Atelier



Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Séance 1 (07 octobre 2011): A(na)chroni(sm)e.

L'anachronisme pas tout à fait contrôlé de Georges Didi-Huberman, par Claire Paulian.




L'anachronisme pas tout à fait contrôlé de Georges Didi-Huberman
ou «L'histoire n'est pas une science».


Je voudrais présenter les effets de la notion d'anachronisme dans l'histoire de l'art, comme discipline institutionnelle, en parlant essentiellement de l'un de ses représentants, Georges Didi-Huberman, et ce pour les raisons suivantes:

· d'une part, comme nous allons le voir, Georges Didi-Huberman se réapproprie, entre autres, les réflexions sur l'anachronisme menées par Nicole Loraux et Jacques Rancière, dont il a déjà été question dans l'exposé de Frédérique Fleck. Mais en même temps, Georges Didi-Huberman nuance, me semble-t-il, la notion «d'anachronisme contrôlé» (je souligne) mise en place par Nicole Loraux. D'où le titre de cet exposé: «L'anachronisme pas tout à fait contrôlé»

· d'autre part, comme je l'indiquerai en conclusion, sans m'y attarder, les travaux de Georges Didi-Huberman sur le temps sont repris par différents théoriciens ou critiques littéraires. Georges Didi-Huberman fait donc figure de passeur, et nous invite à penser la question de l'anachronisme, du temps des œuvres, comme une question interdisciplinaire.

Pour plus de simplicité bibliographique je m'appuierai essentiellement sur les pages qui constituent l'«Ouverture» de Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images. L'anachronisme y est problématisé selon deux approches. D'abord, en passant par la notion de montage, il permet de nommer tout à la fois ce que sont et ce que font les images (et Georges Didi-Huberman s'appuie là de façon quasi paradigmatique sur une fresque de Fra Angelico). Ensuite, il donne lieu, en un dialogue avec Nicole Loraux, à une réflexion méthodologique et épistémologique sur la façon dont se constitue le savoir. Entre la présentation de ces deux approches, je dirai quelques mots de la notion de survivance que G. Didi-Huberman développe dans l'Image survivante: histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg. Le plan de l'exposé est donc le suivant:

1 L'anachronisme comme régime des images: Fra Angelico, un artiste à contretemps
2 La notion de survivance
3 L'anachronisme pas tout à fait contrôlé: l'histoire est-elle une science?


1 L'anachronisme comme régime des images: Fra Angelico un artiste à contretemps.


Ce qui motive l'apparition du mot «anachronisme», dans les pages qui nous intéressent, c'est d'abord une «expérience du regard». Sous une fresque bien connue de Fra Angelico, la Madone des Ombres à Florence, Georges Didi-Huberman aperçoit soudain qu'il y a des sortes de «pans étoilés» sertis de cadres en trompe-l'œil. Ces pans étoilés lui posent question: que représentent-ils (à supposer qu'ils représentent quelque chose)? Que signifient-ils? Pourquoi ne sont-ils jamais commentés? Pourquoi les livres d'art les oublient-ils et ne donnent-ils à voir que la scène avec Marie? Appartiennent-ils ou non à l'œuvre?

Or, plus Georges Didi-Huberman s'engage dans les questions que ce pan lui pose, plus il laisse se fissurer l'image d'un Fra Angelico homogène à son temps, à ce qui serait l'esprit de son temps, son Zeitgeist.

En effet, essayer de comprendre les pans de Fra Angelico selon l'esprit de son temps reviendrait «à faire appel à des sources d'époque capables de nous faire accéder à l'outillage mental – technique, esthétique, religieux, etc. – ayant rendu possible ce type de choix pictural», ce que Georges Didi-Huberman appelle l'interprétation «euchronique», comme on parle d'euphonie, de convenance phonique. En l'occurrence cela reviendrait à faire appel à des jugements prononcés par l'humaniste Cristofo Landino, contemporain de Fra Angelico, ou aux théories de Leon Battista Alberti. Or ces deux humanistes relèvent, selon Georges Didi-Huberman, d'une autre culture, d'un autre rapport au latin en particulier. Notamment à cause de leur insistance sur l'«historia», à savoir sur le sujet représenté. Cette vision de la peinture comme historia ou représentation d'un sujet, accréditée par Leon Battista Alberti, ne permet pas de voir et d'interpréter des pans de peinture qui, apparemment, ne représentent rien.

