Des pommes & des oranges : la comparaison dans presque tous ses états
1Le questionnement théorique comparatiste, de France ou d’Espagne en Chine et de l’Inde aux États‑Unis, a été si exceptionnellement intensif ces quatre ou cinq dernières années, comme on l’a vu notamment au congrès de l’AILC (Paris 2013) — dont les actes, partiels — sont encore à paraître, qu’il faudrait quasiment un ouvrage entier pour en rendre compte. Cette effervescence, aussi salutaire que symptomatique, s’inscrit sans doute dans ce qui est souvent présenté comme une nouvelle crise, et des plus graves, de la Littérature Comparée, confrontée aux Études Postcoloniales à partir des années 1990, et aux diverses résurrections et réinterprétations de la Littérature Mondiale dans les années 2000, une Littérature Mondiale qui mimique la mondialisation en même temps qu’elle la combat dans ses aspects uniformisants, dominateurs et stérilisants. Mais la prolifération des recherches théorisantes témoigne aussi d’autre chose qu’un simple aggiornamento de circonstance dans la mesure où elle correspond, au moins dans certains cas, à une maturation et à une historisation, intégrant une anthropologie culturelle, de la transdisciplinarité engagée par le structuralisme, le linguistic turn et le néo‑formalisme des années 1960 et 1970.
2Au début du chapitre « Why compare? » de Comparison : Theories, Approaches, Uses, R. Radhakrishnan expose le principal paradoxe, voire l’aporie qui taraude, d’après lui, la pensée comparatiste :
Le cliché « des pommes et des oranges » résume l’impasse épistémologique qui hante la comparaison. Si les études comparatives doivent déboucher sur la production de savoirs nouveaux et déstabilisants, il est alors vraiment nécessaire de comparer les pommes et les oranges, audacieusement et dans le risque. Mais ceci n’arrivera jamais puisqu’on a posé a priori qu’il est fallacieux de comparer des pommes et des oranges. (Felski, p. 16)
3Or la traduction littérale que je viens de donner de l’expression anglaise attire pourtant notre attention sur une indubitable comparabilité, celle des analogues qui nous déplacent précisément pour faire sens. En français, ne dit‑on pas « comparer des pommes et des poires » pour comparer l’incomparable, alors qu’aux yeux, ou au palais des anglophones, pommes et poires sont des fruits proches et éminemment comparables ? Dans le monde anglo‑saxon, on a souvent parlé d’oranges et de pommes pour un environnement informatique mixte comprenant des machines sous Windows et d’autres sous système Mac, incompatibilité n’excluant pas la mise en réseau. Qu’impliquent ou que suggèrent ces remarques introductives ? Tout d’abord que l’incomparable, le mur de l’altérité radicale, est franchi dès qu’on en parle ; dès qu’on le nomme, on montre que l’on a comparé, compare et comparera. Ensuite, les expressions (formes‑sens) de l’incomparabilité ne sont ni uniformes ni incomparables. Enfin, toute (tentative de) mise en réseau présuppose une relation résultant d’une comparaison fonctionnelle et, en même temps, réduit la distance entre les systèmes comme entre les structures et les éléments qui les composent. Additionner des lapins avec des carottes n’est pas comparer, les ranger hiérarchiquement dans l’échelle des êtres non plus, mais distinguer implique comparer, et le ou les systèmes et réseaux du littéraire ne doivent ni ne peuvent donc être conçus comme des additions, des totalisations, ou des pyramides : dans le premier cas, les lapins mangent les carottes, dans le second, un sujet transcendant écrase et dévore les uns et les autres.
4Nous avons choisi un premier échantillonnage d’ouvrages récents pour nous interroger (en les comparant, bien sûr) non pas sur l’avenir de la « discipline » ainsi dénommée — toujours faute de mieux —, ni sur sa spécificité, mais sur les modes de pensée, l’idéologie et l’épistémologie qu’elle met actuellement en jeu et qui ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans. (Un autre répertoire suivra.)
Chacun selon son besoin ?
5Commençons par la réflexion la plus abstraite et la moins illustrée, celle de Frédérique Toudoire‑Surlapierre. La préface bienveillante, quoique parfois ambiguë de Pierre Brunel, intitulée non sans quelque surenchère « Discours de la méthode comparatiste », tente d’inscrire la pensée de l’auteur dans une tradition comparatiste française présentée comme plutôt homogène et sans ruptures quoique hérissée de polémiques, de Baldensperger à Marius Guyard en passant par Jean‑Marie Carré, et simultanément de l’en dissocier pour y marquer le souci du « monde d’aujourd’hui » (p. 11). On aurait donc affaire, selon P. Brunel à un « ouvrage méthodologique » proposant « une théorie comparatiste » et allant dans le sens du rétablissement d’un « retour à la discipline, dans tous les sens du terme, c’est‑à‑dire à la littérature, et à l’usage de la comparaison bien comprise en littérature comparée » (p. 14). Notre perplexité : par quel raccourci méthode et théorie sont‑elles rabattues l’une sur l’autre ? En quel sens « la littérature » est‑elle une « discipline » (au sens de se plier à une subordination rituelle), plutôt qu’un produit de l’interaction sociale et un phénomène constitué en objet d’étude pour diverses sciences humaines ?
