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Publier Cromwell et sa Préface: une provocation fondatrice
par Florence Naugrette (Université Paris-Sorbonne)


Ce texte reprend et met à jour une contribution parue sous le même titre dans Impossibles théâtres, sous la direction de Bernadette Bost, Jean-François Louette et Bertrand Vibert, Chambéry, Éditions Comp'Act, 2004, p.26-41.



Dossiers Paratexte, Théâtre





Publier Cromwell et sa Préface:
une provocation fondatrice




Il est hasardeux d'attribuer à tel texte le titre d'œuvre fondatrice d'un mouvement ou d'un genre. Les œuvres qui font événement dans l'histoire littéraire surgissent dans le paysage de leur époque avec une force ruptrice qui fait éclater de manière spectaculaire des mouvements de fond cachés, des évolutions esthétiques et souvent politiques enfin mûres, c'est-à-dire mûries avant elles. Elles sont à la fois aboutissement et point de départ, révélatrices et fondatrices.


Dans le cas du drame romantique, l'histoire littéraire a fait jouer ce rôle à Cromwell[1]. Sa réputation d'œuvre injouable rend compte de cette provocation que fut en son temps le drame romantique, de la très grande exigence esthétique qui fut la sienne, et des difficultés que rencontrent aujourd'hui encore les metteurs en scène qui s'y essaient.


Et pourtant, Cromwell n'est sans doute pas une pièce injouable. Certes, elle est trois fois plus longue qu'une tragédie classique, et demande un personnel considérable. Mais les mêmes contraintes ne nous empêchent pas aujourd'hui de jouer La Mort de Danton, Lorenzaccio, Le Soulier de Satin, ou Les Paravents.  Loin d'être ennuyeuse, Cromwell est même une pièce fort drôle. Comment expliquer alors qu'elle soit si rarement jouée, sinon sous une forme très abrégée[2]?


La réponse ne tient pas à la qualité propre de la pièce mais à la fonction que l'histoire littéraire lui attribua a posteriori: dynamiter la hiérarchie des genres, et faire entrer l'étude critique de l'histoire sur la scène dramatique. Au vrai, cette double entreprise est déjà en marche depuis les théories des Lumières et le développement de nouveaux genres apparus depuis la Révolution. Mais Hugo, par ce coup d'éclat que constitue la publication conjointe d'un drame fleuve incompatible avec les pratiques scéniques de son époque et d'une préface non moins monumentale aux accents visionnaires, va légitimer de droit cette entreprise. La pièce elle-même sera sacrifiée à cette cause: délibérément injouable au moment où elle est publiée, elle gardera cette réputation par différence avec les pièces suivantes de Hugo, adaptées, elles, aux exigences de la scène contemporaine. Considérée comme indissociable de sa préface, elle passe encore, à tort, pour une tentative utopique, une poétique appliquée, un objet historique.



Cromwell injouable? Ce qu'en dit la préface


La préface le dit explicitement, la scène contemporaine doit changer ses habitudes pour laisser à l'histoire le champ spatio-temporel de sa représentation dramatique: cet espace-temps que seules les longues scènes historiques comme Les Barricades de Vitet (1826) ou La Jaquerie de Mérimée (1828) laissent se déployer dans la pratique solitaire de la lecture, Hugo affirme que la scène doit s'y  ouvrir, quitte à bouleverser ses habitudes sociales:

Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s'encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu'il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C'est en s'approchant de son sujet pour l'étudier que l'auteur reconnut ou crut reconnaître l'impossibilité d'en faire admettre une reproduction fidèle sur le théâtre, dans l'état d'exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter: ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d'être faite; il a préféré tenter la seconde. C'est pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène, il s'est livré libre et docile aux fantaisies de la composition […] Du reste, les comités de lecture ne sont qu'un obstacle de second ordre. S'il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l'accès au théâtre, l'auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée[3].

Il y a deux manières de comprendre ce que dit Hugo dans ces lignes: soit, et c'est l'interprétation la plus courante, on considère qu'il reconnaît le caractère injouable de sa pièce, et admet qu'il faudrait se résoudre à en réduire les proportions, ce qu'il fera d'ailleurs à partir de Marion de Lorme. C'est bien ce qu'il propose à la fin de cet extrait, à la condition que la censure politique lui laisse le champ libre sur le fond. Mais on peut aussi considérer qu'il adopte une position marginale contestataire, qu'il refuse de s'inscrire dans les cadres («ne pourrait s'encadrer…») institutionnels du théâtre de son époque, et qu'il attend les jours meilleurs où l'on pourra effectivement jouer sa pièce telle quelle. La suite du texte confirme cette interprétation: Hugo y dénonce d'abord l'intrigue, les jalousies et les mesquineries qui gouvernent le milieu artistico-médiatique, et refuse d'y avilir son art. Puis il émet une mise en garde qui contredit sa première protestation d'adaptabilité: il prévient qu'une réduction de Cromwell ne saurait en tout état de cause revenir aux deux heures traditionnelles de l'abstraite tragédie actuelle, et qu'il faudrait que le drame occupe toute la durée d'une représentation, en somme toute la soirée, c'est-à-dire, à peu de choses près, mais Hugo ne va pas jusqu'à le formuler explicitement, la durée exacte du drame actuel: «Ce n'est pas trop d'une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d'élite, toute une époque de crise.»[4]


Puis il se justifie: plus la peine de faire jouer d'abord une pièce sérieuse, puis une pièce légère, Cromwell donne tout en un. Ce n'est donc pas un drame trois fois trop long, mais un drame total, d'un double point de vue poétique et social: Hugo invite à réorganiser la sociabilité théâtrale, à repenser le rapport du public à lui-même.



Champ de forces


Cromwell et sa préface font date en 1827 parce qu'ils introduisent la perturbation dans un champ théâtral étroitement balisé, depuis les lois napoléoniennes de 1806-1807, par la spécialisation des répertoires sur les scènes françaises.