De leur confrontation avec les pans colorés de Fra Angelico, qu'ils semblent ne pas voir, «on retire l'impression que les contemporains, souvent, ne se comprennent pas mieux que des individus séparés dans le temps : l'anachronisme traverse toutes les contemporanéités. La concordance des temps n'existe – presque – pas[1]».

Dès lors, pour interpréter ces pans colorés, pour comprendre leur mode de figurabilité, Didi-Huberman se lance dans une sorte d'archéologie qui croise

· la notion de figura telle qu'elle apparaît dans les écrits dominicains des XIIIe et XIVe siècles
· celle de dissimiltudo qui «constitue l'interprétation spécifique de toute une tradition textuelle …(Denys l'Aréopagite commenté par Albert le Grand ou St Thomas d'Aquin), ainsi que d'une vieille tradition picturale parvenue jusqu'en Italie depuis Byzance (…) via l'art gothique et Giotto lui-même».

Fra Angelico lui apparaît comme un artiste à «contretemps», c'est-à-dire qu'il n'est pas soluble dans ce qui serait le Zeitgeist de son époque, qu'il continue à faire exister un écheveau de traditions que son époque, dans sa majorité, méconnaît. En ce sens Fra Angelico est anachronique. On pourrait croire qu'anachronique, ici, signifie «désuet», mais nous allons voir que ce n'est pas le cas.

Sans entrer dans le détail des notions à la fois théologiques et esthétiques que déploie Georges Didi-Huberman avec la figura et la dissimilitudo, relevons ceci: dans le pan tacheté de Fra Angelico «trois temps au moins – trois temps hétérogènes, donc anachroniques les uns aux autres – se tressent de façon remarquable.» Quels sont-ils?

1. Le cadre en trompe-l'œil qui relèverait d'un mimétisme «moderne» et d'une notion de la prospectiva que l'on peut qualifier, en gros, d'albertienne: «euchronique», donc, à ce XVe siècle florentin de la première Renaissance.
2. La fonction mémorative de la couleur qui relève de la figura (XIIIe et XIVe siècles)
3. La question de la dissimilitudo qui engage toute une réflexion théologique sur la ressemblance à Dieu et sur la possibilité de le représenter et qui remonterait à Denys l'Aéropagite.

Or cet agencement de temps différents au sein d'une même image, cette surdétermination de l'image n'est pas seulement une combinaison de sources. C'est aussi un agencement de temporalités différentes: la vieille tradition de la figura, la plus vieille encore tradition de la dissimilitudo et la question présentée comme plus récente de la prospectiva albertienne. Ce ne sont pas seulement des dates différentes, mais des durées différentes qui co-existent, des âges différents, appartenant à des modes de pensée différents et mis côte à côte. D'où les notions de montage et de mémoire.

L'image, en effet, est dès lors pensée comme une mémoire, c'est-à-dire comme un montage de temps hétéroclites et de registres temporels hétéroclites. Et c'est cette dimension mémorielle, où plusieurs passés se mêlent, qui la voue à un anachronisme interne discordant. D'une certaine manière, l'image est anachronique parce qu'elle n'est même pas sa propre contemporaine: elle transmet un temps mouvant, instable, en combinant plusieurs strates. Si Fra Angelico est anachronique, ce n'est donc pas par désuétude mais parce qu'il expose la coexistence de temps différents, ouverts les uns sur les autres.

Arrêtons-nous un instant sur cette articulation de différentes strates temporelles, au sein d'une même œuvre, et sur le fait que tout dans une œuvre ne s'offre pas au regard avec le même degré de visibilité: par exemple les pans tachetés de Fra Angelico, souvent, ne sont pas vus. Ils n'étaient même pas vus de certains contemporains du peintre, ou aussitôt laissés à une forme de silence, de présence mutique, peu pensée. Comment qualifier cette présence de strates mémorielles qui restent comme en marge de la visibilité autorisée par le Zeitgeist d'une époque, en marge des commentaires majoritaires, et que cultivent pourtant certains artistes, ou certaines pratiques sociales?


