Essai
Nouvelle parution
Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières

Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières

Publié le par Marc Escola (Source : Karin Ueltschi)

Cet ouvrage parle de l'histoire d'une hésitation parfois tragique - depuis les ponts du diable aux bûchers - concernant la frontière entre nature et surnature, entre science et magie, entre licite et illicite, possible et impossible.

L’attitude d’une époque face au savoir est un puissant révélateur de ce qui la caractérise en profondeur. Au Moyen Âge, l’interrogation portant sur les limites du savoir humain connaît un apogée singulier : bien des savants sont alors soupçonnés d’être en réalité des magiciens, tandis que bon nombre de femmes sages – encore simple synonyme de « savant » – se métamorphosent en enchanteresses. C’est que la polarisation tranchée permettant de séparer culture cléricale et techniques empiriques connaît une remise en question, la spéculation théorique de certains universitaires venant occasionnellement se frotter aux spécialisations des illettrés, artisans, paysans, femmes, et à ces connaissances pratiques qui ont traversé les siècles à l’abri des étables, des champs, des ateliers et surtout des chambres des dames : c’est là que sont conservés les secrets ultimes de la vie et de la mort, la science par excellence, réalité toujours inscrite dans l’appellation sages-femmes. 

Pendant cette longue ère de gestation du monde moderne, ni les pratiques magiques, ni les conquêtes scientifiques n’échapperont à la suspicion : c’est qu’on les distingue mal. Les fractures sociales jouent également un rôle important dans ces scissions culturelles : une jeune fille bien née aura infiniment plus de chances d’accéder aux lettres que le pauvre fils de paysan d’une contrée isolée. Ainsi donc, une hésitation véritablement fantastique interroge la frontière précise qui sépare science et magie, technique et sorcellerie, ainsi que les limites du savoir humain. L’impossibilité de séparer le naturel et du surnaturel, de distinguer le possible de l’impossible a écrit l’une des plus belles histoires de l’humanité, bien terrifiante aussi car elle se termine parfois sur le bûcher. Mais ce ne sont pas tant des hommes-magiciens ou des femmes-sorcières que l’on brûle alors, que leur science : le feu s’embrase sur l’irrésolution concernant la nature licite ou illicite des savoirs dans l’agonie d’un vieux monde, celui de la pensée analogique, et les douleurs d’un nouveau encore à naître, et qui sera fondé sur la raison mathématique. Le XVIe siècle marque le début de la rupture épistémologique qui aboutira peu à peu à la définition d’une nomenclature, puis à une classification des disciplines. Mais les convulsions qui jalonnent l’histoire des sciences disent assez l’âpre confrontation entre deux conceptions du savoir qui mettront beaucoup de temps à conclure une trêve sans jamais complètement se réconcilier. Aujourd’hui encore, derrière chaque savant peut toujours se tapir un mage, ou une femme-qui-sait.

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