Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Janvier 2016 (volume 17, numéro 1)
titre article
Didier Coste

Portes d’entrée qwerty

César Domínguez, Haun Saussy & Darío Villanueva, Introducing Comparative Literature: New Trends and Applications, Oxford : Routledge, 2014, xviii + 169 p., EAN 9780415702683.

1Si j’ai intitulé ma recension « portes d’entrée QWERTY », c’est, d’une part, parce que cette introduction à la Littérature Comparée est en processus actif (« introducing » et non « introduction »), elle nous laisse y entrer et même nous demande d’« entrer » nos propres données, et, d’autre part, parce qu’elle profite de la quasi-universalité d’un clavier QWERTY, lequel peut toujours être spécifié (du moins pour les langues alphabétiques) en fonction des accents et des caractères spéciaux requis, tout en restant disponible pour la langue mondialement dominante qu’est l’anglais.

2Paru en début d’année 2015, disponible dans une édition brochée à un prix abordable, cet ouvrage ne vient pas seulement remplir un besoin pédagogique évident — à un moment où la Littérature Comparée, loin d’avoir péri sous les coups supposés de la traductologie et des études culturelles ou postcoloniales, ou encore de s’être dissoute dans la Littérature Mondiale, s’en est enrichie et gagne du terrain dans plusieurs aires culturelles, de langue anglaise ou non—, il le fait de façon très originale, par la richesse et la complémentarité des contributions des trois auteurs, nés respectivement en 1970, 1960 et 1950 et d’origines disciplinaires différentes : Domínguez était d’abord médiéviste, Saussy sinisant, et Villanueva hispaniste moderniste, spécialiste du roman réaliste. Tous trois sont impliqués dans les sociétés savantes de la discipline, Saussy ayant été le responsable du rapport décennal 2005 de l’ACLA1, Villanueva étant le Président de l’Association espagnole de Littérature Comparée, et Domínguez celui du Réseau Européen. Ils ont tous au moins un pied aux États-Unis (Saussy y est titulaire d’une University Chair à Chicago) et d’autres en Europe : Villanueva, président de la Real Academia espagnole depuis peu, est Professeur à Saint-Jacques de Compostelle, Université dont il a été Recteur, mais enseigne aussi aux États-Unis, tandis que Domínguez occupe une chaire Jean Monnet et s’est beaucoup intéressé à la recherche en Europe Centrale, et que Saussy est souvent activement présent en France. Du portugais au chinois en passant par le français, l’espagnol, l’italien et le slovaque, nous avons affaire à un cosmopolitisme linguistique, mais aussi vécu, qui pare dans une large mesure à l’atlantocentrisme encore dominant dans plusieurs espaces comparatistes, sans verser dans la mise en accusation systématique de toute pensée libellée « occidentale ».

3L’ouvrage se veut destiné à clarifier les fondements, l’histoire, l’utilité et l’avenir de la discipline pour des étudiants américains qui la découvrent seulement en général au niveau du Master, dans des facultés littéraires de bon ou de haut niveau, soit sous la forme de programmes de plein droit, soit sous celle de complément aux Langues Modernes ou à « English », soit encore dans un interstice interdisciplinaire des Humanités. Il en résulte à la fois une reprise de fondamentaux méthodologiques dont certains pourraient paraître (à tort) un peu élémentaires si les étudiants français de Master étaient visés, et une assise supposée de culture littéraire et humaniste générale plus large et plus actuelle que celle de la majorité des mêmes étudiants français. À tel titre, si ce livre, transposé en français, pouvait trouver sa place sur la scène comparatiste francophone, ce qui serait hautement souhaitable, vu le vieillissement avancé des manuels, traités et introductions français, il demanderait quelque adaptation pour tenir compte d’un cursus et d’un milieu différents. En revanche, il nous alerte, par défaut, sur de cruelles défaillances de l’éducation humaniste française actuelle aussi bien qu’il nous renseigne sur les inconvénients du système étasunien de la mode intellectuelle, dont il ne dissimule pas les vices. Mais la portée critique réside heureusement, là, dans une force de proposition constructive, plutôt que l’inverse, et c’est un croisement très serré de perspectives historiques, philosophiques, esthétiques, sémiologiques et philologiques, assorti d’études de cas diverses, parfois inhabituelles, qui nous entraîne sans découragement vers un immense chantier où chaque apprenti chercheur pourrait trouver à s’occuper en sachant à quelle fin.

