Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Octobre 2021 (volume 22, numéro 8)
titre article
Manon Houtart

Les écrivains & leurs œuvres au prisme de la caméra : quels gestes critiques ?

Writers and their works through the prism of the camera: what critical gestures?
Sylvain Dreyer et Dominique Vaugeois (dir.), La Critique d’art à l’écran (Tome 2). Filmer la littérature, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Arts du spectacle. Images et Sons », 2021, 240 p., EAN 9782757432433.

1Entre vulgarisation excessive ou starification de l’écrivain, artificialité des dispositifs et défaillance de l’image à rendre compte du texte, plusieurs soupçons accablent le film sur la littérature, et en particulier celui de reconduire certains lieux communs (de l’écrivain comme génie créateur, de l’œuvre comme reflet de la biographie, de la poésie comme n’étant capable que de lyrisme, etc.). « A priori, il n’y a pas d’émission de lettres possible », affirme d’ailleurs Eric Rohmer en 1968 (p. 180) ; « Mon film est la preuve, pour qui voudrait l’entendre, que la poésie ne peut être filmée et qu’il ne sert à rien de lui courir après », déclare João César Monteiro à propos de son court‑métrage consacré à la poétesse portugaise Sophia de Mello Breyner Andresen (p. 87) ; « Quoi que je dise maintenant de l’écriture […] dans ce décor un peu étrange et artificiel, ce sera sélectif, et fini, et par conséquent autant marqué par l’exclusion, par le silence, par le non‑dit que par ce que je dirai », constate Jacques Derrida dans le documentaire que lui consacre Safaa Fathy (p. 144). Mais lorsqu’une œuvre audiovisuelle1 subvertit les topoï du genre dans lequel elle s’inscrit, en instaurant des rapports originaux entre le texte et l’image, entre l’homme et l’œuvre, entre le texte littéraire et le métadiscours, elle devient porteuse d’un geste critique tant sur son objet en particulier que sur l’idée même de littérature.

2C’est ce regard critique véhiculé par le film sur la littérature qu’interroge l’ouvrage collectif La Critique d’art à l’écran (Tome II). Filmer la littérature, dirigé par Sylvain Dreyer et Dominique Vaugeois. Issu d’un colloque tenu en 2019 à l’Université de Pau, ce recueil fait suite à un premier tome consacré aux films sur les arts plastiques, qui abordait déjà la spécificité de la critique audiovisuelle en comparaison avec la critique écrite. Les contributions se concentrent cette fois sur la littérature à l’écran, en prenant pour objet d’étude des films pour la plupart non fictionnels (à quelques exceptions près, tels que les films analysés par Philippe Ducat autour de la pensée de Nietzche), du portrait d’écrivain aux vidéos de booktubeurs, du film pédagogique au documentaire à propos d’une œuvre précise, en écartant la question rebattue de l’adaptation. Elles s’organisent selon quatre sections, dont la première et la dernière auraient pu, nous semble‑t‑il, être rassemblées : « Filmer l’écrivain », « Filmer la poésie », « Filmer l’essai », « Filmer l’écrivain à la télévision et sur internet » (un critère de distinction plus nettement fondé soit sur le support soit sur l’objet aurait sans doute donné lieu à une répartition moins flottante). Si la diversité des objets étudiés implique un éventail de problématiques qui semblent parfois disparates, l’ensemble des articles converge dans l’analyse des multiples façons dont l’image et le son révèlent un certain mode de réception, une certaine conception de l’auteur et de son œuvre.

3L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage tient précisément dans l’articulation d’un objet d’étude (les diverses formes que prend la littérature à l’écran) à une problématique déterminée (quel geste critique peut‑on y déceler ?), qui constitue dès lors un fil rouge structurant et assure une cohérence de l’ensemble. Si l’on peut regretter que certaines contributions s’en tiennent à une appréhension générale de la notion de critique et ne tentent pas de la définir explicitement, d’autres (parmi lesquelles celles de Selina Follonier, Philippe Ducat ou encore Alice Letoulat) se distinguent néanmoins en abordant la question de front. Nous nous efforcerons de dégager ici les différentes acceptions selon lesquelles cette notion de critique est mobilisée par les contributeurs et contributrices, et les procédés audiovisuels qui les prennent en charge.

