Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
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Nathalie Vincent-Arnaud

Faire voir, faire écouter : l’instrument déchiffré

Bernard Sève, L’Instrument de musique. Une étude philosophique, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2013, 367 p., EAN 9782021011845.

« Et les sons maintenant nous écoutent »1

1Ces dernières années ont été extrêmement prolifiques en matière d’écrits sur la musique, de questionnements sur ce qui fait de celle-ci un art, un langage, un marqueur social et culturel, une aire de « jeu » — à tous les sens du terme2 — des possibles et des signifiés. Le titre d’un récent ouvrage de Francis Wolff, Pourquoi la musique ? (Paris : Fayard, 2015), semble donner la mesure de l’étendue, de la profondeur et de la variété de ces questionnements qui, par-delà les aspects esthétiques et historiques, font la part belle à une ontologie de la musique, de ce qui la compose, la motive, la fait demeurer avec nous et en nous, tout aussi familière que pleine de mystère. Comme de nombreux spécialistes en font régulièrement le constat, s’interroger sur la musique, c’est en premier lieu accepter de se colleter avec ces « confins du sens » évoqués par Charles Rosen3, avec un inexploré qui « résiste4 » et dont on accepte d’avance, presque en s’en réjouissant, la victoire au moins partielle. Chaque petite avancée dans ce territoire obscur n’en est pas moins un gain précieux pour appréhender au moins une partie des raisons de cette fascination pour la musique, de ces liens multiples — qu’ils soient d’amour ou de haine — qui nous unissent à elle, de ce qu’elle révèle de nous-mêmes et de manière de nous inscrire dans le monde.

2C’est à une série de tels déchiffrages successifs que nous convie l’ouvrage de Bernard Sève. Parmi les nombreux écrits sur la musique qui se sont succédé au cours des dernières décennies, quelques-uns ont été entièrement dévolus à un instrument particulier (le piano ayant notamment fait couler beaucoup d’encre, comme on ne s’en étonnera pas5), mais une approche aussi englobante était demeurée inédite. Comme le suggère d’emblée le caractère générique du titre, il ne s’agit pas de passer en revue et de détailler les spécificités des divers éléments qui composent un instrumentarium donné mais de se livrer à l’examen anatomique et physiologique d’une relation unique mais multiforme : celle de l’instrument de musique et de l’humain qui y est confronté pour le manipuler, le voir, l’entendre, en éprouver la texture, le timbre, la puissance expressive. « [P]enser l’instrument de musique dans sa dignité et sa valeur artistique, esthétique et humaine » (p. 17), telle est la mission assignée à cet ouvrage, l’instrument y étant investi du rôle de « personnage central » (p. 24) pourvu d’une vie propre, soumis à des péripéties, s’incarnant à travers ses rapports incessants avec une altérité, qu’elle soit humaine ou instrumentale à l’image des « affinités organologiques » qui se constituent (p. 231). En guise de première illustration de cette profession de foi, l’auteur lève le voile à sa manière sur la célèbre Santa Cecilia de Raphaël, manifeste à ses yeux d’une « défiance religieuse envers l’instrument » (p. 15) qui « méconnaît la musique des hommes » (p. 17), celle même à laquelle son ouvrage est consacré.

3« Au commencement de la musique, avant le verbe, était le corps6 » : c’est un tel credo que semble illustrer la démarche de B. Sève qui place le sensible et la corporalité au cœur de son propos, en écho à la sensualité panthéiste du Violoniste bleu de Chagall qui envahit le seuil du texte et sur lequel l’auteur retourne sous forme de clausule unissant les « deux corps, celui de l’instrument et celui du musicien » (p. 344). Depuis les modes d’« appropriation de l’instrument » (p. 49) par le jeu, la morphologie de l’interprète, son « invention instrumentale » (formule de Jacques Dewitte citée par l’auteur) jusqu’aux « frontières de l’instrument acoustique » (p. 182), marquées par l’entrée en jeu du corps humain et du bruitisme, en passant par la notion de « transactions complexes entre quatre corps » (p. 71) constitués par les doubles « corps physique » / « corps musical » (pour l’instrument) et « corps naturel »/ « corps musicien » (pour l’instrumentiste), sont explorées les relations qui unissent les diverses instances créatrices de la musique ainsi que les manières qu’ont celles‑ci de solliciter la réponse corporelle de l’auditeur ou du spectateur. Ces divers modes et enchaînements d’interactions, mêlant instrumental et humain, production et réception, englobent tout autant le « geste instrumental » (p. 143) que l’indication par l’instrumentiste d’un doigté, vue comme « incorporation de son corps à l’espace de la partition » (p. 205), ou les « traces de jeu » (p. 273) du musicien ou de manipulation du luthier qui donnent, au premier sens du terme, du corps à l’instrument et à l’œuvre qu’il produit tout en l’inscrivant dans une temporalité volontiers mythifiée par l’imaginaire des interprètes et des auditeurs (l’un des exemples les plus célèbres cités par l’auteur étant le Stradivarius et les fantasmes qu’il suscite dans le monde musical).