4Après une introduction rédigée par l’équipe, l’ouvrage se divise en neuf chapitres, trois par auteur, Villanueva encadrant l’ensemble dans une ample et généreuse visée humaniste, puis Domínguez enchâssant d’études assez pointues les brefs chapitres centraux de Saussy qui sont autant de limpides mises au point. Je retracerai d’abord sommairement ce parcours, chapitre par chapitre, en reprenant la table des matières, avant de formuler quelques réflexions, elles-mêmes comparatistes et cosmopolites, sur la nécessaire « glocalité » des études littéraires pour demain et aussi sur ses exigences, ses difficultés, ses lacunes et pièges potentiels.

Des à-venir pour faire quelque chose du passé

5Qu’il s’agisse de théorie des discours et de littérarité, de terminologie et de concepts, des pratiques scolastiques ou encore de la modélisation de la recherche, l’ouvrage ne cesse d’entrelacer avec un certain bonheur (au prix, certes de quelques répétitions –qui ne sont pas toutes pédagogiquement inutiles) les trois dimensions : temporelle (en durées et en diachronies), spatiale (en cartographies, territoires et franchissements de frontières) et conceptuelle (en termes de catégories, de réseaux d’objets, et de démarche logique abductive).

La Littérature Comparée & l’avenir des études littéraires

6Les conditions d’existence de la discipline sont posées en même temps qu’il en est ébauché un historique, sans oublier les objections techniques, idéologiques et politiques auxquelles elle se heurte, ni les « crises » successives qu’elle a traversées, à tel point, on le sait, que la crise lui paraît consubstantielle, appelant tour à tour la promulgation d’un état d’urgence, la signature d’actes de décès et l’application de remèdes de cheval. Or, précisément, si, de Wellek à Bassnett et d’Étiemble à Spivak, rien n’a vraiment changé à cet égard, c’est un confortable signal de vie, voire de dynamisme (à moins que ce ne soit du sur-place) qui nous est envoyé. Si les études littéraires « combinent et font collaborer quatre disciplines différentes : la poétique ou théorie littéraire, la critique littéraire, l’histoire littéraire et la littérature comparée2 » (p. 3), cette dernière est prise en étau entre une exigence de spécificité et une ambition totalisante. Les nationalismes qui, au xixe siècle, ont à la fois encouragé son émergence et limité son exercice, ont aggravé par leur recrudescence — et, face à eux, ou en complicité avec eux, le relativisme multiculturaliste — un conflit interne, à la fois méthodologique et idéologique. En conséquence, les idées d’Étiemble et de Wellek, dans leur double « affirmation politique d’universalisme et d’ouverture historique et intellectuelle » (p. 10) restent pertinentes pour l’avenir des études littéraires. Les craintes exprimées par Claudio Guillén sont justifiées, dans une certaine mesure, par l’indétermination que la pensée déconstructive radicalise, dans la foulée du relativisme herméneutique de Roman Ingarden. S’il y a bien un changement de paradigme incontestable, c’est celui qui « consiste, fondamentalement, en l’impératif d’abandonner toute relation génétique supposée pour justifier l’analyse comparative, et de se consacrer aux données empiriques disponibles » (p. 15). Ce qui n’est pas sans faire penser, avec quelques réserves, à l’approche d’Adrian Marino, lequel admettait plusieurs modèles de parallélisme, avec ou sans contact de fait des objets comparés. On rappelle enfin avec raison le dicton de Haun Saussy selon qui tout chercheur qui a fait de la théorie devient comparatiste : l’objet central des études littéraires étant alors la littérarité, car « l’universalité de l’expérience humaine » est telle qu’« il n’y a pas de culture humaine sans art verbal » (p. 18).

La Littérature Comparée comme théorie interlittéraire

7Ce chapitre est principalement consacré à attirer l’attention sur la pensée, fort complexe, du comparatiste slovaque Dionyz Ďurišin, dont les travaux n’ont que très peu pénétré en Europe occidentale ou en Amérique du Nord, encore moins que la théorie du polysystème d’Itamar Even Zohar, qui lui est apparentée. Partie d’une critique radicale de la notion d’influence, cette théorie tient que « le sujet de la littérature comparée consiste dans les relations multiples et variées entre les phénomènes littéraires, sur le fond à la fois du contexte national-littéraire et du contexte interlittéraire, la direction prise par l’étude étant dérivée de l’équivalence de ces phénomènes » (p. 26). Selon Ďurišin, il y a coexistence et continuité de « lois de croissance interne, par exemple des styles et tendances littéraires » (p. 29) avec les relations entre systèmes littéraires. Comme chez Zhirmunsky, d’abord, puis Earl Miner et Claudio Guillén, et sur le chemin d’une « littérature vraiment générale » à la manière d’Étiemble, ce sont les affinités typologiques qui constituent le concept dominant dans ce comparatisme. Néanmoins, chez Ďurišin, les littératures nationales demeurent malheureusement les unités minimales du processus interlittéraire, il y a là une véritable « téléologie nationale », comme le note critiquement Domínguez (p. 33). Trois notions, à mettre à l’épreuve sans doute hors d’Europe Centrale, sont plus intéressantes et potentiellement productives : celle de « polyfonctionnalité », lorsqu’un écrivain joue dans un système le rôle de plusieurs écrivains dans un autre système, celle de « complémentarité de la tradition orale », et enfin celle d’ « incorporation subséquente », quand un système cherche à intégrer des étapes antérieures de son développement en vue d’acquérir une autonomie esthétique (p. 37).

