Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article

1Les vingt études du Parcours dix-neuviémiste de Michel Crouzet, précédées d’un entretien avec Michel Arrous1, réalisé à Paris en novembre 2011 et intitulé « Les Romantiques et “notre modernité” », bien qu’écrites séparément, présentent une cohérence et une progression remarquables. Elles situent les romantiques par rapport à la modernité, interprètent le Romantisme comme passion de vivre la littérature et comme promotion de l’imaginaire, en même temps qu’elles proposent une histoire de la poétique romantique, de la création et de la lecture. Elles sont une protestation en faveur du paradoxe de l’artiste et de la « vraie rhétorique ». Ces vingt études, novatrices et polémiques, articulent aussi une histoire écrite contre l’« ancienne » nouvelle critique (synthétisée dans l’idéologie et les pratiques du structuralisme), contre ses mythes et ses méthodes. L’entretien qui les précède offre une leçon nécessaire de compétence littéraire et critique et nous invite à lire le xixe siècle littéraire.

2La nouvelle édition revue, corrigée et augmentée d’un long essai, Le Rouge et le Noir, Essai sur le romanesque stendhalien, nous propose aussi une lecture complice et alerte du chef-d’œuvre de Stendhal. L’intelligence critique et l’écriture énergique de M. Crouzet n’oublient ni les lecteurs du passé ni la critique traditionnelle ; elles accompagnent la liberté des lecteurs présents à travers les possibilités et les dangers de la critique moderne.

La « vraie rhétorique » : pour une poétique de l’effet

3M. Crouzet démasque les méthodes et les fonctions de la critique moderne, (« structuraliste ») qui se caractérise par un formalisme falsifié (« fausse rhétorique »). Par la même occasion il justifie son choix de la rhétorique ancienne, celui de la « vraie rhétorique ». L’histoire littéraire avait oublié, selon lui, le problème du style mais « travaillait honnêtement à mettre les élèves en contact avec les textes » ; la lecture psychanalytique des textes avait banalisé le romantisme, escamoté son paradoxe et ignoré le travail rhétorique de l’artiste ; la critique structuraliste a supprimé toute dimension historique, a donné l’hégémonie au paradigme scientifique, a évacué l’individu (l’homme) de son écriture, a expliqué l’invention rationnellement, par des causes ; en d’autres termes, elle a supprimé les paradoxes. Toutes ces méthodes critiques ont récusé l’auteur et fait l’économie des finalités du texte. Elles ont oublié l’effet et le lecteur ; en revanche, pour la rhétorique, « ancêtre et récusation du structuralisme2 », l’effet est capital.

4La rhétorique donne la priorité au travail et au talent, aux formes et à l’éthique. Tous les romantiques ont affirmé l’impossibilité de séparer la forme et le fond, conflit qui est au cœur de leur mystère ; s’ils ont conscience rhétorique et raisonnent en termes d’art (l’héritage classique), ils sont contraints en même temps de recourir à la transcendance de l’inspiration. La rhétorique classique respecte ce paradoxe et le Romantisme est une esthétique de la dissonance, de la synthèse des contraires, une poétique fondée sur la parodie. La parodie du Romantisme est sa seule définition.

5C’est dans cet esprit que M. Crouzet lit Paul-Louis Courier, et Le Pamphlet des pamphlets (1824), son dernier texte, porteur d’une poétique négative, est un éloge ironique du genre, et qu’il analyse dans Fragoletta d’Henri de Latouche un trait constant du xixe siècle : la réversibilité du mythique et du poétique ; ou le jeu et le sérieux dans le théâtre de Musset, ces éléments du paradoxe dont M. Crouzet propose l’explication et décèle la poétique.

6Si la critique a eu tendance à dissocier le roman de la préface de Mademoiselle de Maupin, M. Crouzet quant à lui, veut justifier l’unité d’un texte qui sous la forme polémique et sous la forme romanesque, combine le roman de l’artiste et le roman de l’Androgyne. L’androgyne, forme totale, comme paradoxe, comme réunion des contraires, est l’équivalent de la dualité de l’artiste. À ce titre, M. Crouzet situe Les Jeunes France (1833)3, dans la lignée des œuvres paradoxe (comme Les Grotesques ou Mademoiselle de Maupin) où la vérité se déguise et s’inverse. Gautier, comme Flaubert, comme le romantisme, est hanté et fasciné par le cliché. Ridiculisant le cliché, le Romantisme se retourne contre lui‑même, refuse les catégories et cultive l’antithèse et l’oxymore, mais dès qu’il se répète et définit sa poétique par une topique (les topoï de l’antitopos classique), par un lexique, par un code rhétorique, sa différence devient normalité. Voilà « ce qui pose tout le problème du Romantisme : comment échapper à la redite, à l’imitation, au lieu commun ? ». M. Crouzet s’écarte de l’interprétation courante, celle qui veut que Gautier se moque d’un romantisme déjà vieilli ou banalisé ; il entre au cœur du paradoxe de l’artiste. Cette antipoétique cache une poétique : parodier le romantisme c’est le formuler, on peut l’admirer et se moquer à la fois. Celle‑ci serait la leçon critique de Gautier : le refus romantique de l’œuvre faite, close, finie.

