La littérature serbe, entre Est & Ouest
1L’ouvrage La Littérature serbe dans le contexte européen : Texte, Contexte et Intertextualité sous la direction de Milivoj Srebro, réunit le fruit des échanges du colloque pluridisciplinaire « La Littérature serbe dans le contexte européen » qui s’est tenu à Bordeaux en 2010. La portée scientifique de ce projet est annoncée dans le titre même de l’ouvrage, qui vise un double objectif : illustrer la réception de la littérature serbe dans l’espace européen et montrer l’image de l’Europe et de ses influences dans la littérature serbe.
2L’importance de l’ouvrage tient au fait que les auteurs proviennent d’équipes de recherche internationales (Ukraine, Serbie, Monténégro, Pologne, France, Angleterre, etc.). Ce recueil traduit la volonté commune de ces chercheurs de faire découvrir la richesse des idées et la qualité des écrivains appartenant à une littérature « mineure » ou encore « en marge », comme on a coutume de considérer la littérature serbe en dehors de ses frontières.
Pluralité
3La présentation du volume est chronologique, ce qui permet de suivre l’évolution des concepts littéraires au travers de l’histoire des idées. Les communications se distinguent par la richesse des thèmes et des motifs abordés, tant du point de vue du genre (le roman, la nouvelle, le théâtre ou encore la poésie) que de celui des approches adoptées par les auteurs.
4Le contenu de l’ouvrage s’avère difficile à comprendre d’emblée à cause de l’hétérogénéité des procédés d’analyse et des thèmes abordés, mais aussi à cause de la complexité de l’évolution culturelle serbe, extrêmement bouleversée jusqu’à nos jours. En ce sens, tous les travaux mettent en valeur la notion de pluralité, caractéristique essentielle des mentalités serbes, y compris les différentes prises de position, voire les contradictions1 à l’égard de la culture européenne.
5Ces « contradictions » se manifestent dans la sphère imaginaire tantôt par le refus des modèles européens, tantôt par l’acceptation exemplaire des références européennes. De ces prises de positions divergentes ressort « le choc des cultures » qui s’exprime par les réactions également ambivalentes provenant des pays dits « occidentaux » : d’un côté, la fascination pour la culture serbe « folklorique et sauvage », de l’autre, l’étonnement ou le rejet face à une civilisation marquée par des valeurs patriarcales2.
6Or, du point de vue théorique et artistique, ce « choc » des civilisations peut déboucher sur les malentendus « herméneutiques », autrement dit sur le risque que l’interprétation et la réception critique des ouvrages soit erronée. Les contributions révèlent la difficulté éprouvée par certains critiques occidentaux face à un autre système de valeurs qui régna pendant longtemps en Serbie patriarcale. Ces valeurs, une fois « fictionnalisées » et présentées sous formes symboliques dans la littérature, donnent lieu, sur le plan textuel, aux sous‑entendus, aux métaphores, aux inédits, aux ruptures, ou au contraire, à la libération excessive de la parole, au pathos amoureux ou à la glorification exagérée des mythes du passé ou encore à la poétique « folklorique ». D’où, par exemple, les versions contradictoires de la réception et de la traduction de l’œuvre d’Ivo Andrić3 en France.
Diversité
7Ce recueil se lit également comme un panorama de textes consacrés à des auteurs et à des siècles différents, où se croisent, par moments, les mêmes époques et mouvements artistiques, soulignant sans cesse un point de convergence : l’intertextualité, l’enchevêtrement des concepts philosophiques et esthétiques qui influencèrent le développement de la littérature serbe. Comme le mettent en évidence tous les articles, les œuvres littéraires provenant de Serbie mettent en exergue la notion de diversité, due à l’ouverture intellectuelle et culturelle de ses auteurs, artistes polymorphes, éduqués en Europe occidentale, souvent diplomates, hommes d’État, ou encore prêtres. Aussi cet ouvrage témoigne‑t‑il d’un important transfert culturel modelant la littérature serbe, ses idées et ses concepts artistiques issus des traditions culturelles européennes : celle de l’Est (influence byzantine) et celle de l’Europe de l’Ouest (notamment de France, d’Allemagne et d’Italie).
8Ainsi, la majorité des travaux renvoie à de nombreuses collaborations fructueuses entre les auteurs, les théoriciens, les linguistes serbes et leurs homologues respectifs en Europe occidentale, y compris de nos jours. Le volume en évoque quelques unes : la contribution de la famille royale de Nemanjić, notamment de Rastko Nemanjić, à la littérature serbe au Moyen Âge, à l’époque de la Renaissance et à des amitiés serbo‑byzantines/serbo‑européennes ; la passion de Prosper Mérimée et de Pouchkine pour la poésie populaire serbe durant la première moitié du xixe siècle ; la collaboration de Vuk Karadžić avec Goethe, et ses efforts visant à réformer l’alphabet cyrillique et à divulguer la littérature populaire serbe durant son séjour en Autriche. L’ouvrage révèle également l’importance de l’héritage du classicisme français, des Lumières et des idées de Descartes qui ont influencé notamment le travail de Dositej Obradović4, le premier ministre de l’Éducation en Serbie, ainsi que le contexte de la découverte en Serbie du symbolisme français5. Plus précisément, les idées symbolistes ont pu pénétrer dans la littérature serbe grâce aux poètes passionnés de culture française, culture qu’ils ont découverte durant leur scolarité dans l’Hexagone : Milan Rakić, Jovan Dučić, Vladislav Petković Dis, etc.
