Colloques en ligne

Frédéric Guignard

Science-fiction écoféministe : après D’Eaubonne, surmonter l’imaginaire catastrophiste

Ecofeminist science fiction: after Françoise d’Eaubonne, beyond catastrophism

1L’actualité et la vivacité des luttes écoféministes mondiales engagées contre les assauts écocides et le retour de bâton réactionnaire suscitent simultanément espoir et résignation. Comme souvent avec les questions écologiques, l’impression de déjà-vu et d’éternel retour des mêmes nécessités et de la même urgence climatique et sociale est forte mais cette sensation est rarement aussi vive que lorsque l’on se penche sur les écrits de Françoise D’Eaubonne, première écoféministe à se désigner de la sorte. Non contente de conceptualiser les liens entre appropriation de la nature et des femmes et leur intrication symbolique, elle s’attache également à décrire le sort ultime de la civilisation industrielle : le tableau prospectif qu’elle dresse ressemble à bien des égards aux analyses les plus récentes du GIEC, sur un ton pessimiste peu audible dans une société des années septante qui découvre incrédule le rapport Meadows. Si D’Eaubonne est davantage connue pour son œuvre théorique, c’est à partir de son œuvre fictionnelle du mitan des années 1970 que peuvent se déployer des récits science-fictionnels, constitutifs du corpus analysé ici, qui vont thématiser les mythes et les déterminismes patriarcaux. Ceux-ci sont qualifiés en tant qu’ils instrumentalisent d’un même mouvement l’altérité féminine et naturelle et conduisent en dernière instance à la catastrophe anthropologique (et non pas « seulement » l’oppression d’une moitié de l’humanité). Ces récits vont tenter dans un deuxième temps de déployer un contre-récit aux allures utopiques, centré autour du féminin, sur les ruines d’un capitalisme patriarcal qui aura causé sa propre chute. Si les œuvres des années huitante à 2000 mobilisent ce trope post-apocalyptique de l’effondrement spontané, notamment dans les romans d’Elisabeth Vonarburg et Joëlle Wintrebert, des œuvres plus contemporaines, à la limite entre SF et littérature générale, chez Antoinette Rychner et Wendy Delorme notamment, vont s’emparer de cette tradition pour proposer des romans collapsologiques plus documentés, en phase avec un certain pessimisme contemporain mais qui trompent toujours l’imaginaire catastrophiste par le potentiel du collectif et des récits.

D’Eaubonne : théorie et praxis

2Figure fascinante, touche-à-tout – elle a publié des romans, de la SF, de la littérature jeunesse, des poèmes, des écrits théoriques, des essais, nombre de biographies, notamment de femmes – Françoise D’Eaubonne est l’une des figures centrales du MLF, quoique ses convictions féministes soient bien antérieures1. D’obédience marxiste quoique très critique des communistes sur les questions féminine et écologique, elle passe par le Front d’action homosexuel révolutionnaire, fonde le groupe Ecologie et féminisme au sein du MLF : elle est de toutes les luttes de gauche de ces décennies (pêle-mêle contre la guerre en Algérie, le système psychiatrique, le nucléaire, etc). Elle s’illustre également par de spectaculaires actions militantes, notamment l’attentat contre la centrale de Fessenheim en 1975, encore en construction. Son éclectisme desservira sans doute la postérité de son œuvre théorique, bien moins citée et commentée que les positions phénoménologiques (Beauvoir), matérialistes (Delphy) ou lesbiennes (Wittig), au-delà des quelques néologismes à succès qu’elle forme (dont évidemment écoféminisme mais aussi phallocrate ou sexocide). Cependant, le regain d’intérêt récent pour les questions écoféministes est sans doute la raison de la re-publication de certaines de ses œuvres théoriques (notamment Le féminisme ou la mort2) et fictionnelles (le troisième tome de « La trilogie du losange » discutée ci-après étant resté inédit jusqu’à l’année dernière).