De nouveaux genres, succédant à la tragédie et à la comédie classique, qui ne parlent plus guère au peuple d'après 1789, occupent le devant de la scène. On joue certes encore sur les scènes de la première moitié du siècle des comédies et des tragédies classiques[5]. Mais les catégories du comique et du tragique ont été redistribuées dans des genres plus contemporains, respectivement le vaudeville et le mélodrame. Le drame romantique se situe dans la continuité esthétique de ce dernier, lui reprenant ses principaux motifs (poignards, flambeaux, cachettes, orages, enlèvements, empoisonnements, innocence persécutée, vengeance, etc.), et sa dramaturgie du «débord»[6]. Il accompagne aussi son évolution idéologique: depuis l'Empire, le mélodrame «traditionnel», à l'intrigue et aux personnages relativement stéréotypés, donne à la société post-révolutionnaire une image réconciliée d'elle-même et développe une idéologie conservatrice en montrant la vertu récompensée par la Providence. Sous la Restauration, le mélodrame évolue, en donnant à voir le mal non seulement métaphysique, mais aussi social. Les travaux récents de Roxane Martin et son équipe sur Pixerécourt invitent à nuancer cependant cette présentation schématique de l'évolution du genre[7]. Ils montrent que la dimension critique n'est pas absente du mélodrame de l'Empire, plus complexe qu'on ne s'est plu à le présenter, et que la Providence n'y triomphe pas toujours de manière univoque ou pleinement rassurante. Toujours est-il que le drame romantique suit l'évolution progressive du mélodrame: il représente de plus en plus les divisions d'une société incapable de résoudre par ses valeurs propres le mal politique ou social qui met sa cohésion en danger.


Cromwell hérite également d'un autre courant existant depuis la période révolutionnaire: le théâtre historique[8]. Celui-ci représente le passé national à des fins politiques, de contestation ou de propagande: le récit et la peinture des grandes heures de la nation française servent soit à unir le peuple autour d'une image réconfortante de lui-même, soit, selon les auteurs et les époques, à soutenir la politique gouvernementale ou une cause d'opposition, le même événement, l'histoire de Jeanne d'Arc par exemple, pouvant parfois servir aussi bien les idéologies républicaine, bonapartiste, ou légitimiste qu'orléaniste.


On ressort ainsi régulièrement Charles IX ou la Saint-Barthélémy, tragédie patriotique de Marie-Joseph Chénier sous-titrée L'École des rois, qui, à sa création en 1789 avait fait forte impression, et dont Danton disait «Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté». En 1802, c'est Édouard en Ecosse ou la Nuit d'un proscrit d'Alexandre Duval qui obtient un grand succès, par son intrigue édifiante qui représente, derrière le pardon royal accordé à une famille ayant recueilli l'ancien roi en fuite, le retour à la concorde nationale après la Terreur. Citons encore le Germanicus d'Arnault, tragédie historique de 1817, interdite pour cause d'excès d'allusions bonapartistes; ou le Sylla  de Jouy, pour lequel, en 1821, juste après l'annonce de la mort de l'empereur en exil, son acteur favori Talma[9], interprète du rôle, se coiffe d'une perruque qui le fait ressembler à Napoléon. En 1819, deux tragédies historiques, dont l'action se situe à la même époque du Moyen-Âge, divisent la critique sur une base politique: Les Vêpres Siciliennes, de Casimir Delavigne, qui enchante les libéraux; Louis IX d'Ancelot, que défendent les royalistes. Dans l'article du Conservateur littéraire qu'il consacre aux deux pièces, Hugo regrette d'emblée que le jugement des critiques se fonde non sur la valeur littéraire des pièces mais sur leur orientation politique:

C'est une chose étrange et digne de notre siècle vraiment unique, que de voir l'esprit de parti s'emparer des banquettes d'un théâtre, comme il assiège les tribunes des chambres […] Le petit marchand  électeur s'en va siffler Louis IX, non parce que Lafon manque de majesté ou la pièce de chaleur; mais son Constitutionnel lui a révélé que Louis IX s'appelle Saint-Louis, et le marchand électeur est philosophe. Les gazettes libérales exaltent Les Vêpres siciliennes, non parce que cette tragédie renferme des beautés, mais en raison des mouvements d'éloquence qu'elle peut fournir contre les fanatiques, les prêtres et les massacres au son des cloches. […] on ne s'informe plus aujourd'hui si un poète est de la bonne école, mais s'il est du bon parti[10].

La qualité de ce théâtre est variable, et il serait injuste, sous prétexte qu'on ne les joue plus, de mettre tous ces auteurs sur le même plan. Certaines de ces pièces, au moins au XIXe siècle, ont une fortune indéniable: le Charles IX de Chénier est repris en 1830[11], Les Vêpres Siciliennes de Delavigne sont promises à un succès durable, et Verdi (1855) reprendra l'épisode sur un livret de Scribe.  Mais dans l'ensemble ce type de théâtre, Claude Duchet l'a montré[12], fonctionne par allusion immédiatement identifiée par le public, au-delà parfois du vouloir-dire calculé des auteurs. Par sa fonction édifiante et ses «applications» à l'actualité politique, ce théâtre de propagande est immédiatement consommé. C'est à ce système esthético-économique que les romantiques sont contraints de se plier, non sans réticences, rébellions ou stratégies de contournement.


Refuser de se compromettre avec la production «culinaire» contemporaine n'est pas une invention romantique. La Jaquerie, Cromwell et Lorenzaccio s'inscrivent dans la veine du théâtre à lire qui se développe depuis l'Empire, contournant une censure moins sévère avec des pièces destinées à une lecture par nature confidentielle. Le théâtre écrit, qui représente le quart de la production théâtrale européenne entre 1802 et 1820, fournit un modèle aux libéraux doctrinaires proches de Vitet, qui renoncent d'emblée à la représentation de leurs «scènes historiques».