Craintes & ambitions
6Les premières lignes du « Préambule » (avant‑démarche ?) annoncent un programme aussi délibéré qu’ambitieux, et pourtant ésotérique, retourné en boucle sur lui‑même. Je ne puis éviter de citer un peu longuement :
Cet essai est le fruit d’une volonté. Proposer une théorie comparatiste, c’est‑à‑dire une théorie des façons dont on compare plusieurs œuvres entre elles, modélisant les conditions que cela suppose et typologisant le déroulement des processus comparatifs ainsi que les résultats obtenus. […] une démarche comparatiste [est] décrite par ses différents protocoles et pour cela nous nous sommes appuyée sur des préceptes généraux et transversaux […] de sorte qu’ils fonctionnent comme des universaux qui posent des questions essentielles, entendez que l’on est tous à même de se poser : Mais comment compare‑t‑on, ou plus encore pourquoi a‑t‑on encore besoin de comparer ? Pour quelles raisons est‑il pertinent de comparer aujourd’hui ? Quels sont le rôle et la place de la comparaison dans la littérature et plus généralement du [sic] domaine culturel ? (p. 17)
7Une analyse de discours, même cursive, ne peut manquer de s’interroger sur les zones de flou de cette déclaration d’intention. Tout d’abord, qui est « on » ? À sa première occurrence, ce redoutable et protéiforme pronom au deuxième degré semble référer à l’essayiste et à ceux qui l’entourent ou lui ressemblent. Mais, à la seconde et peut‑être aux suivantes, il renvoie à un « nous » centrifuge, inclusif, généralisant. D’autre part, le mot « œuvre » donne pour acquis qu’il existe des objets textuels fixes et valorisés et que « la littérature » est une collection de tels objets. En conséquence de quoi, ce ne sont pas des actions (d’écriture, de transmission, de lecture, d’interprétation), ni des procès de signification, de signifiance ou d’empathie, qui sont comparés dans le temps et dans l’espace, mais des objets textuels rigides anonymement pré‑valorisés. Enfin plusieurs abstraits non définis posent aussi question : le livre est divisé en 5 « protocoles » numérotés de 0 à 4. Chacune de ces parties contient quatre « préceptes » —sauf la première (« précepte 0 » du « protocole 0 ») et la dernière (3 préceptes seulement). Les « préceptes » se subdiviseront à leur tour en « clauses », elles‑mêmes parfois composées de « critères » listés. Chacun des éléments hiérarchiquement emboîtés de ce lexique relève à première vue de domaines discursifs différents. Puisque « protocole » ne saurait ici être pris dans son sens étymologique de registre authentique et qu’il s’agit d’« épistémologie », nous devons présumer que le mot est employé par analogie avec un « protocole d’expérimentation » scientifique, ou un « protocole opératoire » médical. « Précepte » n’a d’autre domaine que moral ou religieux. « Clause » est juridique. « Critère » est logique. La superposition de ces différents domaines et registres opère une confusion progressive de la théorie avec une scientificité expérimentale, puis avec une déontique sanctuarisée sous les espèces d’universaux logiques. En outre, le jeu entre les niveaux, au sens hiérarchique, les rend interchangeables selon les besoins du moment : le « précepte 0 » porte sur « le jeu des protocoles », tandis que la clause 1 du précepte 1, « Pour un (bon) usage de la comparaison » (p. 35) sera une simple question ouverte « D’où vient notre besoin de comparaison ? » aussitôt transformée et détournée en une autre question complètement différente : « Est‑il impossible à rassasier ? »
Indéterminations
8J’avoue m’être égaré dans les bois d’un discours qui change vite de cap, de ton et de rhétorique et dans lequel terminologie flottante, fonctions grammaticales souvent indéterminées et syntaxe accidentée se combinent pour nous surprendre. Ainsi dès le début de l’ouvrage, l’indétermination sémantique de cette phrase : « La comparaison est‑elle encore un outil d’analyse indispensable de la littérature comparée et dans quelle mesure constitue‑t‑elle un adjuvant herméneutique approprié de la littérature comparée ? » (p. 35) La comparaison ne saurait être à la fois un actant principal (indispensable) et un adjuvant, même approprié. Devant la conjonction des indices de tautologie et des éclats de contradiction, je me suis tourné vers le « précepte 10 : le sujet comparant » pour tenter de comprendre de quoi ce sujet était fait, comment il se construisait et/ou se déconstruisait. Même si le lecteur tenace finit par déduire du contexte le sens voulu, après une dizaine d’occurrences de l’emploi controuvé du verbe « stigmatiser » pour « signaler », « traduire » ou « pointer », le « sujet comparant » —toujours singulier en dépit de son implication éthique dans l’humain et le collectif — continue d’échapper à notre vigilance :
[le scientifique] est toujours au moins humainement concerné par les objets étudiés, ce qui le prive d’une totale objectivité ou tout au moins d’une indépendance totale avec [sic] ceux‑ci. Ce handicap permet non seulement au chercheur de conscientiser les interférences entre lui‑même et ses objets, mais d’éprouver également concrètement le rôle et l’influence des interrelations entre le sujet et les objets qui, en tant qu’œuvres créées par un humain, engagent eux aussi des sujets propres qui interviennent, d’une façon ou d’une autre, dans l’analyse elle‑même. (p. 127‑128)
9On devine que les limitations à l’objectivité de la saisie de l’objet sont en fait un gain parce que le chercheur, qui s’en rend compte, comprend ses relations intersubjectives avec ses objets de recherche. Oui et non, comme on voudra, mais qu’est‑ce qui est comparatiste ou même comparatif là‑dedans, et qu’est‑ce qui est spécifiquement littéraire dans cette relation interactive et sa prise de conscience supposée ?
