse, en cherchant à étudier comment ce personnage, qui parcourt l’œuvre de Valéry, établit un lien inédit entre l’art poétique valéryen et une forme singulière d’érotisme. L’œuvre de Paul Valéry se caractérise en effet par l’importance quantitative des textes théoriques, des Cahiers aux essais plus connus (Tel Quel, Variété). Valéry est d’ailleurs (quantitativement) davantage un critique, un théoricien de la poésie, qu’un poète. Il est également considéré comme l’inventeur de la poétique moderne, puisque le cours de Poétique du Collège de France a été crée à son intention. La théorie poétique de Valéry offre un premier point commun flagrant avec le principe même d’ « art poétique », puisque Valéry insiste, dans tous ses textes théoriques, sur le travail du poète, s’inscrivant systématiquement en faux contre l’idée d’inspiration poétique :

L’exercice de la poésie laborieuses m’a accoutumé à considérer tous discours et toute écriture, comme un état d’un travail […] ; et ce travail même comme ayant une valeur propre1.

2On rejoint donc ici la définition stricte de l’art poétique comme savoir-faire, comme technique.  On touche également à une question présente dans l’Ars Amatoria d’Ovide : celle de la tension entre ars et ingenium, artisanat et inspiration. Mais cette conception de la poésie comme technique, comme labeur, ne suffit évidemment pas à faire de l’ensemble des textes valéryens un art poétique. L’un de ces textes, présent dans Variété, semble cependant correspondre aux critères permettant de définir les arts poétiques. Il s’agit d’un texte intitulé « Calepin d’un poète »2. En effet, ce texte choisit comme but de définir les étapes permettant d’« arriver à la poésie »3, « les moyens de provoquer un état analogue à l’état précédent [il vient de décrire l’état d’émotion poétique], de produire artificiellement ce genre d’émotions.4 » D’un point de vue formel, on retrouve à plusieurs reprises des adresses au lecteur, ou plutôt à l’apprenti poète, sous la forme de la deuxième personne du singulier (« si tu veux faire des vers…5 »), ce qui établit un parallèle supplémentaire, certainement volontaire, entre ce texte et le modèle antique de l’art poétique. Nous tenterons donc de fonder notre réflexion à propos de Narcisse sur les principes développés dans ce texte.

3Mais venons-en donc à Narcisse : en quoi cette figure peut-elle se révéler particulièrement efficace pour éclairer l’art poétique valéryen ? Ce personnage parcourt l’intégralité de l’œuvre de Valéry, puisque le premier poème éponyme date de 1891 (Valéry avait alors vingt ans), et le dernier, de 1941 (soit 4 ans avant la mort de Valéry). Cinquante ans, donc, séparent le premier poème de son ultime variation. En cinquante années, Valéry a publié huit textes sur ce thème, qui a donc traversé la totalité de sa carrière poétique. Il existe trois variations principales : « Narcisse parle », « Fragments du Narcisse » et « Cantate du Narcisse », auxquelles s’ajoutent des ébauches et versions non définitives, mais néanmoins publiées. A ces textes, il faut rajouter un dernier, « l’Ange », datant de mai 1945 (deux mois avant la mort de Valéry, donc), où le nom de Narcisse n’apparaît pas mais qui reprend le même schéma. Le premier fait frappant est donc ce grand nombre de textes, comme autant de variations sur le même thème, de métamorphoses de Narcisse, sur le modèle ovidien. Ce principe de variations correspond justement à l’une des grandes convictions de Valéry en matière de poésie, selon laquelle il n’est pas dévalorisant, bien au contraire, de produire plusieurs versions d’une même pièce, comme autant de retouches dans le sens d’une amélioration continuelle, de la quête d’une perfection achevée :

Une œuvre n’est jamais nécessairement finie, car celui qui l’a faite ne s’est jamais accompli, et la puissance et l’agilité qu’il en a tirées, lui confèrent précisément le don de l’améliorer, et ainsi de suite… Il en retire de quoi l’effacer et la refaire6.

