Atelier



Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Séance 1 (07 octobre 2011): A(na)chroni(sm)e.

La théorie litteraire est-elle anachronique ? Par Arnaud Welfringer.
Sur le choix d'un questionnement fondé sur l'anachronie plutôt que sur l'achronie.



La théorie littéraire est-elle anachronique ?
Anachronie de l'historien, achronie du poéticien.


Je voudrais examiner ce qu'engage le choix que nous avons fait de nous donner pour objet la notion d'«anachronie», en la mettant en relation avec une notion apparemment voisine: l'«achronie». Pour cela, je commencerais par évoquer le séminaire qu'animait naguère Sophie Rabau à l'École Normale Supérieure avec Henri Garric, séminaire intitulé «Sortir du temps»[1], et qui posait quant à lui cette question de l'achronie. Il va de soi que je ne prétends pas résumer toute la réflexion de ce séminaire, mais, d'une part, signaler une continuité et une reconnaissance de dette à l'égard des questionnements de Sophie Rabau; et, d'autre part, réfléchir, selon que l'on privilégie l'une ou l'autre de ces notions d'achronie ou d'anachronie, au type de rencontre que l'on organise, non seulement entre textes anciens et théories modernes, mais plus largement entre l'historien de la littérature et le théoricien.

Ce séminaire constatait d'abord que certains textes littéraires offrent des modélisations du temps différentes de notre conception habituelle du temps, «linéaire et irréversible». Pour m'en tenir aux exemples de Sophie Rabau[2], telle page d'Ovide promet à son objet une éternité et une immortalité poétiques: le poète se figure hors du temps. Tel poème fameux de Rimbaud définit «L'éternité» non pas exactement par rapport au temps mais d'abord dans les termes – spatiaux – d'un paysage: «c'est la mer allée avec le soleil». Autre exemple: le genre des «dialogues des morts», pratiqué par Lucien, Fénelon ou Fontenelle, inscrit des individus et des pensées d'époque différentes (Ésope avec Homère, Socrate avec Montaigne) dans une parfaite simultanéité, et supprime ainsi l'Histoire.

En retour, en construisant ces textes littéraires comme des théories alternatives du temps, voire d'une «sortie du temps», le séminaire entendait envisager une étude des textes qui fasse place à d'autres modèles de temporalité que celui, finalement assez fruste, sur lequel repose l'histoire littéraire, avec ses périodisations, ses questions d'influence, etc. Dans ce cadre, Sophie Rabau défendait une position qu'elle qualifiait d'«utopique» et de «naïve», et qui justifiait son usage de la notion d'achronie:

Il s'agit non pas tant de redéfinir le temps que de s'en passer, de fonder une pensée de la littérature qui fasse l'économie du temps[3].

Précisément sur la méthode d'une étude achronique des textes, Sophie Rabau formulait une remarque qui me semble décisive, et qui marque peut-être une ligne de partage avec notre propos cette année:

Je me demande si la question de l'anachronisme n'est pas une manière de refuser une étude purement achronique des textes, ce qui n'est pas la même chose. En effet, c'est une chose que de mettre en rapport des temporalités différentes, d'étudier par exemple Œdipe Roi comme un roman policier. C'en est une autre de faire l'économie du temps de manière plus radicale c'est-à-dire de poser une rencontre indépendamment de toute interrogation temporelle, rencontre qui se ferait alors:

- Soit au nom d'une universalité transhistorique de certaines catégories […]

- Soit au nom par exemple d'une interrogation de poétique ou d'une interrogation philosophique.

