Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Mai 2025 (volume 26, numéro 5)
titre article
Noé Maggetti

Le cinéma par le texte

Cinema through text
José Moure, Aux commencements du cinéma, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Épures », 2023, 128 p., EAN 9782753594210.

1Professeur en études cinématographiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, José Moure est à l’origine, avec Daniel Banda, de deux précieuses anthologies. La première, Le Cinéma : naissance d’un art1, réunit diverses sources théoriques et littéraires publiées entre 1895 et 1920 et qui intègrent le médium cinématographique ; la deuxième, Avant le cinéma : l’œil et l’image2 compile quant à elle des textes variés précédant l’émergence du cinéma, mais pouvant contribuer à une archéologie de dernier. C’est dans une perspective similaire que le chercheur a publié aux Presses Universitaires de Rennes Aux commencements du cinéma, un livre dans lequel il articule entre eux différents articles parus dans des revues ou des ouvrages collectifs, remaniés pour l’occasion.

2Comme José Moure l’écrit dans son introduction, « l’enjeu de cet ouvrage […] est de revenir sur le terrain des écrits et des discours où se sont formulées les réceptions premières du Cinématographe et cristallisés une bonne partie des imaginaires qui ont irrigué l’idée de cinéma » (p. 8). De fait, la publication ne se penche pas sur les vues animées des premiers temps en elles-mêmes, mais bien sur les discours qu’elles ont pu susciter sous la plume des contemporains, au sein d’une grande variété de sources : articles publiés dans la presse, correspondances, premiers textes théoriques sur ce médium et fictions littéraires.

Archéologie des écrans et des pratiques spectatorielles

3Avant de commenter les écrits qui ont entouré le dispositif singulier du cinématographe, l’auteur se lance dans une histoire longue des écrans et de la projection3, dans une perspective que l’on pourrait rapprocher de l’archéologie des médias — sans pour autant revendiquer une méthode particulière ni prendre position au sein des débats qui animent ce champ extrêmement vaste. Remontant jusqu’à l’Antiquité, José Moure amorce ce parcours en mentionnant l’allégorie de la caverne de Platon, qui a « contribué à faire et à défaire le récit d’une illusion, celle de la confusion entre réalité et représentation, en suggérant que les écrans sont toujours trompeurs » (p. 14), ainsi que les « miroirs-écrans » des mythes de Narcisse et de Persée (p. 15-17). Il se penche ensuite sur des dispositifs bien réels de la période moderne, comme la camera obscura et la lanterne magique, en décrivant d’une part le fonctionnement de ces appareils de projection et en citant d’autre part plusieurs témoignages d’utilisateurs de ces derniers. Enfin, il en vient au xixe siècle et à ses « nouveaux modes de consommation et de perception visuels » (p. 24) pour proposer une typologie des écrans qui foisonnent à cette période, en citant nombre d’écrits littéraires, de la « fenêtre-écran » offrant à Victor Hugo une nouvelle perception du paysage (p. 26) à la « vitrine-écran » du Bonheur des Dames d’Émile Zola (p. 27). Le chercheur évoque également les « écrans de science-fiction »4 décrits dans la littérature d’anticipation, qui « projette les attentes et les croyances dont se nourrit l’imaginaire d’un siècle ouvert à tous les possibles et confiant dans les pouvoirs illimités de la machine » (p. 27). Les dispositifs imaginaires mis en scène dans des romans comme L’Ève future de Villiers de L’Isle Adam (1886), Le Château des Carpathes de Jules Verne (1892) ou encore Le Vingtième Siècle d’Albert Robida (1883) complètent ainsi cette « archéologie des écrans ».