2 La notion de «survivance»


Cette présence active (même si méconnue, le plus souvent) d'époques anciennes dans des époques plus récentes, c'est ce que Georges Didi-Huberman développe ailleurs sous le nom de «survivance». Celle-ci rend compte à la fois de phénomènes anthropologiques et artistiques. Georges Didi-Huberman montre alors en quoi la notion de «survivance» problématise celle d'histoire, entendue comme histoire linéaire, chronologique. Selon lui, la notion de survivance «anachronise» l'histoire parce qu'elle donne à penser un «temps impur»:

· elle anachronise le présent en démentant les évidences apparentes du Zeitgeist.
· elle anachronise le passé: le passé qu'elle fait remonter est en effet impur. C'est, par exemple chez Fra Angelico, le Pseudo-Denys l'Aréopagite mais relu par Thomas d'Aquin, mêlé à une tradition byzantine. C'est un écheveau de passés entremêlés.
· enfin elle anachronise le futur: parce que la notion de survivance, d'impureté du temps, rend inextricables les liens du nouveau et de l'ancien, de l'à venir ou du re-venir, de ce qui survient et de ce qui revient, après un temps de latence.</blockquote>

La survivance, en histoire de l'art, permet donc de définir un régime mémoriel, surdéterminé des images. Celles-ci agencent une hétérogénéité de temps qui les dépasse, les voue à une forme d'exubérance:

L'anachronisme serait ainsi, en toute première approximation, la façon temporelle d'exprimer l'exubérance, la complexité, la surdétermination des images[2].

Dès lors on arrive à ce paradoxe pour l'historien: si les images sont mémoriellement surdéterminées, exubérantes, le juste commentaire sera lui-même toujours un peu surinterprétatif. Une première question, évidemment, se pose: jusqu'où peut-on développer la complexité mémorielle d'une image? Jusqu'où peut-on se laisser entraîner par l'anachronisme exubérant des images? Peut-on discriminer de façon définitive, selon un protocole clair et limpide, entre interprétation et surinterprétation? C'est ici que revient, sous son angle méthodologique, la question de l'anachronisme.


3 L'anachronisme pas tout à fait contrôlé


Avant d'y venir tout à fait, rappelons que les survivances sont parfois visibles, plus ou moins répertoriées (l'Antiquité dans la Renaissance), mais qu'elles sont le plus souvent latentes, nichées au cœur de choses apparemment ornementales (les pans de couleur de Fra Angelico), dont la visibilité s'est comme émoussée. D'où un étonnement: comment le critique d'art aperçoit-il, enfin, que quelque chose fait signe depuis ces pans colorés? Comment une survivance émerge-t-elle, sort-elle de sa latence? A quelle occasion une image s'ouvre-t-elle et ouvre-t-elle l'éventail des temps qui l'habitent? A quelle occasion dévoile-t-elle sa dynamique anachronique? C'est ici que joue une méthodologie de l'anachronisme, toute proche de celle que Nicole Loraux appelait de ses vœux, mais légèrement précisée ou décalée.

Les pans colorés de Fra Angelico ne sont apparus à Georges Didi-Huberman qu'à la lumière d'un autre anachronisme. Revenons à l'expression d'«expérience du regard» que nous citions au début de cet exposé et revenons-y avec l'idée que dans une expérience, tout ne se maîtrise pas. En effet, si les pans colorés de Fra Angelico sautent à la vue de Georges Didi-Huberman, c'est à la faveur, explique-t-il, d'une «ressemblance déplacée» et «incongrue»: c'est parce qu'ils ressemblent à des Pollock. C'est une ressemblance déplacée car violemment anachronique, qui permet à Georges Didi-Huberman de voir ces pans colorés, puis de les interroger, de s'engager dans le montage mémoriel qu'ils donnent à voir. La culture de l'historien joue à plein: une ressemblance anachronique, un rapprochement incongru, mais qui opère de façon très rapide, un peu comme un mot d'esprit, fait soudain voir quelque chose du passé qui jusque-là avait été méconnu. La ressemblance anachronique, dans la mesure où elle n'est pas maîtrisée, fait surgir des pans de passé. Pour autant les mots de Georges Didi-Huberman sont apparemment très durs pour qualifier cette ressemblance: à «déplacée», «incongrue», il faut encore ajouter «aberrant» et «monstrueux».