10L’ouvrage de F. Toudoire‑Surlapierre exige une grande dépense d’attention. Des déclarations sans appel souvent édulcorées ou annulées par la suite du raisonnement, des retournements déconcertants et des rêveries « épistémologiques » intempestives nous promènent assez arbitrairement d’une formulation à une autre, nous laissant aussi rarement l’énergie d’accompagner le propos d’ensemble que le loisir de nous arrêter sur une idée déterminée. Méthode et théorie qui, de prime abord, paraissaient s’épouser étroitement, doivent être, in fine, soigneusement distinguées. L’espace où se déploie la démarche comparatiste est tantôt concentrique, tantôt à géométrie variable, ou excentré ou morcelé. La Littérature Comparée a une « unité de visée », ou une « communauté de visée » qui « lui confère le statut d’un champ autonome » (p. 76), mais « elle n’a pas d’objets propres », « postulat [qui] semble simple, voire évident, » mais qui « du point de vue scientifique, […] n’est autre qu’une aberration. » (p. 103), bien que « cette non‑propriété » puisse être de nature à « constituer une légitimation épistémologique » (ibid.).
Principes & présupposés
11Peut‑être vaut-il mieux se tourner vers les sections conclusives pour dresser un bilan provisoire. D’une liste de dix commandements appelés « conditions scientifiques », il est impossible de tout citer, car certains items sont des doublons et chacun appellerait un commentaire détaillé. J’en ai donc choisi trois, symptomatiques de ce qui subsiste en France d’une certaine Littérature Comparée « à la française », ou bien qui mettent en relief des questionnements majeurs, des impensés frappants ou des apories récurrentes :
1 — Le principe d’extension maximale de son territoire. Ses domaines sont temporaires, systématiques et réitérés à partir de toutes les littératures (françaises [sic] et étrangères). (p. 178)
12Observation : Une dichotomie est maintenue dans le grand tout entre un corpus national ou en tout cas unilingue et « l’étranger », « le reste du monde », déséquilibrant la perspective au regard du poids du français et des « œuvres » en français par rapport à la masse totale des « œuvres ».
3 — La dualité taxinomique : elle n’est pas seulement comparée, le fait qu’elle soit considérée comme une discipline autonome, connexe à d’autres disciplines qu’elles recoupent [sic] et dont elles se distinguent [sic], rend parfois difficile à cerner sa spécificité disciplinaire. (ibid.)
13Observation : On comprendra que la Littérature Comparée est aussi « Générale » (comme à la SFLGC) ou aussi Théorie Littéraire, et que, si elle fait appel à d’autres disciplines tout en affirmant son autonomie, il y a au moins une friction qui met en question les frontières de la discipline, donc sa « spécificité ». Or spécificité n’a rien à voir avec isolement ou une quelconque autarcie, et ceci n’est nullement propre aux sciences de la littérature ni même aux sciences humaines en tant que « sciences molles ». De même qu’un genre (littéraire ou artistique) est à la fois une catégorie descriptive, le nom d’un corpus, un système normatif, un code et un guide ou mode d’emploi, une discipline, en tant que genre épistémologique, se construit sur un corpus d’objets, d’une part, (son champ) et, d’autre part, sur une combinaison particulière d’outils et d’approches ou démarches, dont la plupart ne lui sont pas propres. En outre, c’est à peu près ce que l’auteur dit plus loin :
14« 5 — La littérature comparée se détermine […] par les intersections et points de rencontre avec d’autres disciplines. » (ibid.) Où est le paradoxe ?
15« 8 — La littérature comparée conçoit la littérature comme un phénomène national, mais où [sic] la nationalité ne vaut qu’en tant qu’elle est associée ou juxtaposée avec d’autres. (p. 179)
16Observations : Il peut paraître étonnant de retrouver dans un ouvrage publié en 2013 un tel énoncé apodictique reprenant presque littéralement le manuel d’Ulrich Weisstein datant de la fin des années 60, traduit en anglais en 1974. Cette postulation continuait certes d’être opérante dans certaines pratiques institutionnelles, sujets de thèse ou manuels et traités, comme celui dirigé par Souillier et Troubetzkoy en 1997, dont Jean‑Marie Grassin remarque qu’il joue pour « une hiérarchie implicite et parfois explicite d’approche, qui déborde ensuite sur les méthodologies discutées et présentées1 », mais F. Toudoire‑Surlapierre, tout en se voulant avec raison plus prudente, tombe probablement dans le même piège par habitude institutionnelle plutôt que par choix idéologique. Les défauts de cette postulation inter‑nationale sont en effet nombreux : d’abord, vu que la nation est un fait et une représentation politique moderne, la plupart des corpus possibles dont l’auteur dit qu’il faut les embrasser se trouvent exclus, soit en raison de leur antiquité, soit du fait d’un mode de développement ou de survie de l’imaginaire communautaire très différent du modèle européen moderne. Ensuite, les frontières géographiques entre nations, historiquement mouvantes et qui ne coïncident pas toujours, ni de loin, avec des espaces linguistiques et culturels cohérents, rendent souvent impossible l’assignation des « œuvres » — qui ne sont en outre qu’une composante parmi d’autres de « la littérature » — à un espace national certain et stable. Les relations translinguistiques comme les migrations massives plus ou moins « volontaires » (diasporas), les déplacements forcés de populations lors de partitions d’états, les exils individuels, les « nomadismes » professionnels, dilettantes ou passionnels, ont achevé de mettre à mal l’hypothèse du « phénomène national ».