3L’écoféminisme francophone, construit autour de la figure de D’Eaubonne, suit une voie tortueuse entre matérialisme, écologisme et re-valorisation symbolique du féminin, subsumant d’une certaine manière les différents courants à l’œuvre dans le féminisme des années septante. Le féminisme ou la mort (publié en 1974), dont le titre reprend la forme de la pseudo-alternative, comme le fameux « socialisme ou barbarie » popularisé par Rosa Luxemburg, est un réquisitoire enlevé contre la pulsion de mort fondamentale qui hante le mode de production patriarcal. S’inscrivant dans la lignée de Christine Delphy, dont l’article L’ennemi principal fonde l’enjeu matérialiste du féminisme, mais en prenant à bras le corps les enjeux Nord-Sud et la question écologique, elle identifie dans un même mouvement la soumission et de la nature, réserve illimitée dans laquelle puiser, et des femmes, soumises aux affres du « lapinisme phallocratique » qui les enjoint à se reproduire jusqu’à ce que mort s’ensuive. La contre-proposition est radicale : mettre à bas le système mâle, qu’il soit capitaliste ou socialiste d’ailleurs, abolir l’hétérosexualité obligatoire, le mariage, généraliser les droits reproductifs, libérer les femmes du travail domestique, collectiviser la production : « Le féminisme, c’est l’humanité toute entière en crise, et c’est la mue de l’espèce ; c’est véritablement le monde qui va changer de base. » (D'Eaubonne, 2020 [1974], p. 40-41.). La mobilisation de la science-fiction, un des genres favoris pour D’Eaubonne qui écrit trois romans dans la collection Rayon fantastique dans les années 60, est une forme d’évidence, une praxis intermédiaire entre ses écrits conceptuels et son engagement féministe : la SF permet à la fois la distance utile, l’expérimentation formelle et l’instanciation de mondes dévastés, de guerres des sexes mais aussi de possible utopiques. S’inscrivant dans le bref moment utopique féministe des années septante3, elle imagine des sociétés uniquement féminines qui n’ont pu émerger qu’après un affrontement direct entre les sexes. Elle est en ce sens proche de Monique Wittig dont les Guérillères, paru en 1969, l’inspire largement, et dont elle reprend le souffle épique et la constitution d’une néo-humanité féminine. Des principes forts, presque spirituels, unissent la communauté, représentés par un symbole : Wittig met avant la figure du cercle, tandis que c’est le losange chez D’Eaubonne qui prédomine, autant une formation de combat pour les femmes révolutionnaires qu’un symbole vulvaire. Cette dernière se distingue en revanche de Wittig par l’abondance des enjeux écologiques qui radicalisent l’urgence des revendications féministes.

La trilogie du losange, matrice écoféministe

4La trilogie romanesque du losange et ses deux nouvelles sequels, écrites par D’Eaubonne entre 75 et 83, imagine donc un monde où la radicalisation du système industriel et patriarcal aura conduit à une révolte séparatiste de femmes menée par des guerrières sanguinaires qui prennent progressivement le contrôle de la majorité du globe. Le satellite de l’Amande, premier roman de la trilogie mais dernier dans la logique chronologique du récit, raconte l’exploration spatiale d’un satellite inconnu qui résiste à la compréhension des scientifiques (toutes femmes, bien entendu). Les bergères de l’apocalypse décrit quant à lui cette guerre des sexes, les massacres, les dissensions entre courants révolutionnaires, et les choix qui ont été faits en termes de reproduction, de gestion des ressources, pour entrer dans l’ère Ectogenèse (caractérisée par la généralisation de reproduction artificielle) et la fin de la paternité, le mot « père » devenant tabou. Enfin, Un bonheur viril, inédit jusqu’en 2022 se place dans la perspective d’un dictateur phallocrate qui tente de rétablir un patriarcat strict lors de la partition du monde relatée dans les Bergères : l’accès à sa perspective idéologique, sa volonté de puissance risible, la thématisation d’une virilité classique, sur un modèle antique, donne une forme d’aperçu lucide sur ce qui nourrit le masculinisme, ici de façon caricaturale.

