Colloques en ligne

Jean-Claude Laborie

Le maniérisme : une catégorie opportune, à la lumière de l’exemple portugais

Maniérisme : an appropriate category, in the light of the Portuguese example

1Le cas du Portugal permet d’alimenter la réflexion sur la fabrication de l’histoire littéraire à partir de la centralité hégémonique de la France et de l’Angleterre. En effet, pour faire partie de l’Europe, ce tout petit pays, à l’extrémité occidentale d’une péninsule Ibérique elle-même reléguée aux marges du continent culturel européen, a toujours dû s’aligner, pour raconter sa propre histoire, sur des concepts forgés ailleurs. Cette situation, propre aux espaces littéraires dominés, est renforcée par la nécessité pour les auteurs, comme pour les critiques, de faire sans cesse le détour par les espaces dominants afin d’y asseoir leur légitimité. Néanmoins, il est impossible d’ignorer les multiples décalages, les incohérences, voire les contresens, qu’une telle dépendance génère. Quand on s’intéresse aux siècles anciens, l’écart grandit démesurément, l’histoire esthétique, avec ses continuités et ses ruptures, s’écrivant essentiellement à partir du xixe siècle1, c’est-à-dire bien après l’émergence des œuvres elles‑mêmes. De plus, comme son nom l’indique, l’histoire littéraire repose sur l’idée d’une continuité narrative dont la trame est donnée le plus souvent par un récit d’ordre idéologique, fondé, par exemple, sur les règnes pour l’Angleterre (le théâtre élisabéthain…), ou l’histoire culturelle ou politique en France. Ainsi voit-on émerger un vocabulaire spécifique dont la principale fonction est d’ajuster un récit à un autre. Les influences, les anticipations, les analogies ou les imitations recousent les fils et permettent de recomposer a posteriori une tapisserie européenne, voire mondiale, en mettant en relation des productions ainsi totalement dés-historicisées.

Le maniérisme : une importation problématique dans l’histoire littéraire

2La catégorie du maniérisme est, sur ce terrain, un cas d’école. Dans l’histoire littéraire européenne, le maniérisme constitue une séquence singulière, à de multiples égards. Tout d’abord, le terme de maniera se caractérise par des évaluations et des champs d’application très différents, voire divergents. Bien que le terme apparaisse déjà chez Vasari (Les Vies d’artistes, 15502) alors sans connotation péjorative et uniquement pour des peintres et sculpteurs3, il va connaître une dévaluation dès la fin du xvie siècle pour désigner le travail d’imitateurs décadents. Cette dépréciation s’accentuera durant les deux siècles suivants, désignant des œuvres imparfaites par rapport à la perfection classique4. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que le terme est réhabilité dans la foulée de l’invention critique du baroque5, afin de définir une différence « maniériste », faisant le lien entre le néoplatonisme renaissant et le plein baroque du début du xviie siècle. Les avant‑gardes, au début du xxe siècle, iront jusqu’à y lire un rejet de tous les principes classiques grâce à la dissolution de la figure et à l’expression libre et ambitieuse de la couleur, autour notamment de la réhabilitation de l’œuvre du Greco. Ce parcours est parallèle à celui du baroque, aboutissant, chez de nombreux théoriciens de l’art6, à postuler un maniérisme détaché de tout contexte historique singulier, envisagé comme un travail de déconstruction du classicisme, extensible à tout l’Occident, au-delà de toute limite générique.