17Si l’apport d’une monographie comme Notre besoin de comparaison n’est pas fondamental et si certaines déficiences formelles et de conception (pas de bibliographie, pas d’index) n’en recommandent guère la lecture à des étudiants peu avertis, cet ouvrage reste révélateur non pas d’un besoin mais d’un significatif désir, un peu coupable, de comparaison et surtout de la quête obsessionnelle d’une théorie unificatrice, aspiration mise en exergue par un court essai de Wolfgang Ruttkowski :
Depuis leur déclaration d’indépendance des sciences littéraires nationales il y a environ un siècle, les comparatistes ont sans cesse été à la recherche d’une théorie inclusive, assez large pour loger non seulement leurs recherches sur le développement et le fonctionnement des genres littéraires, mais aussi l’éclairage mutuel des arts, leur sujet favori2.
18Or c’est précisément d’une telle théorie, reflétant un universalisme critique (celui du Comparative Criticism) et le mettant en maximes après l’avoir mis en pratique, que manquait la Littérature Comparée française du début du xxe siècle, d’après ses détracteurs humanistes ou marxistes. Ainsi, avec quelque brutalité à peine tempérée d’humour, Samuel Putnam en 1936 :
La Littérature Comparée n’a pas pris conscience ou bien a oublié que, si elle est du tout quelque chose, elle est une province de la Critique Comparée. Elle s’est battue, consciemment ou en fait pour fonctionner comme discipline autonome, ce dont elle est incapable. La Critique elle‑même n’est rien si elle ne conduit pas à une critique de la vie3.
19Certes la « sécheresse » de la Littérature Comparée, son caractère d’exercice scolaire, son avare restriction de champ n’étaient pas aussi explicitement liés à l’eurocentrisme en 1936 qu’en 2003 (le fait colonial restait dans l’ordre des choses), mais la marque de naissance de la Littérature Comparée lui coûtait déjà cher, et il ne lui est toujours pas facile de s’en défaire aujourd’hui.
L’enlèvement d’Europe & sa résistance
20Après l’inestimable Claudio Guillén, mais qui n’intervint que tardivement en Espagne, et des travaux hispano‑américains ou d’hispano‑américanistes basés en Amérique du Nord, comme Djelal Kadir, dont nous commentons ailleurs le fondamental dernier ouvrage, c’est avec plaisir que l’on voit la nouvelle impulsion donnée au comparatisme espagnol péninsulaire par César Domínguez. Les textes, d’une richesse certaine, réunis par lui, sont tenus ensemble par la double torsion d’une « idée européenne » et de son inévitable mise en cause à l’heure où mondialisation, altermondialisme et « planétarité » retiennent toute l’attention des penseurs de la culture comme des économistes, des politologues et des écologistes.
21L’introduction du volume Literatura europea comparada témoigne de ce malaise et de ce qu’il peut avoir de productif, même s’il n’est justiciable que d’une éventuelle résolution historique et que toute tentative de dépassement dialectique est, je le crains, vouée à l’échec. L’ouvrage conçu par C. Domínguez s’inscrit en effet dans un projet de recherche financé par la Commission Européenne, tandis que son concepteur est fort conscient de ce qui passe pour un péché originel de la Littérature Comparée (voire de la Littérature Mondiale), à savoir son ou ses actes de naissance en Europe du Nord (France, Angleterre, Allemagne, puis Europe Centrale) et donne voix autant que possible à des avocats du « post‑européen », comme Rey Chow, après avoir évoqué favorablement les théoriciens militants du décentrement géoculturel comme Adrian Marino, ou disciplinaire, comme Steven Tötösy de Zepetnek. Aucun article ou chapitre repris dans le volume n’émane cependant d’un comparatiste non européen ou nord‑américain travaillant hors d’Europe ou d’Amérique du Nord. Serait‑ce que les Brésiliens, les Chinois, les Coréens, les Indiens, etc., ne sont prêts à « provincialiser l’Europe » qu’en l’ignorant ? Ou bien, s’il n’en est rien, est‑il encore difficile de les entendre sur un autre sujet que leur propre espace culturel, supposé restreint ?
22Devant l’impossibilité de donner un sommaire intelligible de chacune des 16 longues contributions de ce volume, nous avons préféré nous pencher un peu plus précisément sur quelques unes d’entre elles qui permettent de mieux cerner l’actuelle tension entre le cadrage européen originel de la Littérature Comparée (qui comparait des ressemblances et sur fond d’une dissemblance avec les continents obscurs du Grand Autre) et sa dissolution redoutée dans le bouillon et le tourbillon d’une Littérature Mondiale où universalisme et relativisme mènent un combat aussi infondé que sans merci.
