Essai
Nouvelle parution
G. Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L'Oeil de l'histoire, 2

G. Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L'Oeil de l'histoire, 2

Publié le par Matthieu Vernet

Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L'Oeil de l'histoire, 2

Paris : Editions de Minuit, coll. "Paradoxe", 2010.

EAN 9782707321367

272 p.

Prix 22,50EUR

Présentation de l'éditeur :

Quel est le rôle des images dans la lisibilité de l'histoire ? C'est la question reposée dans ce livre. Là où Images malgré tout tentait de donner à comprendre quelques images-témoignages produites depuis l'« oeil du cyclone » lui-même - le camp d'Auschwitz en pleine activité de destruction – cet essai traite, en quelque sorte, des images après coup et, donc, de la mémoire visuelle du désastre.
Une première étude s'attache à reconstituer les conditions de visibilité et de lisibilité – concurrentes ou concomitantes – au moment de l'ouverture des camps nazis. Elle se focalise sur les images filmées par Samuel Fuller en 1945 au camp de Falkenau et sur la tentative, une quarantaine d'années plus tard, pour en faire un montage doué de sens, une « brève leçon d'humanité ».
Une seconde étude retrace les différentes procédures par lesquelles le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki revisite – et remonte – certains documents de la violence politique. On découvre alors ce que c'est, aujourd'hui, qu'une possible restitution de l'histoire dans le travail des images. Deux essais plus brefs évoquent successivement l'activité photographique d'Agustí Centelles au camp de Bram en 1939 (ou comment un prisonnier regarde les autres prisonniers) et le questionnement actuel de Christian Boltanski sur l'image en tant que reconnaissance, transmission et oeuvre de dignité.

Table des matières : 

I
OUVRIR LES CAMPS, FERMER LES YEUX :
IMAGE, HISTOIRE, LISIBILITÉ

Image et lisibilité de l'histoire. Mémoire saturée, mémoire menacée : comment rendre lisible le ça d'Auschwitz ? Lisibilité et visibilité selon Walter Benjamin : « reprendre dans l'histoire le principe du montage ». L'image comme singularité, « point critique » d'où se construit la connaissance historique. Éclair (fragilité de l'apparition) et constellation (surdétermination du phénomène).

La preuve : ouvrir les yeux sur l'état des lieux. Ouvrir les camps : l'Armée rouge à Majdanek et à Auschwitz, les premières images filmées par Roman Karmen. L'« épiphanie négative » des camps : une visibilité sans lisibilité. Du constat (état des lieux) au contrat : l'image manipulée. Visée juridique des images militaires au procès de Nuremberg : preuves à charge ou pièces à conviction.

L'épreuve : ouvrir les yeux sur l'état du temps. L'état des lieux et sa limite : une temporalité intenable, décalée de l'expérience qu'elle documente. Rendre lisible l'état du temps : faire surgir le « point critique » par-delà la légende, recontextualiser les images dans un montage autre. Primo Levi, du Rapport sur Auschwitz au récit de l'ouverture du camp dans Si c'est un homme. Robert Antelme et l'épreuve de l'illisibilité.

L'indignation : ouvrir les yeux des meurtriers. Samuel Fuller au camp de Falkenau, 7-8 mai 1945. Du témoin oculaire (eye-witness) à l'« ouvreur d'yeux » (eye-opener). L'impossible du camp au-delà de l'effrayant. L'indignation des soldats face à l'indignité des bourgeois de Falkenau. Imposer un geste digne : rituel de mort accompagné de son témoignage visuel. Le film muet de Samuel Fuller. Dialectiser pour rendre lisible.

La dignité : fermer les yeux des morts. Samuel Fuller dans le film d'Emil Weiss Falkenau, vision de l'impossible (1988). Il n'y a pas d'imago qui vaille sans dignitas. Les paroles de Fuller comme éloge funèbre et construction de savoir. Cinq « faits de lisibilité » mettant en question l'auteur, la preuve, l'« atmosphère », les visages, la dignité. « Une brève leçon d'humanité en vingt et une minutes ».

Histoire et lisibilité de l'image. Pédagogie de Samuel Fuller : le motif de l'enfance. L'« innocence du regard » selon Serge Daney : porter le regard avant de trouver le point de vue, filmer « sans penser à mal » avant de penser le mal, marcher dans le camp avant de s'asseoir à la table de montage. Réponse à Hubert Damisch sur les « problèmes d'image ». Fuller et Welles. « On est prié de fermer les yeux » : fermer les yeux des morts pour garder nos yeux ouverts sur leur mort. L'histoire comme déposition. Où cesse la survie et où commence la survivance.

II
OUVRIR LES TEMPS, ARMER LES YEUX :
MONTAGE, HISTOIRE, RESTITUTION

Pourfendre (la violence du monde).
L'image comme objet de regards, de gestes et de pensées à la fois. Le poing levé de Harun Farocki : pensée élevée à la hauteur d'une colère. Feu inextinguible : le poing sur la table et la brûlure de cigarette. Farocki vs Chris Burden. La Dialectique de la Raison. Pourquoi la production des images participe-t-elle de la destruction des êtres humains ? Images militaires et de surveillance. Abstraction et liquidation. Critique de la violence. L'image comme objet technique, historique et juridique à la fois.