3Le deuxième aspect remarquable réside dans le fait que le maniérisme est fondé sur des critères hybrides et instables, issus fondamentalement de l’histoire de l’art et en quelque sorte « traduits » en termes rhétoriques pour s’appliquer aux textes littéraires, mêlant ainsi des critères formels, des éléments socio-historiques, de la philosophie et même de la psychologie. L’idée générale qui préside à la définition du maniérisme est celle d’une déliquescence des principes esthétiques de l’humanisme, comme le soutient le philologue allemand E. R. Curtius (1948). Par une sorte d’anachronisme, il continuerait ces pratiques esthétiques malgré la disparition du socle philosophique et culturel qui les avaient générées, le tout avant la puissante reformulation baroque qui devait bousculer les formes et traduire de manière plus novatrice l’état de crise intellectuelle et philosophique du temps. L’humanisme triomphant des premières décennies du xvie siècle s’écroulant, en effet, sous les coups de multiples catastrophes (peste de 1527 en Italie, guerres de Religion, faillite économique de l’empire des Indes, etc.) et provoquant ce que Paul Hazard nomma la « crise de la conscience européenne » (Hazard, 1935), les artistes dits maniéristes auraient donc été des épigones désenchantés, des continuateurs dépressifs et anachroniques des néoplatoniciens antérieurs. La « maniera » serait l’expression d’une sorte de fascination morose et autotélique pour un geste créateur qui, ayant perdu toute finalité, en serait réduit à s’autocélébrer. Ainsi peut-on résumer brièvement la spécificité de l’œuvre maniériste par la conjonction de trois critères : d’abord la répétition à l’infini des formes héritées de la période antérieure (le sonnet imité de Pétrarque notamment) et des thématiques anciennes (idéalisation de la femme, souffrance du poète, sublimation de l’amour…), ensuite le désenchantement et la souffrance du vide traduits par la multiplication des jeux formels et la dissociation radicale entre signifiant et signifié, et enfin la compensation par la contemplation mélancolique de soi et du geste créateur (les effets, les exercices de virtuosité, telles les pointes, etc.). La différence induite avec le baroque est dans le refus absolu d’envisager une vision du monde, une philosophie, pour se limiter au malheur de la conscience individuelle écrasée et sans issue.

4Les variations des champs d’application de la catégorie reposent sur l’alternance entre une pesée historicisante, valorisant le lien de cette esthétique avec l’histoire du temps, et le mouvement contraire de dés-historicisation qui seul permet la généralisation de la catégorie. Ce constat d’ordre général, puisqu’il pourrait s’appliquer à la plupart des catégories utilisées par l’histoire littéraire, nous convie, cependant, à poser la question de l’opportunité d’une catégorie qui peut changer de sens au gré des usages et des utilisateurs. La seule constante demeure la fluidité de critères qui reçoivent leur motivation de l’extérieur, c’est-à-dire d’un discours critique intimement lié aux circonstances de sa propre construction. En effet, la séquence dite maniériste, quand elle est située approximativement entre 1550 et 1620, avec des variations selon les aires culturelles, permet de regrouper des manifestations artistiques jusqu’alors écartelées entre ce qui précède et ce qui suit, donnant forme à une période que même l’historiographie a du mal à stabiliser. Quand elle devient une modalité générale dans l’histoire des formes et des représentations, il n’est aucunement besoin de modifier les critères. Ces derniers (formalisme, subjectivisme, désenchantement) peuvent se reconfigurer pour s’adapter afin de rendre compte de toutes les transitions culturelles et esthétiques. Des pratiques disparates prennent alors sens et viennent valider une perspective préconstruite dans une histoire générale. Le maniérisme permet donc d’ordonner le désordre, au prix, le plus souvent, d’une assignation rétrospective d’œuvres et d’auteurs qui ne s’en étaient jamais réclamé. La reconfiguration portugaise, dont nous allons parler maintenant, en est un bon exemple puisqu’elle va construire rétrospectivement, quasiment ex nihilo, une génération maniériste autour d’une seule figure, le poète Luís Vaz de Camões, appelé, alors même qu’il fut un dissident, à incarner une période glorieuse de la nation tout entière.

Le chaînon manquant dans le déclin portugais ?

5L’histoire portugaise, en ce xvie siècle, présente une chronologie politique et culturelle tout à fait différente de celle des autres nations européennes. Elle est marquée par une série de ruptures et de discontinuités qui affectent profondément le rythme de l’histoire nationale. Pour résumer brièvement, le Portugal fut la première nation précocement constituée au xiiisiècle par l’achèvement de la reconquête du territoire sur les Arabes, engagée ensuite dans la construction du premier empire atlantique (la découverte du Brésil et la grande aventure des Indes), connaissant ensuite la décadence d’un empire surdimensionné autour de 1550, pour finir par l’extinction de la dynastie régnante, en 1578, et le rattachement à la couronne d’Espagne de 1580 à 1640. Le récit national restera profondément marqué par la grande aventure coloniale et par la rivalité avec l’Espagne. La rupture fondamentale se situe donc entre 1550 et 1578, date de la bataille d’Alcácer Quibir qui voit la disparition dans les sables marocains de la fine fleur de la chevalerie portugaise et du jeune roi Don Sebastião, emportés par le rêve de la croisade. Cette période demeure très vivante dans le discours national portugais, comme un âge d’or infiniment regretté, induisant une sorte d’inversion de l’Histoire qui porte un nom, le sébastianisme7. La conséquence immédiate est une interruption brutale de la trame historique et culturelle pendant 60 ans. Le Portugal ne retrouvera jamais, dans les siècles suivants, la place considérable qu’il avait occupée au début du xvie siècle.