5Si les utopies plus classiques se contentaient de proposer des sociétés ex nihilo, difficiles à raccrocher à notre réel, l’ajout science-fictionnel d’Eaubonne, à travers la conjecture écologique, permet d’expliciter la rupture entre l’ancien monde et le nouveau, notamment sur le plan symbolique. Les récits écoféministes ultérieurs suivront ce modèle en trois temps : d’abord identifier le mythe, le récit structurant contre lequel elles se battent ; puis conjecturalement extrapoler les conséquences de ce substrat idéologique et narratif, des conséquences souvent écologiques, désastreuses ; enfin proposer une forme d’utopie, un nouveau rapport à la nature et aux autres. Le satellite de l’amande inaugure ce schéma : ce récit met en scène des ouranautes, soit des cosmonautes féminines, renommées ainsi pour s’opposer à l’ordre du principe masculin qu’elles appellent Animus (l’ordre du cosmos cédant sa place au chaos primordial d’Ouranos) ; on observera en passant la grande attention au langage, propre à toutes les utopies féministes, qui thématisent le fait que les mots sont de part en part vecteurs idéologiques et mythiques.

« Puis [les fécondateurs] (c’est leur façon de nommer les hommes de l’ancien temps) volèrent le corps féminin et marquèrent le sang d’un sceau d’infamie, comme tous ses autres flux d’ailleurs, sauf le lait ; ils mirent leur langage dans sa bouche et lui volèrent la parole ; ils inventèrent qu’elle ne connaissait le plaisir que par eux, à la façon affaiblie dont le mur renvoie le chant du triomphe ; ils s’offensèrent du clitoris comme l’humain de la grimace du singe, et mutilèrent atrocement, au nom d’Animus, leurs fécondées. Et le Sang fut traduit à leur tribunal, accusé de flétrir la fleur, de cailler le lait, de polluer le vin, d’aigrir les mets, de faire mourir, comme la lune fut accusée de rendre fou ; et le Sang fut mis au cachot jusqu’à la Libération de notre ère. » (D’Eaubonne, 1978, p. 215)

6Le propos mythologique prend source dans les théories paléo-anthropologiques de l’exclusion symbolique du féminin par l’impureté de son sang menstruel, incompatibles avec certaines activités, notamment la chasse dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ce récit symbolique oriente la compréhension de la domination patriarcale autour du corporel : c’est d’abord le fluide de vie, associé au féminin, qui est réprimé et qui témoigne du mortifère système des Fécondateurs, comprenez, des hommes en régime phallocratique.

7Cette constitution d’une communauté de la vie tire un continuum entre cet interdit et la menace globale qu’il fait peser sur le vivant, via ses instanciations les plus dangereuses, situées dans le passé des révolutionnaires :

« - Les fécondateurs n’ont-ils pas failli assassiner la Terre ? demanda Concepcion avec violence. Lorsque notre Révolte a éclaté, leur industrie avait surpollué ce monde, les sols mouraient de pesticides, l’océan entrait en agonie. On a retrouvé leurs saloperies jusque dans les banquises et les nids des aigles. Si nous n’avions pas utilisé en toute hâte l’énergie solaire, tu sais ce qui se serait passé avec leurs centrales nucléaires ? » (D’Eaubonne, 1978, p. 237)

8L’écocide et le féminicide se rejoignent dans leur marche en avant contre la vie. Ironiquement, le pouvoir symbolique attribué au sang menstruel par les Fécondateurs, au système reproducteur, n’est qu’une fraction de la dangerosité effective pour le vivant de leur propre système producteur. Cet arraisonnement du vivant et des corps n’est pas un simple productivisme mais il charrie une mythologie bien spécifique qui légitime sa folie meurtrière, jusqu’à condamner ses conditions même d’existence. Le combat doit donc se faire sur les deux niveaux : c’est là que le matérialisme de D’Eaubonne se mâtine d’un travail sur le symbolique et l’idéologique. Les « Fécondateurs » ont enterré profondément leurs intérêts qu’il s’agit d’identifier fictionnellement par le principe Animus, afin d’identifier l’ennemi. Le passé des personnages, l’aporie de la civilisation industrielle et les luttes écoféministes, raccroche bien au futur potentiel, avec une plutôt bonne acuité conjecturale tant elle se vérifie en termes des conséquences écologiques.