Géographies
23Roberto Dainotto, dans « Repúblicas de las Letras. ¿Qué es la literatura europea ? », traduction d’un chapitre de Europe (In Theory), 2007, répond avec brio à l’appel de Lindsay Waters4 à « re‑raconter » l’Europe du point de vue de Vendredi et de Caliban et à ne plus se contenter de la « fable de l’Europe » pour en écrire l’histoire, déjà invoqué en ouverture d’un article de 20065. La « République des Lettres » de Pierre Bayle, dit‑il, n’a jamais été prise pour une réalité ; métaphore à visée utopique, elle faisait sens dans le cadre d’un nouvel esprit scientifique et d’une rupture avec des traditions érudites sclérosées, au profit d’une formation citoyenne d’élites transnationales. Mais à cette limitation classiste excluant les « barbares de l’intérieur », s’en ajoute une autre, chez Voltaire comme chez Montesquieu : si les peuples orientaux, indiens ou chinois, ont été civilisés bien avant « nous », le développement scientifique et esthétique s’est déplacé d’Est en Ouest au cours de l’histoire, laissant derrière « nous » les fondateurs exotiques : l’Europe est la modernité et c’est à ses lumières que le reste du monde peut être compris, jugé, informé. Ce qui intéresse en particulier R. Dainotto, ce sont les réponses du Sud européen marginalisé (déjà les PIGS d’aujourd’hui) à la prééminence supposée et à la domination du Nord manufacturier, France et Angleterre. Il s’agit au fond d’appliquer, y compris rétrospectivement, la méthode de Dipesh Chakrabarty à une refocalisation à partir des cultures sudistes européennes du xviiie siècle refusant leur subalternité commençante. Cette revendication d’un « dé‑centrement » de l’Europe (p. 62sq) a des aspects très sains et nécessaires, elle sera d’ailleurs poursuivie au xxe siècle en ce qui concerne l’Irlande ou le principe de minorité de productions culturelles centre‑européennes. On peut se demander cependant si elle n’occulte pas, chez des puissances en déclin, une nostalgie de leur hégémonie. En ce sens, la territorialisation comparatiste évolue moins sensiblement qu’on ne le souhaiterait.
24John Neubauer, dans son chapitre « La idea de Europa : ¿Pisando terreno nativo ? », traduit d’un article de 2006, pose, quant à lui, la question des « conceptualisations régionales de l’Europe » (p. 114) et dévoile, à travers la multiplicité, la complexité, les conflits et les entrecroisements d’axes et de regroupements, centre‑ ou est‑européens, sudorientaux et balkaniques, à quel point les enjeux des territorialisations culturelles nationales ou régionales, relevant de politiques identitaires, sont capables d’interférer non seulement avec une appréhension esthétique des œuvres et des poétiques, mais aussi combien toute géographie littéraire, voire toute géocritique, résiste, dans de telles situations historiques, à une anthropologie culturelle comparatiste de coupe globale qui intégrerait le fait littéraire, dans chaque cas, en tant que manifestation des discours sociaux dominants et certifiants et aussi en tant qu’échappatoire, voire tentative de subversion de ces mêmes discours. En reprochant vivement à Maria Todorova d’hypostasier les Balkans, il souligne que, si certaines configurations se forment négativement — comme celle qui résulte d’une lutte commune pour se libérer de l’Empire Ottoman —, il y a en fin de compte « un nombre illimité de configurations physiques et culturelles différentes. De fait, aucun discours, aucun récit ne peut définir pertinemment les caractères physiques ou culturels d’une région. » (p. 129) Il devrait en résulter une révision radicale de la théorisation comparatiste telle que la « littérature européenne comparée » apparaisse plutôt comme la construction ludique et expérimentale d’un cadre herméneutique que comme garante d’une quelconque objectivité.
25Dans son chapitre « ¿Es deseable una literatura mundial ? », dont la publication en allemand remonte à 1995, mais d’autant plus utile comme document, Manfred Schmeling souligne d’entrée de jeu que « dans la discussion sur la littérature mondiale est impliquée la Littérature Comparée en tant que discipline scientifique, dont la validité et le développement sont intimement liés à l’existence — et à l’idée — d’une littérature mondiale. » (p. 178) L’approche historique à laquelle il se livre, rappelant entre autres que la contestation des unités culturelles linguistiques et/ou nationales comme fondement du comparatisme (et dans l’absolu) n’est guère nouvelle, présente l’intéressante particularité de court‑circuiter l’idée européenne. Il suggère encore, justement, comment celle‑ci, chez Valéry et Romain Rolland eux‑mêmes, comme chez Gide et Mann, après Nietzsche, est dans une large mesure une défense contre la peur de l’échangeabilité universelle, confondue un peu vite avec « nivellement » et interchangeabilité. La singularité du « génie » individuel, celui de quelques uns, une aristocratie, est projetée sur l’espace d’une Europe qui a promu l’individualisme et l’originalité, et proposée comme modèle à la construction d’une aristocratie intellectuelle et artistique mondiale ; tout en précisant que cette projection « regarde surtout vers le passé » (p. 203).