Bien sûr pour ce faire, il faut penser qu'il existe comme des essences éternelles qui transcende tout changement historique et accessoirement que j'ai en moi la capacité à fournir un raisonnement qui lui aussi vaut de toute éternité.[4]

Passons sur la différence entre anachronisme et anachronie, sur laquelle Frédérique Fleck reviendra, et considérons par commodité que Sophie Rabau distingue ici la question de l'anachronie et celle de l'achronie. Si Sophie Rabau refusait l'anachronisme au nom de l'achronie, c'est que son propos, à la différence du nôtre, n'entendait pas faire dialoguer l'histoire et la théorie, mais, si je l'ai bien suivi, se débarrasser de la première. Toutefois, je me demande si ces lignes de Sophie Rabau ne viennent pas signaler une objection que l'on pourrait nous faire quant au choix de notre objet au regard de notre propos, qui est, précisément, de faire dialoguer un objet défini historiquement et des théories. Car la question de l'anachronie, alors même qu'elle entend interroger la démarche de l'historien comme celle du théoricien, pourrait bien supposer que l'on a en fait déjà adopté une perspective d'historien; que l'on a déjà accordé un privilège à l'historicité de notre objet – les textes anciens – contre la théorie. La question de l'anachronie maintient le postulat, et le primat, d'une historicité, d'une chronologie, d'une conception linéaire du temps, à l'aune de laquelle l'anachronie peut être identifiée comme telle.

À l'inverse, l'achronie, c'est le lieu propre de la théorie littéraire, comme le signale Sophie Rabau à la fin de la citation. Pour reprendre les mots de celle-ci, la poétique postule l'«universalité transhistorique de certaines catégories». Le poéticien affirme que ses catégories sont déduites a priori, et non pas induites a posteriori[5]; il entend de là circonscrire l'ensemble des possibles littéraires, qu'ils aient été actualisés ou non dans l'Histoire. C'est la position fameuse de Paul Valéry, qui écrit que «la littérature est et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage»[6]:

D'ailleurs, en considérant les choses d'assez haut, ne peut-on pas considérer le Langage lui-même comme le chef d'œuvre des chefs d'œuvres littéraires, puisque toute création dans cet ordre se réduit à une combinaison des puissances d'un vocabulaire donné, selon des formes instituées une fois pour toutes?»[7]

La théorie considère ainsi que toutes les œuvres, réelles et possibles, ne sont rien d'autre que l'ensemble des produits de cette combinatoire. C'est pour cela que le poéticien procède achroniquement, par déduction a priori, dans une totale indifférence à l'Histoire: «selon des formes instituées une fois pour toutes». Ce qui donne à la démarche son caractère théorique, pour ne pas dire scientifique, comme le montre Gérard Genette dans l'article liminaire de Figures III, «Critique et poétique»:

Qu'une telle discipline [la poétique] doive ou non chercher à se constituer comme une «science» de la littérature, avec les connotations déplaisantes que peut comporter l'usage d'un tel terme en un tel lieu, c'est une question peut-être secondaire; du moins est-il certain qu'elle seule peut y prétendre, puisque, comme chacun sait […], il n'est de «science» que du général. Mais il s'agit moins ici d'une étude des formes et des genres au sens où l'entendait la rhétorique et la poétique de l'âge classique, toujours portées, depuis Aristote, à ériger en norme la tradition et à canoniser l'acquis, que d'une exploration des différents possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n'apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profils d'autres combinaisons prévisibles, ou déductibles.[8]

Ainsi défini, l'objet de la théorie («non le seul réel, mais la totalité du virtuel littéraire»), n'est pas tributaire des hasards de l'Histoire, dans laquelle seulement une partie de l'ensemble des œuvres possibles ont été actualisées; en se dégageant de l'empirie, les résultats de la poétique peuvent dés lors prétendre à une validité que «l'ancienne poétique», d'Aristote aux classiques, ne pouvait atteindre.

Partant, le poéticien considère, à tort ou à raison, que sa «théorie» ne saurait être anachronique, parce qu'elle ne s'élabore pas à ses yeux dans un décalage temporel entre le «moderne» et l'«ancien». S'il est conséquent[9], il ne saurait considérer sa «théorie», comme «moderne». Ni, d'ailleurs, comme «sa» théorie[10].