9Après ce constat symbolique et matériel plutôt sombre, le récit rétrospectif du Satellite de l’amande nous ramène au présent des femmes de l’ère Ectogenèse, qui se lit alors comme une véritable utopie féministe, non seulement dans sa structure externe (un monde inatteignable, magique, hors du temps) et interne (des femmes travaillant de concert dans un projet commun, ici de tentative de compréhension du mystère de ce satellite). Cette image d’une nature tantôt violente, tantôt accueillante, toujours belle personnalisée par le satellite rétablit une forme d’intermédiaire entre le pan-spiritualisme manifeste de la société féminine et l’objectivation totale des Fécondateurs :

« A travers le rose bruni du sol satiné, ourlée de sombres ronces, à travers ce qui en jaillissait obliquement comme un souverain prêt à laisser choir sa mauve couronne, des certitudes et des méditations flottaient avec une faible luminosité ; des voix parlaient, et c’était le silence ; un langage inouï – ou inaudible ? – montait vers nous, émanant du mutisme de la planète. Plaines célestes des possibles reniés, des promesses jamais tenues, des grimaçantes menaces abolies, conjurées, un devenir s’esquissait, se défaisait et devenait conditionnel : ce qui eût pu être n’avait pas été. » (D’Eaubonne, 1975, p. 253)

10Le lyrisme du passage signale cette communion avec le vivant ; cette planète anthropomorphisée simultanément diserte et muette dit l’écart insondable entre la femme et le monde mais figure aussi l’élan vitaliste qui transcende les révoltes des fécondées. De façon raccord avec son manifeste, D’Eaubonne, de par son arbitrage auctorial final met à distance ses héroïnes pour proposer un néo-humanisme radical, dialectique, où les rituels ont fonction symbolique et n’abolit pas le statut spécifique des récits et des mythes, proposant une rupture nette de contenu mais non de forme. Elle nous laisse presque entendre, mise en abyme, le destin de son récit : « un devenir s’esquissait, se défaisait et devenait conditionnel : ce qui eût pu être n’avait pas été. » Elle défait donc, au moins potentiellement, le caractère nécessaire de son imaginaire catastrophiste.

Parcours individuel, parcours collectif : l’écoféminisme naturaliste de Vonarburg

11De cette impulsion initiale donnée par D’Eaubonne, les autrices des décennies suivantes qui figureront ces enjeux retiendront, directement ou indirectement, l’impossible transition pacifique d’un système patriarcal et capitaliste à une société juste. Si les autrices se réclamant explicitement d’écoféminisme se trouvent essentiellement dans les dix dernières années, pensons par exemple aux récits, essentiellement traduits, compilés par Émilie Hache dans Reclaim ou ceux évoqués en dernière partie, la question féminine ou féministe, puisque ce qualificatif est rarement assumé, se fait systématiquement écoféministe durant la période 1980 à 2000 dans la mesure où elle pense l’aporie civilisationnelle avec l’aporie genrée, bien que les conséquences soient complètement différentes en fonction des récits (pour le dire caricaturalement, dystopiques ou utopiques). La grande figure féministe de la SF américaine, Ursula Le Guin, conditionne systématiquement ses récits utopiques aux enjeux à la fois contextuels et productifs de la possibilité d’une ile. L’imaginaire post-apocalyptique, notamment, après s’être longtemps nourri de tragédies nucléaires, s’est depuis plusieurs décennies résolument emparé du possible après d’une catastrophe écologique, tant métaphoriquement que comme arrière-scène narrative, des récits réunis autour de l’étiquette de climate fiction ou cli-fi4. La SF plus classique de Joëlle Wintrebert ou Elisabeth Vonarburg, les deux grands noms de la SF francophone au féminin des cinquante dernières années, construit des mondes dans cette logique post-post-apocalyptique, pourrait-on dire, à savoir qui imagine ce qui se passe après la fin de la dévastation.

12Le Silence de la cité, premier roman ambitieux de Vonarburg, paru en 81, dépeint un monde biface. Sous la terre, une cité artificielle peuplée uniquement d’hommes-machines animés par les souvenirs contenus en leur sein de consciences antérieures, à l’exception de Paul, inventeur démiurge, roi de ce royaume souterrain, et de sa fille artificielle Elisa, avec laquelle il entretient une relation incestuelle. En surface, une terre dévastée, aux habitants partiellement stériles organisés en chefferies tribales misogynes, retour en arrière réactionnaire souvent thématisé en régime post-apo. Pour les besoins de ses expériences ectogénétiques, il part parfois en chasse d’habitants dont il prélève le matériel génétique et la fertilité. Dans ce passage, Elisa, nouvelle démiurge souterraine après avoir tué le père, va en surface pour tenter de comprendre et d’influencer le cours des événements, lorsqu’elle tombe sur une femme esclavagisée.