Faire lumière sur la genèse de l’œuvre 

4La démarche critique la plus fréquente dans les films analysés est génétique : elle consiste à éclairer l’œuvre à la lumière de son processus d’élaboration, et plus particulièrement, des lieux qui représentent pour l’écrivain des sources d’inspiration. Le corpus de documentaires qu’analyse Fabien Gris, consacrés aux « écrivains à la campagne » (Pierre Michon, Philippe Jaccottet, Pierre Bergounioux, Mathieu Riboulet et André Bucher), est le plus emblématique de cette approche : ces films montrent à quel point leurs œuvres respectives sont « tributaires de ces lieux », elles « naissent de territoires et de paysages, y puisent et s’y adossent ». (p. 22) Cette insistance de la caméra sur l’environnement dans lequel se meuvent les écrivains permet de démanteler « l’image stéréotypée du lettré entièrement dévolu à sa page et son stylo » (p. 26) et de « ne pas découpler le travail d’écriture d’autres expériences, concrètes, de la terre » (p. 28). Les lieux apparaissent également comme des indices génétiques dans le court‑métrage que Marcel Shüpbach consacre à Maurice Chappaz en 1998 : Selina Follonier montre comment l’entretien qui y est mené fait saillir « l’attachement de l’auteur à sa terre natale et la manière dont celle‑ci nourrit son art » (p. 55). De même, pour son film sur Victor Hugo, Eric Rohmer « se rend à Jersey pour filmer les vues qui avaient inspiré le poète », ainsi que le souligne Alban Pichon (p. 174). Si certains de ces films perpétuent le topos du poète flâneur, ou de l’écrivain en promenade, dans une veine rousseauiste (Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Pierre Bergougnioux ou encore François Mauriac déambulant dans la nature) ou baudelairienne (Barthes filmé dans les rues de Paris), c’est généralement pour illustrer l’évolution de la pensée et mettre l’accent sur les attitudes et activités concrètes déterminantes dans la genèse de l’œuvre, davantage que pour appuyer le cliché de l’écrivain solitaire et contemplatif.

5Outre l’accès au monde sensible qu’ils offrent, les lieux bénéficient également de l’attention des cinéastes en tant qu’écrins de mémoire : Henri Detchessahar observe en effet que, dans le film D’ailleurs Derrida de Safaa Fathy, « la passion des lieux, leur choix (« Pourquoi venir ici ? ») », se greffe à une mémoire vécue et/ou fantasmée par le philosophe, « un espace imprégné du temps » (p. 148). Dans les films de Sylvie Blum sur Riboulet, Michon ou Bergougnioux, « les paysages sont données d’enfance et sources de mélancolie », observe F. Gris (p. 29). Ils servent ainsi à approcher l’identité de l’écrivain ou servent de support à l’évocation biographique.

Construire un regard sur l’œuvre

6Une seconde approche critique identifiée dans la plupart des contributions est d’ordre herméneutique : par les multiples choix que suppose l’élaboration d’un film à propos d’une œuvre littéraire (qu’en retenir ? comment la qualifier ? comment la traduire en images ?), les réalisateurs en dégagent un certain sens, en proposent une certaine lecture. Leur geste critique correspond à la définition qu’en donne Philippe Ducat dans sa contribution, à la suite de Kant, comme « appropriation sélective et tentative de dépassement » (p. 157).

7Dans nombre de productions audiovisuelles analysées, ce regard herméneutique du cinéaste se manifeste dans une tentative de traduction en langage cinématographique d’une esthétique littéraire. Selina Follonier établit ainsi un parallèle entre le lyrisme de la poésie de Chappaz et le lyrisme musical du film que lui consacre Shüpbach (p. 56). Alice Letoulat observe quant à elle comment la vision poétique de Sayat Nova est transposée à l’écran par le cinéaste Sergueï Paradjanov : par la présence centrale de symboles religieux ou sexuels, par le recours à la répétition ou par des réseaux de motifs qui s’apparentent à des rimes visuelles, Sayat Nova « conserv[e] la mémoire de la forme littéraire » (p. 115). De même, ainsi que le fait remarquer Philippe de Vita, Jean‑Christophe Averty reproduit, dans son numéro d’Un siècle d’écrivains consacré à Alfred Jarry en 1995, une forme de confusion et d’illisibilité jarryque au moyen de saturation visuelle, d’alternance de voix off à haut débit et d’accumulation de signifiants (p. 190). Une dynamique similaire est à l’œuvre dans Le Cas Lovecraft, où le décor construit de toutes pièces pour pallier le manque iconographique « matérialise les topoï principaux de l’écrivain », reproduit « les codes génériques du film fantastique » et s’inscrit en cela, selon Pierre Eugène, en cohérence avec l’univers de Lovecraft (p. 206‑207). Le documentaire que Richard Dindo consacre à l’essai de Jean Genet, « Quatre heures à Chatila », et qu’analysent les codirecteurs de l’ouvrage, est également conforme à l’esthétique de l’écrivain dont il est question : se situant au croisement du film biographique, du reportage et du documentaire historique, le film s’aligne avec le « projet genetien de conjuguer l’intime et le collectif » (p. 124).

