Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Olivier Ammour-Mayeur

Enjeux politiques des arts de la scène

Roxane Martin, L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789‑1914), Paris : Classiques Garnier, coll. « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2013, 257 p., EAN 9782812421143.

1Il faut le dire d’entrée de jeu, le livre de Roxane Martin offre bien plus que son titre ne le laisse d’abord supposer. Et ce genre de réussite est assez rare pour le signaler lorsqu’il existe.

2Cette synthèse d’histoire du théâtre, qui traverse tout l’arc du xixe siècle — depuis la Révolution française jusqu’aux prémices de la Première Guerre mondiale —, propose, du même geste, une lecture du champ politique de la même période à travers les transformations subies par les arts de la scène. Ainsi, l’ouvrage met en relief les liens indéfectibles qui se sont noués au xixe siècle entre les arts dramatiques et l’engagement politique des hommes et des femmes qui en forment le cœur de métier.

3L’envergure du projet est donc vaste. Il s’avère parfaitement maîtrisé par l’auteur du livre dont l’étendue des connaissances ne manquera pas d’émerveiller le lecteur. Car, si R. Martin domine évidemment la matière d’histoire culturelle qui fonde l’épicentre de son sujet, elle gouverne non moins tous les aspects politiques et judiciaires de la période traversée. La bibliographie, riche de dix‑sept pages serrées, traverse en effet les textes incontournables de la problématique, du point de vue dramatique, mais aussi, et peut‑être surtout, des fonds d’archives ; des annuaires et almanachs ; les lois décrets et rapports de police ; ou encore les textes posant la question des droits d’auteur et de la propriété artistique et littéraire, ainsi que les textes de loi relatifs à la censure dramatique et à la législation des théâtres. Autant de corpus légaux souvent oubliés par les études d’histoire littéraire. Cet ouvrage met en évidence toute l’importance d’aller y puiser des informations essentielles pour la compréhension de l’évolution des arts de la scène au cours du mouvementé xixe siècle.

4Bien entendu, ces éléments saisis ensemble ne forment pas nécessairement un tout d’emblée. L’auteur prend dès lors le parti de proposer à sa recherche un plan chronologique, permettant de diviser son livre en quatre parties suggérant quatre périodes de mutation de la question : 1789‑1807 ; 1808‑1829 ; 1830‑1864 et, enfin, 1865‑1914. Or, contre toute attente, ce qui pourrait sembler à première vue un plan quelque peu anodin, s’avère en réalité reposer sur une logique imparable énoncée dès l’introduction de l’ouvrage : « L’analyse cherche à circonscrire l’émergence d’une notion et ses multiples acceptions entre la Révolution française et la Grande Guerre » (p. 12, je souligne). Le déploiement ainsi adopté en périodes successives ne fait donc nullement l’impasse sur les oppositions, frictions et propositions divergentes faites au cours de ces quatre phases de la mise en scène. Bien plutôt, ce sont ces tensions mêmes qui tissent le réseau noématique des propositions théoriques que l’auteur formule dans ces pages.

5En effet, l’analyse se double d’une interrogation théorique qui déplace l’aspect purement historiographique initial :

Partant du constat que la datation de la mise en scène posait problème selon qu’on l’interrogeait comme art ou comme métier, nous avons choisi de poser la question sous un angle différent : non pas « Quand la mise en scène ? », mais « Pourquoi la mise en scène ? » […]. (p. 11)

6La première partie offre ainsi une relecture des propositions théâtrales — textes et arts de la scène — à la lumière de l’instabilité politique ambiante. L’abolition des privilèges d’Ancien Régime frappe en effet de plein fouet les scènes théâtrales qui bénéficiaient d’un traitement de faveur (particulièrement le Théâtre‑Français, ancêtre de la Comédie Française). Les auteurs dramatiques étant parvenus, dans la même période, à faire valoir leurs droits aux « droits d’auteurs », les acteurs et directeurs‑producteurs de théâtre doivent dès lors trouver les moyens d’asseoir leur travail, financièrement comme symboliquement, selon de nouveaux biais. De même, les changements politiques fréquents entrainent, tout au long de cette première période, des modifications législatives qui imposent aux théâtres de jongler littéralement avec la censure, les interdictions diverses et les obligations non moins variées. Et c’est sur ce nœud complexe, qui se forme dans l’entre‑deux critique et législatif, que R. Martin fonde l’une de ses hypothèses de travail :

Si la « mise » [terme employé sous l’ancien régime] permettait les changements ou renversements dictés par les convenances théâtrales, la « mise en scène » [expression qui apparaît en 1801] le permettait également. Par cette habile rhétorique, le directeur [de théâtre] cherchait vraisemblablement à faire face aux pressions d’un gouvernement soucieux de contrôler la représentation d’une œuvre qui plaçait son action en Égypte et, par ce biais, pouvait évoquer les récentes défaites de l’armée française. La notion de « mise en scène », on le voit, est intimement liée à l’idée de réécriture, de refonte de l’œuvre en vue de lui accorder, entre autres choses, une résonance politique. (p. 44, les ajouts entre crochets sont miens)

7Dans la deuxième partie, l’auteur défend un postulat particulièrement stimulant pour la recherche en histoire des arts et de la scène : l’innovation théâtrale, du point de vue de la mise en scène, est à chercher non pas dans les œuvres canoniques et les scènes sur lesquelles celles‑ci sont représentées, mais plutôt du côté des œuvres plus populaires, et particulièrement le mélodrame, voire le vaudeville. Elle met ainsi en relief, à travers une analyse rigoureuse des sources documentaires disponibles, d’une part que « le vaudeville fondait son originalité sur sa capacité à brocarder l’actualité sociale et politique en élaborant, dans les creux d’une trame théâtrale en apparence anodine, une intertextualité portée par le jeu de l’acteur, la structure musicale des airs chantés et le décalage que pouvait produire avec elle le texte des couplets » (p. 53). Tandis que, de façon concomitante : « le mélodrame s’est imposé, à cette époque, comme le genre qui a entériné les réformes scéniques et dramaturgiques de la décennie révolutionnaire en permettant à la fonction de metteur en scène de se constituer en métier » (p. 54). R. Martin examine, dans ce même chapitre, comment et pourquoi l’émergence d’une telle figure provoque des remous importants du côté des auteurs dramatiques et en quoi ce nouveau concept de metteur en scène vient interférer avec les habitudes et pratiques scéniques précédent sont avènement.

