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Bibliographie et histoire littéraire (revue Romantisme, 2025-1)

Bibliographie et histoire littéraire (revue Romantisme, 2025-1)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Elsa Courant (CNRS / CELLF))

Numéro thématique pour la revue Romantisme (2025/01)« Bibliographie et histoire littéraire » coord. Elsa Courant

 

En 1796, le jurisconsulte Armand-Gaston Camus présente à l’Institut National un nouveau mémoire sur la bibliographie, dont il s’efforce de donner une définition pratique :

« J’imagine que le premier besoin d’un homme qui veut faire usage d’une bibliothèque est de connaître les livres, de savoir lesquels appartiennent à la matière qu’il se propose d’étudier, l’utilité qu’il peut en tirer et les différences des éditions placées à sa portée. La bibliographie ou connaissance des livres doit donc se trouver à l’entrée et, pour ainsi dire, au vestibule d’une bibliothèque. C’est un préliminaire indispensable pour faire usage d’une bibliothèque quelle qu’elle soit[i]. »

Préalable méthodologique à toute étude documentée, la bibliographie pourrait alors emprunter deux voies distinctes : tantôt elle s’attacherait à la description matérielle et technique des livres ; tantôt elle contribuerait à déterminer ceux qui sont les plus utiles, ou de qualité. Aussi le bibliographe se trouverait-il dans une posture d’administrateur des lettres, mais aussi de critique, voire de censeur. 

Cette ambiguïté reflète bien la grande diversité des pratiques rassemblées sous le nom de bibliographie au XIXe siècle, qui peuvent prendre l’aspect d’un inventaire administratif, ou celui d’un commentaire critique développé, en particulier lorsqu’elles traitent des œuvres littéraires. De ce fait, bien que la démarche bibliographique concerne l’ensemble des domaines intellectuels, elle entretient pourtant avec l’histoire littéraire des rapports étroits, et ambigus. Au XIXe siècle, l’une et l’autre se trouvent parfois confondues, notamment pour trois raisons pratiques. D’abord, nombreux sont les bibliographes qui exercent une ou plusieurs autres professions dans les métiers du livre, et il n’est pas rare que l’érudition nécessaire au travail bibliographique ouvre la voie d’une activité d’historien de la littérature, ou la prolonge. C’est le cas pour Louis-Adrien Beuchot (1777-1851), premier directeur de la Bibliographie de la France, auteur d’une monumentale édition commentée des Œuvres complètes de Voltaire (1829-1834). Ensuite, lorsque la bibliographie prend la forme de catalogues spécialisés, elle n’exclut pas toujours le commentaire partial, et constitue alors à son tour une activité critique à part entière. En témoignent les nombreuses revues intitulées « bibliographies », qui s’apparentent à une suite de comptes-rendus critiques et subjectifs d’ouvrages récents, comme le Polybiblion (1868-1939). Enfin, aucun travail d’histoire littéraire ne peut se passer d’une étude bibliographique approfondie, constat souvent formulé au XIXe siècle et naturellement toujours valide pour la recherche contemporaine.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, un contexte particulièrement favorable à l’éveil disciplinaire provoque une valorisation inédite de la bibliographie, envisagée comme une procédure, un mode de raisonnement et un objet de recherche. L’expropriation des bibliothèques ecclésiastiques et privées durant l’épisode révolutionnaire rend nécessaire la création de méthodes pour inventorier, trier et répartir les trésors culturels des divers « dépôts littéraires » dans les nouvelles institutions nationales. Cette contrainte conjoncturelle oblige alors les « bibliographes-administrateurs » de la Librairie, comme Antoine-Alexandre Barbier (1765-1825), à élaborer des listes précises et équilibrées pour chaque lot de livres envoyé. Le modèle encyclopédique, mais aussi ceux fournis par des prédécesseurs opportunément tirés de l’oubli, constituent alors une base de réflexion sur les outils du classement. Ainsi, le périodique national de la Bibliographie de la France porte la trace de ces héritages idéologiques dans les « Tables systématiques » et leur évolution. Les multiples mutations de la catégorie « Belles-Lettres », renommée « Littérature » au milieu du siècle, montrent comment les débats relatifs aux catégories bibliographiques accompagnent une conception changeante du phénomène littéraire, voire l’élaboration même de l’idée moderne de littérature.
Le mouvement bibliographique initié au tournant du siècle ne cesse ensuite de se confirmer, soutenu par l’engouement de bibliophiles actifs et parfois célèbres, avec lesquels les bibliographes de profession ne souhaitent pas toujours être identifiés. En effet, la rencontre, voire la porosité partielle de la bibliographie et de l’histoire littéraire, deux domaines en voie de définition, se nourrit de débats et de rivalités entre les professionnels, amateurs ou créateurs du livre. Sont en jeu la question de la compétence, mais aussi celle de la dignité de la tâche qui incombe au bibliographe, considéré tantôt comme un simple compilateur, tantôt comme un guide éclairé pour orienter le choix des lectures. La pratique des « bibliothèques choisies », par exemple pour les œuvres vouées au divertissement, illustre alors une vision discriminante des œuvres littéraires (pour les femmes, pour les enfants, pour le peuple, etc.). Or ces pratiques ne sont pas sans rapport avec les compilations bibliophiliques, parfois parodiques ou excentriques, comme la Bibliographie des fous de Nodier, destinée à « fournir un chapitre amusant et curieux à l’histoire critique des productions de l’esprit », et que l’auteur rapporte à « l’érudition bibliographique et la littérature »[ii]. 
Sous la plume des écrivains et des critiques, il n’est pourtant pas rare de lire qu’un bibliographe n’est qu’un administrateur du livre, pour qui toute connaissance du contenu des écrits est superflue. Or ces mêmes préjugés constituent le principal point d’opposition entre certains bibliographes et les bibliophiles qui, du point de vue des premiers, ne produiraient que des listes d’ouvrages rares et insolites guidées par une curiosité futile. Les revues et ouvrages de bibliographies spécialisées à l’usage des amateurs et collectionneurs se multiplient, au grand dam de certains théoriciens qui regrettent la dispersion des catalogues, nuisibles à l’un des rêves bibliographiques du xixe siècle : l’organisation unifiée des librairies et des bibliothèques, selon une conscience rationnelle et commune de l’histoire littéraire. 
Ce rêve d’unification resurgit, à la fin du XIXe siècle, à travers l’idée d’une nécessaire unité bibliographique internationale, soutenue par plusieurs conférences, à commencer par celle de Bruxelles en 1895. La période est donc riche de débats visant à définir les conditions d’une « science bibliographique », intimement liée à des représentations contradictoires de l’histoire littéraire nationale et internationale, tant sur le plan institutionnel que théorique. En effet, la bibliographie comme savoir, pratique et objet construit, se présente comme l’héritage et le produit d’une histoire politique de la culture, ayant mené à la création et à l’évolution d’institutions dont l’activité normative a plusieurs visages : celui de la censure, celui de la définition d’une littérature nationale discriminante, mais aussi celui de la nomenclature des genres littéraires reflétée par l’évolution des classements. Elle est également inscrite dans une histoire sociologique et économique du livre, en ce qu’elle retrace indirectement les conditions de réception des œuvres qu’elle recense.