4Il s’agit donc de valoriser un travail permanent sur les textes, au nom d’une conception de la poésie comme renaissance perpétuelle, par opposition à une forme de langage dont le but est la seule communication :

Le langage qui vient de me servir à exprimer mon dessein, mon désir, mon commandement, mon opinion, ce langage qui a rempli son office, s’évanouit à peine arrivé. […] Au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir vécu : il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être7.

5Tout se passe comme si cette conception de la poésie comme éternellement renaissante était mise en scène, symbolisée par les poèmes autour de Narcisse puisque les différentes versions successives ont toutes fait l’objet de publications, ce qui n’est pas le cas des autres textes valéryens, bien que de nombreuses versions aient été composées. Narcisse a donc une valeur emblématique au sein de la production poétique de Valéry.

6Or, précisément, le mythe de Narcisse évoque l’amour et l’érotisme, thèmes qui sont par ailleurs presque totalement absents de l’œuvre de Valéry. Valéry en effet n’est pas ce que l’on pourrait appeler un « poète de l’amour », bien que la thématique amoureuse et érotique soit très présente dans les écrits théoriques du poète, notamment dans ses Cahiers. Narcisse se trouve donc investi d’une double valeur : ce personnage, qui caractérise la conception de la poésie selon Valéry est également le seul en qui les aspirations érotiques et amoureuses de l’auteur se réalisent. Du point de vue de l’amour et de l’érotisme, Narcisse est une figure pour le moins ambiguë. Il pose la question du rapport de soi à soi-même, de Narcisse à son reflet. Sur le plan thématique, cette réflexion sur le miroir et le narcissisme est très présente dans les Cahiers. En effet, Valéry y dresse explicitement des parallèles entre le mythe de Narcisse et son expérience de la poésie :

Plus me chaut le faire que l’objet.

C’est le faire qui est l’ouvrage, l’objet, à mes yeux, capital, puisque la chose faite n’est plus que l’acte de l’autrui.

Cela est du Narcisse tout pur8.

7La question du rapport de soi à ce que Valéry nomme ici « l’autrui » est fondamentale. Cette idée rejoint la conception valéryenne selon laquelle un texte, une fois produit, échappe à son auteur. Le personnage de Narcisse permettrait donc de mettre en scène ce rapport du poète à soi. Il ne s’agit évidemment pas de recourir à une interprétation psychologique de ce mythe, mais bien de mettre en avant sa valeur symbolique. L’érotisme a donc ici partie liée à la poétique. Valéry, à propos de Narcisse, fait d’ailleurs lui-même ce rapprochement :

Je concevrais fort bien qu’un poète amoureux de son art se contentât de refaire, sa vie durant, toujours le même poème, en donnant tous les trois, quatre ou cinq ans, une variation nouvelle d’un thème une fois choisi. 

8Valéry rapproche donc Narcisse à la fois de la figure du poète (« un poète amoureux de son art »), mais également, au sein de son œuvre, de la réalisation poétique de ce poète amoureux. Ailleurs dans les Cahiers, Valéry évoque la question du narcissisme à travers celle de la production d’une œuvre :

La bête regarde la coquille qu’elle vient de quitter. Est-ce possible ? Moi dans cette bizarrerie ? Moi l’a faite ? torturée ainsi ? Pourquoi pas de gauche à droite ? Heureusement que je ne l’ai faite que sans le savoir. Je l’ai faite à chaque instant. Mais – j’eus beau me nier à la suite et me contredire, la succession s’est faite, l’addition s’est réalisée9.

