La grande ville du néo-polar : introduire la critique sociale dans le roman criminel par la représentation des banlieues dans Billy-ze-Kick de Jean Vautrin
1Le néo-polar, ainsi nommé par son fondateur Jean-Patrick Manchette, est un sous-genre du roman noir né en France au début des années 1970 des suites des événements de mai 1968, regroupant des auteurs de roman noir français ayant écrit de 19711 à la fin des années 1980. Il s’inscrit dans le sillage du roman noir américain qui, dans les années 1930, se démarque du roman policier classique à énigmes par une représentation critique de la société américaine de l’époque, explicitée via l’élaboration de nouvelles intrigues criminelles. Les auteurs principaux de ce qui fut vite appelé « roman noir » sont, parmi d’autres, Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James Cain, Jim Thompson. Leur influence sur les jeunes romanciers du néo-polar est notable, à commencer par Jean-Patrick Manchette qui n’a eu de cesse de se revendiquer d’une filiation avec le roman noir américain, autant dans son discours de critique sociale quand dans son style, volontairement rude et dépouillé.
2En France, le roman policier n’est pas en reste. C’est pourtant véritablement avec le néo-polar qu’il prend une tournure politique, et abandonne les histoires du milieu mafieux telles qu’elles étaient racontées par des auteurs comme Albert Simonin ou Auguste le Breton pour se tourner vers la vie quotidienne des classes populaires. Pour les romanciers du mouvement, il s’agit à la fois de questionner les codes et les stéréotypes d’un genre populaire, le roman noir, tout en le transposant à la France des années 1970 et 1980 pour en dénoncer les problèmes sociaux et politiques. Sont développés de nouveaux schémas d’intrigue, imaginés pour déjouer les attentes du lecteur et fournir le constat amer de la mort de l’utopie de mai 68 et de la vanité du militantisme politique.
3Très majoritairement de gauche, les auteurs du néo-polar (Jean-Patrick Manchette, Pierre Siniac, Hervé Prudon, Jean Vautrin, Frédéric Fajardie, Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet) s’intéressent aux transformations de la société française entrant dans la crise économique des années 1970. Si les romans du polar français « classique » prenaient pour décor la ville de Paris et ses quartiers considérés comme « malfamés » dans les années 1950 (Belleville, Pigalle, etc.), le néo-polar déplace son action vers les nouveaux territoires qui concentrent les inégalités sociales : les banlieues pauvres de la capitale. Ses auteurs sont parmi les premiers à représenter les banlieues pauvres du nord et de l’est de Paris dans le cadre du roman noir, et à interroger frontalement ce que la presse appelait déjà « le problème des banlieues » (Avenel 2009).
4Le contexte historique, économique et social d’émergence du mouvement du néo-polar a une importance capitale dans la compréhension des raisons de son existence, de son succès, et de ses partis pris narratifs et esthétiques. Les auteurs principaux du mouvement ont été militants, à différents degrés, durant les événements de mai 68. L’ère post-68 est vécue par la majorité d’entre eux comme une désillusion, ce qui les pousse à écrire des romans noirs marqués par ce sentiment. L’écriture de fiction, et en particulier le polar, devient un moyen de pointer les failles du système politique autrement que par le militantisme et l’appartenance aux partis traditionnels.