Enfin, pendant toute la période du XIXe siècle, la perméabilité des pratiques et des compétences du bibliographe et de l’historien des lettres est entretenue par un ensemble de débats définitionnels.
Tandis que la balance des connaissances se renverse en faveur des savoirs « positifs », un des enjeux communs à ces deux domaines consiste à défendre la scientificité de leurs pratiques, par l’élaboration de théories venant à l’appui de normes méthodiques. Dans le cas de la bibliographie, l’héritage intellectuel de l’Encyclopédie se trouve fréquemment au cœur des débats. Par quels moyens s’acquiert la scientificité de ces champs de compétences ? Existe-t-il des points de rencontre entre bibliographie et histoire littéraire qui favorisent cette évolution ? Comment constituer une discipline des savoirs sur le livre, identifiée par une méthode et une théorie ? Dans ce cadre, quels héritages philosophiques sont mobilisés, et comment le sont-ils ? 
Aux réflexions sur ce qu’est l’histoire littéraire, sur ses usages et sur la façon dont il faut l’écrire, font écho des échanges contradictoires similaires, sur le champ d’expertise du bibliographe et sur son étendue (est-il un simple compilateur, ou un véritable analyste ?), sur les meilleurs systèmes de classement des livres (par ordre alphabétique ou systématique ?), sur la forme que doivent prendre les listes d’ouvrages (descriptive ou commentée ?), et sur leur rôle intellectuel, social et politique (neutre ou édifiant ?). 
Or, dans ces échanges volontiers polémiques, les bibliographes s’emparent de références qu’ils rapportent parfois d’eux-mêmes à une « histoire littéraire », comme la Bibliographie françoise de La Croix du Maine, ou celle de Du Verdier (1584). Comment s’élabore ce travail de définition dans le temps long du XIXe siècle, de la fin de la Révolution qui lance un large effort bibliographique, au début du XXe siècle où émerge une conscience bibliographique internationale ? Dans quelle mesure cette période peut-elle être considérée comme un moment d’élaboration et/ou de stabilisation de la définition de la bibliographie comme de l’histoire littéraire, dans la constellation des professions et des savoirs du livre ?