Transmissions
26De la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à six exemples d’études comparatistes dans « les espaces littéraires » de l’Europe, je retiendrai les deux portant sur des objets qui me sont plus familiers, le réalisme/naturalisme comparé, traité par Darío Villanueva, et une cartographie du « modernisme » à travers la création traductive, traitée par Theo D’Haen. Le premier montre de façon très convaincante, et attendue, comment l’intégration de Galdós au panorama réaliste européen permettrait de gagner en compréhension de cette œuvre majeure, mais il implique aussi, sans l’affirmer assez, que l’option historiciste de Galdós dans « l’image de la vie qu’est le roman » (p. 267) est avant tout l’une de celles qui permettent de construire une cohérence narrative et esthétique, face au désarroi devant le tout‑dicible, le tout‑représentable apporté par la laïcisation et la scientisation de la pensée après les Lumières — la psycho‑stylistique jamesienne et l’expérimental descriptif zolien étant deux autres options pour de semblables fins. Theo D’Haen, de son côté, après avoir rappelé le rapprochement de plus en plus marqué, et pertinent, de la Littérature Comparée et des études traductologiques, de Susan Bassnett en 1993 à Emily Apter en 2006, veut donner un exemple concret de la richesse nouvelle de cette orientation en étudiant minutieusement la relation entre la mutation de la poétique du Hollandais Martinus Nijhoff et son activité de traducteur de T.S. Eliot, entre autres. Cette relation consiste principalement, d’après D’Haen, en la précipitation d’une « impasse créative » (p. 307). Eliot aurait servi à M. Nijhoff de terrain d’exercice pour expérimenter une écriture nouvelle qui le libère de l’ombre pesante d’un autre poète néerlandais. Ceci va dans le sens de beaucoup d’études antérieures et des recherches actuelles de Martine Hennard6, dont je rendrai compte ultérieurement, mais ce qui pourrait être spécifiquement « européen » là‑dedans nous échappe.
27Enfin, de la troisième partie de l’ouvrage, consacrée en principe à « une nouvelle didactique de la littérature européenne » et beaucoup plus courte que les deux autres, je ne mentionnerai que la contribution de Franca Sinopoli, originellement publiée en italien en 2008, parce qu’elle fait un écho en positif‑négatif au chapitre de Rey Chow dans la première partie, significativement sous‑titrée « une perspective post‑européenne ». Si R. Chow met en doute, non sans quelques motifs, la pertinence de la différence linguistique comme critère de base de la pensée comparatiste et cherche à retrouver d’autres sources de différentiation créatrice dans la tension entre mondialisation et particularisme, elle mise en bonne partie sur les transformations en retour que l’ex‑partage colonial européen du monde a fait et fait de plus en plus subir à l’Europe. Pour elle, l’Europe semble offrir surtout l’intérêt de l’unité de ses contradictions communes et de leurs différentiations locales (p. 140‑141). La proposition didactique de F. Sinopoli, celle d’une « notion d’auteur‑modèle » comme possible point de départ (p. 359) semble d’autant plus éloignée du post‑européanisme de R. Chow que les auteurs (critiques) européens, de la première moitié du xxe siècle, donnés en exemple, ne sont pas de ceux qui se sont sérieusement confrontés, y compris dans leur vécu, à des cultures extra‑européennes, et que proposer de les actualiser à la lumière de deux critiques nord‑américains de la seconde moitié du siècle (Harold Bloom et Edward Said), si différents soient‑ils, ne nous éloigne guère de problématiques comparatistes internes à l’Occident le plus proche de Londres, de Paris et de Berlin, ressassées depuis un siècle et demi au moins. Ne serait‑il pas temps de demander aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, par exemple, s’il y a pour eux une entité que l’on puisse appeler Europe et quel portrait‑robot ils pourraient en dessiner ?
Pourquoi, & pourquoi pas (comparer) ?
28L’ouvrage dirigé par Rita Felski et Susan Stanford Suleiman, présente la très intéressante particularité de ne pas se limiter disciplinairement aux études littéraires stricto sensu, quoiqu’elles en restent l’objet central, mais d’interroger aussi, plus largement, d’autres sciences humaines, telles que l’histoire, l’anthropologie ou les sciences politiques, voire géo‑stratégiques. Cette démarche bien informée, quoique encore timidement engagée, répond ainsi par avance, ou en simultané, à nombre de questions confusément évoquées par F. Toudoire‑Surlapierre, d’une part, ou amorcées dans plusieurs des textes recueillis par C. Domínguez. Il s’agit, en bref, d’épistémologie plutôt que de théorie générale ou de méthodologie au ras des pratiques didactiques ou de recherche appliquée, une épistémologie qui n’est pas moins le souci de Terry Cochran7, entre autres, au Canada. On se demande alors si l’institutionnalisation ossifiée de la discipline « Littérature Comparée » en France ne retarde ou même ne bloque pas une réflexion sur le sens et les enjeux, aussi bien éthiques, de la connaissance comparatiste, malgré toutes les menaces dont la discipline fait l’objet (pas seulement, loin de là, de la part des cousins « francisants »). En France, les comparatistes protègeraient leurs positions, leur portion, si congrue soit‑elle, alors que, dans le monde « anglo‑saxon » (Canada et Inde compris) ou dans le monde hispanique, on devrait montrer avec quelle profondeur philosophique on (les comparatistes) se pense, afin de se créditer d’un surplomb8 métadisciplinaire plutôt que de justifier le maintien d’une niche, certes inconfortable, mais refuge tout de même.
