
Remy de Gourmont
Avant l’Orage. Les idées du jour (juin 1911-août 1914)
Édition de Christian Buat
Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de littérature du XXe siècle », n° 53, 2025.
Avant l’Orage réunit les articles parus dans La France (juin 1911-août 1914) sous la rubrique « Les idées du jour ». Si Gourmont commente l’actualité de son temps, qui préfigure souvent la nôtre, car « le passé est un grand trésor de nouveautés », ces épilogues ressortissent aussi au journal intime.
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Extrait
Extrait
LE TÉLÉPHONE [PC] (28 juin 1911)
J’ai été bien aise d’apprendre qu’à Londres, non plus, le téléphone ne marche pas très bien. On a même exposé, là-bas, derrière une vitrine, la statue symbolique de « Saint Abonné martyr ». Cependant qu’il attend avec patience la communication qui ne vient pas, des champignons ont poussé dans ses cheveux, des araignées ont tissé des toiles à ses oreilles. Mais il est anglais, donc digne et calme, et persuadé que si le téléphone anglais ne va pas, il va encore mieux que dans n’importe quel autre pays. Comme le Français est loin d’un tel orgueil ! Pour lui, c’est tout le contraire. Le téléphone, la poste, le chemin de fer, la voirie, qui fonctionnent très mal en France, fonctionnent très bien à l’étranger. Et non seulement, il le pense, mais il le dit tout haut. Pour lui, sans qu’il en ait d’ailleurs aucune preuve, c’est l’évidence même. « D’ailleurs, ajoute-t-il, les étrangers ne se plaignent pas… c’est donc qu’ils n’ont pas à se plaindre. Voudriez-vous nous faire croire qu’ils supporteraient mieux que nous le détraquement des services ? » D’abord, nous ne savons pas si les étrangers ne se plaignent pas, mais, je le reconnais, ils le font du moins avec une certaine discrétion et ne sont pas toujours à clamer comme nous que leur capitale est la plus mal servie du monde et la plus malpropre.
L’intérêt, aussi bien que l’orgueil, les détournent de ces lamentations bruyantes et un peu enfantines. Le voyageur qui se propose de venir chez nous, s’il lit d’abord quelques journaux français, recule effrayé. Après réflexion, toutefois, il tente l’aventure, il arrive, il regarde – et ne comprend pas. Il lui faut longtemps pour découvrir que le Français, trop gâté, est une sorte d’animal qui a acquis, au cours de sa civilisation, un goût étrange de la perfection. Le moindre grincement de la mécanique le trouble et lui fait perdre la tête. Aussi, quoique optimiste au fond de l’âme, ne paraît-il jamais content. Ce n’est qu’une apparence. Quand il a bien crié, il se retrouve le meilleur homme du monde, et le plus heureux.
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Existe également en version reliée - EAN 9782406178521 - au prix de 116 EUR.