
Comment entendre la parole de l’autre ? Comment la faire entendre ? L’anthropologie, en France, ne s’est pas construite dans un dialogue avec la parole « indigène ». Elle a réifié un discours, certes suscité et recueilli, mais réduit à la fonction de document à compléter (il est source) ou à interpréter (il est signe). Catégorie coloniale ou notion théorique, l’« indigène » est dans tous les cas objet de discours et non sujet d’énonciation.
À travers une histoire de la discipline en France et au prisme d’une comparaison avec les États-Unis, Vincent Debaene se penche sur les ambivalences des discours qui prétendent accueillir ou étudier la parole de l’autre. Il scrute l’héritage colonial de l’anthropologie et les possibilités de s’en déprendre. Sur la base d’un corpus de textes africains et malgaches, jadis désigné comme « littérature indigène d’expression française », il montre comment s’est instituée une hiérarchie entre écriture dominée et lecture dominante. Il montre surtout comment des auteurs ont, bien avant les indépendances, inventé des formes, littéraires et savantes, pour forcer la possibilité d’un dialogue et faire entendre leurs voix.
Ce livre retrace l’histoire de ces tentatives. Mais il interroge également la position de l’historien, du sociologue ou du critique qui s’en emparent, car eux aussi, à leur façon, transforment les discours en sources et en signes. Comment s’assurer de ne pas reproduire la condescendance coloniale dans la ressaisie de ces écrits ? Peut-on les envisager non pas seulement comme des documents au service d’une histoire à écrire mais comme des adresses, qui déplacent le projet savant lui-même ?
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Sommaire
Avant-propos - Anthropologie et littérature, Paris-New York - Deux points de vue sur le point de vue
Introduction
Première partie - Ethnologie indigène et littérature
I - L’impossible ethnographe indigène
Les « études indigènes »
Anonymat et signature
Parrains et patrons
Des auxiliaires sans feu ni lieu
« On ne peut pas être à la fois à l’école et au bois sacré »
II - L’invention de l’informateur
Gigognes et palimpsestes
La source et le signe
III - De l’ethnographie à la littérature ?
L’injonction ethnographique : la fabrique de l’auteur
Auctorialité, subjectivation, littérature
Une littérature disciplinée
La Renaissance « sous les tropiques »
Deuxième partie - Écrire en pays dominé, lire en pays dominant
IV - Sciences sociales, point de vue indigène et histoire de la littérature
Écrire l’histoire de la « littérature indigène d’expression française »
Point de vue indigène et colonialité
Une littérature aliénée ?
Paul Hazoumé et Fily Dabo Sissoko
V - Lire Doguicimi ?
Doguicimi : présentation
Doguicimi, roman historique
Une anti-épopée
Lisibilité de Doguicimi
VI - Les Caractères ou mœurs de ce siècle, par Fily Dabo Sissoko
Crayons et Portraits : présentation
Caractères, portraits, types
Contre « l’hybridation intellectuelle »
Littérature moraliste et situation coloniale
La Troisième République des lettres « sous les tropiques »
VII - À l’entre-deux des langues - Lire la poésie de Jean-Joseph Rabearivelo
Lire la « littérature indigène d’expression française »
Influences et imitation, marges et centre
Aristocratisme et aliénation : lecture sémiotique et lecture indexicale
De la traduction à la poésie bilangue
Traduire la traduction
VIII - Collecte ethnographique et renaissance poétique - Vers la négritude
Senghor, le bon élève ?
L’œil monocorde : « français d’Afrique » et poésie
De la grammaire à l’ethnographie
Retour au pays natal et « veillées noires »
Conclusion - Le prix de l’objectivation
Bibliographie.