De fait, il ne s'agit pas de rationnaliser l'anachronisme Pollock-Fra Angelico, ni de se livrer à un exercice d' «anachronisme contrôlé» qui irait de l'un à l'autre et vice-versa pour mettre à jour le fil latent d'une possible transmission. Ici au contraire, ce qui importe, du point de vue d'une théorie de la méthode, c'est de ne pas minorer le caractère aberrant, surprenant, non maîtrisé de l'anachronisme interprétatif.

Quelles réflexions suscite donc chez Georges Didi-Huberman la proposition méthodologique de «l'anachronisme contrôlé», entendu comme va-et-vient entre des époques différentes, permettant d'éclairer des pans méconnus aussi bien dans le passé que dans le présent?

1. Tout d'abord un éloge évident

2. Ensuite le relevé d'une aporie

En effet, relève Georges Didi-Huberman, si tout le monde, dans le sillage de Nicole Loraux, semble d'accord pour dire que l'anachronisme, pour être méthodologiquement fécond, doit être contrôlé, il apparaît cependant impossible de déterminer les procédures d'un tel contrôle. La question des limites reste irrésolue: jusqu'où se fier à des ressemblances déplacées pour éclairer des pans de passé? Comment distinguer de façon claire et distincte entre interprétation et surinterprétation, voire délire interprétatif? Ici se trouverait une aporie: «la difficulté méthodologique ne semble pas pouvoir (…) se résoudre à l'intérieur d'elle-même, par exemple sous la forme d'un régime de choses à faire ou ne pas faire pour garder le bon anachronisme et rejeter le mauvais.[3]».

Dès lors, Georges Didi-Huberman propose de s'en remettre au tact de l'historien: la bonne gestion de l'anachronisme relèverait du tact et non du protocole établi.

L'idée peut paraitre décevante, le tact apparaitre comme une catégorie fourre-tout, de l'ordre du goût. Cependant: ne pas refermer la question du risque que l'anachronisme fait encourir à l'historien, c'est aussi se permettre de retourner la question, voire la suspicion, de la retourner à son envoyeur et d' interroger l'histoire comme science.

3. L'histoire est-elle une science?

La question que l'anachronisme pose à l'historien est moins méthodologique que philosophique. L'impossibilité de contrôler l'anachronisme témoignerait de l'impossibilité de continuer à penser l'histoire sur le mode de la «science exacte».

À la lumière de l'anachronisme, de l'exubérance temporelle des images, le passé ne peut plus être considéré comme une «chose exacte» (on l'a vu traversé de survivances, de rythmes différentiels, porteur d'une mémoire et d'agencements temporels qui l'excèdent). Il relève davantage d'une «mémoire, soit d'un agencement impur, d'un montage non "historique" du temps»; de même l'histoire ne peut être considérée comme une science mais relève d'une «poétique, soit d'un agencement impur, d'un montage non "scientifique" du savoir.»

On comprend dès lors que Georges Didi-Huberman tienne à la part d'aberration qu'il y a dans l'anachronisme Pollock-Fra Angelico, aussi révélateur soit-il, qu'il refuse ici d'adoucir le caractère non maîtrisé, inquiétant, jamais tout à fait contrôlé de l'anachronisme, de le laver de toute impureté ou de tout soupçon. Cela lui permet de retourner ce soupçon, de critiquer la notion d'histoire scientifique et de défendre une conception du métier d'historien fondée sur l'absence de garantie extérieure. Il y va de toute une conception de la pratique historienne comme poétique à entendre ici au sens le plus concret de fabrique artisanale, avec ses montages plus ou moins heureux, ses essais, ses exigences de tact. Il y va aussi plus fondamentalement de la distinction entre science et savoir, ce dernier se constituant, notamment, grâce à des moments d'aberration, de rapprochements intempestifs mais éclairants.

Qu'est-ce qu'un savoir non scientifique? Dans une discipline universitaire comme l'histoire de l'art quels sont ses modes de validation, d'accréditation? Quelle communauté de chercheurs constitue-t-il?

Nous laisserons ici ces questions ouvertes et donnerons en guise de conclusion quelques pistes sur les rapports entre les travaux de Georges Didi-Huberman et les disciplines littéraires. Mis à part le livre coordonné par Laurent Zimmerman, cité à la fin, ces indications bibliogaphiques portent sur la façon dont les œuvres littéraires durent dans le temps.