5Ces failles se concentrent sur les territoires de banlieue. Au cours des années 1950 et 1960, le régime gaulliste engage de nombreux projets urbains visant à assainir Paris et proposer des logements salubres aux populations appartenant aux classes moyennes basses et pauvres. La construction du boulevard périphérique entre 1956 et 1973 achève de dessiner une frontière entre Paris intra-muros et sa banlieue. Il est bâti sur la Zone, territoire ceinturant la capitale, sur lequel se tenait jusqu’alors un gigantesque bidonville. Au lieu de suivre les trajectoires des rues et de construire des bâtiments haussmanniens, les nouveaux projets privilégient tours et grands ensembles en périphérie de Paris. Ce choix répond à la croissance démographique importante de la région. C’est la naissance des HLM (Habitation à Loyer Modéré). Se développe alors l’urbanisme sur dalle, qui consiste à séparer les aires piétonnes des rues où se concentre la circulation automobile. Les cités HLM comportent, en plus des logements, les infrastructures nécessaires (écoles, commerces, etc.) pour que les habitants n’aient pas à se rendre quotidiennement dans le centre de Paris et puissent vivre non loin de leur lieu de travail (généralement une usine située en périphérie de la capitale). Si elle a ses avantages, cette technique de construction sur grands ensembles tend à isoler les habitations au sein des quartiers, et, en banlieue, mène ultérieurement à la création de ghettos. Bientôt, les grands ensembles pensés à l’origine comme des « villes nouvelles » où il ferait bon vivre n’accueillent que les populations les plus pauvres, n’ayant pas les moyens de se loger ailleurs2.
6Jean Vautrin place ces territoires périphériques devenus défavorisés au centre de ses intrigues policières. Plus qu’un décor, les villes de banlieue pauvres représentent à ses yeux l’échec des politiques d’aménagement public tout autant qu’elles concentrent les rapports de pouvoir et de domination. Son premier roman noir, À Bulletins Rouges, décrivait déjà le déroulement funeste d’une campagne électorale dans une ville de banlieue (non-nommée dans le roman mais que le lecteur peut reconnaître comme étant Sarcelles), dressant le portrait à charge d’élus considérablement éloignés de la réalité du terrain.
7Né en 1933, Jean Vautrin commence une carrière dans le cinéma avant de se tourner vers la littérature policière dès le milieu des années 1970. Il est également lecteur à l’université en littérature française et obtient plusieurs prix littéraires au cours de sa carrière d’écrivain (notamment le prix Goncourt en 1989 pour son roman Un Grand Pas vers le bon Dieu et le prix Louis Guilloux en 1998 pour l’ensemble de son œuvre), faisant de lui un auteur consacré. Il est le romancier du mouvement qui bénéficie de la plus grande légitimité dans le monde artistique et littéraire de l’époque. Sa grande culture littéraire se lit en filigrane dans tous ses ouvrages, Billy-ze-Kick ne faisant pas exception. Ouvertement de gauche, Jean Vautrin ne cache pas son engagement politique et l’emploi qu’il en fait dans son œuvre littéraire3.
8Dans les pages qui vont suivre, il s’agira de détailler quelles sont les formes que prennent les représentations de la banlieue et de ses habitants dans ce roman de Jean Vautrin. Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur la symbolique à l’œuvre dans les choix narratifs de l’auteur et la façon dont ils servent un discours critique. Dans un second temps, nous mettrons en perspective ce discours en analysant les relations intertextuelles entre Billy-ze-Kick et la tradition littéraire de représentation des banlieues afin de rendre compte d’un jeu conscient de l’auteur avec ces stéréotypes, toujours dans une optique de critique sociale.
La banlieue chez Jean Vautrin : une poétique de l’enfermement
9 Le roman Billy-ze-Kick est un hommage à Zazie dans le métro de Raymond Queneau, publié en 1959. Jean Vautrin dit être un grand admirateur de Queneau4 et présente son second roman comme une réécriture noire de Zazie dans le métro. L’influence de l’auteur de Zazie se retrouve dans l’œuvre de Vautrin autant dans le traitement de sujets complexes et violents au travers de l’humour, que dans le style, largement basé sur les jeux de mots et l’absurde.