Littérature Comparée & décolonialité

8Si le postcolonial n’a fait que récemment son entrée dans le champ comparatiste (français, en particulier, ajouterais-je), les auteurs de notre Introduction ont choisi d’aller plus loin et plus vite en mettant en relief la « décolonialité » avancée par des chercheurs militants latino-américains, au premier rang desquels l’ex-sémioticien argentin Walter D. Mignolo depuis les années 90. Si les caveats de celui-ci au sujet des origines européennes de la Littérature Comparée et du locus de pouvoir à partir duquel elle a pu être pratiquée, ou encore de son double jeu avec les méthodes de l’anthropologie (p. 45), sont sans doute fondés, la stigmatisation forcenée des valeurs humanistes de l’« Occident » censément apparues à la Renaissance en liaison avec l’entreprise coloniale de domination du monde, aboutit à l’élimination de toute méthode comparatiste dans les publications décoloniales à partir de 2000 (p. 51). Les points positifs de cette attitude fondamentalement négative demeurent l’appel à prendre en considération les littératures orales et les objets non alphabétiques d’enregistrement mémoriel des arts verbaux (pictographie, quipus…). On ne voit pas pour autant pourquoi il serait nécessaire de dresser une barrière infranchissable entre les phénomènes littéraires dits occidentaux et ceux dits non-occidentaux pour replacer les seconds sur la carte. Domínguez, en effet, assume le point de vue décolonial seulement dans la perspective du projet d’une littérature comparée « imparative » élargie (p. 53), reprenant ici une notion de Lu Xin, celle de « similarité ambiguë » (p. 50) selon laquelle, quoique développées de l’intérieur de traditions linguistiques différentes, des notions de rhétorique ou de discours, par exemple, ne sont pas incongrues, mutuellement exclusives. Une théoricienne d’origine indienne, Revathi Krishnaswamy, fournit l’heureuse conclusion avec un concept de « savoirs littéraires du monde » dont le but serait d’ « ouvrir le canon de la théorie et de la critique littéraire à des manières alternatives de conceptualiser et d’analyser la production littéraire » (p. 54).

La Littérature Mondiale comme pratique comparatiste

9Comme chacun le sait, c’est en 1827 qu’un Goethe chenu déclarait devant son secrétaire Eckermann que « la littérature nationale ne compte plus pour grand-chose3 ». Saussy observe donc que, « depuis 185 ans, la littérature mondiale a été le nom d’une façon de penser la littérature comparée qui a débouché soit sur une conception du champ des échanges culturels à l’échelle mondiale, soit sur un horizon pour l’évaluation littéraire, un canon de lecture et d’enseignement, un programme pédagogique, un champ de recherche » (56-57). « Exiger la reconnaissance de la ‘littérature mondiale’ a pour effet de dire : « Voyez ce que nos idées antérieures sur la littérature ont rendu facile de négliger, et dépassez ces limites » (57). De Georg Brandes4 à Franco Moretti et David Damrosch5, en passant par Pascale Casanova et Fredric Jameson, le parcours d’une situation d’expansion profondément inégalitaire qui n’est tout de même pas celle rêvée par Goethe, si européen qu’il fût, est, en quelques pages, d’autant plus original et impressionnant qu’il ne prend pas pour node central le célèbre article d’Auerbach. On en retiendra notamment une critique méthodologique, plus imparable que toute critique idéologique, du projet de « lecture à distance » de Moretti qui, en déléguant le travail de fond sur les textes aux experts locaux, ne se contente pas de surplomber le globe mais fait peu de cas de la possibilité que ces mêmes experts risquent fort de pervertir le débat de niveau supérieur sur l’image d’ensemble, en fournissant des lectures erronées de leurs corpus particuliers. En sens inverse, considérés dans une mobilité de point de vue, selon un excentrement expérimental, les naissances et développements indépendants de genres analogues (le « roman », le xiashuo, le shôsetsu) dans des cultures non communicantes, oblige autant les Européens que les Chinois et les Japonais, à reconnaître en quelque sorte une communauté littéraire anthropologique, et mettent en question l’exclusif schéma colonial/postcolonial d’exportation du roman réaliste, d’acculturation par celui-ci et d’appropriation revendicative et transgressive subséquente. De là aussi la mise en exergue du concept de « transculturation » forgé par l’ethnographe cubain Fernando Ortiz (qui anticipe en partie, disons-le au passage, l’« émergence » de Jean-Marie Grassin) : il s’agit de « la production de nouveaux concepts, de pratiques, de valeurs et d’identités nouvelles qui n’auraient pu être prévues par les membres des cultures antérieures » (p. 64). Pour finir de faire bouger les choses en reconsidérant les normes d’évaluation habituelles, Saussy envisage les avantages de prendre expérimentalement pour noyaux originels et formateurs de la littérature mondiale des genres comme la fable animalière ou la poésie hymnique rimée et porte le coup de grâce à Moretti :