29Les deux premiers des seize chapitres de Comparison, « Why Compare? », par R. Radhakrishnan, et « Why Not Compare? » par S. Stanford Friedman, écrits chacun en connaissance de l’autre, se font face en miroir plus qu’ils ne s’opposent frontalement, ce qui constitue déjà un habile et stimulant exercice épistémologique. Tandis que le premier auteur constate la stimulation et le risque irréversible que comparer nous fait prendre (qu’il s’agisse d’ « humanité comparée » avec les modes de conduite d’un rickshaw à Chennai et d’un taxi à New York, ou de littérature comparée) (p. 17), la seconde étend une observation analogue à la pratique de la traduction :
Que nous traduisions ou comparions, nous rencontrons le thème de la reconnaissance et de la méconnaissance [misrecognition], et la problématique plus profonde du Soi et de l’Autre. […] Que les différences soient de nature intra- ou inter-, la question demeure de savoir si les différences qui produisent du sens à l’analyse, à travers la comparaison ou la traduction, font ou non partie du même monde culturel. Sont‑elles des fragments d’un même récipient appelé Être ou Humanité ou condition humaine9 ? (p. 29)
30Car, si « la comparaison est un mode inévitable de cognition humaine » (p. 43), autant mettre ses contradictions à profit pour développer des stratégies de résistance aux politiques de domination et d’exclusion.
31C’est par la suite que l’intensité polémique du conflit entre visions euphoriques et iréniques et visions négatives, voire diabolisantes, de la comparaison, prend de l’ampleur, avec deux types d’argumentation et de présupposés politiques bien différenciés, même si des positions intermédiaires, plus « équilibrées », comme celle de Shu‑mei Shih, devraient permettre de continuer à s’engager sans tourment excessif dans des pratiques comparatistes progressives et productives.
32Haun Saussy intitule sa contribution « Axes of Comparison ». Le jeu de mots sur « axe » et « axis » n’est certainement pas gratuit. Il montre en effet à plusieurs reprises comment et pourquoi nombreux sont aujourd’hui les chercheurs qui récusent toute comparaison, celle‑ci étant entachée d’un double péché originel : le surplomb européocentrique, au nom de l’universalisme prétendu de certaines valeurs et de l’ « avancement » des Lumières, d’une part, et l’évaluation hiérarchisante des productions culturelles des « autres ». Le relativisme extrémiste, dénonce Saussy, conduit à exclure l’autre de champs d’investigation ou, simplement, de lecture, déclarés incommensurables, intraduisibles, connaissables seulement de l’intérieur de « leur propre » territoire :
On dirait que la Littérature Comparée, quand elle récolte les fruits de la microlecture dans une langue et une tradition déterminées, ne le fait jamais qu’afin de les conditionner et de les exporter vers quelque destination étrangère, « en remplaçant un projet épistémologique pré‑existant par un nouveau projet. » (p. 68)
33Si H. Saussy répond de la sorte à Radhakrishnan, à qui il reproche un relativisme ayant entre autres inconvénients celui de tolérer un isolationnisme facilitant la censure et la répression de toute contestation à l’intérieur des nations, lesquelles ne devraient pas rester « l’unité de pensée » de la Littérature Comparée (p. 73), il aurait pu s’en prendre plus âprement encore à Walter D. Mignolo.
34Ce dernier, promoteur patenté du concept de « décolonial » (opposé à « postcolonial ») tient, sans la moindre nuance, que la notion de littérature elle‑même est une pure invention de l’impérialisme européen (p. 106‑107), de même que « la principale motivation implicite de la méthodologie comparative […] a été de consolider l’Europe […] comme centre épistémique du monde. » (p. 104) Zhang Longxi, qui n’est pourtant pas européen, aura donc en vain insisté sur le fait que « puisque la comparaison est quelque chose que nous pratiquons toujours de toute façon, toute la discussion sur la question de savoir si l’on doit comparer n’est que bavardage inutile. La vraie question, ce n’est pas si mais comment ; c’est affaire de pertinence, du caractère raisonnable de la comparaison que nous faisons, et de ses conséquences et de ses implications. » (p. 51)
35On pourrait observer que le refus de la comparaison résulte lui‑même d’une comparaison entre ce qui se passe quand on compare et quand on ne (croit) point comparer. La critique de l’intraduisibilité énergiquement menée par Longxi va dans le même sens quand il en appelle à Walter Benjamin, comme quoi « l’on devrait envisager la traduisibilité des créations linguistiques même si les gens devaient s’avérer incapables de les traduire. » (p. 57)
36Le renvoi à la question de la traduisibilité, culturelle et/ou linguistique, est fréquent dans ce volume. Elle apparaît sous différents angles, car les domaines linguistiques correspondent de moins en moins à des espaces culturels homogènes ; d’autres contributions soulignent la nécessité de faire place aux expressions linguistiques minoritaires, aux « petites » langues, où qu’elles soient parlées, par‑delà la prise en compte des seules « grandes » langues non européennes, telles que l’arabe, le japonais, le chinois mandarin, le hindi ou le bengali (celles qui constituaient des exigences pour Étiemble, pour une littérature « vraiment générale »). Les bases (ou le terrain et les motifs de la comparaison), « grounds for comparison », selon le titre du premier chapitre de l’ouvrage de Natalie Melas, All the Difference in the World, si elles sont inégales et instables, ne sont pas définitivement minées. Le manque de « commune mesure » invite, d’après cet auteur, comme le signale Mary N. Layoun (p. 213), à inventer un « formalisme postcolonial » qui « prenne les conditions extrinsèques pour point de départ et pour cadre analytique […] en tentant d’identifier les conditions de sa propre production10. » Comme en traduction — théoriquement impossible mais effectivement réalisée et sans cesse contredite, nourrie de ses propres erreurs —, la démarche comparatiste qu’appellent de leurs vœux les lecteurs professionnels les plus conscients de la mondialisation tire de son malaise les résultats les plus sains et les plus heuristiques.