10 L’intégralité du récit, à quelques exceptions près, se déroule dans une cité HLM, dans une banlieue non-nommée proche de Paris5. L’immeuble, sa cage d’escalier et son ascenseur sont les lieux où se croisent les personnages, fantasques et caricaturaux. La protagoniste âgée de douze ans se nomme Julie-Berthe et est l’alter-ego de Zazie, héroïne de Queneau. Son père, Virgile Chapeau, médiocre inspecteur de police, lui raconte chaque soir les aventures d’un tueur fictif appelé Billy-ze-Kick. Très vite, des meurtres ont lieu dans la cité et sont signés du nom de l’assassin imaginaire. Autour de Julie-Berthe gravite une galerie de personnages insolites : Juliette, sa mère, se prostitue par choix et par ennui, Hippolyte, schizophrène à tendances violentes, est fiancé à la petite fille. On retient également Mme Achère, la concierge de l’immeuble, Alcide Prébois, un vieil horticulteur refusant de quitter son pavillon en voie de démolition, et Peggy Spring, une mystérieuse enseignante anglaise qui s’avère à la fin être le meurtrier travesti. Pendant que son père mène l’enquête, Julie-Berthe espionne les habitants de l’immeuble et semble pouvoir choisir qui seront les prochaines victimes de Billy-ze-Kick. S’achevant brutalement avec l’explosion du pavillon d’Alcide Prébois et la mort de la majorité des personnages, le roman comporte un épilogue dans lequel Hippolyte, s’imaginant être le tueur, imite le premier crime. Billy-ze-Kick se termine par une boucle (la dernière scène est calquée sur la première), procédé repris dans Le Petit bleu de la côte ouest6 de Jean-Patrick Manchette. Ce schéma narratif figure déjà l’idée d’un enfermement autant spatial que symbolique.
11 L’espace restreint dans lequel se déroule le récit est l’une de ses particularités les plus notables. La très grande majorité des chapitres ont lieu à l’intérieur de l’immeuble, dans la cage d’escalier, l’ascenseur ou les appartements des personnages. Ce choix narratif contribue à forger une atmosphère claustrophobe, donnant l’impression qu’il est impossible de sortir de la cité. Seul Bellanger, le commissaire de police (appartenant à une classe sociale plus élevée), part en vacances. La cité HLM de banlieue est représentée littéralement comme un lieu d’enfermement, créateur de ségrégation sociale. Certains passages y font allusion :
« Il eut soudain un pincement de cœur en réalisant l’immensité de ses responsabilités. Bellanger parti, il se retrouvait à la tête d’une ville-dortoir. Une espèce d’univers cosmopolite. Une cité comme on n’en construirait plus. Ça, le Gouvernement l’avait annoncé. Because c’était un échec, les achélèmes. Ces messieurs avaient reconnu tardivement leur erreur. La vie y était trop grise. Paraît que c’était chacun pour soi, que les gens communiquaient pas assez. Un ghetto de cages à lapins, de plantes grasses, de bagnoles à crédit et de télés de location. » (Vautrin, [1974] 2008, p.37)
« Les achélèmes, en poussant, ont mangé le soleil. Ils cernent et délimitent les 1000 mètres de terrain qui me restent. Ils étouffent le pavillon. Il y fait froid comme dans une cave. » (Vautrin, [1974] 2008, p.78-79)
12Ces deux extraits montrent que les personnages sont conscients de leur condition, et la vivent difficilement. Plusieurs termes renvoient à l’idée d’une vie dure, cloisonnée dans la cité : « ghetto », « échec », « ville-dortoir », « étouffent », ou encore « cave ».
13Les meurtres sont rendus possibles par l’architecture des lieux : caché dans les hauteurs de l’immeuble, Billy-ze-Kick tire sur sa première victime à l’aide d’un fusil, imité ensuite par Hippolyte. Plus tard, lorsqu’Alcide Prébois piège son pavillon avec des bombes artisanales, il fait de nombreuses victimes, parmi les ouvriers et les personnages principaux. On peut lire dans cette mise en scène de Jean Vautrin la volonté de montrer l’architecture des grands ensembles de banlieue comme littéralement mortifère. Les autres victimes de Billy sont tuées dans des terrains vagues ou aux abords du boulevard périphérique, venant alimenter le stéréotype d’un territoire de banlieue « malfamé » et dangereux.