Plus largement, pour le poéticien, là encore à tort ou à raison, l'anachronie, tout simplement, n'existe pas; tout simplement parce qu'à ses yeux, comme l'a montré Florian Pennanech, «l'Histoire n'existe pas»[11]. Il considère en effet que toute configuration historique, que présuppose et reconduit l'idée d'anachronie, procède d'une construction: elle introduit un ordre, une configuration et une cohérence, et donc l'illusion d'une nécessité, là où il n'y a que la simple actualisation d'une virtualité, actualisation dans laquelle le hasard à sa part – là où il n'y a qu'un choix finalement aléatoire à l'intérieur d'une combinatoire.

Ainsi de la façon dont Gérard Genette articule poétique et histoire:

La poétique trace en quelque sorte la carte des choix offerts à l'Histoire par la structure du champ littéraire [privilège et précellence de la théorie sur l'histoire, pour les raisons qu'on vient de voir]. Ce champ une fois dessiné dans sa totalité (je ne prétends pas qu'il le soit encore), j'y rêve parfois comme à une sorte de vaste table de contrôle pour aiguilleurs du ciel, ou d'ailleurs. Toujours en rêve, je m'y installe, le «mur des siècles» m'apparaît, et j'y vois passer l'Histoire (et la géographie): selon les époques et les cultures, des cases s'allument, d'autres clignotent ou s'éteignent, des carrefours s'embouteillent ou se dégagent, des correspondances s'établissent, etc. Oui, c'est ça: une sorte de Mondrian psychédélique.[12]

Sur le tableau de contrôle du poéticien, figure high-tech de la combinatoire de Paul Valéry, des points s'allument, d'autres s'éteignent, manifestement dans le hasard le plus complet. Gérard Genette se contente en effet de «voir passer l'histoire»: il n'y a pas pour lui à expliquer que tel possible s'actualise à telle période et pas à telle autre. Pour le poéticien, l'histoire n'est que bruit et fureur, ou, donc, clignotement anarchique. On peut parler ici d'un arbitraire de l'Histoire: elle aurait pu être autre; partant la succession chronologique n'a aucune nécessité. C'est ce qu'évoque également Pierre Bayard au sujet de Paul Valéry, et la chose vaudrait aussi pour Gérard Genette:

Ne domine plus ici la représentation d'une littérature qui se développerait en suivant un axe progressif, mais celle d'une littérature dont les participants explorent l'un après l'autre – et selon un ordre qui aurait pu très bien être différent de celui qu'ils ont suivi – toutes les combinaisons du langage.[13]

Pour le poéticien, le travail de l'historien consiste alors à «motiver» l'actualisation, à tel moment, de tel possible, en élaborant une série de déterminations causales et contextuelles[14]. L'historien s'efforce ainsi de justifier l'Histoire telle qu'elle est, et ce faisant lui imprime une nécessité. On se souvient peut-être de Paul Valéry dans «Discours de l'Histoire»: «le vieux sophisme: Post hoc, ergo propter hoc […] joue un beau rôle en histoire»[15]. C'est que le poéticien considère cette «nécessité» et ce travail de motivation comme des constructions hasardeuses et proprement infalsifiables[16].

Aux yeux du poéticien, l'anachronie pas plus que l'Histoire ne peut donc exister autrement que comme produit des opérations que l'on vient de voir: l'anachronie suppose le travail de construction préalable de l'historien. Davantage, elle est isomorphe à cette construction et la reconduit. L'historien sélectionne un ensemble d'éléments au sein d'une collection de faits, pour donner à quelques-uns le privilège d'être désignés comme «caractéristiques» ou exemplaires de la «période» ainsi construite comme un tout cohérent. Or, lorsque l'on identifie une anachronie, on sélectionne semblablement un élément au sein d'un ensemble, pour le désigner ensuite également comme caractéristique; la seule différence est que cet élément identiquement isolé est déclaré caractéristique, cette fois, d'un autre ensemble (mais lui-même préalablement construit par l'historien).