Dans ce genre, un certain nombre de principes esthétiques qui seront ceux du drame romantique sont déjà présents. Envisageant la scène historique comme un nouveau mode d'écriture de l'histoire, Vitet et ses émules utilisent les ressources propres de l'écriture théâtrale pour donner des grands événements du passé une représentation plus véridique. Le théâtre leur permet de faire parler tous les acteurs de l'histoire: non seulement les grands de ce monde, mais aussi les petites gens, observés dans leur vie quotidienne. Comme le ferait aujourd'hui un reporter, caméra au poing, l'auteur de scènes historiques emmène son lecteur dans les moindres recoins de l'action, non seulement au château et sur les champs de bataille, mais aussi dans les rues, les tavernes, les places publiques, les forêts, les ravins, les églises, les intérieurs des conspirateurs ou des gens du commun. D'une scène à l'autre, l'action change de lieu, de temps, de sujet, et c'est à la fois la multitude des agents de l'événement et l'épaisseur du temps de l'histoire qui sont rendues sensibles au lecteur. Au lecteur, et non au spectateur, puisque la scène contemporaine, de plus en plus décorativiste, ne permet ni les changements à vue ni l'abondance extravagante de personnages que l'on trouve par exemple dans Les Barricades de Vitet ou La Jaquerie de Mérimée[13].


En ne cherchant pas d'emblée à faire représenter la première pièce qu'il publie, Hugo s'inscrit dans cette poétique des scènes historiques, qui rompaient déjà délibérément avec les codes de la représentation contemporaine, se privant du même coup de l'accès au public, même si, par le biais des lectures et des représentations de salon, une certaine publicité était quand même donnée à leurs œuvres.


En s'affranchissant des contraintes de la représentation, ils se mettent dans la position paradoxale d'inventeurs d'un genre dont ils déclarent le caractère impraticable. Le refus du spectacle vivant est le signe d'une contradiction interne, d'une démarche aporétique, d'une crise de la représentation, pour un genre qui se veut encore mimétique dans son écriture, mais n'assume pas l'engagement esthétique, politique et social de la performance.



Trois défis à la scène contemporaine


En 1827, un an après Les Barricades de Vitet, la même année que Trente ans ou la vie d'un joueur, Hugo est à cette croisée des chemins. Il s'est déjà exercé à l'écriture dramatique avec Paul Foucher pour l'adaptation du Kenilworth de Walter Scott, Amy Robsart,  qui sera jouée en 1828. Mais la première pièce publiée et signée par lui n'est pas immédiatement destinée à la scène. Ce refus de la représentation n'est pas de principe, ni poétique, il est politique. Hugo commence sa préface par une déclaration désinvolte de mépris pour l'institution:

Le drame qu'on va lire n'a rien qui le recommande à l'attention ou à la bienveillance du public. Il n'a point, pour attirer sur lui l'intérêt des opinions politiques, l'avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d'abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l'honneur d'avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible[14].

Puis Hugo prend ostensiblement la posture du marginal, qui refuse de se compromettre dans le petit monde littéraire et théâtral:

Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l'école, le public et les académies, on n'entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d'un solitaireapprentif de nature et de vérité, qui s'est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres.

Il se peint ensuite comme un «simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée». Et de conclure son préambule par une phrase-paragraphe provocante: «Cela dit, passons.»[15] Défi lancé, non seulement au public, mais aussi à toute la machine théâtrale contemporaine, auteurs, directeurs de théâtre, doctes et critiques.


Défi social d'abord: on comprend pourquoi Hugo n'a pas même songé à faire représenter sa pièce en 1827. Avec ses 6920 vers, sa représentation intégrale prendrait entre six et huit heures, ce qui, à une époque où l'on enchaînait couramment plusieurs spectacles dans une même soirée, est incompatible avec le principe de divertissement qui commande alors l'organisation de toute soirée théâtrale.


Défi esthétique évidemment: Hugo, qui ne se soucie aucunement des contraintes scénographiques contemporaines, écrit ici son théâtre idéal. C'est pourquoi il s'autorise un nombre exorbitantde personnages. On ne saurait les dénombrer exactement. Ils sont environ 90, sans compter des groupes non déterminés de figurants qui représentent potentiellement toute la population londonienne, comme le programme la fin de la liste des personnages:

[…] Le Chef des ouvriers. Des Ouvriers.
L'Orateur du Parlement.
Le Parlement. — Clercs. Massiers. Sergents.
Le Clerc du Parlement.
Le Lord-Maire.
Les Aldermen. Les Greffiers de ville. Les Sergents de la cité.
Le Haut-Shériff.
Sergents d'Armes. Archers de ville.
Le Chef de la députation des Ranters. Ranters.
Le Champion d'Angleterre.
Quatre Hallebardiers.
Le Crieur public.
Valets de ville. — Hallebardiers. — Archers. —  Cavaliers, Têtes-rondes, Généraux, Colonels, Seigneurs et Courtisans. — Pages. — Mousquetaires, Pertuisaniers, Gentilshommes-gardes du corps du Protecteur. — Huissiers de ville. — Bourgeois. — Soldats. — Peuple.

Le «peuple», dernier mot de la liste, et forcément innombrable, se profile comme ayant le dernier mot de l'histoire. Hugo invente la scène-fleuve, mais cette abondance de figurants n'est pas un problème insurmontable, tous les personnages n'étant pas présents sur scène en même temps, ce qui permet de réutiliser les mêmes comédiens dans différents rôles. Par ailleurs, le décor lui-même correspond assez bien aux pratiques en vigueur à l'époque: les unités de temps et de lieu étant rétablies au niveau de l'acte, cinq décors suffisent[16], ce qui est certes plus exigeant que dans la tragédie classique, mais moins que dans la féerie, le théâtre historique et le mélodrame, pour lesquels les décorateurs faisaient déjà fort bien varier les tableaux: plaines enneigées de Russie, pyramides d'Égypte, volcans en éruption, forêts hantées, etc. Le défi esthétique est donc réel, mais relatif.