La microlecture n’exagère pas la singularité du texte, elle cherche à révéler l’importance d’un détail en notant sa récurrence, sa survie, ou des patrons réguliers de changement. (p. 66)

10Historiquement, on verrait alors dans la littérature mondiale « un bestiaire de formes migrantes », et « l’histoire littéraire ne devrait pas être seulement celle d’auteurs, d’œuvres et de mouvements, mais aussi celle de la découverte et de l’usage adaptatif par les lecteurs d’un tel “équipement pour vivre” » (p. 67).

Comparer thèmes & images

11L’un des points forts de ce court chapitre est une clarification essentielle de la notion de thème, proposée à partir de la mésaventure du critique I.A. Richards quand il enseignait la littérature anglaise en Chine dans les années 1920. Dans Tess d’Uberville de Thomas Hardy, les contenus narratifs bruts étaient compris par les étudiants chinois de l’époque comme par le critique britannique, mais le « thème » n’était pas le même, l’intérêt ou la valeur émotionnelle du récit résidant pour le second dans une destinée tragique, mais, pour les premiers, dans une didactique morale, de sorte que cette « théorie implicite » leur faisait juger Tess justement punie et les empêchait de voir la sympathie du narrateur pour l’héroïne malheureuse. Plus intéressante encore est l’affirmation que, même dans une telle culture, la possibilité d’un contrepied subversif a existé et s’est actualisée avec d’autant plus d’efficacité que le préjugé à contrecarrer était puissant. D’autre part, les thèmes récurrents dans plusieurs ou de nombreuses traditions aident doublement à faire sens, par similarité et par différence. Ainsi, si « un hymne latin de Prudence reflète une bonne partie du contexte (religieux, culturel, stylistique, rhétorique, linguistique, etc.) de son temps, confronté à une psalmodie chamanique sibérienne, c’est leur fonction commune qui devient saillante » (p. 73). Si le sens est contextuel, une comparaison réfléchie ne porte pas sur des choses ou des textes, mais sur les relations aux contextes. Comparer les poésies du paysage britannique et chinois ne devient significatif qu’en se demandant ce que ces poésies font dans et sur leurs cultures respectives. « Une analogie ne réduit pas une chose à une autre —comme ce serait le cas si notre question-clé était “Cela est-il le même que ceci ?”— mais elle demande plutôt “Que ceci nous apprend-il sur cela ?” » On ne saurait trop souligner l’importance de telles maximes dans la pensée et l’enseignement comparatistes. Saussy, enfin, veut prendre la thématique non comme un inventaire de contenus mais comme l’étude d’un processus dynamique, la thématisation. Il affirme en effet que les « contenus » répertoriés d’une œuvre à un moment quelconque ne sont qu’un choix parmi un ensemble potentiel beaucoup plus vaste : « La thématisation est une opération accomplie par des auteurs et aussi par des lecteurs sur des sens à l’état dormant dans la langue, dans la société, dans la culture » (p. 77).