6C’est très exactement dans cette séquence que vient s’insérer le maniérisme. En effet, la délimitation communément admise d’une période maniériste au Portugal, entre 1550 et 1620, met en évidence un travail idéologique rétrospectif visant à définir une spécificité lusitanienne qui vienne combler le déficit d’orgueil national. Pour les arts figuratifs, l’analyse accorde sans trop de difficulté à la Lusitanie une inflexion particulière : on connaît plus ou moins le théoricien Francisco de Hollanda (1517-1584) qui, après un séjour de deux années en Italie, se lia avec Michel‑Ange et fut l’introducteur à partir de 1540 du maniérisme italien au Portugal. De même, les peintres Amaro do Vale et Simão Rodrigues, les enlumineurs comme Estevão Gonçalves Neto ou les spécialistes de l’azulejo, du travail du marbre ou de la taille douce sont répertoriés8 ; mais pour la littérature, et plus particulièrement pour la poésie, les filiations sont plus opaques, voire problématiques.

7La critique littéraire portugaise s’inscrivit dans la foulée de la critique européenne qui commença à exploiter, autour de 1960, un concept de maniérisme dont les historiens de l’art allemands et italiens avaient dessiné les contours dans la première moitié du siècle9. Cela permettait l’exhumation d’un certain nombre de textes poétiques peu connus, relégués le plus souvent dans les interstices d’une articulation problématique entre Renaissance et baroque. De manière parallèle, à l’échelle européenne, la question est de savoir ce que l’on fait d’un certain nombre de textes qui entrent malaisément dans une version linéaire de l’histoire littéraire. Le maniérisme permet de donner un nom à un chaînon manquant que les termes d’anticipation ou d’influence saisissaient mal.

8Au Portugal, c’est autour du poète épique et lyrique Luís Vaz de Camões, auteur des Lusiades (1572), mais également d’une œuvre lyrique moins connue mais très abondante qui ne parut de manière ordonnée qu’après sa mort (Rimas, 1595), que la question fut posée. L’opportunité de cette figure résidait essentiellement sur son antériorité par rapport au baroque espagnol. En effet, si les premiers textes du poète espagnol Góngora, figure autour de laquelle se focalisa l’invention du maniérisme ibérique, commencent à circuler autour de 1605 (les Soledades datent de 1627), ils ne sont donc pas pertinents pour la formation d’un maniérisme lusitanien dont on faisait remonter les premières manifestations aux années 1550. Cela permettait de construire une modalité lusitanienne en lien direct avec l’Italie et non plus avec l’oppresseur voisin, en défaisant le lien avec le baroque ultérieur. Camões se dressait ainsi, comme nous allons le voir, à la fois en modèle et archétype du poète maniériste portugais.