Le principal défi est politique: on ne saurait représenter sur les scènes de la Restauration une pièce qui parle sur un mode principalement grotesque de la question du régicide, des devoirs d'un bon gouvernement républicain, de la tentation de la restauration monarchique, derrière laquelle se profilent pour les contemporains le souvenir du coup d'État du 18 Brumaire et de la double Restauration de 1814 et 1815[17]. Et la censure est naturellement bien plus sévère avec les pièces représentées, qui touchent un public beaucoup plus large, qu'avec les pièces destinées à la lecture. On sait d'ailleurs quels seront les démêlés ultérieurs de Hugo avec la censure théâtrale.


Pour ces trois raisons, la pièce n'avait donc aucune chance de trouver en son temps le chemin de la scène. Mais ces trois défis seraient restés virtuels — contradiction dans les termes — si Hugo n'avait accompagné la publication de sa première pièce d'une préface, qui reste aujourd'hui bien plus connue que la pièce, et qui fonde sa représentation en droit. Contrairement à une idée reçue de l'histoire littéraire, ce n'est peut-être pas tant la Préface elle-même qui est fondatrice, que la publication conjointe de la pièce et de la Préface. Il ne s'agit pas de prétendre que la préface n'est en rien provocatrice, mais plutôt de relativiser la nouveauté de son propos pour mettre en valeur l'acte même qu'elle accomplit conformément à son genre, ni simple manifeste, ni art poétique détachés de leurs objets, mais texte liminaire, péritexte contribuant à la validation même pour la scène du texte auquel il introduit.



La machinerie de la Préface


La Préface de Cromwell permet à Hugo de se situer dans le champ littéraire contemporain, dévasté par le combat entre «classiques» et ceux qu'on commence à appeler «romantiques», ou «modernes», ou «romanticistes», comme le fait Stendhal. Mais pour être plus efficace et moins attaquable, Hugo avance masqué, prenant soin de ne nommer ni les théoriciens dont il s'inspire, ni les dramaturges contemporains qu'il prend pour cible:

Il se bornera du reste à des considérations générales sur l'art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ou un plaidoyer pour ou contre qui que se soit.[18]

C'est qu'il vise plusieurs adversaires à la fois: d'abord les nostalgiques de la tragédie classique, habitués de la Comédie-Française (elle a beau ne plus faire recette, elle n'en reste pas moins commandée par le cahier des charges); ensuite et surtout les faiseurs de comédie bourgeoise (comme Scribe) et les auteurs de drames juste-milieu (comme Casimir Delavigne), qui s'adaptent à l'évolution du goût dominant; et enfin ce qu'il appelle «quelques partisans peu avancés du romantisme». Les propositions déjà énoncées par Stendhal dans son Racine et Shakespeare ne sont justement pas mentionnées. Certaines sont d'ailleurs incompatibles avec les conceptions de Hugo: Stendhal prétend que la représentation de la violence sur scène casse l'illusion, qu'elle ne saurait jamais correspondre au goût français, et le mélange des genres lui semble un pari impossible. Il prône un théâtre national; celui de Hugo ne le sera guère. Stendhal veut qu'on renonce au vers pour la prose; Hugo promeut un vers alexandrin qui soit la «forme optique de la pensée», et que sa souplesse rendrait «aussi beau que de la prose»[19].


Il y a là de la pose: Hugo reprend un grand nombre d'idées déjà développées avant lui par les théoriciens des Lumières, contre la hiérarchie des genres et l'artificialité des règles, et aussi par les théoriciens précédents du drame romantique: Staël, Constant, Guizot, Stendhal, Manzoni, sans s'y référer. Il présente son dessein, sinon comme radicalement neuf, du moins comme original et libre, sur un ton visionnaire et souverain.


La nouveauté du projet hugolien est la remise en question de l'idéalisme du Beau. Celle-ci s'effectue en deux temps. Il s'agit tout d'abord de dresser une histoire du goût qui fasse apparaître sa relativité, et montre comment chaque époque de l'humanité produit le type de littérature qui correspond à son stade de développement; cette idée, issue de la pensée ultra, s'est banalisée. Hugo imagine une histoire des représentations où se succèdent les temps primitifs, lyriques, puis les temps héroïques, épiques, et enfin le dernier âge de l'humanité, dramatique, reposant sur le sentiment de la mélancolie inspiré à l'homme par le christianisme, qui lui fait prendre conscience de sa nature double, corporelle et spirituelle. Cette duplicité trouve sa meilleure expression dans le drame shakespearien:

Shakespeare, c'est le Drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre […] de la littérature actuelle […]; le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création.[20]

Cette histoire mythique de la littérature permet à Hugo d'introduire sa théorie du grotesque. Il n'invente pas la notion elle-même, il en suit le parcours depuis la comédie antique jusqu'à Rabelais, Cervantès, Molière et Goethe, s'attachant non pas tant à montrer la co-présence à toute époque d'une veine grotesque et d'une veine sublime, mais plutôt à repérer chez les grands génies cette capacité à faire tenir ensemble les deux polarités dans la même œuvre. L'esthétique romantique, telle que Hugo la conçoit, les combine sous «un même souffle», dans une intime «harmonie des contraires». Il s'agit bien d'un nouveau réalisme[21], au service de la représentation de la totalité. C'est pour représenter cette totalité (d'une conscience, d'une société, du cosmos) que les dimensions de Cromwell vont largement dépasser les normes scéniques contemporaines, comme l'avait déjà fait le Goetz von Berlichingen de Goethe.