Littérature Comparée et traduction

12Réaffirmant la centralité de la traduction pour la Littérature Comparée, Saussy part de la définition de Wellek : « une étude du commerce extérieur des littératures » (p. 78). S’il pense que la plupart des Espagnols ne voient pas en Borges ou Cortázar des écrivains étrangers, il tient compte de la variété des dialectes dans des langues de grande diffusion, comme l’anglais ou l’espagnol. Dire qu’une culture littéraire « nationale » ne serait pas ce qu’elle est sans les œuvres traduites (sans parler des adaptations et réécritures, qui y occupent une place de choix) peut paraître une évidence, mais la Littérature Comparée déplace et modifie les problématiques : il s’agira moins de l’exactitude ou de la « fidélité » des traductions que, entre autres, de leur effet dans la culture cible, des bénéfices relatifs de la visibilité ou de l’invisibilité du traducteur, du potentiel des œuvres activé par leurs traductions à travers les âges et les cultures (on se souviendra de la maxime de Damrosch selon qui une œuvre de littérature mondiale est celle qui gagne en traduction), et enfin des « intraduisibles », fort à la mode depuis Barbara Cassin et la reprise de certaines de ses idées par Emily Apter. Les positions radicales de celle-ci sont critiquées. Plutôt que d’accepter la « qualité militante d’intransigeance sémiotique attachée à l’Intraduisible », Saussy juge qu’il serait tout aussi justifié « de faire de la traduction un analogue de l’ouverture cosmopolite, ou de la fuite nomade, en opposition aux autarcies tyranniques » (p. 85). Un autre point d’intérêt de ce chapitre est l’idée qu’une vision translative comparatiste de l’œuvre littéraire n’appréhende plus seulement celle-ci comme composite, mais comme une mosaïque dont chaque pièce conserve « un cordon vestigial la reliant à la dalle de pierre dont elle est extraite » (p. 82). L’existence de traductions ne doit jamais être un prétexte qui favorise une éducation monolingue, tout au contraire.

L’histoire littéraire comparée

13L’histoire littéraire comparée est, avec Jean-Jacques Ampère, aux origines françaises de la Littérature Comparée. Celui-ci divisait la science littéraire en deux branches, la philosophie de la littérature (ce que nous appelons théorie aujourd’hui) et l’histoire littéraire, qui comprenait elle-même deux sortes d’études, soit comparatives, soit de filiation. On peut remarquer que ces divisions restent dominantes en France, avec des hauts et des bas pour chacune des branches concernées. Il est intéressant de se demander quelle sorte d’histoire est l’histoire comparée (on le fait rarement en Lettres) et dans quel cadre ou mouvance plus large s’inscrit celle de la littérature. Un théoricien de l’historiographie, Harry Ritter6, fournit à la première question une réponse en trois parties : 1) « une étude du passé basée sur des analogies entre deux ou plusieurs sociétés ou périodes » ; 2) une « comparaison systématique d’idées ou d’institutions soigneusement définies dans différentes sociétés » ; 3) « une méthode d’explication historique dans laquelle des développements dans une situation sociale sont expliqués en les comparant avec des développements dans d’autres situations » (91). L’expérimentation moderne la plus étendue dans le domaine littéraire est celle du programme de l’AILC d’Histoire comparée des Littératures Européennes, qui a connu plusieurs phases. La périodisation et les mouvements littéraires en fournissent les grandes lignes, ainsi qu’une insistance nouvelle sur les déterminants régionaux. Il est difficile à cette entreprise d’échapper aux critiques d’européocentrisme et de parcellisation. C’est moins le cas du vaste ensemble dirigé par Mario Valdés et Djelal Kadir, Literary cultures of Latin America : A Comparative History (2004). Il reste toutefois de grands efforts à fournir pour spatialiser la Littérature Comparée en termes de cartes et de nodes. Pour ce qui est de l’Amérique Latine, le travail déjà accompli démontrerait « que des lieux éloignés dans l’ordre du réel peuvent être contigus dans l’ordre symbolique » (99). À partir d’exemples très concrets, comme les villes « marginocentriques » d’Europe Centrale (Bratislava) ou le cas de Gibraltar, absent des histoires littéraires espagnoles comme des britanniques, il faut insister sur le fait que la Littérature Mondiale n’est pas moins concrète (pas plus une abstraction) que des littératures nationales, régionales  ou locales.