Manipulation et construction rétrospective

9Dans le contexte portugais, la figure de Luís Vaz de Camões, le poète des Lusiades, dominait un ensemble aux contours extrêmement flous. De manière simpliste, la vision traditionnelle de l’histoire littéraire portugaise nous est donnée par l’érudit français Georges Le Gentil, qui dans son ouvrage de synthèse, La Littérature portugaise, dit de Camões qu’il « incarne à lui seul tous les courants de son siècle » (Le Gentil, [1934] 1995, p. 81). Cette vision de l’extérieur repose évidemment sur la construction de la figure du génie universel, du grand auteur qui est supposément capable de transcender les époques et de reconfigurer de manière originale tout ce qui est autour de lui, comme ce fut le cas, en d’autres lieux, pour Cervantès ou Shakespeare. Mais elle révèle également une conception transhistorique propre à la saisie des espaces dominés par les dominants. Or elle fut adoptée pendant longtemps, de manière univoque, par la critique portugaise. De fait, entre le Cancioneiro geral de Garcia de Resende (1516) qui fait la synthèse de la poésie médiévale portugaise, les grands noms de la poésie lyrique néoplatonicienne que seront Francisco de Sá de Miranda (1481‑1558) ou Diogo Bernardes (1530‑1600), et les poètes baroques hispanisants comme Francisco Manuel de Melo (1608‑1666), Francisco de Sá de Menezes (1600‑1659) ou sœur Violante do Ceu (1602‑1693), Camões est effectivement posé à un carrefour. Or c’est négliger une génération entière de poètes qui entourèrent la figure centrale. Les noms de Heitor da Silveira, de Soropita, de Frei Agostinho da Cruz, d’Andre Falcão de Resende, de Vasco Mousinho de Quevedo et de bien d’autres, furent totalement oubliés. Il est vrai que la plupart d’entre eux ne furent jamais publiés de leur vivant, ou bien sur des supports extrêmement précaires. De plus, il est évident que les destructions considérables occasionnées par le grand tremblement de terre de 1755 ne facilitèrent pas la transmission de cette poésie à la postérité. Quelques œuvres nous sont, cependant, aujourd’hui connues grâce à l’édition de « cancioneiros de mão », c’est-à-dire de recueils manuscrits dans lesquels les mécènes ou les destinataires nobles notaient les textes10, mais également par des anthologies extrêmement hétéroclites comme la Felix renascida (1716) ou O Postilhão de Apolo (1761-1762)11. En l’absence de tout élément d’attribution incontestable, les érudits ultérieurs annexèrent quasi systématiquement les meilleures de ces pièces au corpus de Camões qui, comme Lope de Vega en Espagne, servit de caution esthétique. Jusqu’à la révision « maniériste », tous ces poètes dits « mineurs » furent tenus pour des imitateurs malhabiles qui ne méritaient pas la postérité, tout en étant dépouillés de leurs meilleures pièces. De manière paradoxale, le corpus poétique allait être concentré autour de la figure de Camões, élu parce qu’il avait composé un autre texte, qui venait opportunément faire écho aux tentatives d’épopées des autres nations12.

10C’est le critique et romancier portugais Jorge de Sena, dans le sillage de deux philologues érudits allemands, Helmut Hatzfeld et Kurt Reichenberger, qui réhabilita l’idée d’une génération maniériste autour de Camões, et donc celle d’une sensibilité différente du baroque13. Jorge de Sena, de manière relativement isolée au Portugal (alors totalement engoncé dans un posture ultra-nationaliste sous la dictature salazariste), proposait une lecture opposée à celle du critique allemand E. R. Curtius, qui consacrait un chapitre de ses Kritische Essays zur europäischen Literatur (1950) à la définition d’un maniérisme qui aurait englobé le baroque et aurait été de toutes les époques. De Sena enracine au contraire Camões et sa génération dans la nostalgie de l’idéal chevaleresque médiéval et dans l’histoire immédiate du Portugal. Il soutient que la conscience malheureuse de soi était un écho de la dégradation, sensible dès 1550, des élites, et en point d’orgue de la chevalerie portugaise humiliée à Alcácer Quibir en 1578. La misère de l’homme, la vie humaine comme un labyrinthe absurde, la perpétuelle alternance de l’engaño et du desengaño, la fuite du temps : autant de thématiques qui, selon lui, venaient nourrir les « fils de Saturne » qu’avaient été les maniéristes. Le critique prend, également, bien soin d’établir une ligne de démarcation entre les maniéristes et les baroques, qu’il situe autour de 1620 et de la renaissance du nationalisme portugais.

11Cette réhabilitation repose, cependant, sur une reconstruction de l’œuvre de Camões lui-même. Si ce dernier est connu pour son long poème épique de 1572, son maniérisme est, lui, attribué essentiellement à son œuvre lyrique, seule capable d’aspirer les textes alentours. Or une simple lecture des Lusiades, débarrassée des préjugés idéologiques, permet au contraire, tout en reconnaissant la cohérence esthétique avec la lyrique, de comprendre tout autrement la « conscience malheureuse » de l’auteur. Cette dernière fut transposée sur le plan esthétique, comme un écho, une sensibilité à l’air du temps, oblitérant opportunément ce qui était, bien plus réel et concret, à savoir la conscience critique née d’une expérience directe. En un mot, il s’agissait de rétablir une continuité de l’œuvre, là où il y avait rupture.