8Outre l’imprégnation de la forme filmique par la forme littéraire, la démarche critique d’« appropriation sélective » réside également dans l’accentuation d’une certaine teinte de l’œuvre au détriment d’une autre. Dans Paterson de Jim Jarmush par exemple, un film dédié au poème éponyme de William Carlos Williams2, Lambert Barthélémy montre comment le cinéaste insiste sur l’intime qui tisse le poème bien davantage que sur sa veine épique : « le film de Jarmush valide […] l’idée d’une poétique du prosaïque telle que Williams avait pu la formuler, tout en récusant le plan ou l’horizon épique qui en sous‑tend le déploiement dans son poème » (p. 101). Jarmush relève les grandes questions qui traversent le poème et qui font écho à sa propre démarche artistique : celles qui concernent la façon dont « un artiste peut se lier au monde qui l’entoure, un monde léger et étranger aux angoisses de la création, pour y tremper et renouveler son art » (p. 105). Proposer « une lecture spécifique et une hypothèse d’analyse » (p. 174) : c’est aussi cette conception de la critique comme élection d’un angle de lecture que retient Alban Pichon dans son analyse des films pédagogiques qu’a réalisés Eric Rohmer pour la Radio‑télévision scolaire entre 1964 et 1970.

9Mais l’ « appropriation sélective » d’une œuvre littéraire par un réalisateur audiovisuel se double, on l’a vu, d’une « tentative de dépassement », selon l’approche kantienne résumée par P. Ducat. Prolonger l’œuvre, lui (re)donner vie : ces qualifications de la démarche consistant à « filmer la littérature » sont en effet récurrentes dans les différentes contributions de l’ouvrage. Selon S. Dreyer et D. Vaugeois par exemple, le documentaire que Richard Dindo consacre au Roman de Matisse d’Aragon confère au texte « une force suggestive nouvelle » (p. 136). En le faisant entrer en résonance avec des images, une musique, un rythme, l’œuvre audiovisuelle permet à l’univers du texte littéraire de « continuer à vivre » (p. 138). Le film d’Averty sur Jarry remplit également cette fonction de prolongement, de ravivement : « Jarry n’est pas mort : Averty le ramène à la vie en donnant du mouvement à ses archives […] », considère Philippe de Vita (p. 189). A. Letoulat pointe quant à elle que le geste critique accompli par Paradjanov dans son film sur Sayat Nova relève du sens que lui donne le romantisme allemand, à savoir « un processus dans lequel une œuvre artistique se réfléchit et se « potentialise » (c’est‑à‑dire s’élève à la puissance supérieure) dans une autre œuvre en constituant la critique, selon le modèle défini notamment par Frédéric Schlegel, pour qui « le véritable critique est un auteur à la deuxième puissance » (p. 108). L’acte critique que pose Stanley Kubrick dans 2001, l’Odyssée de l’espace est aussi conçu par P. Ducat comme un prolongement du texte : le film est ici envisagé comme « une immense reprise et discussion » de la pensée que Nietzche expose dans Zarathoustra (p. 164).