Réapprendre (tous azimuts). Le film en tant qu'essai : un montage où les choses exposent leurs conflits. L'essai comme forme selon Adorno. Une lisibilité sans dictionnaire. Exégèse, critique, interprétation. Le « moment de la chose inextinguible ». Modestie, exigence, objection : une méthode impure et dialectique. Revoir, relire, remonter, réapprendre. Histoire anonyme (Giedion), machines de vision (Virilio), guerre des images (Kittler), déraison technique (Flusser). Désarmer et réarmer les yeux.

Reprendre (par la main). De l'archive à l'atlas. Le principe de Warburg : singularité du document et constellation du montage. Sursis : les images de Westerbork remontées par Farocki. Travail de lisibilité et travail de visibilité. Éthique du montage : « Comment montrer des victimes ? » Une pédagogie contre la « rééducation » par l'image. Offrir, ouvrir, prendre position. Farocki avec Vertov et Brecht : l'auteur comme producteur. Quand « le travail lui-même prend la parole ». Épique, dialectique, expérimental. Le spectateur émancipé.

Refendre (par le montage). Refendre : prendre position, ouvrir le visible. Images du monde et inscription de la guerre : des Lumières de la raison à la reconnaissance aérienne (Aufklärung) d'Auschwitz et à la barbarie documentée dans l'Album d'Auschwitz. Renverser les points de vue. De l'incomparable à la comparaison. Temps remonté : temps exposé selon une double optique. Table de montage, dialectique et refus de conclure. La comparaison comme exposition des complexités, images contre images. Installation, connaissance en partage.

Rendre (à qui de droit). À qui sont les images ? Droit privé ou droit public. Comment Farocki restitue à tous ce qu'il prend à certains. Ni détournement, ni appropriation stylistique à la Warhol. La restitution selon Derrida. Générosité : le comble. Modestie : les images comme bien commun. Respecter, profaner. Farocki dans les mondes de l'art. Au-delà d'Adorno. Le modèle Bresson. Farocki-Godard : qu'est-ce qu'un montage restitue de ce qu'il donne à voir ? Style ou clarté, art ou images, Malraux ou Warburg.

Comprendre (la souffrance du monde). Comprendre par les sens (proximité) et comprendre le sens (distance). Passibilité et lisibilité. Bilderschatz, ou le Bilderatlas comme Leidschatz : Farocki avec Warburg et Blumenberg. Geste, cinéma, politique. Comprendre la souffrance dans nos « machines de guerre ». Éloge de la troisième personne : « L'émotion ne dit pas “je” ». La forme de l'essai, ou le moment de l'expression dans la pensée. Adorno et Kracauer. Comprendre et souffrir. Vers une « phénoménologie des petites images ».

Appendice 1
QUAND L'HUMILIÉ REGARDE L'HUMILIÉ

Quand l'humilié parvient à regarder malgré tout : Agustí Centelles au camp de Bram, 1939. Survie des images et revendication généalogique. Image et dignité. — Quand l'humilié qui regarde partage avec l'humilié regardé la même expérience : regarder et subir. État des lieux, états du sujet. Quand le hors-champ des images de camp est encore le camp. Regard impliqué, regard ouvrant le champ. — Quand le travail de l'humiliation est rendu visible : documents de la vie nue. Cercle de l'humiliation, cercle de la merde et cercle de la mort. La destruction de chacun et la reconstruction du semblable. — Quand le regard met en oeuvre un travail contre l'humiliation : la « rébellion permanente », le silence des dix-sept mille hommes ensemble. De l'expérience subie à l'expérience acquise : actes de savoir, actes politiques. Formes librement produites : objets, jeux, gestes.

Appendice 2
GRAND JOUJOU MORTEL

« C'est de la cendre, on en rit » : Christian Boltanski ou l'enfant gris. Être né en 1944 : sombrer ou jouer. L'artiste, déjà-mort et toujours-marmot. — Tas de vêtements et mâchoire de fer. Consécration et profanation. Personnes : la compossibilité de chacun et de tout le monde. Être « exemplaire » : dignité avec humilité. La question du semblable. L'oeuvre reconnaît et respecte les gens du commun, non le contraire. L'artiste parle de nous et non de lui. — Marcel Proust : l'émiettement du temps subi et son remontage. On ne joue plus. Un gigantesque joujou. « Nous sommes un puzzle de morts ». — Morale du joujou : jeu, guerre, art selon Baudelaire. Joujou du riche et joujou du pauvre : artiste consacré vs artiste enjoué. Gratuité et gravité du jeu. Transmettre par le jeu et par l'image. Anachronisme et généalogie. La dignité des disparus comme objet de l'image.