« Dans le Nord et l’Ouest, ce sont [les femmes] qu’on rend responsable du Déclin : elles se sont alliées avec Satan, et ce sont elles, et elles seules, que Dieu a châtiées dans leur descendance, non les hommes. […] elles ont refusé de donner la vie, elles ont voulu changer leur corps pour pouvoir être les égales des hommes, et Dieu les a justement punies en les condamnant à produire beaucoup de filles qui seront esclaves comme elles le sont elles-mêmes. La réaction antiféministe a été particulièrement violente dans le Nord et l’Ouest, au début du Déclin : après tout, c’est là qu’ont eu lieu les premiers massacres de femmes, lors de l’écroulement économique et social de l’Europe. Ainsi mis côte à côte, le mythe présent et sa source lointaine semblent presque également dépourvus de substance à Élisa. Mais un être réel se tient devant elle, qui subit tous les jours les conséquences réelles du mythe. » (Vonarburg, 1981, p. 118)

13Le statut particulier d’Élisa la place dans un rapport presque surplombant avec le monde qu’elle habite, intermédiaire intéressant entre le personnage et le narrateur extradiégétique de par le jeu des niveaux de récit. Le caractère à la fois complètement arbitraire du mythe qui lui est proposé, dont elle connait l’origine et l’évolution, entre en conflit avec sa performativité. A nouveau, cette forme de mise en abyme rendue possible par la science-fiction superpose deux niveaux diégétiques quasi ontologiques : le personnage féminin à la fois pris dans un monde absurde et conscient des déterminismes qui le gouvernent laisse voir le caractère à la fois central, arbitraire et structurant du mythe (ici une forme de radicalisation du mythe chrétien modifié au hasard des circonstances historiques). Il fait écho d’une certaine manière à la dualité de l’expérience de la domination, à la fois abstraite et arbitraire quand théorisée et ressaisie et par ailleurs très concrète dans le vécu.

14Si le personnage d’Elisa n’est pas révolutionnaire, de par son statut d’observatrice distante des événements, d’autres tenteront une révolte féminine plus ou moins réussie, dont on pourra lire les conséquences dans l’ouvrage suivant d’Elisabeth Vonarburg, Chroniques du pays des Mères. Cette utopie ambigüe raccroche lointainement à l’univers du Silence de la cité et fonctionne de façon circulaire, par opposition avec le monde d’avant le Déclin. La jeune Lisbeï, héroïne en devenir, découvre que son monde est limité géographiquement par les Mauterres, des zones sinistrées par les pratiques du monde d’avant :

« Il y avait trop de gens, qui fabriquaient trop de choses qui laissaient trop de déchets, et beaucoup de ces déchets avaient été des poisons, et on les avait répandus partout, parfois par accident, parfois par ignorance et stupidité. Maintenant, ces régions ou ces pays étaient le repaire des Abominations […], de plantes et d’animales mutantes […], et des renégates. » (Vonarburg, 1992, p. 175)

15Ces perturbations ont structuré le pays des Mères : les malversations des générations antérieures semblent avoir propagé la « Maladie », une affection souvent mortelle et stérilisante, qui leur demande une organisation très stricte de la reproduction humaine, codifiée et rationnalisée pour que suffisamment d’humains viables voient le jour. Le trouble naturel et le trouble reproductif sont ici fusionnés et ramenés à une même cause, dans une lignée écoféministe presque naturaliste (dans la mesure où les faits naturels semblent pour une bonne part déterminer la structure sociale). Ironiquement, cette catastrophe a davantage touché les mâles, peu nombreux à naitre et à atteindre l’âge adulte, et par ailleurs responsabilisés de la catastrophe : « Les mâles sont les rédempteurs, les servants d’Elli [divinité unique féminine], ceux qui rachètent les fautes des hommes du Déclin. » (Vonarburg, 1992, p. 123) Le miroir avec la mythologie misogyne qui structure le monde du Silence de la cité : si les hommes n’ont pas droit au pouvoir politique et sont échangés pour leur capacité reproductive, ils restent des citoyens, certes de seconde classe, mais bien traités par ailleurs. La survie féminine passe donc par la maitrise de la reproduction, remise en question lors du temps du « Déclin » et de la politique réactionnaire revancharde qui s’ensuit dans l’univers de Vonarburg. Cette « réaction antiféministe » réactive le doute concernant la pérennité des droits acquis et met le doigt sur la conjonction entre parcours individuels et revendications collectives dans Le Silence de la cité ; l’univers des Chroniques, construit en contrepoint, prend au sérieux l’articulation entre écologie et humain et les conséquences radicales de son déséquilibre sur l’organisation sociale.