4On pourrait questionner le choix de retenir prioritairement un aspect d’ordre technique — l’écran et la projection — pour élaborer une telle « archéologie du cinéma », plutôt que la question spectatorielle. Mais José Moure pallie l’absence partielle de cet élément fondamental dans le chapitre initial en replaçant par la suite le spectateur au centre du dispositif cinématographique. Il revient ainsi sur la date du 28 décembre 1895, première projection publique payante du Cinématographe Lumière à Paris, pour pointer ce qui a poussé à la retenir pour marquer le début de l’histoire du cinéma :

la rencontre entre des spectateurs payant et les vues animées Lumière. Comme si c’était face à l’écran, sous les yeux des premiers spectateurs que la cinématographie avait vu le jour ; comme si le cinéma était un art du spectateur ou du moins une technique qui trouve son efficace et son sens dans son dispositif spectatoriel, dans le rapport particulier qu’elle instaure avec le spectateur (p. 38-39).

5De manière à saisir les spécificités du spectateur des débuts du cinématographe, le chercheur établit une histoire longue des pratiques spectatorielles. En s’appuyant sur la grille d’analyse proposée par François Albera et Maria Tortajada dans « L’Épistémè “1900’’ »5, l’auteur pose une définition relativement restreinte du spectateur, qu’il pose comme un être collectif — à la différence de l’« observateur » du xixe siècle décrit par Jonathan Crary6 — inclus dans une « grande machinerie », et à l’attitude assez passive, même si certaines actions sont parfois requises de sa part (p. 40). Il propose ensuite un tour d’horizon des dispositifs ayant accueilli de telles pratiques entre le xvie et le tournant du xxe siècle — camera obscura, panorama, fantasmagories et, enfin, cinématographe —, en citant longuement différents témoignages passionnants de spectateurs, de Giambattista Della Porta décrivant des dispositifs lumineux dans son Magiae naturalis (1588) à Maxime Gorki relatant son expérience du Cinématographe Lumière dans plusieurs articles (1896).

Premières réceptions et théorisations

6Dans la foulée, l’auteur consacre un chapitre aux premières réceptions du cinématographe dans la presse, en France comme ailleurs, qui témoigne d’une fascination pour cette nouvelle « perception inquiète, fragmentée, instable, changeante qui contraint le regard du spectateur à ne plus pouvoir distinguer la vision du spectacle et le spectacle de la vision, l’illusion de la réalité et la réalité de l’illusion » (p. 65). Cette prégnance de l’idée d’une « illusion de la vie » dans ces premiers commentaires lui permet d’évoquer également les prémisses du « mythe du cinéma total » décrit plus tardivement par André Bazin7, en mentionnant des auteurs ayant projeté dès ses débuts des utilisations possibles du dispositif cinématographique, entre autres l’idée d’un cinéma sonore et en couleur sous la plume du poète mexicain Luis Urbina en 1896 (p. 69) ou la perspective d’une victoire sur la mort projetée par l’homme de lettres français Jules Claretie à la même période (p. 70).

7Le chapitre suivant recense des discours à peine plus tardifs, datant des débuts du processus d’institutionnalisation du cinéma (aux alentours de 1908), période où « le discours sur le phénomène cinématographique, jusque-là […] essentiellement descriptif ou prédictif, franchit le seuil de la théorie » (p. 77). Sont cités à la fois les propos d’acteurs de l’industrie cinématographique naissante comme Georges Méliès (p. 80), ceux de spectateurs plus ou moins érudits, comme l’écrivain Rémy de Gourmont qui s’interroge sur la possibilité d’un remplacement du théâtre par les images en mouvement (p. 81), ou encore l’utilisation que fait le philosophe Henri Bergson du dispositif cinématographique pour décrire les mécanismes de la pensée (p. 85). Par la suite, le chercheur revient sur premières tentatives de définir les spécificités artistiques du médium, en citant entre autres un texte de Ricciotto Canudo intitulé « Le sixième art » (1908) qui propose de voir le cinéma comme « la synthèse des arts, […] une esthétique “totale” inspirée de l’opéra wagnérien dont le Cinématographe serait l’expression » (p. 90). L’ouvrage fait aussi référence à des théories moins connues qui se développent en parallèle de celle-ci, comme celle du Tchèque Václav Tille, pour qui « la fonction essentielle de “ce nouveau moyen plastique” est d’entraîner le spectateur dans un monde de fantaisies en créant des visions à partir d’objets réels dont les images naissent et disparaissent dans une complicité heureuse entre l’automatisme matériel de la machine et l’automatisme mental » (p. 92). Selon José Moure, ces théories marquent le passage d’une curiosité des contemporains pour le dispositif technique vers un intérêt pour les œuvres qu’il produit, les films en eux-mêmes, dont le commentaire se trouve au centre de la majorité des écrits ultérieurs autour du cinéma.