Voilà donc peut-être un double risque, qu'il nous faudra donc essayer de conjurer: poser la question de l'anachronie pourrait bien nous faire privilégier le seul point de vue de l'historien, et faire fuir le théoricien. Pour ne pas vous faire croire que les choses commencent mal, je terminerai par deux suggestions.

D'une part, on peut peut-être considérer que le modèle achronique du poéticien et le modèle «chronique» ou anachronique de l'historien constituent deux modèles d'intelligibilité dont aucun ne peut dire «je suis la vérité profonde, l'autre est l'illusion superficielle». Il y a alors un saut conceptuel qui consisterait à décrire et à mesurer les effets en discours du recours à l'une ou l'autre catégorie. Ce serait un troisième point de vue, qui ferait la poétique de la poétique comme de l'histoire, la théorie de ces deux théories que sont également la poétique et l'histoire.

Car, d'autre part (c'est le point de départ de ma deuxième suggestion), l'Histoire est aussi une théorie, et partage, pour les raisons que l'on a vues, une série de gestes avec la poétique, comme l'a montré Michel Charles:

L'histoire littéraire […] systématise, comme la poétique, des pratiques d'écriture et, ce faisant, construit de grands objets dont les textes, les œuvres, les auteurs, les genres, les “périodes” sont autant d'éléments. Ces constructions passent par un véritable travail théorique et le but ultime de l'analyse n'est pas seulement, voire pas nécessairement, la connaissance de tel ou tel texte, mais bien l'articulation, dans de grands ensembles, de données a priori hétérogènes (un thème, une structure prosodique, un mode d'intertextualité, la situation sociale d'un auteur, une référence à un modèle littéraire…), ce qui suppose un travail d'abstraction et de conceptualisation. Quand ce travail, donc, est explicité et passé au crible [d'un examen] critique, on a bel et bien affaire à un projet théorique dans le meilleur sens du terme.

Mais Michel Charles poursuit en indiquant le point où l'histoire se désolidarise de la théorie:

Il reste que l'histoire littéraire ne serait pas l'histoire littéraire si les ensembles [i.e. les «périodes», «mouvements», etc.] ainsi élaborés ne pouvaient être datés. Voilà une évidence, mais où la chose devient plus intéressante et plus complexe, c'est lorsqu'on commence à s'interroger sur la bonne date […]. C'est un lieu commun de dire qu'un texte s'inscrit (aussi) dans l'histoire de ceux qui l'ont promu comme tel (exemple canonique: Lautréamont chez les surréalistes); c'en est un autre de souligner qu'un texte est récrit par ses lecteurs. Mais il est peut-être moins trivial d'en tirer les conséquences. L'inscription historique d'un texte est multiple: de la date de sa production à celle de sa réception, en passant par celles où il a été non seulement lu et commenté, mais tout simplement édité, le texte n'en finit plus d'être reformulé, reconfiguré, “redaté”. Quand l'histoire littéraire ne veut connaître que la date de la production, elle devient une herméneutique comme les autres, décidant que le sens, c'est l'origine. La voilà donc divisée, en quelque sorte, partagée entre un questionnement authentiquement théorique et un système d'interprétation fragile, comme tous les systèmes d'interprétation. […] Il n'est que trop évident, en fait, que la théorie et l'histoire doivent se retrouver, mais ce ne peut pas être dans ce régime d'interprétation qui tente la seconde: la question de l'historicisation d'un texte est éminemment théorique, à condition de ne pas la résoudre dans une pratique d'interprétation.[17]

La question de l'anachronie, telle que notamment Claire Paulian va la poser chez Georges Didi-Huberman et Frédérique Fleck chez Jacques Rancière et Nicole Loraux, peut permettre de poser de façon ouverte ce que Michel Charles appelle ici la «question, éminemment théorique, de l'historicisation d'un texte». L'anachronie, parce qu'elle engage une perpétuelle «redatation» de l'œuvre, parce qu'elle souligne «l'inscription multiple d'un texte» dans l'Histoire[18], pourrait permettre de ne pas résoudre le questionnement théorique de l'Histoire dans une pratique d'interprétation dont on a effectivement vu la fragilité en adoptant le point de vue de la poétique, et ainsi d'envisager un terrain d'entente entre l'historien et le théoricien.


