
Chez Baudelaire, le théâtre est une passion de jeunesse. Avec ses camarades de la pension Bailly - Prarond, Champfleury, Le Vavasseur, Buisson - il applaudit les pièces de Victor Hugo à l’Odéon ou à la Porte-Saint Martin. Il assiste ensuite au déclin du théâtre romantique face au néoclassicisme de Ponsard. Mais sous le Second Empire, la scène se renouvelle, les genres se multiplient et le poète des Fleurs du mal tente sa chance dans le drame.
Criblé de dettes, hostile aux complaisances du monde théâtral, Baudelaire doit cependant s’adapter à ses règles et impératifs financiers. Ayant compris le système, il esquisse des plans (« L’Ivrogne », « La Fin de Don Juan ») et des scènes dialoguées (« Idéolus », « Le Marquis du Ier housards ») dans le seul but d’obtenir une avance sur recettes confortable. Mais d’emblée les directeurs de théâtre, Hippolyte Hostein (la Gaîté) ou Marc Fournier (la Porte-Saint-Martin), doutent de ses projets d’écriture pour la scène. Ses ébauches interrogent, effraient même, plus qu’elles ne séduisent. Dans une lettre de novembre 1854, Hostein rappelle à Baudelaire, non sans condescendance, qu’il lui faut présenter des pièces dans le genre « Pixerécourt » (roi du mélodrame dans la première moitié du XIXe siècle) pour satisfaire son « public d’écoliers » et non de « professeurs » - les pièces dites « progressives » ne rapportant pas un sou.
C’est que Baudelaire, dans cette turbulente et néanmoins exceptionnelle décennie littéraire (1850-1860), veut repenser le théâtre comme il a repensé la poésie. Loin des acteurs cabots, des directeurs serviles et cupides, il le rêve magique, doté d’une symbolique héritée du théâtre antique avec masques, porte-voix et patins[1], sous l’œil apollinien du lustre et - ironie, ambiguïté ou mépris des genres - asexué. S’il annonce le « neutre féminin masculin » du Théâtre de Séraphin (1946) d’un certain Antonin Artaud, il cherche d’abord à décrire la mécanique visuelle et sonore d’un nouveau langage, non textuel, ancêtre du « langage par signes[2] » de ce même Artaud : une théâtralité réinventée dans une forêt de symboles.
En attendant, Baudelaire s’efforce de captiver l’attention de comédiens connus (Tisserant, Rouvière). Il se démarque cependant, en initiant une thématique de la cruauté où son héros, esclave de l’hubris (démesure) et d’une passion personnelle (la femme, le vin…), prémédite et commet l’irréparable, obligeant le spectateur à vivre sa damnation sur terre par procuration. Dans ‘‘Le Théâtre de Séraphin’’ (« Paradis artificiels »), Baudelaire résumera ainsi sa pensée pascalienne à propos de l’oisif hanté par le mal : « Il a voulu faire l’ange, il est devenu une bête. » Mais son rêve de spectacle mythique, transformant le spectateur profane en initié via la scène, miroir de son âme, fait long feu.
L’idée de Baudelaire, dans une société matérialiste obsédée par la spéculation et le gain, n’avait en effet pas l’ombre d’une chance : une lutte à mort entre Dieu et Satan, perdue d’avance pour son héros prométhéen et, in fine, foudroyé. Dans l’absolu baudelairien, la magie des symboles et du lustre devait abolir la frontière entre la scène et la salle, afin que l’identification du spectateur au héros confine au vertige. « Nous sommes damnés, mais cette damnation est parfois synonyme d’ivresse », semble nous dire l’auteur, de plus en plus isolé entre vaudeville, opérette et mélodrame. En 1864, il s’exilera en Belgique pour vivre de conférences (sans succès), totalement dégoûté de la vie artistique parisienne.
Publié quatre-vingts ans plus tard, Le théâtre de Séraphin d’Antonin Artaud transpose les correspondances baudelairiennes du théâtre et du rêve dans un langage contemporain, celui du corps, articulé sur le souffle et le cri : « Et ce double est plus qu’un écho, il est le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret. […] Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier. […] Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré. »
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[1] Charles BAUDELAIRE : Œuvres complètes, « Mon cœur mis à nu », ‘‘Mes opinions sur le théâtre’’, Gallimard, coll. de La Pléiade, 1987, p. 682.
[2] Antonin ARTAUD : Le Théâtre et son double, Gallimard, 1985, p. 169.