9Pourtant, tout en acceptant des concepts culturels de l’Occident (et de l’Orient), la littérature serbe s’obstinait à donner des productions originales. En effet, se référer à d’autres concepts ne veut pas forcément dire les copier, mais les approprier à ses propres valeurs, y ajouter sa « logique du cœur ». Il s’agit également d’improviser, de s’enrichir en s’adaptant à l’autre, de se construire en accumulant d’autres fonds, en incorporant une part « étrangère ». En ce sens, l’ouvrage explore les inventions originales des surréalistes serbes. Ces derniers, quoique influencés ou plutôt inspirés au départ par les surréalistes français, s’organisèrent en tant que mouvement parallèle au surréalisme français en proposant des concepts spécifiques. Les surréalistes belgradois poussent encore plus loin l’idée de la déconstruction de la réalité en prônant « la libération totale du désir6 » et en en faisant le sens de l’existence. Il en va de même pour le postmodernisme serbe qui se distingue par l’originalité de la démarche créatrice de ses auteurs (comme, par exemple, les œuvres de Danilo Kiš et de Milorad Pavić).
Rencontres
10Les contributions ne cessent de rappeler que la littérature serbe a connu un chemin de bifurcation extraordinaire. Situé entre l’Est orthodoxe et l’Ouest catholique, le peuple serbe dut faire des choix douloureux face à l’emprise de l’Empire ottoman (du xive au xixe siècles) afin de défendre son identité et sa langue. Ainsi, la littérature serbe se sauvait en tant que « nomade cosmopolite », « marcheuse » éternelle en migration.
11Nombre de communications attirent l’attention sur les influences tout à fait diverses (par exemple, celles de l’Empire austro‑hongrois, de l’État de Venise et de la Russie) dues aux contextes historiques du pays qui y trouva la planche de salut dans la lutte pour la revendication de son identité nationale sous la domination ottomane. L’Autriche eut une influence fondamentale sur la formation du classicisme en Serbie du Nord au xviiie siècle. De même, la République de Venise7 représentait un « exil » culturel pour les auteurs serbes qui y trouvèrent la seule possibilité d’imprimer leurs ouvrages lorsque la Serbie fut sous protectorat ottoman. Nous remarquons également l’influence importante de l’Église, de la langue et de la littérature russes au xviiie siècle, qui permettait de conserver la langue russo‑slave/slavo‑serbe dans les lettres et dans les écrits des ecclésiastiques serbes. Plus tard, dans la deuxième moitié du xixe siècle, à l’époque du réalisme en Serbie, on constate le retour de la prédominance de la culture russe dans la littérature serbe.
12À certains moments, la littérature serbe fut conditionnée par les mêmes circonstances que les littératures des pays occidentaux (par « l’après coup » et le symptôme du trauma vécu lors de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales). Justement, ce trauma se traduit tantôt par le silence, tantôt par la violence, par des coupures, par une syntaxe déstabilisée. Dans la littérature serbe, il s’agit d’un trauma collectif qui a été revécu dans les années 19908. D’où les échos au passé serbe qui ne passe pas, ainsi qu’à la mélancolie et à la douleur nationale qui résonnent dans la prose contemporaine.
13À travers son chemin « de crabe », la littérature serbe est cependant parvenue à se créer sa propre identité en mettant en valeur la « couleur locale » d’un pays agriculteur dans les Balkans, replié sur son passé douloureux, sur ses valeurs conservatrices, mais ayant un regard curieux et joyeux, orienté vers la scène littéraire européenne. De nombreux textes en apportent la preuve, comme par exemple les articles qui abordent l’œuvre de Petar Petrović Njegoš9 ou la poésie de Desanka Maksimović10.
14S’y ajoute un trait spécifique à la culture serbe, la tradition folklorique et orale, émanant de la mémoire archaïque et des mythes épiques dont nombre d’écrivains européens s’inspirèrent plus particulièrement à l’époque romantique11, comme par exemple, Niccolo Tommaseo, Prosper Mérimée, Goethe, etc. Il en ressort une poétique particulière à la littérature serbe : la poétique de la douleur chantée.
15Le volume La Littérature serbe dans le contexte européen renvoie à l’intérêt des recherches consacrées à une petite culture qui, en dépassant les épreuves et les difficultés dues aux déchirements culturels, éthiques et ethniques, témoignent de la grandeur humaine. Par son universalité, la littérature serbe représente la littérature‑monde : un continent ouvert à toute autre littérature en conservant sa propre authenticité.
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16Sans détour, ce recueil donne une image plus objective de la culture serbe et contribue à sa meilleure connaissance, tant en France que dans l’ensemble de l’Europe. L’ouvrage propose la multiplicité des influences comme une voix/voie possible pour la circulation des échanges — la capillarité des idées, les contacts et les ruptures entre l’Est et l’Ouest —, soulignant qu’il n’est pas ici question d’une hiérarchisation entre les littératures dans le continent européen, mais d’un appel à leur dialogue, à leur croisement, à leur « embrassade » créatrice.