Les changements de la banlieue
14Dans les descriptions que fait Jean Vautrin de la banlieue dans Billy-ze-Kick on lit en filigrane une évocation des mutations territoriales de l’époque. Avec le développement des « villes nouvelles », ce sont des secteurs de plus en plus étendus qui sont urbanisés. La ville s’étend progressivement sur la campagne. Cette urbanisation parfois sauvage se poursuit jusque dans les années 1980 et semble avoir marqué les auteurs du néo-polar7. Dans Billy-ze-Kick c’est le personnage d’Alcide Prébois qui s’en fait le porte-parole, évoquant ces changements comme de véritables traumatismes :
« C’est qu’avant d’être un déchet humain, enfermé dans un petit pavillon de banlieue, entièrement cerné par des tours de cent mètres – j’étais un homme libre. J’étais horticulteur. […]
Ils les ont dressées leurs saletés – traceuses comme des orties. Cubes de béton, gratte-culs, Prisus, Basprix – rien que des vacheries. Adieu, chapeaux de paille et sécateurs, voici le temps des casques en plastoche. Adieu, roses pompons, cotonéasters – voilà les plates-bandes piétinées par des esclaves venus d’Alger, de Santiago, de Galice ou de Salamanque. » (Vautrin, [1974] 2008, p.78-79)
15Dans ce passage, on retrouve le lexique de l’enfermement et l’opposition entre le pavillon de banlieue et les hautes tours des cités8. L’explosion du logement d’Alcide et son suicide sont présentés par Jean Vautrin comme un acte de résistance aussi radical qu’inutile, rejoignant ici le ton général du roman, celui de la désillusion.
16L’auteur mentionne également les travailleurs immigrés (ceux-là même qui périssent dans l’explosion) qualifiés par le terme « esclaves ». Le choix du mot exprime une prise de position politique et introduit le discours de critique sociale dans la diégèse. Jean Vautrin dénonce sans détour les conditions de travail des ouvriers espagnols, portugais et algériens, alors majoritaires en France. Via les paroles d’Alcide, il aborde la question délicate de l’immigration et de sa régulation à partir du milieu des années 1970. Occupant majoritairement des emplois du secteur secondaire (industrie, bâtiment), les travailleurs immigrés vivent fréquemment dans des conditions difficiles en périphérie de la capitale (logements insalubres, bidonvilles). Sans se livrer à une description misérabiliste de ces milieux dans Billy-ze-Kick (le discours devient plus teinté de pathos dans son roman suivant, Groom), Jean Vautrin rappelle au lecteur la réalité sociale de l’époque. Au moment de la publication du roman, la littérature générale ne représentait encore que marginalement ces territoires de banlieues pauvres du nord de la capitale et les problèmes qui y régnaient à l’époque. C’est donc le néo-polar, un genre populaire, qui pourvoit alors un discours critique radical sur les conditions sociales des populations les plus pauvres et des minorités.
Une poétique de l’échec
17À l’aide d’allusions et de procédés comiques recourant à l’humour noir, l’auteur anéantit cependant toute issue heureuse pour ses personnages. L’ironie est omniprésente : ce sont les ouvriers qui meurent dans l’explosion, montrés comme d’éternels perdants. Le stratagème d’Alcide Prébois dévoile toute sa vanité. Il est la matérialisation d’un désir de violence gratuite, dirigée au hasard.
« À la même heure, le bulldozer gronda et leva son bouclier menaçant sur la clôture d’Alcide. Pedro, originaire de Galice, assura son casque et enclencha une manette. […]
Le mur céda instantanément comme s’il s’était agi d’un simple jeu de construction. Une brèche se déchira dans un nuage de poussière. Pedro, qui était père de huit enfants, baissa ses lunettes de protection. Il n’avait plus tout à fait l’air d’un être humain. Il donnait plutôt l’impression d’être une pièce de la machine. Le grondement enfla démesurément. […]
Le premier piège d’Alcide venait de fonctionner.