La comparaison interartistique

14Le caractère trop abstrait des fondements de l’esthétique (à savoir que, selon Aristote, l’homme est un animal mimétique) ne permet pas de passer à des études pratiques et matérielles. Un meilleur argument pour intégrer la comparaison interartistique à la Littérature Comparée et lui donner une véritable centralité est celui de la nécessité de la verbalisation pour mettre les arts en rapport. Les formes mixtes, à la fois verbales et non verbales, comme l’emblème, l’opéra ou le cinéma, favorisent une pensée de la littérature en termes interartistiques. D’autre part, l’adaptation, la transposition, l’hypertextualité (au sens de Genette), non seulement fournissent l’occasion de lectures « transductives » (p. 112) de l’hypotexte littéraire, mais facilitent l’intégration du « système littéraire » tel qu’il est défini par Siegfried J. Schmidt. Si le chant est la première forme de l’art littéraire, il n’est pas sûr, malgré les travaux de Ruwet, qu’un langage commun ait été trouvé pour explorer pleinement les relations musique-littérature. Quant à celles entre littérature et arts plastiques, si elles ont été embrouillées par les mésinterprétations de l’ut pictura poesis ou de Lessing, les études abondantes sur l’ekphrasis et sur l’illustration ont permis quelques avancées. Un cas plus curieux et plus innovant est celui que Villanueva, après Pierre Léglise et Henri Lemaître, appelle « pré-cinéma », dans un autre sens que celui des techniques d’animation de l’image antérieures à 1895, à savoir les modes verbaux de représentation visuelle préfigurant le cinéma en termes de structures et de projection mentale d’images animées. Si cela a été mis en œuvre à propos de L’Énéide dès les années 1950, on devrait pouvoir poursuivre systématiquement autour d’autres œuvres littéraires narratives.

Le retour de la littérature

15Dans ce dernier chapitre, qui sert de conclusion à l’ouvrage, Villanueva, en plein accord avec Saussy, cherche à contrer les nombreuses prophéties et proclamations de mort de la littérature qui se sont succédé depuis le milieu du xxe siècle, sous des formes tantôt partielles (mort de l’auteur) ou insidieuses, ou impliquées dans la mort de l’art en général depuis les avant-gardes, tantôt explicites et radicales comme chez John Hillis Miller. La Littérature Comparée est doublement en jeu ici, d’un côté, évidemment, parce que son sort est lié à celui d’une littérature vivante (faute de quoi elle se transformerait sans doute en une simple archéologie ?), mais, de l’autre, en tant qu’elle pourrait contribuer à cette survie, voire à des extensions du champ littéraire. C’est ainsi qu’est citée une phrase beaucoup plus optimiste du « rapport Saussy », voyant l’avenir de la discipline dans son caractère d’« art de l’entre-deux, de diplomatie des disciplines et de bourse des spécificités culturelles » (p. 125). S’il est certain que la galaxie Gutenberg a connu une mise en concurrence sérieuse avec l’avènement de l’enregistrement sonore, du cinéma, de la radio et de la télévision, elle n’a pas disparu pour autant, pas plus qu’elle n’avait éliminé l’oralité. Les avancées des technologies de l’intermédialité, les nouveaux modes de production et de communication, voire les nouveaux genres apportés par l’Internet, ne devraient pas en effet causer de soucis majeurs mais encourager au contraire une diversification de la discipline. Ce qui pourrait être beaucoup plus inquiétant, c’est le déclin de la lecture chez les étudiants de Lettres eux-mêmes (car tout le monde veut écrire et non pas lire), et aussi la délittérarisation des best-sellers, déjà dénoncée par Julien Gracq en 1950. Nous serions confrontés comme jamais à l’avalanche d’une letteratura debole (p. 134) ou d’une post-littérature. George Steiner est invoqué pour préconiser une pédagogie de la « lecture ensemble » tandis que Marie-Louise Pratt souligne que la Littérature Comparée doit rester « la maison des polyglottes ; le multilinguisme et la polyglossie doivent être son maître atout » (p. 139). La défense et illustration s’achève, comme de juste, par la revendication d’une éthique cosmopolite.

Du global appliqué

16Vu la richesse et la diversité de l’ouvrage, et aussi sa plurifonctionnalité dans le cadre anglophone nord-américain, il n’est pas question d’en fournir un bilan dans l’absolu. Je me contenterai, après un long descriptif, de relever brièvement d’abord quelques problèmes non abordés, dont certains pourraient aussi amorcer des solutions, puis d’envisager moyennant quelles modifications une version francophone de ce livre pourrait (et devrait) être offerte au public pour le plus grand bien des étudiants (et des enseignants) de Lettres.

Comparer les comparatismes

17Certes, ceci n’est pas un manuel de Littérature Mondiale (il existe en anglais, surtout de la plume ou sous la direction de David Damrosch, des ouvrages qui ressemblent à cela) ni une méthodologie systématique de la Littérature Comparée, et il nous est proposé, à travers un historique généreusement ébauché, notamment dans le premier chapitre mais aussi ailleurs, une vision large du champ de recherche et des postures qui ont accompagné son évolution.