L'histoire littéraire a pris l'habitude de présenter ces théories comme révolutionnaires, ce qui, on l'a vu, n'est qu'en partie vrai. Cette appréciation est faussée par une erreur de perspective consistant à considérer la préface comme un art poétique, et la pièce comme son application. Or, le geste éditorial accompli par Hugo en 1827 est très différent: la pièce est écrite d'abord, la préface ensuite, et si cette dernière, avec sa cinquantaine de pages, excède à son tour les normes de la taille d'une préface, elle n'en reste pas moins un péritexte, qui se présente comme tel par la double métaphore de la cave de l'édifice, et des racines du fruit: «On ne visite guère les caves d'un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l'arbre on se soucie peu de la racine.»[22]


Hugo n'écrit pas seulement un essai-manifeste, mais une préface, qui, en tant que telle, est censée s'effacer derrière la pièce même. Toute préface fait en effet partie de ce «hors-livre» dont parle Derrida dans La Dissémination:

On a toujours écrit les préfaces, semble-t-il, mais aussi les avant-propos, introductions, avant-dire, préliminaires, préambules, prologues et prolégomènes, en vue de leur propre effacement. Parvenu à la limite du pré- (qui présente et précède, ou plutôt devance la production présentative et, pour mettre devant les yeux ce qui n'est pas encore visible, doit parler, prédire et prédiquer), le trajet doit en son terme s'annuler. Mais cette soustraction laisse une marque d'effacement, un reste qui s'ajoute au texte subséquent et ne s'y laisse plus tout à fait résumer.[23]

Ce reste, perçu par les contemporains et par la postérité comme un plat de résistance, se donne au départ comme un simple étai, la justification momentanément nécessaire d'une pièce qui n'est certes pas encore donnée à voir, les moyens n'en étant pas encore réunis, mais qui pourrait fort bien l'être, si l'on déplaçait les frontières génériques institutionnalisées. Contre la nouvelle répartition des genres, que figure la carte des théâtres, soumise aux lois en vigueur sur la spécialisation des répertoires et le respect des privilèges, Cromwell, précédé d'une préface qui dit la nécessité inéluctable de l'avènement du drame nouveau, est une machine de guerre, une théorie en actes.



La pièce: un mélange explosif


La provocation géniale de la pièce tient dans le mélange intime des genres dont elle est l'héritière. Cromwell, c'est ce qu'on veut montrer, est à la fois une scène historique, une tragédie historique, une ancienne comédie et un mélodrame. Mais ce terme de «mélange des genres» passé dans l'histoire littéraire mérite une précision: des genres constitués à partir desquels il construit le modèle du drame, Hugo retient certains éléments choisis pour servir la représentation de la totalité. L'analyse des emprunts aux autres genres doit aussi se faire différentielle: il est tout aussi éclairant de repérer ce que Hugo garde que de prendre garde à ce qu'il laisse.


Cromwell est une scène historique


Le principe d'écriture de Cromwell est initialement le même que celui des scènes historiques: choisir un moment-clef de l'histoire susceptible de faire réfléchir sur une situation récente similaire, en l'occurrence la tentation monarchique qui suit une révolution républicaine. Comme dans les scènes historiques, on montre les multiples lieux de l'histoire (palais royal, tavernes, etc.) et ses divers acteurs, du prince à l'homme du peuple.


Le texte dramatique est d'ailleurs lui-même parasité par un nouveau péritexte qui brouille les repères génériques: comme le fera aussi Mérimée dans La Jaquerie, Hugo accompagne son texte de notes historiques accréditant le sérieux de sa démarche scientifique. Ainsi, à l'Acte I, scène 10, Richard Cromwell boit à la santé du roi Charles dans une taverne avec les conjurés royalistes. Hugo précise en note:

Historique. Au reste, afin d'épargner au lecteur la fastidieuse répétition de ce mot, nous le prévenons qu'ici, comme dans le palais de Cromwell, comme dans la grande salle de Westminster, l'auteur n'a hasardé aucun détail, si étrange qu'il puisse paraître, qui n'ait ou son germe ou son analogue dans l'histoire. Les personnes qui connaissent à fond l'époque lui rendront cette justice que tout ce qui se passe dans ce drame s'est passé, ou, ce qui revient au même, a pu se passer dans la réalité.[24]

Autre exemple, à l'Acte II, scène 2, l'envoyé de Mazarin apporte à Cromwell une dépêche qu'il lit au Lord Protecteur. Note de Hugo:

Cette lettre est un document exact de la diplomatie de Mazarin, ramené seulement aux proportions de la scène. Toute cette scène des ambassadeurs, dans ses moindres incidents, est de l'histoire.[25]

Si l'écriture du drame est sur certains points comparable à celle des scènes historiques, la posture en revanche est différente: dans sa préface de 1830 aux Barricades, Vitet commence par rappeler, au moment où le drame romantique historique est en train d'effectuer sa percée sur les scènes, qu'il ne s'agit pas d'un texte destiné à être joué:

Ce n'est point une pièce que l'on va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique, mais sans la prétention d'en composer un drame.[26]

et plus loin: «Qu'on nous permette de le redire pour la troisième fois, ce n'est point du drame, c'est de l'histoire, uniquement de l'histoire que nous avons voulu faire.»[27]


Afin d'être jouable, son texte aurait dû «sacrifier, pour la rendre plus vive, la peinture d'une foule de détails et d'accessoires […] mettre en relief quelques personnages, et ne faire voir les autres qu'en perspective»[28], ce qui aurait nui à la peinture de la réalité. De fait, c'est précisément ce qu'a fait Hugo avec Cromwell, en centrant l'action sur le grand homme et en rétablissant une unité de lieu à l'échelle de l'acte.


Cromwell se distingue aussi d'autres formes de scènes historiques: les pièces-documents, qui visent à restituer une peinture des mœurs la plus exacte possible, avec un sens du détail qui fait parfois négliger la recherche d'une vérité générale. La même année que Cromwell, Roederer fait ainsi paraître sa Mort d'Henri IV, dont il précise en préface que «ce drame est de l'histoire toute pure, sous une forme qui m'a été fournie par les documents […] Sur 80 ou 60 pages dont mon drame est composé il n'y en a pas six de moi.»[29]


Les auteurs de scènes historiques sont tiraillés entre les exigences du drame et celles de l'histoire, dilemme qu'ils résolvent différemment. Au récit dramatisé de l'histoire, Hugo va substituer une écriture franchement dramatique. Il renoue ainsi avec le théâtre historique joué, tout en maintenant les ambitions de la scène historique, poser sous forme expérimentale une question d'histoire théorique: comment fonctionne le révolutionnaire, une fois la tourmente passée, pour légitimer un pouvoir fondé sur une révolution inaugurale qui par son exemple même le fragilise? Il s'agit d'autre part de montrer combien est relative la marge de manœuvre du puissant et dans quelle mesure il est tributaire de la volonté populaire.