Bilan : un mort et trois blessés. » (Vautrin, [1974] 2008, p. 99-100)
18Jean Vautrin indique d’abord que Pedro est père de famille avant de le déshumaniser complètement en le comparant à la machine avec laquelle il travaille. Malgré les explosions successives (Alcide a préparé trois pièges), le chantier se poursuit afin qu’un supermarché soit construit en lieu et place du pavillon. La révolte individuelle d’Alcide apparaît vaine face au mouvement inexorable des grues et des chantiers d’une banlieue qui se densifie. L’auteur désigne ainsi ce qu’il perçoit comme les ravages d’une urbanisation sauvage et inhumaine, se faisant toujours au détriment des populations qui habitent ces territoires périphériques.
19Il s’agit pour Jean Vautrin de faire la peinture d’une société dans laquelle toute forme de lutte est devenue inutile. C’est une critique sociale radicale qui se dessine tout au long du roman, renforcée par la mise à distance ironique et la surabondance de l’humour noir. En cela, il s’inscrit nettement dans une vision pessimiste du réel, éloignée de l’espoir porté par l’utopie de mai 1968 et marquée par l’entrée dans la crise des années 1970. L’apathie est incarnée par les personnages qui, lorsqu’ils n’expriment pas leur colère et leur frustration par des meurtres sordides, éprouvent un remarquable ennui. L’univers miniature de la cité de banlieue étant le seul horizon, il est impossible de voir au-delà. On peut lire certains passages comme des représentations de l’aliénation au sens marxiste du terme, à la seule différence que toute idée de révolution en est systématiquement éliminée. La résignation semble avoir gagné tous les personnages :
« ˗ Cinq !... Cinq morts, vous voulez dire… et six blessés. Enfin, si l’on additionne les victimes des autres explosions. Sans compter trois femmes assassinées, un suicidé et une petite fille qui respire à peine. Ça fait ! Tout de même ça fait du monde ! soupira le brigadier-chef en prenant son service du matin au commissariat.
˗ Oui, admit Bellanger. Mais que voulez-vous, il faut bien partir en congé.
Et ils parlèrent de l’étalement des vacances. » (Vautrin, [1974] 2008, p.202-2013)
« Une pute c’est un peu comme un médecin, comme un confesseur. Les types lui racontaient tout. Alors elle aussi. Souvent on allait à la guinguette, on prenait un blanc-cass, on parlait de la pluie, du beau temps, de la vie chère. Après, on sortait les portefeuilles. On se montrait la photo des enfants. On parlait de Billy. Ça distrayait : ça faisait passer l’odeur des frites. » (Vautrin, [1974] 2008, p.107)
20 On voit dans ces lignes l’extraordinaire détachement des policiers devant le bilan de l’explosion finale du pavillon d’Alcide. Dans le second extrait, Juliette évoque son activité et ses clients avec bienveillance et insouciance. La violence du quotidien est vécue avec une notable banalité de la part des personnages. Pour le lecteur, l’effet est saisissant : ce qui semble naturel pour ces personnages témoigne d’une organisation sociale problématique dans laquelle les policiers n’ont que faire de la violence à l’œuvre dans leur quartier. Le premier extrait est aussi le dernier paragraphe du roman, achevant d’installer, aux yeux du lecteur, l’idée d’une situation perpétuelle que plus personne ne songe à questionner. Ces mises en scène, si elles ne sont pas sans nous rappeler certains lieux-communs littéraires, sont pourtant à rebours des stéréotypes parfois misérabilistes qu’ils contiennent.