Résistances contemporaines

16Le tournant documentaire ou factographique5 récent de la littérature contemporaine générale peut se lire comme une version récente de la tension qui existe depuis les débuts de la science-fiction entre une hard et une soft science-fiction, à savoir entre une adéquation aux faits scientifiques et un imaginaire qui ne fait qu’utiliser ses mécanismes comme toile de fond. La différence se situe évidemment dans l’aspect conjectural, donc spéculatif, de la SF par l’extrapolation faite à partir des possibilités offertes par les paradigmes scientifiques en cours. Le motif documentaire est déterminant chez des autrices récentes, notamment Antoinette Rychner qui signe en 2019 avec Après le monde une épopée écoféministe dans un monde dévasté, post-effondrement dans la droite lignée des utopies des années septante, le savoir collapsologique en plus. Cette façon de faire raccorde directement cet écoféminisme à celui de D’Eaubonne : Rychner vient signifier comme dans les années septante l’urgence du lien entre exploitation des corps et des terres et elle le fait avec une prospective très renseignée. Cette fois, l’effondrement est factualisé et raccroche avec l’anticipation immédiate : la description méthodique des différentes étapes mettant fin à la civilisation industrielle fait partie de l’épopée à part entière, tandis que chez D’Eaubonne l’accent était mis sur les révoltes et les utopies féminines, en évacuant rapidement les raisons de la colère. Le fait de retranscrire la transition civilisationnelle s’inscrit dans une nécessité de témoignage, notamment par le truchement des « bardesses », ces femmes qui retrouvent les vertus de la tradition orale comme contre-récit féminin aux déterminismes techniques qui surplombent et déterminent leur vie jusqu’à son autodestruction. Cette « hard post-apo », avide de détails sur les modalités de la catastrophe, n’est pas qu’une rationalisation : elle tente de retranscrire la très grande contingence des organisations humaines. Après le monde vient encore le monde, et il s’agit de le narrer.

17À nouveau, le mythe qui structure le capitalisme patriarcal, autodestructeur, ne doit pas rester hégémonique et désespérant : le désir de rupture est intact, renforcé par l’évidence factuelle. Cela se manifeste de façon intéressante dans la thématisation du foyer, tant comme lieu privé, inoffensif et rassurant (éminemment féminin, donc, dans la partition genrée traditionnelle) que comme espace de la puissance d’un feu domestiqué qui ne cherche qu’à se libérer. Cette tension traverse le corpus écoféministe et accompagne les éléments prospectifs plus littéraux, en allant puiser dans un imaginaire de rupture qui ne soit pas purement destructeur. Le motto est donné chez Wintrebert, dans sa nouvelle « Cendres » où une exploratrice découvre une civilisation de femmes qui ont fait sécession volontaire, sur une planète utopique : « Le nom qu’elles ont donné à leur planète : « Cendres » […] Vouer le passé aux flammes, ce n’est pas l’oublier. » (Winterbert, 2009, p. 281, mon emphase). L’invocation élémentaire fonctionne simultanément comme une esthétisation de la chute mais aussi comme une matrice de possibles inédits. La rupture symbolique est marquée : l’enjeu est de constituer un monde nouveau, sans crainte d’en finir avec l’ancien. Les « Cendrées » de Wintrebert et les bardesses de Rychner choisissent, à leur échelle, de consumer les manières de raconter et de nommer de l’ancien monde en puisant dans des généalogies inédites, féminines, partant du sensible et de l’environnement immédiat. Si le monde est en feu, ce n’est guère de leur faute : autant que l’idéologie mortifère qui le cause meurt avec lui.