4Ces diverses composantes participent notamment de ce que l’auteur définit comme la « circularité ontologique entre l’œuvre et l’instrument : l’œuvre donne sa pleine réalité à l’instrument, comme l’instrument donne à l’œuvre sa pleine réalité » (p. 137). Quels sont au juste les rapports de dépendance qui s’instaurent entre un instrument et une œuvre ? Cette question est envisagée en détail dans « l’ontologie par cercles concentriques » que l’auteur consacre, entre autres, au passage de l’œuvre musicale écrite à l’œuvre musicale exécutée, « ontologie du processus » (p. 313) interrogeant la variabilité des conditions d’existence et d’identité de l’œuvre musicale. Si, comme le souligne B. Sève, l’œuvre musicale « n’existe pleinement que dans son exécution, dans sa sonorité effective » (p. 331), alors il existe des états de l’œuvre différents qui contredisent son existence comme « être unique » (p. 329) : depuis la reconnaissance de la « fausse note » comme virtualité de la vie de l’œuvre jusqu’au degré de « plasticité organologique » (p. 320) qui la caractérise et permet ou non la substitution d’un instrument à un autre, est déclinée toute la gamme de possibilités qui définissent ce que B. Sève appelle le « régime continu » de l’œuvre musicale, dont il ressort que l’œuvre « est d’autant mieux exécutée qu’un plus grand nombre de ses propriétés sont présentes dans l’exécution » (p. 333). Au nombre des exemples musicaux dans lesquels la « plasticité organologique » est éclipsée figurent notamment les motifs wagnériens « de l’or » et « du feu » à travers lesquels s’affirme une très nette « prescription organologique » (p. 323) de la part du compositeur en vertu de la couleur instrumentale nécessaire pour produire l’effet requis. Ces cas de figuralisme ne sont évidemment pas seuls concernés dans ce qui fait l’adéquation d’un instrument donné à une œuvre, le caractère consacré de certaines compositions pour un instrument ou une famille d’instruments ne souffrant bien souvent que difficilement la transgression. Certaines œuvres en revanche, telles que Le Clavier bien tempéré (citée par l’auteur), offrent une certaine latitude instrumentale du fait de la dénomination générique que leur titre renferme et qui ouvre la voie à des variations (du clavecin au piano en passant par l’épinette) déterminées par l’histoire de la musique et par la sensibilité esthétique propre à une société ou à un interprète.

5Cette dimension temporelle et historique mêlant œuvre et instrument fournit par ailleurs un passage substantiel du livre dont l’une des amorces est la notion particulièrement éloquente de « temps cristallisé », définie de la manière suivante : « en changeant d’instrument je change non seulement de sonorité mais aussi d’époque, d’histoire » (p. 262). À l’histoire dont est porteur l’instrument « générique » (emblème d’un style, pourvu d’un timbre donné) ou « singulier » (« concret », rattaché à une expérience humaine, à un possesseur, un instrumentiste dont il conserve en général l’empreinte corporelle) viennent s’agglomérer les autres formes de temporalité inhérentes à l’expérience musicale. B. Sève évoque ainsi le caractère foncièrement « multiple », selon lui, du temps de l’écoute musicale (p. 280). Il rappelle à cet effet certains des passages les plus inspirés de Jankélévitch dans La Musique et l’Ineffable, passages auxquels semble faire écho l’idée de Laurent Jenny selon laquelle la musique « creuse le temps7 » pour faire de l’auditeur le dépositaire d’un « scénario énergétique8 » permettant à l’œuvre de se déployer dans son imagination comme objet sensible et artistique. Profondeur du temps musical, brèches ouvertes dans le temps historique par les citations musicales, évolution dans le temps de la perception et de l’appropriation sociales d’un instrument donné sont autant de composantes d’un chapitre qui questionne les modes d’actualisation de l’instrument au sein des divers univers et genres musicaux au fil du temps ainsi que ses résonances émotionnelles et symboliques.


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6La sensibilité du propos, son approche foncièrement décloisonnante, le dialogisme qui l’habite et lui fait revisiter nombre de théories musicales des dernières décennies font de cet ouvrage un guide précieux à travers un territoire particulièrement dense et luxuriant dont le lecteur a tôt fait de s’apercevoir qu’il n’avait lui-même exploré, fût-il musicien ou mélomane, qu’une infime partie.