Un roman faussement stéréotypé
21Nous avons pu aborder la manière dont Jean Vautrin décrit les banlieues devenues « villes dortoirs », sans pourtant délaisser les populations qui les habitent. Dans Billy-ze-Kick tout comme dans le reste de son œuvre, les classes populaires font l’objet de nouveaux modes de représentation. Les romanciers du néo-polar s’appliquent à déjouer les attentes du lecteur et à dépasser les stéréotypes du roman noir, américain comme français. Jean Vautrin ne fait pas exception. Faisant passer la banlieue de simple ressort narratif, comme c’était le cas dans le roman noir classique9, au sujet central de son œuvre, il détaille avec attention ses habitants, les plaçant dans une position de tension avec leur lieu de vie. Il explicite la fonction qu’il donne à ces représentations dans un entretien avec Noël Simsolo :
« Je mesure parfaitement qu’il y a de la dynamite derrière mes propos et que, par le biais de la filiation à Queneau, je vais arriver à donner quelque chose de satisfaisant sur le plan du style. Pour tout dire, « BZK » est un livre ambitieux. La ville « achélème » devient abstraite. J’y présente une faune branchée sur l’actualité des années 1970. […] Les événements les vouent à fréquenter les lisières d’une société sur le point de flamber. Mon contentement est de pousser leurs comportements jusqu’à des paroxysmes, des dérangements générateurs de désordres. » (Vautrin, 2010, p.130-131)
22L’auteur exprime ici clairement la volonté de représenter une ville de banlieue à travers ceux qui l’habitent, et c’est cela qui lui permet d’incorporer à la diégèse un discours de critique sociale. Il choisit de contrebalancer l’abstraction avec laquelle il décrit le milieu urbain par une contextualisation très forte et ancre son récit dans l’actualité. Le lecteur ne peut ignorer que Jean Vautrin fait écho à la réalité de l’époque à laquelle il écrit, malgré des péripéties rocambolesques et des personnages parfois grotesques. On peut, en cela, rapprocher l’œuvre de Jean Vautrin de la façon dont Jean-Paul Sartre décrit la littérature engagée dans Qu’est-ce que la littérature ? Pour Sartre, « Être écrivain c’est faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde, et que nul ne s’en puisse dire innocent ». Le discours de critique sociale que contient le néo-polar est, aux yeux de ses auteurs, nécessaire.
23Jean Vautrin et d’autres romanciers du néo-polar ont cependant été critiqués pour une représentation manichéenne et méprisante des classes populaires. C’est le cas dans l’ouvrage Polarville de Jean-Noël Blanc, l’un des rares se proposant d’analyser de manière systématique et précise les représentations de la ville dans le roman policier, de ses origines jusqu’à la période contemporaine. Dans un chapitre intitulé « La ville, la banlieue et le “néo-polar” », Jean-Noël Blanc expose le mouvement (qu’il illustre par des extraits de Billy-ze-Kick) en ces termes :
« […] ce peuple, pour lequel le néo-polar paraissait montrer de la sympathie, il en parle en fait comme d’un bétail. À lire de près le néo-polar, on s’aperçoit qu’il traite cette population avec un mépris qui ne se cache pas. Au contraire, même : il s’étale avec complaisance. » (Blanc, 1991, p.193)
24Il nous semble pertinent de proposer une autre lecture des descriptions qui sont faites des lieux et des individus dans le roman. Ces classes populaires « génératrices de désordres » échappent selon nous à des descriptions trop stéréotypées. Jean Vautrin met en scène des personnages qui, malgré des comportements parfois absurdes, portent sur leur condition sociale un regard désabusé. C’est par le point de vue d’Hippolyte que ce discours se manifeste le plus explicitement. Ce dernier voit dans sa ville un lieu d’asservissement et un moyen de ségrégation sociale entre classes populaires ouvrières et classes dominantes qui vivent dans le centre-ville de Paris :
« On dominait la ville. C’était une forêt de béton. À l’horizon marchait une armée de pylônes. Porteurs de la machination humaine, ils encerclaient les achélèmes de leur haute tension. Hippolyte accommoda malgré lui sur l’enfilade des rues. Elles se coupaient à angles droits. Il y vit des tas de gens ordinaires traverser par paquets dans les clous. Ils suivaient, prisonniers, le rythme des feux de circulation. Des robots sans le savoir. Vert, l’espoir. Rouge, le sang. » (Vautrin, [1974] 2008, p.34)
25Ces « gens ordinaires » pressés par le travail et évoluant dans un environnement dystopique coupé à angles droits sont qualifiés de robots par le personnage. Si Jean Vautrin postule que la condition sociale de ses personnages a un rôle à jouer dans leurs actions, il évite généralement l’écueil du misérabilisme dans ce roman. Même Virgile Chapeau, régulièrement tourné en ridicule, a des paroles critiques sur la banlieue où il vit. Dans Billy-ze-Kick, ce sont les habitants mêmes des cités HLM qui portent sur elles le regard désabusé que pourrait avoir un sociologue, s’accompagnant d’un discours critique sur la société de consommation et ses rebuts (les « ghettos de cages à lapin, de bagnoles à crédit et de télés de location »).