Arnaud Welfringer


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[1] Les séances du séminaire sont disponibles sur l'Atelier de théorie littéraire de Fabula: URL: http://www.fabula.org/atelier.php?Sortir_du_temps_%3A_propos_liminaire_par_S.Rabau

[2] http://www.fabula.org/atelier.php?Propositions_pour_l%27achronie_par_S._Rabau

[3] Sophie Rabau, «Sortir du temps: propos liminaire» (http://www.fabula.org/atelier.php?Sortir_du_temps_%3A_propos_liminaire_par_S.Rabau)

[4] S. Rabau, http://www.fabula.org/atelier.php?Propositions_pour_l%27achronie_par_S._Rabau

[5] On objectera peut-être que la poétique n'est pas et ne peut pas être uniquement déductive. Après tout, les exemples mobilisés par Gérard Genette dans tel ou tel de ses ouvrages viennent parfois – souvent – relativiser les catégories établies a priori et témoigner de leur porosité, et introduisent ainsi de l'induction dans la démarche. Mais le poéticien est généralement assez clair sur le statut de ce recours aux exemples singuliers, qu'il identifie explicitement comme des trouées de discours critique au sein de la démarche poéticienne essentiellement déductive. Ainsi, dans Palimpsestes, après l'établissement d'une série de tableau à double entrée qui cartographient les différentes pratiques hypertextuelles possibles , Genette écrit: «La suite annoncée consistera donc à regarder de plus près chacune des cases de notre tableau, à y opérer parfois des distinctions plus fines, et à les illustrer de quelques exemples choisis soit pour leur caractère paradigmatique, soit au contraire pour leur caractère exceptionnel et paradoxal, soit tout simplement pour leur intérêt propre, dût leur présence faire fâcheuse digression ou salutaire diversion: ici encore, alternance, plus ou moins réglée, entre critique et poétique» (Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1982, p. 39-40). Les moments inductifs relèvent non de la poétique, mais de la critique. Qu'un essai de poétique accueille des moments inductifs n'enlève pas que pour le poéticien c'est la déduction qui caractérise en propre la poétique et la distingue de la critique. Comme écrit Genette sur un tout autre sujet, «comme dirait M. de La Palice, pour faire deux choses en même temps, il faut bien que ces deux choses soient distinctes» (Ibid., p. 39).

[6] Paul Valéry, «L'enseignement de la poétique au Collège de France», Œuvres, I, p. 1440.

[7] Ibid., p. 1440.

[8] Gérard Genette, «Critique et poétique», Figures III, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1972, p. 11.

[9] Dans la page précédemment citée de «Critique et poétique», Gérard Genette déclare en revanche que, distincte de la poétique des Anciens et des classiques, «la théorie littéraire sera moderne, et liée à la modernité de la littérature, ou ne sera pas»: on verra dans cette formule, à nos yeux plus que discutable, un simple trait d'époque, où il pouvait sembler bon de satisfaire au devoir d'«être absolument moderne», et d'afficher une solidarité entre la littérature en train de se faire et la théorie. On se souviendra au reste de Nouveau discours du récit, où Genette affirme «trouve[r] un peu niaise l'attitude qui consiste à apprécier les œuvres du passé selon leur degré d'anticipation du goût actuel, avatar puéril de l'idée de progrès artistique, comme si le mérite de A était toujours d'annoncer B, qui lui-même ne vaudrait que pour annoncer C, qui à son tour…» (Gérard Genette, Nouveau discours du récit, 1983, p. 19-20): à Marc Fumaroli qui signale que, lisant cette phrase, il s'est «senti […] consolé de toutes les impressions douloureuses que m'a causées durant de longues années, une formule alors martelée de tous côtés […] «notre modernité»», Gérard Genette répond qu' «en écrivant cette phrase, je me suis libéré tout autant qu'elle vous a libéré» («Comment parler de la littérature?», Le Débat, 29, 1984, p. 155).