9Le lien entre le moi et l’œuvre est ici clair : l’œuvre est autre chose que le moi, néanmoins elle est moi, d’une manière imprévue. Comme la coquille de la bête, Narcisse s’est fait « sans le savoir », « l’addition s’est réalisée » à partir de tous ces textes successifs. Enfin, ailleurs dans les Cahiers, Valéry s’identifie directement à la figure de Narcisse :

En somme – Je cherchais à me posséder – Et voilà mon mythe 10 

10L’art poétique se fait donc ici art d’aimer, et l’on assiste à une sorte de mise en abyme autour du personnage de Narcisse : Narcisse est l’aimé et l’amant, celui qui se regarde et voit celui qu’il regarde le regarder… il est à la fois le poète et son œuvre, mais il est également, en tant que thème privilégié de la poésie de Valéry, la réalisation poétique de ce poète amoureux évoqué par Valéry.  De plus, dans « Fragments du Narcisse », Narcisse se qualifie lui-même de « beau reflet des désordres humains » (il parle de lui et pas de son reflet dans l’eau). Les références se troublent donc, tout se passe comme si la figure de Narcisse, l’image du miroir, s’enrichissaient de tout un réseau de réflexions (au sens physique : reflets), complexifiant à l’extrême un schéma qui semblait pourtant simple, puisque apparemment circulaire (le moi et le moi), à l’image du chiasme de ce vers de la « Cantate  du Narcisse » : « J’aime ce que je suis. Je suis celui que j’aime. »

11En effet, Valéry travaille sur des procédés permettant de multiplier et complexifier les reflets. Il joue par exemple sur les épigraphes. Dans le premier texte consacré à Narcisse, « Narcisse parle », Valéry met en épigraphe une phrase latine, « Narcissae placandis manibus » (Pour apaiser les mânes de Narcissa). Il explique qu’il s’agit d’une inscription du jardin botanique de Montpellier, qu’il fréquentait dans sa jeunesse, et qui lui aurait donné l’idée de composer un poème sur le thème de Narcisse : la référence de cette épigraphe est donc biographique. Dans la deuxième version, « Fragments du Narcisse », l’épigraphe, « Cur aliquid vidi ? » (Pourquoi ai-je vu quelque chose ?) est extraite des Tristes d’Ovide : la référence est donc littéraire. Il s’agit, de plus, du poète qui, dans les Métamorphoses, a développé le mythe de Narcisse. Enfin, dans le dernier poème éponyme, « Cantate du Narcisse », Valéry met en épigraphe des vers des « Fragments du Narcisse ». Les références se font donc de plus en plus littéraires, et de plus en plus valéryennes (jusqu’à l’autocitation). Cette autocitation a une forte valeur symbolique, puisqu’il s’agit d’un écho d’une forme précédente de Narcisse.

12Or, l’écho, comme on le sait, est un élément essentiel du mythe de Narcisse. Selon le mythe, Echo est une nymphe amoureuse de Narcisse mais qu’il éconduit, repoussant tout ce qui n’est pas sa propre image. Valéry utilise ce personnage dans « Fragments du Narcisse » (alors que Narcisse parle, l’écho prend la parole et répète la dernière syllabe de ses propos). De la même manière, dans « Cantate du Narcisse », Echo est un personnage à part entière, et l’on assiste à son dialogue avec Narcisse. Or, le reflet de Narcisse, lui, reste muet, comme le constate à plusieurs reprises le jeune homme :

PARLE, sourire pur qu’environnent les cieux ;

Oh !... Que tu formes bien, Bouche silencieuse,

La figure des vœux qu’une lèvre pieuse

Adresse au plus proche des dieux !11

13Ailleurs, Narcisse parle des « lèvres avares12 » de son bien-aimé. Le poète insiste sur la mutité du reflet de Narcisse et met ainsi en valeur, par opposition, la parole d’Echo. La voix de Narcisse n’est pas reprise par celui qu’il aime, par le plus beau d’entre tous, mais précisément par celle qu’il rejette et qu’il qualifie de « Monstre13 » dans la « Cantate du Narcisse ». Les paroles de jeune homme sont répétées à l’infini par l’Echo, tout comme résonne la voix du poète réécrivant à l’infini une nouvelle version du même thème. Mais ces versions successives, répétées par celle que l’on ne veut pas entendre, ne sont pas satisfaisantes. Le poète, comme Narcisse, cherche à faire parler le soi qui est de l’autre côté de l’eau, de l’autre côté du miroir, mais il n’y parvient pas. Il sait même que la moindre tentative de saisir cet idéal, de s’en emparer sensuellement, c’est-à-dire d’embrasser son reflet, serait voué à l’échec puisqu’elle troublerait l’eau et n’aboutirait qu’à perdre de vue cet idéal :

Si je baise, ô Bouche,

La Nappe de l’Onde

Mon souffle effarouche

La face du monde…

Le moindre soupir

Que j’exhalerais

Me viendrait ravir

Ce que j’adorais

Sur l’eau bleue et blonde14

14Le reflet de Narcisse pourrait donc bien symboliser un état idéal de la poésie. Ici, c’est donc l’art d’aimer qui se fait art poétique.