26Certains personnages nous semblent familiers : Juliette Chapeau renvoie au topos romantique de la prostituée au grand cœur, et Hippolyte est le pervers sexuel du thriller américain. Tenons néanmoins compte de quelques nuances, allant au-delà de la seule distance ironique avec laquelle sont décrites la majorité des péripéties, et de la volonté de provocation de l’auteur. Il apparaît que Jean Vautrin ne cède pas aussi nettement à des représentations manichéennes des classes populaires qui sont loin de n’être que des victimes opprimées, entièrement à la merci d’un système politique et social qui les broie inlassablement. On peut prendre pour exemple l’une des scènes dans laquelle Juliette exerce son métier aux abords de la départementale :
« Eugène faisait comme les autres types. Il attendait son tour en mangeant un cornet de frites à la guinguette. Les bahuts de 45 tonnes, les T.I.R., les Somua, les Berliets coinçaient la bulle, capots ouverts pour refroidir. Coco arrivait. Elle finissait à peine de se rajuster. Elle commandait dans la foulée :
˗ Deux ! Comme d’habitude ! Je suis zen nage ! Essecuse moi, je ne pouvais pas le bâcler, c’était un gros client ! Allez ! À la tienne !
On trinquait. Ça puait l’huile chaude, mais il y avait du soleil. L’humeur était bonne. Les 40 voleurs de Coco finissaient par se connaître. » (Vautrin, [1974] 2008, p.74)
27Dans cet extrait, on montre au lecteur un quotidien qui semble vécu avec légèreté, éloigné des clichés souvent associés à la prostitution. Juliette ainsi que ses collègues ont choisi cette activité, n’y sont pas contraintes par un besoin financier. Quelques pages plus loin, Coco va jusqu’à vanter les mérites de son métier qui lui a permis de beaucoup voyager : « J’ai globe-trotté à Alger, à Shanghaï et à Hambourg. Ce sont des places fortes. Si tu dis Sébastopol ! je te répondrai : j’y étais ! », (Vautrin, [1974] 2008, p. 181). Jean Vautrin positionne ainsi ses personnages comme à contre-courant d’une morale vue comme bourgeoise, valorisant l’ordre et la beauté. Il esquisse une esthétique du laid et du provocateur, s’établissant contre une vision standardisée des corps, et contre une victimisation systématique des classes populaires.
28Ces différents passages renvoient aux représentations des parties de campagne en banlieue telles qu’elles étaient décrites dans les romans de Paul de Kock, qui les ont transformées en véritables topoï (Barbaresco 2022). Loin de la banlieue noire des années 1930, ces représentations des loisirs des Parisiens qui s’échappent le week-end pour profiter de la nature et des guinguettes sont réactualisées par Jean Vautrin dans Billy-ze-Kick. Bien conscient d’inscrire sa scène dans une historicité littéraire précise, le romancier en abaisse le registre et propose une version parodiée. Il n’évacue pas, cependant, l’idée d’un bonheur banlieusard, tranchant avec une récurrence de descriptions sinistres de la périphérie urbaine dans les romans du néo-polar.