10Une autre forme que prend cette « tentative de dépassement » de l’œuvre littéraire par l’œuvre audiovisuelle est l’élaboration d’une réflexion méta, sur les rapports entre texte et image, entre cinéma et littérature, entre l’homme et l’œuvre : le texte sert alors de point de départ à un questionnement plus large, qui se déploie à partir des ressources mêmes du médium audiovisuel. Ainsi, l’une des composantes de l’acte critique que Pierre Eugène identifie chez Patrick‑Mario Bernard et Pierre Trividic « prend la forme d’une interrogation entre les médiums » : leur film sur Lovecraft est un « endroit où les médiums se rencontrent et s’interpénètrent » (p. 202). De même, les cinéastes Rohmer et Averty estiment tous les deux que la critique proprement herméneutique est vouée à l’échec : ils misent alors sur les spécificités du médium pour prolonger l’œuvre par les images. Face à l’impossibilité d’« expliquer un texte par l’image », le film sur la littérature devient « une étude des images choisies et du rapport texte‑image » : « le commentaire doit trouver son origine dans les images, et c’est pourquoi il est toujours un commentaire de l’iconographie », précise Alban Pichon paraphrasant Rohmer (p. 181). Le film de Marcel Shüpbach sur Alexandre Voisard, qui montre l’écrivain lisant des textes écrits plus de trente ans auparavant et rend alors sensible « la distance qui sépare l’écrivain d’un texte auquel ne le lie désormais plus qu’un nom d’auteur », induit quant à lui un questionnement sur les conditions d’existence de la littérature :

Le documentaire se présente comme un lieu où s’élabore une forme de réflexion sur les conditions d’existence de la littérature, un art créé — comme tout autre — de la main d’être humain fatalement soumis aux contingences d’une existence « ordinaire », mais dont l’essence se situe toujours dans un ailleurs. L’illustration de l’impossible coïncidence entre le signataire et l’œuvre matérialise l’idée d’un présent intemporel de la littérature, d’une vie du texte au‑delà de l’auteur, restituant l’œuvre dans sa solitude originelle (p. 62).

Porter un jugement de valeur

11Une troisième approche critique souvent pointée dans les contributions consiste à porter un jugement de valeur plus ou moins explicite sur l’œuvre ou sur l’écrivain. Filmer la littérature implique presque inévitablement d’étayer ou de démentir une certaine conception de l’activité littéraire, de reconduire ou de démanteler certains topoï, de valoriser ou de déprécier une œuvre ou un écrivain. Les réalisateurs audiovisuels participent ainsi, parfois à leur insu, à accroître la légitimité d’un écrivain en le faisant accéder à une forme de notoriété et de reconnaissance, voire à le sacraliser. À l’inverse, certains cinéastes formulent, par leurs films, un contrepoint au discours de l’écrivain et mettent en relief par divers procédés les limites de l’œuvre ou de la posture auctoriale.

Légitimer, sacraliser

12L’ambition de faire connaître un écrivain ou une œuvre, d’en donner le goût au public et de contribuer à sa légitimation traverse de nombreux films analysés. Vincent Jacques situe d’ailleurs le geste critique de Harald Bergmann, auteur de quatre films sur le poète Hölderlin, dans sa capacité à « donner le goût de Hölderlin aujourd’hui », à « rendre sensible une œuvre littéraire ensevelie sous le poids du mythe » et à « communiquer le plaisir du texte malgré les barrières de la langue », à « donner un accès sensible à l’expérience de sa poésie » (p. 75‑78). Le court‑métrage de Yannick Bellon consacré à Colette en 1951, et celui de Roger Leenhardt sur François Mauriac en 1954, participent tous deux, comme l’indique Marion Brun, à « asseoir [leur] notoriété internationale » et contribuent à leur patrimonialisation (p. 36). La portée patrimoniale des douze courts‑métrages documentaires réalisés par Marcel Shüpbach dans le cadre d’une série de portraits d’écrivain diffusés par la SSR (société suisse de radiodiffusion et télévision) entre 1997 et 1999 est également soulignée par S. Follonier : « la série vise à illustrer la diversité de la production littéraire des quatre régions linguistiques de la Suisse » (p. 54). Le film de Shüpbach à propos de Chappaz contribue quant à lui « à asseoir le discours auctorial et à en amplifier la portée » (p. 57).

13Au‑delà d’œuvrer au rayonnement des auteurs, plusieurs films des corpus étudiés cultivent une forme de sacralisation de l’écrivain et de son écriture. Les deux films consacrés à Philippe Jaccottet conservent, selon F. Gris, « une forme de respect et de distance qui reconduit tacitement, en partie, « l’aura » traditionnelle attachée à la poésie » : la campagne, filmée avec parcimonie et discrétion, garde « une part mystérieuse à laquelle seul le poète semble pouvoir donner accès » (p. 33). Dans les documentaires analysés par M. Brun, qui perpétuent la tradition de ce qu’Olivier Nora appelle « la visite au grand écrivain3 », l’écrivain n’apparaît que dans un second temps, après un cheminement de la caméra jusqu’à lui, ce qui renforce « les effets épiphaniques de l’apparition » et s’apparente à une forme de « rituel initiatique » (p. 97). La chercheuse montre également comment les maisons et objets d’écrivains, qui apparaissent dans deux courts‑métrages sur respectivement Colette et Mauriac, sont fétichisés et fonctionnent comme des métonymies des auteurs, capables de révéler une part de leur énigme. Le geste critique qui est ici à l’œuvre ne se contente pas d’essentialiser le lien entre l’œuvre et la biographie de son auteur, dans une approche sainte‑beuvienne : ses effets personnels eux‑mêmes sont présentés comme des éléments de réponse aux questions que pose l’œuvre4.