15D’autre part, notons qu’à l’impossibilité fondamentale de Narcisse de se posséder, de posséder son propre corps, correspond, dans le domaine poétique, une impossibilité à atteindre le but fixé par la forme de l’art poétique. En effet, dans « Calepin d’un poète », Valéry note que la question d’un art poétique est indissociable de celle de ce qu’il appelle la « poésie pure ». Ce rapprochement est d’ailleurs l’occasion d’un éclaircissement sur cette notion souvent mal comprise. Valéry en vient à affirmer non seulement l’impossibilité de définir des règles permettant de produire à coup sûr un texte poétique, mais également l’impossibilité fondamentale d’atteindre cet idéal de pureté :

Une métaphore est ce qui arrive quand on regarde de telle façon, comme un éternuement est ce qui arrive quand on regarde un soleil.

De quelle façon ? Vous le sentez. Un jour, on saura peut-être le dire très précisément.

Fais ceci et cela, – et voici toutes les métaphores du monde…15

La conception de la poésie pure est celle d’un type inaccessible, d’une limite idéale des désirs, des efforts et des puissances d’un poète…16 (derniers mots du « Calepin d’un poète »)

16Ces limites font bien entendu écho à celles de Narcisse, incapable de se rejoindre… Valéry emploie ici le terme de « désir » : une certaine forme d’érotisme est liée indissociablement à cet idéal, comme chez Narcisse. Pour le poète comme pour Narcisse, il s’agit de désirer un idéal de pureté qui a à voir avec soi (puisque le poète peut produire la poésie) mais qui néanmoins demeure inaccessible. C’est désirer son propre reflet sans jamais pouvoir l’atteindre. Echo décrit ainsi ce phénomène : « C’est un étrange mal… Le cœur cherche à se mordre17 »

17On remarque d’ailleurs dans ces poèmes plusieurs occurrences de l’idée de pureté, qui font écho à cet idéal de poésie pure. Le premier vers des « Fragments du Narcisse », par exemple : « Que tu brilles enfin, terme pur de ma course ! » est isolé au début du poème (alors que tous les autres sont regroupés par strophes). On notera donc son ambiguïté : il peut s’appliquer à la fois au reflet du jeune homme mais également à un idéal lointain, idéal de pureté qui serait le terme d’une course, d’un long processus créatif, comme le poème idéal serait le terme d’une série de réécritures. Le qualificatif « pur » est également employé concernant, explicitement cette fois-ci, le reflet : « que je déplore ton éclat fatal et pur » (on trouve d’ailleurs d’autres occurrences de cet adjectif appliquées au reflet de Narcisse). La pureté est associée à l’idée d’éclat (dans le premier exemple le poète employait le verbe « briller »). Or, Valéry, pour illustrer la notion de « poésie pure », emploie volontiers l’image du diamant (notamment dans « Calepin d’un poète »). La pureté est donc un idéal commun à Narcisse et au poète. Elle est également liée ici à l’image de la mort (« ton éclat fatal et pur ») : Valéry met en scène le jeune homme pressentant son avenir (comme dans le mythe) ; tout effort du poète est donc d’emblée destinée à échouer.