Conclusion


· La notion de survivance, dans la mesure où elle se distingue de celle de source, peut être une piste intéressante pour étudier les rapports entre un texte ancien et ses réécritures, traductions ou éditions contemporaines. A quel temps, en effet, appartiennent les traductions contemporaines d'un texte antique? Entre tradition philologique, souvenir de traductions précédentes, quelles strates de mémoire déploient-elles? Les survivances contemporaines de textes éloignés dans le temps ne sont-elles pas le lieu, aussi, d'une exubérance temporelle?

· Les jeux de la mémoire et de l'oubli. Ils invitent à penser une mémoire en mouvement, en constant remodelage et interrogent bien sûr les modalités d'écriture de l'histoire littéraire.
Dans une tonalité parfois très proche, voir le livre de Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Paris, Nathan, coll. «Le texte à l'œuvre», 1992. Celle-ci ne reprend pas les travaux de Georges Didi-Huberman mais explore dans le domaine littéraire des problématiques très proches. En particulier, Judith Schlanger a des pages sur la mémoire et l'oubli comme visibilité et invisibilité et pose la question suivante: à quelles conditions une forme devient ou redevient-elle visible?
Notons aussi une remarque de Marc Escola faite après cet exposé: l'exubérance temporelle des œuvres explique aussi le fait que tout, dans une œuvre, ne vieillisse pas au même rythme.
Pour un point possible sur la façon dont les travaux de Georges Didi-Huberman, notamment, invitent à problématiser et remotiver l'écriture de l'histoire littéraire, voir Raphaëlle Guidée, «Anachronisme des oeuvres d'art et temps de la littérature (ou comment l'histoire de l'art vint au secours de l'histoire littéraire)», LHT 8, Le partage des disciplines.

· L'exubérance temporelle des images – et des œuvres – est aussi, bien sûr, ce qui ouvre leur avenir et le nôtre. Pour une articulation entre mémoire et avenir, voir l'ouvrage coordonné par Jacques Neefs: Le Temps des oeuvres. Mémoire et préfiguration, Presses universitaires de Vincennes, coll. «Culture et société», 2001 (compte rendu dans Acta fabula: L'histoire littéraire revisitée: la mémoire des lettres, par Jean-Louis Jeannelle). On y trouve notamment un article de J. Schlanger et un autre de Georges Didi-Huberman qui est une première version de l'introduction à Devant le temps. Voir aussi le livre de Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Paradoxe», 2009.

· Enfin, le livre coordonné par Laurent Zimmermann, Penser par les images. Autour des travaux de Georges Didi-Huberman (Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2006), propose un regroupement d'articles de théoriciens et critiques qui lisent avec Georges Didi-Huberman. L'un de ses intérêts est que Georges Didi-Huberman n'y est pas seulement convoqué pour penser des rapports entre des œuvres différentes, mais aussi pour éclairer la singularité de quelques œuvres.


Claire Paulian


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Extraits de Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Critique», 2000:

«On retire l'impression que les contemporains, souvent, ne se comprennent pas mieux que des individus séparés dans le temps: l'anachronisme traverse toutes les contemporanéités. La concordance des temps n'existe – presque – pas» (p. 15)

« L'anachronisme serait ainsi, en toute première approximation, la façon temporelle d'exprimer l'exubérance, la complexité, la surdétermination des images.» (p. 16)

«Dans le seul exemple du pan tacheté de Fra Angelico, trois temps au moins – trois temps hétérogènes, donc anachroniques les uns aux autres – se tressent de façon remarquable. (…) Nous voici bien devant le pan comme devant un objet de temps complexe, de temps impur: un extraordinaire montage de temps hétérogènes formant anachronismes. Dans la dynamique et dans la complexité de ce montage, des notions historiques aussi fondamentales que celles de «style» ou d'«époque» s'avèrent tout à coup d'une dangereuse plasticité (dangereuse seulement pour celui qui voudrait que toute chose soit à sa place une fois pour toutes à la même époque: figure, assez commune du reste, de celui que je nommerai l'«historien phobique du temps»). Poser la question de l'anachronisme, c'est donc interroger cette plasticité fondamentale et, avec elle, le mélange, si difficile à analyser, des différentiels de temps à l'œuvre dans chaque image.» (p. 16-17)