37Gayatri Chakravorty Spivak, en repensant (une fois de plus) le comparatisme (« Rethinking Comparativism ») dans Comparison, manifeste une évolution sensible par rapport au vœu de mort qui émanait de Death of a Discipline au début des années 2000. Certes, elle continue de placer au premier plan les menaces qui pèsent sur l’intégrité de la discipline : une histoire de domination eurocentrique et la tentation d’un classement hiérarchique (ranking) qui lui laisse faire l’économie d’une archéologie tant extra‑européenne que pré‑moderne de la discipline ; et certes encore elle persiste à s’inscrire dans un certain déni de la comparaison :
Ces quelques dernières années, certains d’entre nous avons tenté de se demander précisément comment la littérature comparée fait pour ne pas comparer et comment cette non‑comparaison peut receler quelque chose d’affirmatif. (255)
38Mais, comme on le voit déjà dans cette phrase, la comparaison n’est pas foncièrement perverse (comme chez Mignolo) : « Embrasser des structures et une texture archetypo‑topique, non strictement polarisée, nous a aidée à penser l’affinité à la place de la simple comparaison [c’est moi qui souligne]. » (ibid.) Le point de nouveau départ est fourni par des théories psychanalytiques et cognitivistes à la fois de l’acquisition du langage, et par la relation des migrants à la langue qu’ils ont pu adopter comme maternelle. « Notre façon de repenser le comparatisme part donc d’accepter qu’en tant que langues, les langues sont équivalentes, et qu’un apprentissage profond de langue doit imploser en simulacre de mémoire linguale. » (p. 257) Plutôt que de planétarité, il est maintenant question de « worldliness », mondialité et être‑dans‑le‑monde. L’équivalence (inachevable), non pas l’égalité (idéalisée) est au début du rachat de la discipline, et cette pulsion est recherchée dans les textes eux‑mêmes : « […] nous reconnaissons comme comparatiste toute tentative que fait le texte de sortir de sa clôture spatio‑temporelle, de l’histoire et de la géographie par lesquelles il est déterminé. » (p. 259)
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39« On pourrait presque dire que la compréhension comparative résulte de la force cumulée de fausses traductions mutuelles, corrigées avec effort », (p. 281) déclare l’anthropologue Richard Handler. Et d’ajouter :
Point n’est besoin de traverser la moitié du monde […] pour trouver des différences incommensurables qui puissent tourner au bénéfice de la comparaison. On doit cependant […] rester disposé à s’investir dans le travail toujours imparfait de la traduction qui peut rendre la différence non seulement significative, mais critiquement indispensable. (p. 288)
40Loin du pessimisme initial de la question « À quoi (bon) comparer ? », nous sommes assez convaincus, en refermant le volume Comparison, que l’injonction de ne pas comparer des pommes et des oranges est mal formulée, car, « après tout, ce sont des fruits » (p. 128) et qu’ « une poétique de la comparaison improbable (discordia concors) a catalysé des écoles artistiques majeures […] » (p. 129) Dans le dernier texte, celui de l’historienne Linda Gordon, le « problème des pommes et des oranges », plus saillant face à des différences ou des distances criantes, est réduit à sa juste et productive mesure : « s’il n’y avait pas de différences, on ne tarderait pas à déclarer identiques plusieurs objets. » (p. 320) On en vient donc à défendre la comparaison inexacte et inégale, voire occasionnelle et ponctuelle, parce que les comparaisons n’ont pas à faire équations de valeur : « Le plus grand intérêt de la comparaison est souvent de poser des questions, de celles auxquelles on n’aurait jamais pensé sans l’analogie. » (p. 321)
41Toutes les comparaisons sont‑elles donc bonnes ? Certaines ne sont‑elles pas (éthiquement et/ou politiquement) odieuses ? Je répondrai que seules le sont, éventuellement, non pas les plus incongrues en apparence (rapprocher Proust du roman à l’eau de rose, ou placer face à face sur un même pied de bildung la quête de Perceval, ignorante de son propre nom, celle de Lord Evandale et celle de Mircea Eliade en Inde) mais celles qui fabriquent avec de l’exclusion une valeur indue pour le comparateur.