18Cependant, tant d’un point de vue nord-américain que dans une perspective largement internationale ou transnationale, on peut regretter quelques lacunes et quelques déséquilibres. Si Djelal Kadir est mentionné, c’est au titre de son seul rôle de co-éditeur, avec Mario Valdés, du collectif encyclopédique Literary cultures of Latin America, l’essai théorique majeur Memos for the Besieged City7, publié en 2011, est absent du panorama. De même, si Gayatri Spivak est discutée pour Death of a Discipline8, on est un peu étonné de ne pas rencontrer le nom de Homi Bhabha, alors que les comparatistes, culturalistes et théoriciens postcoloniaux d’origine indienne peuvent être tenus pour jouer depuis une trentaine d’années dans le monde anglo-saxon, et particulièrement aux États-Unis, un rôle comparable en impact, polémique et innovations, à celui des exilés d’Europe Centrale et Orientale au temps de Wellek, Auerbach, Remak, etc. D’une façon générale, si la Chine est fort justement à l’ordre du jour grâce à Haun Saussy, les cultures et le comparatisme indien, dont l’existence de fait remonte au xixe siècle et l’essor institutionnel aux années 1950-1960 (avec ce que l’on pourrait presque appeler l’école de Jadavpur) sont à peu près complètement ignorés. Il était sans doute important de mettre en valeur l’œuvre de Dionyz Ďurišin, précisément parce que cela montre comment la marginalité géoculturelle par rapport aux « grands centres » peut être génératrice de théorisations audacieuses (n’était-ce pas le cas de Brandes quelques générations avant ?) sans pour autant déboucher sur une diffusion et une reconnaissance notables à l’extérieur. Mais, en conséquence, la plus nodale théorie du polysystème élaborée par Itamar Even Zohar dès la fin des années 70, en dynamisant l’approche structuraliste, est un peu reléguée à l’arrière-plan.

19Les ancrages divers mais se recoupant en certains points des trois auteurs produisent, c’est heureux, un premier dépassement de la comparaison courante des comparatismes entre eux, limitée, quand elle est — assez rarement — envisagée, aux comparatismes français et étasunien, considérés d’ailleurs à tort comme monolithiques, à quelques exceptions près (tel Étiemble, du côté français). Les comparatismes hispaniques (notamment l’incontournable Claudio Guillén), centre-européens et chinois/sinisant font une apparition bienvenue. Ce dépassement pourrait être à son tour dépassé en évoquant d’autres comparatismes (Inde, Moyen-Orient, Caraïbes, entre autres) dont la comparaison montrerait le plein exercice du comparatisme dans l’ordre indispensable de l’auto-réflexivité. De même, on peut se demander si l’AILC, au lieu de poursuivre dans un porte-à-faux idéologique de plus en plus douloureux, une « histoire comparée des littératures en langues européennes », qui n’a été le plus souvent qu’une histoire fragmentée, compartimentée, et en peine de mise à jour, ne ferait pas mieux de s’engager résolument, à nouveaux frais, dans une comparaison collective et contrastive des historiographies littéraires du monde, produites localement (le plus souvent, en ce qui concerne les « petites littératures ») ou depuis des centres régionaux ou des centres mondiaux ou quasi-mondiaux (en ce qui concerne les « grandes »). Tenter de comprendre, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur (secondes ou tierces positions) les modèles, de périodisation, de généricité, de transmission, etc., selon lesquels se représentent les littératures et la littérarité à partir d’un corpus, d’un lectorat et d’institutions pédagogiques déterminées nous aiderait non seulement à briser quelques tabous et contre-tabous persistants, mais à débloquer certaines apories du débat sur les canons, mondiaux et localisés. Dans ce cadre, on pourrait peut-être mieux saisir les motivations parfois paradoxales et souvent ambiguës des comparatismes naissants ou renaissants, dans l’Europe du xixe siècle comme aux États-Unis après 1945 ou dans l’Inde pré-indépendante, puis indépendante. Sans vouloir donc héroïser à toute force la posture cosmopolite des comparatistes, il ne serait pas mauvais de signaler (dans la veine de Djelal Kadir) qu’un comparatisme qui ne vise pas à l’exaltation du même a été historiquement et demeure trop souvent aujourd’hui plus ou moins gravement menacé, réprimé et exilé. C’est ainsi qu’une « glocalité appliquée » pourrait, sinon refonder une fois de plus la discipline, comme les marchandiseurs les plus entreprenants ne cessent d’appeler à le faire pour servir leur chapelle, car ses fondements sont assez nombreux et hétéroclites pour qu’elle n’en ait nul besoin, mais du moins renforcer sa validité scientifique et sa portée humaniste.