«L'art de Pollock, c'est l'évidence, ne peut servir d'interprétant adéquat aux taches de Fra Angelico. Mais l'historien ne s'en sort pas à si bon compte, car subsiste le paradoxe, le malaise dans la méthode: c'est que l'émergence de l'objet historique comme tel n'aura pas été le fruit d'une démarche historique standard – factuelle, contextuelle ou euchronique –, mais d'un moment anachronique presque aberrant, quelque chose comme un symptôme dans le savoir historien. C'est la violence même et l'incongruité, c'est la différence même et l'invérificabilité qui auront, de fait, provoqué comme une levée de la censure, l'émergence d'un nouvel objet à voir et, au-delà, la constitution d'un nouveau problème pour l'histoire de l'art.(…) L'anachronisme, dès lors, pourrait ne pas être réduit à cet horrible péché qu'y voit spontanément tout historien patenté. Il pourrait être pensé comme un moment, comme un battement rythmique de la méthode, fût-il son moment de syncope.» (p. 21-22)

«Si l'histoire des images est une histoire d'objets surdéterminés, alors il faut accepter – mais jusqu'où? comment? toute la question est là – qu'à ces objets surdéterminés corresponde un savoir surinterprétatif. Le versant temporel de cette hypothèse pourrait être ainsi formulé: l'histoire des images est une histoire d'objets temporellement impurs, complexes, surdéterminés. C'est donc une histoire d'objets polychroniques, d'objets hétérochroniques ou anachroniques. N'est-ce pas dire, déjà, que l'histoire de l'art est elle-même une discipline anachronique, pour le pire mais aussi pour le meilleur?» (p. 22)

«Le travail théorique n'a pas pour fonction première, comme on le croit trop souvent, de se poser en axiomatique: c'est-à-dire de fonder en droit les conditions générales d'une pratique. Il a d'abord pour enjeu – dans les disciplines historiques tout au moins – de réfléchir sur les aspects heuristiques de l'expérience: c'est-à-dire mettre en doute les «évidences de la méthode» lorsque se multiplient les exceptions, les «symptômes», les cas qui devraient être illégitimes et qui, cependant, se sont démontrés féconds.» (p. 23)

«Tel est donc le paradoxe: on dit que faire de l'histoire, c'est ne pas faire d'anachronisme; mais on dit aussi que remonter vers le passé ne se fait qu'avec le présent de nos actes de connaissance. (…) Quelle attitude adopter devant ce paradoxe? Demeurer muet, se laisser aller à quelques anachronismes masqués tout en criant haut et fort que seul l'ennemi théorique s'en est rendu coupable? (…) À l'autre bout du spectre, quelques provocateurs revendiqueront l'anachronisme au nom d'une «histoire ludique» ou «expérimentale» qui prendrait la liberté de décaler le calendrier de quelques années (…). Ou bien, dans la droite ligne des «précautions» et des «prescriptions» souhaitées par Lucien Febvre, on cherchera à distinguer dans l'anachronisme – véritable pharmakon de l'histoire – ce qui est bon et ce qui est mauvais: l'anachronisme-poison contre quoi se protéger et l'anachronisme-remède à prescrire. (…) Mais comment assumer ce paradoxe? En l'abordant comme un risque nécessaire à l'activité même de l'historien, c'est-à-dire à la découverte et à la constitution des objets de son savoir.» (p. 31-32)

À propos de Nicole Loraux:
« Voilà donc proposée une «levée du tabou historien de l'anachronisme» et, par conséquent, une porte ouverte à «sa pratique contrôlée». Audace cohérente. Mais audace difficile à légiférer – faire de l'histoire, serait-ce donc une question de tact? (…) L'extrême difficulté où se trouve l'historien pour défini dans l'usage de ses modèles de temps les «précautions», les «prescriptions» ou les «contrôles» à adopter, cette difficulté n'est pas seulement d'ordre méthodologique. (…) Ou plutôt la difficulté méthodologique ne semble pas pouvoir (…) se résoudre à l'intérieur d'elle-même, par exemple sous la forme d'un régime de choses à faire ou ne pas faire pour garder le bon anachronisme et rejeter le mauvais.«C'est l'idée même de l'anachronisme comme erreur sur le temps qui doit être déconstruite», écrit J. Rancière: façon de dire que le problème est, avant tout, d'ordre philosophique.» (p. 34)



[1] Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Critique», 2000, p. 15.

[2] Ibid., p. 16.

[3] Ibid., p. 34.



Claire Paulian

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h06.