Discréditer, désacraliser

14Mais cette tendance à la sacralisation des écrivains est rarement dépourvue de nuance. Dans les films sur Jaccottet par exemple, l’aura qui est conférée à la figure du poète est contrebalancée par les scènes où on le voit attelé à des tâches domestiques (p. 33). Les documentaires sur Mauriac et Colette offrent aussi au spectateur la possibilité de voir l’écrivain dans son cadre de vie, et d’ainsi découvrir « l’homme ordinaire qui se cache derrière la figure sacrée » (p. 36). Les portraits réalisés par M. Shüpbach oscillent également entre l’hagiographie et le sacrilège, ainsi que l’observe S. Follonier (p. 60). Si certains de ses films construisent « une forme d’exégèse propice à ériger l’écrivain en icône » (p. 57), d’autres tendent à le démythifier, voire à le railler en opposant des contre‑discours aux idéaux avancés par l’auteur filmé, ou en mettant au jour l’artificialité de sa posture. Dans le film de Shüpbach sur Etienne Barilier par exemple, alors que l’écrivain professe de grandes idées à propos de l’art et de l’écriture comme moyens d’ « élévation au‑dessus du commun », les images focalisées sur un intérieur bourgeois conventionnel offrent, avec ironie, un démenti des prétentions de l’auteur. C’est bien l’agencement filmique qui permet de tourner en dérision l’aspiration à l’absolu de l’écrivain, en mettant le trivial, les contradictions et les petitesses humaines en regard des envolées lyriques.

15Le portrait de la poétesse Sophia de Mello Breyner Andresen réalisé par le cinéaste João César Monteiro, auquel Régis Salado consacre sa contribution, véhicule également un point de vue distancé à l’égard de l’écrivaine filmée. En prenant le parti de ne pas couper au montage certaines séquences où le contrôle échappe à la poétesse, lorsque ses enfants font irruption dans le plan par exemple, le réalisateur vise à « rompre l’ordre impeccable d’une parole et d’une représentation d’elle‑même que l’écrivaine voudrait parfaitement maîtrisée » (p. 90). Comme Shüpbach, Monteiro tire profit d’un jeu de contrepoint entre le texte et l’image, par lequel il oppose le trivial au lyrisme. En refusant de n’accorder aux images qu’une fonction illustrative et en privilégiant au contraire des « unions libres » entre la voix de l’écrivain et ce qui apparaît à l’écran, Monteiro et Shüpbach tendent à « saper l’autorité énonciative » de l’auteur et à y porter un regard subjectif, et donc révélateur d’un point de vue critique.

16Cette tendance désacralisante se retrouve enfin chez les booktubeurs, ces lecteurs amateurs qui formulent leur avis sur leurs lectures à travers des vidéos diffusées en ligne. Ainsi que l’expose Vanessa Loubet‑Poëtte, cette tendance correspond en l’occurrence à une volonté de démocratisation de la littérature et d’élargissement du lectorat : par les dispositifs qu’ils instaurent (regard caméra, décor intime, bruitages, insert, plan‑titre), par le ton qu’ils adoptent (adresse au spectateur et à la communauté, tutoiement), par les livres qu’ils choisissent d’aborder dans leurs vidéos (littérature de genre et littérature jeunesse majoritairement), et par le contenu de leurs propos (qui consistent à mettre à disposition des informations sans les hiérarchiser), les booktubeurs défendent une conception décomplexée de la littérature, à la portée de tous. Plutôt que d’une forme de « paternalisme » de la télévision, « qui pense s’adresser à un public inculte et a priori réfractaire » et prétend initier les spectateurs aux plaisirs de la connaissance et de la littérature, comme le pointe Céline Pardo dans un ouvrage collectif sur la poésie hors du livre5, l’ambition didactique de ces vidéastes tient davantage d’une volonté d’instaurer un espace interactionnel depuis lequel porter un discours sur la littérature.