Le remodelage de l’œuvre de Camões

12Il faut partir de la biographie du poète14. Elle apporte un élément de réponse à la question de l’enracinement de la poétique de Camões. En effet, il est évident, dès les premiers vers de son épopée, que ce dernier se pose en rupture avec les modèles antérieurs. Le poète clame en effet : « Silence à tout ce que chante la muse antique ! Car une autre valeur s’élève plus haut (Cesse tudo o que a Musa antiga canta,/ Que outro valor mais alto se alevanta.) » (Camões, [1572] 1980, I, 3), construisant une rupture, qu’il prend en charge, entre les grands empires précédents et l’épopée lusitanienne.

13Or c’est en premier lieu le tropisme des Indes, que Camões partagea notamment avec le botaniste Garcia da Orta15, son ami à Goa, qui est à mettre en relation avec ce travail poétique. L’exil et l’adaptation à un monde nouveau sans continuité avec l’Antiquité, ajouté au sentiment de déclassement, sont les indices d’un décentrage décisif, autorisant la critique de la tradition européenne. La composition, autour de 1567, du poème épique aux Indes, en parallèle avec la somme du botaniste publiée à Goa, atteste d’un réseau de solidarité qui nous éloigne considérablement de l’histoire littéraire européenne. Comme la plupart des hommes qui subirent cette épreuve, Camões revendique une singularité construite par l’expérience et l’action. « Si une tête savante contient beaucoup de choses, l’homme d’expérience sait mieux les détails, (Que, posto que em cientes muito cabe / Mais em particular o experto sabe) », dira-t-il dans les derniers vers de son œuvre (Camões, [1572] 1980, X, 152). Il s’excuse de sa « rudesse » et de son « obscurité » (baxo e rudo), sans qu’il y ait là aucune humilité. La revendication est celle d’une nouvelle légitimité, accordée par le risque et la confrontation avec le réel. Cependant, ce n’est qu’une composante de ce qui s’élabore dans ces zones frontalières de l’épopée. En effet, l’ouvrage est paradoxal dans la mesure où la célébration des héros qui accompagnent Vasco de Gama est constamment assortie du doute posé sur les successeurs, contemporains du poète. Les exploits glorieux, qui ont déjà soixante-dix ans lorsqu’ils sont narrés, sont passés et abolis, à tel point qu’à la conclusion du voyage de retour des « nouveaux argonautes », le poète laisse entrevoir son peu d’espoir en la reconnaissance des siens :

Nô mais, Musa, nô mais, que a Lira tenho / Destemperada e a voz enrouquecida / E não do canto, mas de ver que venho / Cantar a gente surda e endurecida. / O favor com que mais se acende o engenho / Não da a patria, não, que esta metida / No gosto da cobiça e na rudeza / Dua austera, apagada e vil tristeza16 