Ici comme ailleurs ? Le comparatisme est-il traduisible ?

20Il nous reste à nous demander rapidement pour terminer à quels prix et conditions une très nécessaire introduction en langue française à la Littérature Comparée, destinée aux étudiants de premier et deuxième cycle, pourrait être produite, sachant que les ouvrages, tous déjà anciens, de Pierre Brunel, de Daniel-Henri Pageaux ou de Karen Haddad-Wotling, ne peuvent plus (si certains l’ont pu) remplir cette mission. La première difficulté tient au fait que beaucoup de pays francophones ou partiellement francophones sont particulièrement résistants à la démarche comparatiste, soit parce qu’elle leur semble mettre en danger la francophonie, soit parce qu’ils résistent à admettre la composante francophone de leur culture littéraire, philosophique et artistique, soit même pour ces deux raisons à la fois, sans craindre la contradiction (cas de la Tunisie). La position dominante de l’anglais sur le marché des langues est à l’origine de problèmes bien différents.

21Autre obstacle, revers de la médaille de l’institutionnalisation précoce et renforcée par étapes de la Littérature Comparée en France, de la fin du xixe siècle aux années 1970, en dépit (mais en partie à cause) de la guerre impitoyable menée par la majorité des « francisants », de droite comme de gauche, contre ce qu’ils appellent l’éclectisme comparatiste, c’est la rigidité de la tradition comparatiste nationale. Dans un pays où règne le culte de l’ordre apparent, tout ce qui déroge aux exercices canoniques, clefs du succès aux concours d’enseignement secondaire, est réputé dangereux et souvent rejeté même par les meilleurs étudiants, qui aspirent légitimement à un emploi. Le style et la structure de l’essai, par exemple, mettent en cause la routine payante du commentaire composé (internaliste, décontextualisant) et de la dissertation en trois parties sacrées, quel que soit le sujet proposé. À tel point que l’essai, en tant qu’exercice universitaire formateur, peut passer pour remettre en question le principe de l’égalité républicaine, une méritocratie qui pourrait être louable si elle n’était à la fois centraliste et militarisée.

22En admettant que les objections idéologiques (et commerciales) puissent être surmontées et qu’un éditeur digne de ce nom s’y prête, l’ouvrage, remarquable, je le répète, de Domínguez, Saussy et Villanueva pourrait-il être traduit en français (comme il va l’être en espagnol) ? Cette question a deux volets : est-il traduisible dans un sens conventionnel (linguistiquement transposable) ? Et, d’autre part, serait-il ainsi, tel quel, lisible par le public francophone ciblé et directement profitable à ce public, en tant qu’introduction stimulante, réfléchie et motivée à la pratique de la discipline ? Les réponses que l’on peut apporter ne manquent pas d’intérêt pour la théorie comparatiste. D’abord, oui, l’ouvrage est linguistiquement traduisible, car la grande majorité des concepts de théorie et d’histoire littéraire qui y entrent en jeu sont partageables entre toutes les cultures de langues européennes, et les quelques concepts non européens évoqués sont précisément exploités en tant qu’intraduisibles analogues, donc productifs par translecture, à défaut de superposabilité lexicale. Mais, en second lieu, comme je l’ai indiqué plus haut, certaines questions, auxquelles on est plus attaché en France (littérature et cinéma, par exemple) pourraient être un peu développées, et des équilibres devraient être modifiés, aussi bien pour faciliter l’accessibilité des références (cas de Ďurišin, dont les travaux, même en anglais, n’ont pas pénétré en Europe occidentale et sont absolument introuvables dans les bibliothèques des meilleures universités francophones) que pour accorder plus de place à la diversité historique et actuelle du comparatisme français et francophone (belge, surtout). De Baldensperger à Étiemble (et à Adrian Marino), on a un panorama indispensable, mais il devrait être complété par plusieurs autres contributions, certaines essentielles, d’autres fâcheuses, à la pratique chercheuse et enseignante de la discipline : les conflits prolongés, renouvelés ou émergents, dans le cadre comparatiste français et francophone comme dans le cadre anglophone, sont en effet la preuve la plus tangible de vitalité intellectuelle dont toute pensée authentiquement comparatiste peut faire preuve ; les aplanir au nom d’un consensus stériliserait cette pensée, tout au contraire de l’enthousiasme et de l’acceptation de la polémique généreusement partagés par les auteurs d’Introducing Comparative Literature.