Le numéro thématique « Bibliographie et histoire littéraire » vise à étudier ces enjeux à travers un faisceau de thèmes de recherche dont la liste ci-dessous, non limitative, donne quelques exemples.

Histoire littéraire, bibliographie : méthodes, supports, enjeux, acteurs

  • Porosité et croisement des méthodes, des enjeux, des acteurs
  • Bibliographie et histoire littéraire dans la presse
  • Complémentarité, antériorité : quels rapports entre bibliographie et histoire littéraire ?
  • Bibliographie et temporalité : une histoire littéraire au présent ?
  • Débats et rivalités entre historiens, bibliographes et bibliophiles
  • La perméabilité des pratiques entre bibliographie et bibliophilie
  • Figures de la bibliographie (Antoine-Alexandre Barbier, Louis Adrien Beuchot, Charles Nodier, etc.)

Science(s) du livre

  • Défenses de la scientificité de la bibliographie et / ou de l’histoire littéraire
  • Érudition, philologie : principes et modèles
  • Usages littéraires de la bibliographie
  • Statistiques littéraires

Une poétique pragmatique ?

  • Définir les genres littéraires à l’aune de la bibliographie et / ou de l’histoire littéraire
  • Les bibliographies sélectives
  • Les bibliographies parodiques ou excentriques
  • Principes poétiques à l’usage des professionnels des métiers du livre (bibliographes, bibliothécaires, libraires)
  • Classements du livre : quels critères, quels usages, quelles tables systématiques ?
  • Bibliographie et mesures de la réception des livres
  • La notion de corpus

Politique(s) du livre

  • La bibliographie et le pouvoir
  • Les institutions de la librairie
  • La censure

Bibliographie et histoire littéraire : quelle mémoire du livre ?

  • Réception et/ou occultation de la littérature étrangère
  • Construction d’une mémoire littéraire nationale
  • Bibliographie et histoire littéraire dans les manuels scolaires
  • Patrimoines et matrimoines littéraires
  • Espaces bibliographiques francophones
  • Fiction et bibliographie


Les propositions d’articles (titre et résumé d’environ 350 mots) accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique sont à envoyer à l’adresse anr.ebdf@gmail.com jusqu’au 30 juin 2023, avec pour objet "Proposition – revue Romantisme".
 
Les articles des propositions sélectionnées, d’une longueur maximum de 30 000 signes (espaces comprises), seront à rendre au plus tard le 31 mars 2024.
 

 

Notes

[i] A. Camus, « Système bibliographique », mémoire lu à l’Institut, cité par É. Psaume, Dictionnaire bibliographique ou Nouveau manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, Ponthieu, 1824, t. I, chap. XXX, p. 162.
[ii] C. Nodier, Bibliographie des fous : de quelques livres excentriques, Paris, Techener, 1835, p. 20 et 22.


Indications bibliographiques

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Jean-Baptiste Amadieu, Le Censeur critique littéraire. Les jugements de l’Index, du Romantisme au naturalisme, Paris, Hermann, 2019.
Paul Aron et Alain Viala, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006.
Henri Béhar et Roger Fayolle (dir.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1990.
« Bibliographie de la littérature française (XVIe-XXIe s.). Année 2016 », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 117eannée, 2017.
Geneviève Bollème (éd.) et al., Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Mouton, 1965, 2 vol.
Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empereur et les Muses. Napoléon, les Arts et les Lettres, Paris, Belin, 2004.
Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997.
Roger Chartier (dir.), Les Usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987.
Roger Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Gallimard, 2015.
Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Fayard, 1990, vol. 2 et 3.
Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983.
Robert Darnton, De la censure. Essai d’histoire comparée, Gallimard, 2014.
Gérard Delfau et Anne Roche, Histoire, littérature. Histoire et interprétation du fait littéraire, Paris, Le Seuil, 1977.
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Robert Estivals, La Statistique bibliographique de la France sous la monarchie au XVIIIe siècle, Mouton et Cie, 1965.
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Cette recherche s’inscrit dans le projet ANR JCJC « e-BdF », ANR-22-CE54-0011, financé par l’Agence Nationale de la Recherche.