Cromwell est donc une scène historique qui assumerait, du moins en théorie, le défi esthétique, politique et social de la représentation.


Cromwell est une comédie


Cromwell est aussi, par sa fin heureuse qui la distingue des drames ultérieurs, comme par sa tonalité principale, une comédie. Et une comédie clairement inspirée de Molière, l'un des piliers de la tradition grotesque française mentionné par Hugo dans sa Préface. Hugo réécrit la scène du sonnet d'Oronte dans le Misanthrope, avec le personnage attachant de Rochester, poète galant qui part à la pêche aux compliments sur sa poésie de cour. Il y a aussi du Tartuffe dans ce personnage de galant déguisé en puritain pour parvenir à ses fins et approcher la fille du protecteur. Tous les éléments du comique sont là: irrévérence anticléricale, dans la peinture ironique qui est faite des dévots puritains; comique de caractère avec le personnage du sectaire fanatique Carr; comique de situation avec les nombreux quiproquos qu'occasionne l'obsession généralisée du complot; comique de mots avec les saillies des fous; comique farcesque dans le dénouement qui oblige le malheureux Rochester à épouser la duègne s'il veut sauver sa peau; clins d'œil au lecteur-spectateur avec les nombreux apartés et les mots d'auteur qui exaltent la double énonciation théâtrale.


Mais l'élément comique qui subsume ces catégories, c'est le grotesque, qui est dans Cromwell la chose du monde la mieux partagée: tous les personnages y ont droit, du plus petit au plus grand, en passant par ceux qu'on aurait cru sublimes, comme le poète Milton. Il ne s'agit pas d'un grotesque grinçant, mais d'une verve démystificatrice, qui montre la vanité des honneurs, dévoile les intérêts personnels derrière lesquels se masquent parfois les engagements politiques apparemment les plus purs[30].


Cette union des deux catégories, aisément perceptible dans le théâtre élisabéthain, a souvent été mal comprise en France. Hugo lui-même devra d'ailleurs édulcorer quelque peu sa vision du grotesque pour faire passer à son théâtre la rampe de la scène, en concentrant le comique sur certains personnages particuliers (Don César) ou en renonçant à certaines scènes à la création d'Angelo. Après Cromwell, la pièce qui opère le mieux l'harmonie des contraires, Le Roi s'amuse, est d'ailleurs aussitôt interdite, pour des raisons esthétiques et politiques mêlées. Aujourd'hui encore, le grotesque intimide les metteurs en scène du théâtre romantique: certains le gomment, d'autres le travestissent en parodie. Rares sont ceux qui osent faire rire avec Hugo; aujourd'hui, le défi dramaturgique de Cromwell n'est plus social, ni politique, mais il est encore là: dans l'esthétique du grotesque.


Cromwell est un mélodrame


Cromwell procède aussi, d'une certaine manière, de l'esthétique du mélodrame. Il n'en a guère la forme, étant écrit en vers, ni la structure: la fin heureuse de Cromwell n'est aucunement le fait de la Providence, mais le résultat d'un calcul politique du héros, et on ne trouve dans la pièce ni veuve, ni orphelin, ni traître, ni justicier, ni héros victime d'une société qui le rejette après l'avoir créé comme il est. Mais on y trouve de nombreux motifs du mélodrame: le poignard, l'épée, la cachette, les espaces machinés, le motif du complot, les coups de théâtre spectaculaires. Cependant, là où le mélodrame contemporain prétend s'adresser directement au peuple, dans un souci d'édification, ou de libération, comme ce sera le cas du mélodrame social, Hugo risque le grand écart, en concurrençant la tragédie sur son propre terrain.


Cromwell est une tragédie


Car la bataille que mène Hugo est un véritable défi à l'institution théâtrale que la censure lui fera payer plus tard. Trois fois plus longue qu'une tragédie, en cinq actes et en vers, situant sur un pied d'égalité les puissants, leurs bouffons et le peuple, traitant d'un sujet historique aux résonances politiques contemporaines transparentes, Cromwell s'inspire certes des scènes historiques, de la comédie et du mélodrame, mais vise insolemment «la cour des grands» qu'occupe seule en 1827 la tragédie, qu'elle soit classique ou historique.


Outre un certain respect de l'unité de lieu (le premier acte se déroule dans une taverne, les trois suivants dans divers lieux de White-Hall, le dernier à Westminster), une parfaite unité de temps, que Hugo souligne dans sa préface sur un ton impertinent:

Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu'il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu'ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n'est pas avec la permission d'Aristote, mais avec celle de l'histoire, que l'auteur a groupé ainsi son drame; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu'un sujet éparpillé.[31]

L'alibi de la caution historique est de mauvaise foi. On l'a montré[32], l'intrigue de Cromwell concentre en deux jours une série d'événements qui se sont échelonnés dans l'histoire sur plusieurs mois! C'est donc bien pour répondre aux exigences classiques d'une action concentrée sur 48 heures que Hugo s'affranchit de la vérité historique. Au sujet concentré correspond une action principale agrémentée de quelques intrigues bouffonnes secondaires. Hugo concurrence donc la tragédie par sa forme, qu'il reprend en expansion, par le sujet historique, mais en substituant à la célébration des grandes heures de la nation ou à des allusions de circonstance une réflexion sur une question de philosophie de l'Histoire[33]. Il la concurrence enfin par l'emploi du vers. Ce vers, qui s'était affadi dans nombre de tragédies historiques du début du siècle comme une forme creuse et répétitive, retrouve ici une vigueur corrosive, perceptible dès le premier alexandrin, qui fit scandale, comme en témoigne Comédie à propos d'une tragédie. Le premier vers de la pièce y passe pour une provocation pure, puisqu'il est entièrement occupé par une date:

Demain, vingt-cinq juin mil six-cent cinquante-sept

La provocation tient au développement de la date sur un vers entier, et au rythme irrégulier 2+3+7 qui ignore superbement — même si elle est toujours perceptible — la coupe à l'hémistiche.