29Dans Billy-ze-Kick, Jean Vautrin questionne une certaine vision misérabiliste des classes populaires : les individus précaires devraient, pour être dignes de représentation, être montrés comme affichant une résilience exemplaire, à l’image des figures célèbres et vertueuses qu’en offre la littérature (chez Victor Hugo, George Sand ou encore Émile Zola). Les personnages de ce roman sont loin de vivre leur pauvreté avec noblesse, mais tuent, festoient et jouissent d’une sexualité sans entraves. Jean Vautrin explique à ce sujet :
« Ils sont délurés et intelligents. Ils ne mettent pas toujours leur débrouillardise au service de la morale classique. Ils sont agissants. Ils tombent amoureux. Ils observent. Ils se rebellent. Ils prêchent. Ils assassinent. Ils sont des grandes personnes en miniature. Féroces quand ils appartiennent au camp du mal, ils deviennent poétiques dès lors qu’ils caressent le monde dans le sens du bien. » (Vautrin, 2010, p.130)
30Billy-ze-Kick est le roman d’un joyeux désordre. L’ordre social que la fin du roman à énigme permettait de restaurer est ici entièrement renversé. S’étant résignés à un enfermement complet au sein d’une ville de banlieue, les personnages de Jean Vautrin sont sujets à tous les « dérapages ». Ces désordres, ce sont ceux du récit, mais il s’agit aussi d’une volonté de provocation, de bousculement dans un carcan littéraire et social jugé trop rigide.
Conclusion
31Les territoires de banlieue sont un topos littéraire au moment où les romanciers du néo-polar se mettent à écrire. Ils s’inscrivent dans une double tradition qui traite de ce sujet : la littérature populaire et le roman noir. La banlieue du néo-polar est donc une variante sombre de ce topos et concentre les problèmes de la ville « moderne » : violences, habitat compartimenté, quartiers laissés à l’abandon, etc. Jean Vautrin porte un discours sur la ville et sur la société de consommation tenu au même moment d’abord par l’école de Francfort, puis par Foucault, Lefebvre, Barthes, Baudrillard ou Debord. Le néo-polar, genre populaire, mêle à la trame criminelle une vision de la ville et de la modernité informée par la réflexion philosophique et sociale de la gauche de l’époque, ainsi que des références littéraires classiques (roman réaliste, romantisme). On peut interpréter ce jeu de références et de proximités comme une entreprise de légitimation du genre noir, tout comme la volonté de son dépassement : c’est bien à cela que fait référence le terme de « néo » dans « néo-polar ».
32La critique qui mobilise les représentations labyrinthiques, d’une ville qui enferme, dont on ne sort pas, où tous les espaces sont réduits, où l’action est représentée dans des caves, des cages d’escalier, au sein d’un seul immeuble, est désignée du point de vue de la théorie critique par les termes d’« architecture de la domination » (Bentmann et Müller, 1975), c’est-à-dire l’idée que l’individu entretient des rapports avec l’environnement qu’il habite qui peuvent être des rapports de force et d’aliénation. Billy-ze-Kick montre également cela.
33La violence sociale et symbolique induite par le lieu de vie, par sa ghettoïsation et l’injustice sociale se voit réaffirmée dans la violence criminelle. Jean Vautrin ne montre donc pas une lutte des classes stéréotypée. Il met en scène des personnages ultra-violents issus des classes populaires, qui ne s’attaquent non pas à des riches ou à des bourgeois, mais à ceux qui les côtoient, frappant presque au hasard. C’est une vision pessimiste et désabusée de la société française des années 1970, une vision dans laquelle la « lutte » au sens gauchiste a déjà été perdue depuis longtemps. On arrive à la conscience de la fin d’un monde (fin de l’utopie de mai 1968, fin des Trente Glorieuses, début de la crise économique) et d’un modèle économique et politique.
34Par leur résignation, et malgré quelques moments de bonheur fugace, les personnages de Billy-ze-Kick sont représentés en perdants. En témoigne le récurrent motif de l’échec, qui émaille l’intégralité du récit. Il s’agit de dire la défaite de l’individu mais aussi de toute une idéologie révolutionnaire, d’un militantisme vu comme naïf et d’une structure sociale capitaliste dont on voyait déjà les failles au moment de mai 68 et dont les romanciers du néo-polar s’emparent. C’est la poétique de l’échec qui constitue la radicalité du discours de critique sociale dans Billy-ze-Kick et dans le néo-polar en général et qui fait sa singularité dans le paysage littéraire du roman noir et de la littérature blanche de son époque.