14Ces vers, probablement ajoutés après le retour à Lisbonne, témoignent de la réalité de ce que le récit lui-même avait anticipé, comme une évidence. La presque totalité des chants IX et X17, alors même que le récit du voyage de Gama est achevé, s’ordonne autour d’une récompense que les Dieux (Vénus ici) auraient accordée aux Lusitaniens, célébrant leurs mérites avant qu’ils n’affrontent le retour dans le monde et son éventuelle, mais prévisible, ingratitude. Les marins font escale dans une île extraordinaire, rencontrent des nymphes accueillantes, et surtout le capitaine reçoit la faveur d’apercevoir « la grande machine du monde », sous la forme d’une sphère translucide donnant accès aux mystères de la connaissance18. La récompense anticipée est évidemment d’ordre méta-poétique. Cette sphère est à la fois la représentation du système de l’univers, selon Ptolémée, une métaphore de la poésie dans la mesure où elle est un artefact de lumière, et une manière de s’approcher de Dieu : « ce qui cerne ce globe rond et sa superficie si polie, c’est Dieu. Mais ce qu’est Dieu, nul ne l’entend » (Quem cerca em derredor este rotundo / globo e sua superficia tão limada / É deus : mas o que é deus, nimguem o entende) (X, 80). Dans la mesure où elle est une pure vision produite par Vénus, elle interrompt et vient suppléer la narration épique du voyage des navigateurs portugais à bout de souffle. La déesse et Apollon, son frère, celui que les néoplatoniciens tenaient pour l’agent et le destinataire de la fureur poétique, prennent en charge le récit et offrent aux navigateurs l’ultime compensation à tous leurs efforts, la connaissance et l’accès à la transcendance. Cette séquence antiquisante, qui reprend les poncifs néoplatoniciens est évidemment empreinte d’ironie19. Mais l’essentiel est la construction dans le récit de l’opposition entre ce qui devrait être dans le réel et ce qui n’advient que dans la fiction. Ainsi le moi du poète se divise-t-il en deux parties décalées irrémédiablement sur les terrains de l’histoire et de la géographie.

15Cette dissociation structure la totalité de l’ouvrage et marque profondément la lyrique, dont les composantes sont exactement semblables. Le topos du désenchantement de la poésie maniériste s’enracine dans la situation d’exil et plus profondément dans la construction d’un parcours personnel, dans lequel les Indes sont perçues comme un espace d’épreuves, sans espoir d’un quelconque reclassement dans la société portugaise. L’aventure et l’enrichissement possibles des premières décennies du siècle ont définitivement laissé leur place à l’inutilité d’un voyage sans retour, à une errance absurde.

16On comprend que la relecture maniériste, très largement focalisée sur les poèmes, afin de ne pas déconstruire le monument épique, se contente de décomposer le lien organique de l’œuvre de Camões avec l’histoire pour y substituer la perception plus vague et plus opportune d’un sentiment de l’histoire. L’usage d’une catégorie élaborée en France et en Italie, à partir d’autres perspectives, permet de rabattre, en toute légitimité, l’histoire vers l’esthétique, en réinsérant du même coup le Portugal dans l’histoire culturelle européenne. La modalité désenchantée devient une caractéristique de l’âme portugaise, éternelle et surtout très différente de la sensibilité baroque espagnole.

17Ainsi l’œuvre de Camões est-elle démembrée, malgré sa profonde cohérence esthétique et philosophique : une part est rentabilisée comme expression du génie national, l’autre comme expression de la sensibilité portugaise (la saudade). C’est aussi une manière de reconstruire une histoire alternative en replaçant le Portugal dans une séquence européenne cohérente, italo-française.

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18Ce bref détour comparatiste par l’exemple lusitanien peut nourrir quelques réflexions sur la configuration générale de l’histoire littéraire. Cette dernière apparaît, d’abord, comme un discours second, largement dépendant d’une trame idéologique qu’elle s’efforce de suivre, voire de ravauder. En second lieu, dans le cas qui nous a occupé, il est évident qu’un autre récit vient s’ajouter à cette trame, à savoir la narration imposée par un espace critique dominant, italo-français dans ce cas. Pour des raisons spécifiques, et par ailleurs parfaitement justifiables, l’écriture de l’histoire littéraire d’une nation appartenant à un espace littéraire dominé se doit d’épouser une continuité construite ailleurs afin de fonder sa légitimité, quitte à imposer des torsions spectaculaires aux œuvres qu’elle juge bon de retenir.

19Le maniérisme, grâce à la fluidité de ses critères, autorise toutes les manipulations. En l’absence de revendication explicite de la part des auteurs, il était, en effet, tentant de faire appel à des notions éminemment labiles. Camões fut célébré pour de mauvaises raisons, afin d’être sommé d’incarner des valeurs idéales. Sa double réhabilitation, en tant que héraut de l’âme de la nation ou bien comme chef de file d’une génération maniériste repose sur une lecture orientée de ses textes, amputés de la puissante ironie qui les soutient.

20De fait, les œuvres sont à la disposition de la critique. Mais il n’y a d’histoire littéraire autre qu’idéologique, assignant les auteurs et les œuvres à des projets qui ne les concernent souvent que de manière indirecte.