Ce traitement du vers est osé, mais pas destructeur. Il aurait suffi pour combattre l'alexandrin de suivre les recommandations de Stendhal: y renoncer. La position de Hugo est ici plus radicale, parce que polémique. Il s'agit d'écarter trois adversaires différents: la tragédie néo-classique et ses vers de pacotille,  le drame historique, libéral et populaire, qui véhicule l'idéologie bourgeoise de cette «démocratie de riches» (Balzac), et la prose du mélodrame conservateur. Le vers de Hugo sera au contraire élitaire et libertaire pour tous,  épousant toutes les nuances de la pensée, se prêtant à toutes les tonalités, à toutes les rhapsodies, également pratiqué par le bouffon et son roi, l'homme de peu ou l'aristocrate.


Mise à part la défense du vers, qu'il finira par abandonner dans les années 1830, pour des raisons qui ont été analysées par Jean-Marie Thomasseau et Guy Rosa[34], Hugo, pour son compte, ne renoncera jamais aux ambitions de Cromwell, même s'il doit ensuite se sortir de son propre piège. La fonction sociale d'un théâtre écrit pour tous, pour un public qui constitue la foule en peuple, exige qu'on se donne les moyens de sa représentation. Après la provocation, viendra donc le temps du compromis pour ses drames suivants: restriction à une taille plus acceptable, légère édulcoration du grotesque, sacrifice à la prose quand il faudra jouer sur les boulevards, personnages réduits au nombre minimum, peuple moins nombreux, schémas actantiels et répartition des rôles plus proches du système classique, ce qui permet aux acteurs de s'y retrouver dans la grille des emplois sur laquelle se fondent encore les distributions…


Cromwell reste pour certains romantiques — pas tous — une espèce de modèle utopique: utopique, c'est-à-dire idéal, et sans lieu. De fait, ce «grotesque» dont Hugo revitalise le concept sera  assez peu repris par Dumas, qui s'en passe fort bien dans Henri III et sa cour, ce drame historique en prose, par lequel le romantisme fait son entrée sur la scène du Français en 1829, et qui correspond bien mieux aux attentes de Stendhal. Les fantoches de Musset, qui concentrent sur leurs ridicules la portée satirique des comédies et proverbes, ne fonctionnent pas non plus dans la réversibilité du sublime et du grotesque qui est la marque de fabrique hugolienne.


La postérité de Cromwell et de sa préface dépasse en réalité le statut qu'on lui donne habituellement, celui de manifeste pour le drame romantique. Le mélange des genres qui est devenu si courant dans le théâtre du XXe siècle et du XXIe siècle, de Claudel à Pommerat en passant par Genet et Koltès, trouve sa légitimation première et définitive dans la préface, et sa première illustration française dans la pièce elle-même: en écrivant cette hydre monstre, à la fois comédie, farce, tragédie, scène historique et mélodrame, Hugo fait sauter de droit les distinctions entre fiction et histoire, comique et tragique, genre majeur et genre mineur; il ébranle le système des emplois, et ouvre la représentation de l'histoire à la distance épique. On ne s'étonnera pas que le Théâtre en Liberté, autre théâtre utopique parce qu'écrit dans l'insularité de l'exil, et véritable défi à l'esthétique du théâtre métropolitain du Second Empire, ait été découvert un siècle après son écriture, dans les années 1960, par des metteurs en scène brechtiens: ils trouvent dans le grotesque hugolien un des premiers exemples de distanciation. Étrange pièce que celle-ci, pour ainsi dire inconnue, très peu lue, jamais encore représentée dans son intégralité, mais qui permit en son temps, par son impossibilité même, une prodigieuse ouverture des possibles.


Florence Naugrette, mai 2015
(Université Paris-Sorbonne)



Pages de l'Atelier associées: Paratexte, Théâtre, Genres.



[1] Sur le lien entre la pièce et sa préface, voir Anne Ubersfeld, présentations dans l'édition GF (1968) et dans l'édition Robert Laffont (1985); Claude Duchet, «Victor Hugo et l'âge d'homme (Cromwell et sa Préface)», dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Massin, Club Français du Livre, 1970, t.III; Guy Rosa, «Entre Cromwell et sa Préface: du grand homme au génie»,RHLF, nov./déc.1981.

[2] Voir Arnaud Laster, Pleins feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981. En 1927, la Comédie-Française renonce à la monter; dans une campagne de presse, Antoine lui reproche de n'être plus à la hauteur de sa tâche. En 1956, dans la cour carrée du Louvre, est donnée une version abrégée (2h30) d'Alain Trutat, mise en scène de Jean Serge, dispositif scénique Claude Pignot, avec Maurice Escande (Cromwell). En 1971, Jean Martinelli donne à Saint-Fargeau dans l'Yonne un Cromwell de 2h45, repris à Saint-Maur deux ans plus tard. Vincent Wallez, que je remercie, signale l'adaptation (3h environ) de Thierry Durand et Loïc Le Dauphin pour la Compagnie de l'Étoile, en 2002, au Plessis Robinson (mise en scène de Thierry Devaye), reprise au Théâtre du Nord-Ouest; en 2007, Keti Irubetagoyena monte Les Démons de Cromwell, adaptation (2h) pour quatre comédiens dans les jardins de l'ENS de Lyon.

[3] Victor Hugo,Cromwell [1827], éd. d'Anne Ubersfeld, GF, 1968, p. 103. Ce sera notre édition de référence.

[4] Ibid., p. 104.

[5] Les genres classiques sont encore florissants. Voir à ce sujet le chapitre de Patrick Berthier et Sylvain Ledda «Persistance des genres classiques», Le Théâtre français au XIXe siècle, L'Avant-Scène Théâtre, 2008, p. 44-67. Voir aussi Maurizio Melai, Les Derniers Feux de la tragédie classique au temps du romantisme, PUPS, 2015.

[6] Je reprends l'expression à Jean-Marie Thomasseau, Drame et tragédie, Hachette supérieur, 1995, p. 146.