18Chez Wendy Delorme, performeuse et autrice française contemporaine, c’est aussi cette isotopie qui thématise dans son Viendra le temps du feu à la fois l’immémorialité du récit, autour du foyer, la force du commun, génération après génération, mais aussi la nécessité de rompre avec un monde néo-patriarcal et dystopique. Dans un élan final, l’héroïne et résistante détruit le récit qu’elle s’est inventé pour survivre, en transition vers la lutte et portée par le sursaut vitaliste qu’elle implique. Comme chez Vonarburg et Rychner, le statut intermédiaire du personnage, qui contemple son monde avec une distance presque métaleptique, pointe vers l’effectivité des mythes et l’importance de leur ressaisie.

« Maintenant que je vois s’élever le brasier de la ville derrière nous, que mes cahiers sont cendres, maintenant que ma douleur se transforme en fumée, noire et dense dans le ciel, balayée par le vent, maintenant que j’efface complètement de moi cette histoire que j’ai faite, que moi seule ait conçue, et que je peux détruire parce qu’elle m’appartient, que je peux oublier car elle n’a pas eu lieu, je sens la joie venir. Une joie pure. Une force. J’ai survécu aux Autres. J’ai près de moi mes sœurs. J’ai près de moi l’enfant. Et nous sommes en vie. » (Delorme, 2021, p. 252)

19Le motif de la rupture charriée par le feu qui consume la ville, ses écrits et jusqu’à elle-même laisse place à la solidarité sororale du monde à venir, à l’intersection de l’enjeu personnel (la trajectoire particulière, la façon de se raconter) et collectif (la lutte féministe contre les « Autres », figures d’oppresseurs anonymes, l’histoire partagée). Ce nouveau foyer à venir, autour des sœurs et de l’enfant, ne peut surgir que de l’embrasement de l’ancien, de la destruction de son ancienne façon de se raconter. Delorme referme le récit sur lui-même, en une nouvelle mise en abyme qui hésite entre le pouvoir consolateur et performatif des récits et questionne la place de ces derniers dans un monde en sursis, déjà condamné ou peut-être encore à sauver.

Refaire le(s) monde(s)

20Les autrices d’inspiration écoféministe évoquées, quoique toutes concentrées à circonscrire l’Androcène, ne sont pas mythographes pour autant : si elles inventent diégétiquement des « mythes » nouveaux, soit des structures narratives fondamentales et des systèmes symboliques qui s’éloignent de l’ordre naturaliste genré, patriarcal, elles ne les proposent jamais tout à fait comme des possibilités extra-fictionnelles et désamorcent toujours la prétention prospective de leurs œuvres par la sur-signification de la clôture de leurs récits, des mondes enchâssés qui peuvent être ressaisis par un extérieur. Cette monstration diégétique du passage des héroïnes d’une situation opprimée à la conscientisation des causes fondamentales de celui-ci se fait par le constat conjoint de la catastrophe externe (écologique) et interne (leur corps en jeu). Le chemin sinueux de revalorisation du féminin passe par une forme d’essentialisme méthodologique, de néo-mythologie provisoire, dans le plaisir jouissif du récit conjectural, parfois fantasmatique. Dans ce schéma, la nature se fait arbitre muet et vient remettre les compteurs à zéro : loin de se faire critiques de l’hybris technique (puisque ce n’est pas l’excès le problème mais bien fondamentalement le rapport qui est à reconsidérer), les récits ne magnifient pas le naturel mais tentent de transfigurer son rapport à l’humain, en passant donc nécessairement par le féminin, le corporel et le sensible. Cet écoféminisme là, qui tranche avec une branche nord-américaine plus écospiritualiste, caractérise la relation de dépendance – mais non de continuité – des récits, des mythes et des faits, et souligne l’importance de la re-symbolisation. L’usage du genre science-fictionnel se niche dans le paradoxe structurant qui motive les autrices de SF écoféministes depuis D’Eaubonne, celui d’être à la fois prisonnières et potentiellement libératrices, de par leurs utopies micro ou macro, du grand récit qui traverse la science-fiction originelle, masculine et instrumentalisante. Gageons, à l’aune de la grande vivacité contemporaine de l’écoféminisme jusqu’au domaine littéraire, que de nombreuses fictions viendront continuer le travail de sape entamé par D’Eaubonne dans le domaine francophone de ce mythe hégémonique de la technique masculine mais aussi celui de la mise en forme d’espaces fictionnels capables de figurer et de penser l’inédit, le devenir écoféministe.