La critique mise en abyme

17Le film sur la littérature s’avère donc prendre forcément en charge un point de vue critique à l’égard de son objet. Outre le métadiscours des écrivains ou spécialistes sur l’œuvre littéraire, qui peut être porté à l’écran et ainsi fournir un éclairage précieux sur les textes en question, les films analysés dans cet ouvrage collectif endossent un regard critique grâce aux ressources mêmes du médium cinématographique. Au travers des lieux, des objets ou des images sur lesquels se focalisent la caméra, par l’agencement des voix, de la musique et des archives, le film sur la littérature met en relief certains traits de l’œuvre et de l’écrivain pour y déceler un éclairage, un motif, un sens. L’habileté des contributeurs et contributrices à identifier des transferts d’un médium à un autre, à établir des liens entre des procédés audiovisuels et des figures de style textuelles (telles que l’asyndète, l’ironie, l’emphase, l’hyperbole ou l’oxymore) fonde en grande partie la richesse de l’ouvrage : une large majorité des auteurs étant spécialistes des rapports entre littérature et cinéma, ou des relations du cinéma avec les autres arts, ils prêtent une attention aigüe aux scénographies, couleurs, lumières, sons, transitions de plans, etc., comme autant d’éléments signifiants, autant d’endroits où peut se loger le geste critique. Par cette attention accordée aux transferts de procédés et de structures d’un médium à l’autre6, le recueil s’avère d’ailleurs éclairant dans le cadre des études intermédiales.

18L’originalité et la diversité des corpus étudiés permet en outre de compléter les diverses études en sociologie de la littérature menées à partir d’entretiens littéraires (on pense notamment aux travaux de Philippe Lejeune, Galia Yanoshevsky, Jérôme Meizoz, David Maertens et Christophe Meurée7, etc.). Les cas d’études n’étant ici cantonnés ni à un espace géographique, ni à une période, ni à un format (tous les formats audiovisuels sont concernés, du court‑métrage à l’émission télévisée, du film de fiction à la vidéo YouTube), ils permettent d’aborder la question de la critique à l’écran à partir d’un large éventail d’œuvres audiovisuelles, en ne s’attardant ni sur la problématique déjà souvent explorée de l’adaptation, ni sur celle de l’émission littéraire télévisée façon Apostrophes. Le recueil entre également en résonance, sur de nombreux aspects, avec le colloque sur les « Archives audiovisuelles de la littérature » tenu à l’Université de Montréal en avril 2021, ainsi qu’avec l’ouvrage dirigé par Nadja Cohen sur le cinéma dit « poétique », Un cinéma en quête de poésie, récemment paru aux Impressions Nouvelles. On regrette d’ailleurs que les contributions portant sur le cinéma de Jim Jarmush, de Sergueï Paradjanov ou de Béla Tarr ne fassent pas référence aux articles qui concernent précisément les mêmes objets dans le recueil de N. Cohen (les films Paterson ou Sayat Nova notamment). Mais cette absence de dialogue entre ces deux recueils, qui interrogent tous deux les analogies des procédés stylistiques au cinéma et en littérature selon des angles différents, n’est à imputer qu’à une concomitance éditoriale.

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19À travers le prisme de la critique, l’ouvrage orchestré par Sylvain Dreyer et Dominique Vaugeois aborde une multitude de problématiques, de l’image d’auteur (mythifiée ou démythifiée) à la matérialité du support (ses limites et ses potentialités), qui convergent en réalité sur la mise en question des valeurs attribuées à la littérature selon le contexte historique et médiatique : « filmer l’art ou la littérature équivaudrait ainsi à filmer les valeurs, qui, à chaque époque, leur sont […] associées », concluent en effet les directeurs du recueil. Dans cette perspective, l’extrême contemporain et les captations cinématographiques, télévisuelles mais surtout vidéographiques du fait littéraire appelleraient à être explorées plus en détail, au‑delà du seul phénomène des booktubeurs. Entre les bandes‑annonces de lancement d’un livre, les brèves capsules d’entretiens d’auteurs diffusées sur les réseaux sociaux ou même les live de rencontres en librairie qui ont pallié, pendant les récents confinements, l’impossibilité de rendez‑vous avec le public, de nouvelles pratiques audiovisuelles émergent, et avec elles, de nouvelles approches critiques à l’égard de la littérature.