8Dans les décennies suivantes, et les chapitres qui succèdent à cette partie y reviennent, les metteurs en scène, afin d’étendre leur autorité — mais aussi afin de pouvoir prétendre à des « droits d’auteur » qui, sinon, leur sont refusés — doivent tout mettre en œuvre afin que les spectacles proposés reposent de plus en plus sur le jeu de scène et les « effets », et non plus uniquement sur le texte. Quitte, comme le souligne l’auteur, à tomber dans la surenchère. C’est dans cette deuxième période, celle qui est la plus étudiée par les histoires littéraires orthodoxes, qu’une nouvelle bataille entre les Anciens et les Modernes se fait jour, à travers les partis pris esthétiques du mouvement romantique.

9C’est dans la troisième partie que les fils noués dans les deux premières donnent corps à l’idée maitresse du livre : les fauteurs de trouble romantiques ayant « brouillé » les catégoriques génériques de l’art dramatique, les distinctions fortes maintenues jusqu’alors entre scènes officielles et théâtres du Boulevard finissent par en être ébranlées. Dès lors, ainsi que le souligne l’auteur, les tensions qui se font jour à ce moment‑là ne relèvent pas uniquement d’un conflit d’ordre esthétique. C’est pourquoi, l’auteur va jusqu’à défendre l’idée suivante :

On comprend combien les conflits d’ordre esthétique (dont la presse se fait le porte‑parole) recoupent bien souvent les luttes entre factions politiques qui structurent le régime de Juillet. Au‑delà des simples divergences en matière de goûts théâtraux, c’est bien la question de l’identité nationale qui est soulevée avec la pénétration du théâtre romantique au Théâtre‑Français. (p. 126‑127)

10Cependant, durant cette période, le metteur en scène ne parvient toujours pas à faire reconnaître son art comme un art à part entière : la « reconnaissance juridique du metteur en scène ne verra pas le jour avant 1956, en tout cas pour le metteur en scène du théâtre dit “littéraire” » (p. 169). Et ce, alors même que les décorateurs, les costumiers et les « truquistes » des fééries théâtrales y sont eux plus ou moins parvenus. Et que le metteur en scène de cinéma se sera imposé depuis longtemps. C’est donc dans la quatrième période que la donne va définitivement changer pour le métier grâce à quelques hommes qui parviendront à imposer leur savoir‑faire : notamment Eugène Bertrand, Albert Vizentini (qui suit les traces de son père Augustin) et, surtout, André Antoine.


***

11Contrairement à ce que pourrait laisser croire la traversée ici proposée de l’ouvrage de Roxane Martin, ce ne sont pas les seuls clivages esthétiques qu’elle met en relief dans son livre qui prescrivent leur rythme au découpage des chapitres proposés par l’auteur. En fait, ce sont non moins les modifications législatives imposées par les gouvernements successifs qui impriment leur marque sur ces derniers. Ainsi, chaque bloc temporel se trouve clairement découpé en fonction d’un retournement institutionnel important dans les textes de lois votés en faveur ou en défaveur des auteurs dramatiques, des directeurs de théâtre et des professionnels du spectacle. Par suite, le lecteur aura tout loisir, en lisant de près cet ouvrage, de saisir à quel point celui‑ci est essentiel afin de remettre en perspective les conditionnements culturels qui ont jusqu’alors prévalu dans la réception de l’histoire littéraire des arts dramatiques. Les pouvoirs en place ne sont jamais neutres vis‑à‑vis des artistes et des créateurs. Et c’est bien aussi sur cette idée force que repose L’Émergence de la mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914).

12Par ailleurs rédigé dans une prose remarquable, le seul reproche que l’on peut adresser à ce livre — mais, en réalité, il ne s’agit pas d’une critique puisque celle‑ci ne concerne pas la visée de l’auteur — c’est de se cantonner à une analyse de la situation en France. Il serait plus que souhaitable qu’un ouvrage d’une telle ampleur, et proposant une synthèse aussi rigoureuse et stimulante, existe en ce qui concerne le théâtre européen ; peut‑être afin de mettre en évidence les différences qui n’ont pas manqué de se faire jour entre les différentes cultures. Il y a bien quelques titres glissés dans la bibliographie qui semblent aborder la question, cependant, ceux‑ci, c’est certain, ne pratiquent pas la même approche que R. Martin, et c’est bien là ce qui fait toute la différence. Il reste enfin à préciser que, bien que publié dans une collection spécifiquement académique, cet ouvrage ne s’adresse pas seulement aux spécialistes de la question. La clarté du propos n’enlevant rien à la précision des données, il est évident que ce livre devrait être amené à toucher un public plus large, tant son propos aborde un faisceau de problématiques essentielles pour mieux cerner non seulement la question de la mise en scène, mais aussi l’émergence des questions d’engagement des artistes vis‑à‑vis des questions politiques et de la vie de la cité.