18Dans la « Cantate du Narcisse », à la scène 3, l’eau se trouble, et Narcisse croit un instant son rêve devenu réalité, il croit que son reflet est en train de sortir de l’eau pour venir le rejoindre… mais il ne s’agit en fait que d’Echo, que Narcisse repousse violemment dès qu’il s’aperçoit de son erreur. Les tentatives de Narcisse de faire parler son reflet, de rendre vivant son idéal, se soldent par un échec, et par la déception de n’entendre répéter sa voix que par l’écho, idéal poétique décevant (écho symbolisant les différentes versions de Narcisse, qui se répètent, réutilisent certains vers…)

19L’aspect érotique du mythe de Narcisse est au service de l’art poétique. La description érotisée du reflet du jeune homme, présentée comme idéale, instaure un lien symbolique entre l’art poétique valéryen et cet art d’aimer singulier qu’est le narcissisme. Comme le dit Valéry, « la poésie n’est en vérité que le sensuel du langage18 ».  Mais Narcisse dresse en réalité le constat de l’impossibilité de l’entreprise même de l’art poétique.

20Dans le poème « l’Ange », ultime avatar du mythe de Narcisse, la situation décrite est la suivante : « Une manière d’ange était assis sur le bord d’une fontaine. Il s’y mirait, et se voyait Homme.19 » On notera d’ailleurs que la symétrie avec le poème « les fenêtres » de Mallarmé est troublante (« Je me mire et me vois ange !20 »). Ici, l’ange se voit homme : il s’agit donc précisément d’un reflet, d’une image inversée. Les échos, comme on l’avait évoqué, se multiplient et se complexifient. Quoi qu’il en soit, le constat est toujours celui d’une impuissance essentielle.

21On remarquera pour finir que la mort tragique de Narcisse, cette chute dans l’eau, qui fait place au silence, à la fin du poème, correspond à la description faite par Valéry dans « Calepin d’un poète » des conditions idéales d’apparition du beau : « Créer donc l’espèce de silence à laquelle répond le beau. Ou le vers pur, ou l’idée lumineuse.21 ». Le silence de la fin d’un poème permet l’apparition d’une nouvelle version de Narcisse, potentiellement parfaite… C’est donc dans une tension que se situe l’enjeu de l’art poétique valéryen : tension du silence vers l’apparition de la poésie, tension érotique du désir vers un objet inaccessible et qui pourtant réside en soi, est soi. Cette tension, ce désir, était explicitement présent dans les premières phrases de « Calepin d’un poète » :

Poésie. Est-il impossible, moyennant le temps, l’application, la finesse, le désir, de procéder par ordre pour arriver à la poésie ?

Finir par entendre précisément ce que l’on désirait entendre, par une habile et patiente conduite du même désir ?22

22Le mot « désir » revient à trois reprises, mais il est immédiatement associé à l’idée d’une impossibilité. L’apprenti poète est donc nécessairement un apprenti amoureux, mais il s’agit de cette forme d’amour singulier qu’est le narcissisme : le drame du poète est donc celui du mythe de Narcisse. La clausule du texte « l’Ange », dernier texte composé sur le thème de Narcisse, dit bien cette impossible satisfaction, qui était d’ailleurs déjà présente dans l’oracle du mythe de Narcisse :

Et pendant une éternité, il ne cessa de connaître et de ne pas comprendre.23

23Par conséquent, la tension érotique de soi vers soi exprime l’impossibilité essentielle  de se comprendre (cum-prendere en latin, prendre avec soi, ce que Narcisse ne parvient précisément pas à faire), l’impossibilité d’un art poétique. Mais cette tension exprime aussi, paradoxalement, la nécessité d’une expérience sans cesse à approfondir, expérience à la fois intellectuelle et physique, comme l’indique ici l’ambivalence du verbe « connaître » (si l’on veut encore utiliser l’étymologie, le verbe « cognoscere » en latin signifie d’ailleurs non pas « connaître », mais « apprendre à connaître », « chercher à savoir » : l’étymologie met en valeur l’idée de travail, d’expérience). Il s’agit, à travers Narcisse, d’affirmer la nécessité d’un travail poétique incessant mais nécessairement voué à l’échec, à l’image de ce dernier poème, cette dernière métamorphose de Narcisse. L’apprenti poète et l’apprenti amoureux ont donc en commun cette tension impossible à apaiser, mais qu’ils doivent, malgré eux, entretenir sans cesse.