[7] Voir Roxane Martin, L'Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Classiques Garnier, 2013; et René-Charles Guilbert de Pixérécourt, Mélodrames, R.Martin (dir.), Classiques Garnier, t. I et II, 2013 et 2014.

[8] Voir l'article pionnier de Paul Gerbod «La Scène parisienne et sa représentation de l'histoire nationale dans la première moitié du XIXesiècle», Revue historique, juillet-septembre 1981. Pour une synthèse, Sylvain Ledda, «Théâtre et scènes historiques», dans Le Théâtre français du XIXesiècle, L'Avant-Scène Théâtre, 2008, p. 94-123.

[9] Talma dont on dit parfois que Hugo avait songé à lui pour interpréter Cromwell, mais qui meurt en 1826. Sur cette conjecture et ses sources, voir Jean Gaudon, «Victor Hugo et Talma. Autour d'un dîner au Rocher de Cancale», dans Choses vues à travers Hugo. Hommage à Guy Rosa, études réunies par Claude Millet, Florence Naugrette et Agnès Spiquel, Presses Universitaires de Valenciennes, 2007, p. 315-333; voir aussi Mara Fazio, François-Joseph Talma, CNRS Éditions, 2011, p.248-249. Nul doute que si ce projet éventuel avait pu se réaliser, l'écriture de la pièce, conçue alors en vue d'une représentation immédiate, eût été bien différente.

[10] Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Massin, Club Français du Livre, 1969, t. I, p.483.

[11] Voir ce qu'en dit Sylvie Vielledent dans 1830 aux théâtres, Champion, 2009.

[12] Claude Duchet, «Théâtre, histoire et politique», Romantisme et politique, actes du colloque de Saint-Cloud, Armand Colin, 1969.

[13] Voir Georges Zaragoza, «L'espace scénique dans La Jaquerie», Mérimée et le théâtre, sous la direction de Xavier Bourdenet et Florence Naugrette, Publications numériques du CÉRÉdI, 2015.

[14] Victor Hugo, Préface de Cromwell, édition citée, p. 61.

[15] Ibid., p. 63.

[16] Acte I: Taverne des Trois-Grues. Acte II: Salle des Banquets, à White-Hall. Acte III: la Chambre peinte, à White-Hall. Acte IV: la Poterne du parc à White-Hall. Acte V: la grande salle de Westminster.

[17] Guy Rosa montre comment Hugo brouille le système de l'allusion directe, en autorisant les «applications» multiples et contradictoires: «Jusque dans le détail, c'est la totalité du personnel politique de la Restauration qui est caricaturée dans les figures grotesques des Puritains et des Cavaliers. Simple scepticisme d'une conscience pure devant les politiciens si ces analogies n'en rencontraient pas d'autres, plus inquiétantes. Cromwell tourne en pantalonnade l'assassinat d'un chef d'État, or le dernier régicide en date était récent et Louvel n'avait pas manqué le duc de Berry […]. Plus grande perplexité encore si l'on identifie Cromwell à Napoléon comme y invitent les conspirations royalistes et républicaines alternées ou combinées dont l'Empereur fut la cible. […] Le sujet même de la pièce, l'avortement d'un sacre, n'a rien non plus d'innocemment abstrait. En 1827, chacun a en mémoire le souvenir tout frais du sacre de Charles X. Devant Hugo, à Reims même, Chateaubriand avait dit combien la cérémonie était manquée et profondément en désaccord avec l'esprit du temps […]. Cromwell a décidément raison de refuser la couronne; mais il y a dans ce refus, et de la part de Hugo dans sa représentation, une sorte de second régicide, symbolique mais réfléchi.» (Article cité, p. 908.)

[18] Victor Hugo, Préface de Cromwell, édition citée, p. 62.

[19] Ibid., p. 95.

[20] Victor Hugo, Préface de Cromwell, édition citée, p. 75-79.

[21] Philippe Dufour, dans Le Réalisme, PUF, «1er cycle», 1998, montre comment le grotesque hugolien, par sa participation à la mise en cause de l'idéalisme du Beau, et la variété des types de représentations qu'il permet («Le Beau n'a qu'un type, le Laid en a mille»), est déjà une forme de réalisme.

[22] Victor Hugo, Préface de Cromwell, édition citée, p. 61.

[23] Jacques Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 14.

[24] Victor Hugo, Cromwell, édition citée, p. 490.

[25] Ibid., p. 491.

[26] Ludovic Vitet, Préface aux Barricades, édition de 1830 H. Fournier jeune, p. V.

[27] Ibid., p. XV.

[28] Ibid., p. VI-VII.

[29] Cité par Claude Duchet, article cité, p. 295.

[30] Voir Claude Millet, «Le sublime dans Cromwell», actes de la journée d'études sur Cromwell de Hugo, organisée par Claude Millet à l'Université Paris-Diderot le 5 octobre 2013, site du groupe Hugo, grupugo.div.jussieu.fr

[31] Victor Hugo, Cromwell, édition citée, p. 102.

[32] Florence Naugrette, «Le Cromwell de Victor Hugo: comment faire des personnages de théâtre avec des personnages historiques», dans La Guerre civile anglaise des romantiques. France-Angleterre (1789-1901), Claire Gheeraert-Graffeuille, Tony Gheeraert et Sylvain Ledda (dir.), PURH, 2015.

[33] La dimension réflexive est renforcée par le refus de traiter l'épisode fameux du régicide de Charles Ier. Sur la représentation théâtrale de cet événement, voir les articles de Sylvain Ledda «Une scène à faire: la mort de Charles Ier» et de Sophie Mentzel «Charles Ier au théâtre ou le tribunal des rois», dans La Guerre civile des romantiques. France-Angleterre (1789-1901), ibid.

[34] Jean-Marie Thomasseau, «Le vers noble ou les chiens noirs de la prose?», Le Drame romantique. Rencontres internationales de dramaturgie du Havre, Éditions des Quatre-Vents, 1999. Guy Rosa, «Hugo et l'alexandrin de théâtre aux années 1830: une question secondaire», Cahiers de l'Association des Études françaises, no52, 2000.



Florence Naugrette

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Mai 2015 à 11h54.