Le cinéma en littérature

8Le dernier chapitre de l’ouvrage se focalise quant à lui sur les écrits littéraires s’étant emparés du cinématographe, et complète de fait le premier chapitre, qui évoquait plusieurs textes du xixe siècle mettant en scène écrans et dispositifs de projection. José Moure met dans un premier temps à distance un écueil téléologique : l’idée d’« une littérature pré-cinématographique qui aurait porté dans ses gênes ou anticipé le projet du cinéma » (p. 99), pour affirmer se focaliser sur des textes d’auteurs ayant fait l’expérience du cinématographe, qu’il désigne par le terme de « littérature proto-cinématographique » (p. 100). Le chercheur constate ensuite la relative pauvreté de ce corpus, découlant vraisemblablement d’un mépris des intellectuels pour ce médium naissant autour de 1900. Les textes commentés relèvent ainsi surtout de la littérature dite « populaire », avec des ouvrages pour la jeunesse comme The Cinematograph Train de George Edward Farrow (1900). De manière générale, les écrivains demeurent relativement silencieux quant au cinématographe durant la période 1895-1908, malgré l’intérêt que bon nombre d’auteurs portent à la photographie (p. 102). Plus encore, José Moure n’a trouvé que deux textes publiés en France accordant au cinématographe une place dépassant la simple allusion : « Un beau film » de Guillaume Apollinaire (1907) et « Au cinéma » de Jean Giraudoux (1908) — le premier se penchant sur l’étape du tournage, le second sur celle de la projection (p. 103).

9Ailleurs, toutefois, certains écrivains ont développé une littérature « proto-cinématographique » selon différentes modalités, détaillées par José Moure dans la dernière partie du chapitre. Certains textes s’inspirent du fonctionnement cinématographique pour mettre en scène des voyages dans le temps (p. 106), comme La Machine à explorer le temps de H. G. Wells (1895) qui, bien qu’exactement contemporain de l’émergence du médium, fait écho pour l’auteur au mode de représentation associé à ce dernier ; d’autres en font une métaphore du flux de pensée (p. 109), à l’instar de Cinématographe cérébral de l’Italien Edmondo De Amicis (1907) ; certains écrivains, enfin, s’emparent de la séance de Cinématographe comme motif fictionnel (p. 111), à commencer par Rudyard Kipling dans « Madame Bathurst » (1904), qui met en scène une projection de manière à explorer « l’écart que [les images cinématographiques] creusent entre la vie et la mort, entre la présence et l’absence, la proximité et la distance, entre la réalité et l’illusion » (p. 113).

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10L’ouvrage de José Moure constitue un bel exemple d’approche élargie du cinéma, qui s’éloigne de l’étude des films à proprement parler pour s’intéresser à la multiplicité des discours, notamment littéraires, qui ont entouré l’émergence de ce médium. Comme dans les anthologies que nous avons mentionnées, l’auteur prend la peine de citer de manière étendue les sources qu’il met en relation entre elles, rendant ainsi accessibles des textes parfois difficiles à trouver. Si l’on peut parfois regretter la brièveté de certains commentaires qui ouvrent toujours des perspectives passionnantes — l’ouvrage lui-même est court —, Aux commencements du cinéma constitue un tour d’horizon accessible et très efficace des discours multiples et parfois contradictoires qui ont contribué à forger, autour de 1900, une forme de « paradigme cinématographique », pour reprendre la formule de François Albera8.