[10] On se souvient ainsi d'une page de Figures IV où Gérard Genette évoque son embarras lorsque, candidatant au Collège de France à une chaire de « théorie des formes littéraires » (« titre que je supposais moins ambigu pour des esprits un peu éloignés de cette spécialité, si c'en est une, que son synonyme (pour moi) "Poétique" »), il fut invité à expliquer – «brièvement, si possible» – à l'un de ses éventuels futurs collègues physicien quelle était donc «sa» théorie de la littérature: «Ayant toujours tenu la théorie de la littérature pour une discipline neutre (l'étude générale des formes littéraires) plutôt que comme une hypothèse explicative engagée, je restai à peu près sans voix, m'aliénant du même coup définitivement la sienne, méditant à part moi la différence de sens (et de force) du mot «théorie» dans ces deux champs, accusant tout aussi in petto mon interlocuteur de transfert conceptuel inconsidéré, mais devant bien m'avouer que je ne disposais effectivement pas d'une théorie de la littérature, et que je ne voyais même pas bien en quoi pouvait consister une telle chose.» (Gérard Genette, «Du texte à l'œuvre», Figures IV, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1999, p. 26).

[11] Florian Pennanech, «L'Histoire n'existe pas», Acta Fabula, Dossier critique autour du Plagiat par anticipation, URL : http://www.fabula.org/revue/document4925.php.

[12] Marc Fumaroli & Gérard Genette, «Comment parler de la littérature?», Le Débat, 29, 1984, p. 148.

[13] Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, p. 95-96.

[14] Un peu comme un romancier «motive» telle action d'un de ses personnages en la rapportant à un principe d'explication reçu du lecteur, sur le modèle proposé par Gérard Genette dans «Vraisemblable et motivation».

[15] Paul Valéry, «Discours de l'Histoire», Œuvres, t. I, p. 1131.

[16] Comme écrit Gérard Genette ailleurs, «la raison la plus profonde (la moins conditionnelle) serait ici, comme ailleurs, "parce que c'est comme ça". Tout le reste est motivation» (Gérard Genette, Nouveau discours du récit, p. 77.)

[17] Michel Charles, Introduction à l'étude des textes, p. 14-15.

[18] À condition toutefois que l'usage de l'anachronie maintienne cette «inscription multiple d'un texte» comme telle, qu'elle ne la stabilise pas à nouveau en privilégiant, contre une inscription «chronologique», une inscription «anachronique» dont le point de vue du poéticien nous a signalé les limites et la fragilité. Ainsi de la façon dont Pierre Bayard, dans Le Plagiat par anticipation, après avoir montré qu'un roman comme Tristram Shandy de Sterne est parfaitement anachronique au XVIIIe siècle, propose de récrire l'histoire littéraire pour «redater» ce roman en le plaçant après le Nouveau Roman – tout en faisant la part de la provocation humoristique ici, qu'on est toujours mal inspiré de vouloir réfuter sérieusement (Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, coll. «Paradoxe», 2009, p. 113-122). On peut lui opposer la lecture actualisante d'Yves Citton, anachronie qui s'enrichit de revenir à la différence et au décalage historique, et qui donc inscrit de façon multiple l'objet dans l'histoire (Yves Citton, Lire interpréter actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2007).



Arnaud Welfringer

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h04.