7À propos d’Aurélia, M. Crouzet pose le problème de l’interprétation du rêve littéraire. Laissant en marge les possibles explications des profondeurs de la psychologie ou de la critique psychanalytique, il considère que le rêve littéraire relève « moins d’une quelconque clé des songes que d’un type de récit, de la recherche d’un type d’effet d’étrangeté ». Il ne postule pas que tout  rêve a un sens, et ce n’est pas son authenticité qui compte mais ses effets sur le lecteur, son résultat littéraire. M. Crouzet y décèle une forme onirique qui n’est pas arbitraire, une rhétorique lucide du récit de rêve, à partir de considérations toutes grammaticales. Le Promontoire du Songe4 de Victor Hugo peut également se lire en même temps comme art poétique, comme traité de l’inspiration et comme une théorie du fabuleux. Voici la nouveauté qui nous découvre M. Crouzet, sceptique par rapport aux approches « déconstructionnistes » qui font d’Hugo un « mallarméen », un adorateur du langage ; le critique situe ainsi Hugo à sa place d’auteur, loin de la tentation nihiliste et conscient de ses moyens comme de ses effets.

La « vraie rhétorique » lit l’effet de réalisme

8Contrairement à la critique formaliste, qui néglige les rapports de l’œuvre à l’Histoire, à la société et à la réalité, semblant se cantonner dans la question de « la littérarité » et de « l’autoréférencialité » de l’œuvre d’art, M. Crouzet tient à souligner la présence de l’Histoire et le poids de « la réalité » dans le romanesque stendhalien5. Les « faits divers » et leurs discours, dans les journaux comme dans les audiences de la cour d’Assises, livrent un « romanesque » premier et spontané que Stendhal ne cessera de récupérer. M. Crouzet affirme que Le Rouge « ne peut être abordé sans référence à ce « romanesque ». Journaux et romans sont en pleine continuité et jouent tous deux d’une rhétorique de l’antithèse, de l’accumulation des contraires et des contradictions. Julien est un héros problématique qui a de l’emprise sur le lecteur moderne. L’audace de Stendhal est de montrer un héros qui n’est pas un héros « sympathique », un héros qui est né d’une négation de l’héroïsme traditionnel. Sur la réception de ce personnage, il y aurait toute une histoire à écrire ; M. Crouzet l’inaugure par une synthèse riche et suggestive. Sur l’ellipse du dénouement du Rouge, où la critique depuis Faguet6 a vu une faute esthétique, M. Crouzet suggère une nouvelle lecture : l’ellipse par laquelle Stendhal a raconté l’une des scènes clé du roman (avec occultation de toute pensée intérieure), sera lue comme une lacune qui est de règle pour tout instant d’énergie, et comme « un effet de mystère » que la critique doit respecter.

9À partir de l’expérience de Julien, M. Crouzet analyse le sens ambigu de l’Aristocratie chez Stendhal, son rapport au Romantisme et regarde les oublis de la critique moderne: les leçons pratiques de désinvolture, les épisodes du duel et de l’habit bleu ont été curieusement délaissés par la critique qui ne voit dans la carrière de Julien que les thèmes de l’ambition et de l’hypocrisie et néglige sa formation aristocratique. Faire de sa mort le chef-d’œuvre de sa vie et l’achèvement de lui-même est un paradoxe si incroyable que la critique a de la peine à le considérer. « Stendhal fait partie des romanciers qui veulent avant tout cacher les conventions du roman et casser les systèmes » ; s’il échappe aux prétentions des conventions narratives c’est qu’il les connaissait trop bien pour en faire les pions d’un jeu. Pour cerner son originalité, M. Crouzet replace Le Rouge dans son contexte artistique. La modernité, en 1830, a favorisé une esthétique ou plutôt une anti-esthétique, « le culte du laid », le frénétique (le versant nihiliste du romantisme). Le Rouge appelle une lecture ouverte, nécessairement interdisciplinaire et transversale. Parfait connaisseur de la tradition critique, comme de la critique moderne, M. Crouzet réinstaure dans le processus critique ce va‑et‑vient lourd de sens entre la réalité et l’œuvre d’art, entre le texte et sa référence extérieure. M. Crouzet pratique une critique qui récupère la chair de l’œuvre, son contenu humain, social et historique.

10Par rapport à Madame Bovary, il soulève le problème critique de l’identification d’un  style épique7 et pose une hypothèse de lecture qui consiste à lire ce roman « faire “comme” l’épopée, [et] d’[y] appliquer une sorte de schéma stylistique ». L’épique doit émerveiller, provoquer l’admiration. La phrase exclamative, le « et », l’inversion, les images dans les comparaisons, sont des moyens d’amplification ou d’hyperbole, des traits du style épique devenus clichés dont Flaubert se saisit délibérément. M. Crouzet le démontre dans sa magnifique analyse de l’épisode de la « casquette » au commencement du roman où il lit l’évocation homérique (les casquettes se font casques dans la métaphore du combat).

11La valeur historique de l’Éducation Sentimentale est acquise. Le fil romanesque (l’histoire d’un amour), qui joue le rôle dominant, se tisse avec le fil de l’histoire (l’esprit d’une époque et d’une génération). M. Crouzet tente une autre voie d’analyse, une lecture en termes de poétique : Flaubert se heurte à un problème de méthode créatrice ; toute diction de l’histoire relève d’un « genre », d’une rhétorique, d’un type de discours. Flaubert a choisi une rhétorique qui lui permet d’évoquer l’histoire par la fiction, indirectement : aucun fragment de l’histoire n’échappe au point de vue, à la restriction de champ des personnages fictifs. La réponse littéraire de Flaubert est une poétique de l’ironie8.

12Manette Salomon9 lui fournit le terrain idéal pour l’étude du réel.

Le réel, celui du réalisme au premier chef récusant les adversaires de la « représentation », est le résultat d’une construction, qui intervient dans les notes saisies sur le vif, les documents, les observations, au niveau le plus élémentaire du façonnement. Pas de réalité littéraire sans mise en forme, pas de mise en forme littéraire sans réalité.

13Du réel à l’œuvre il y a l’intervention du style, le choix d’une rhétorique.

14Dans la poétique des Goncourt, M. Crouzet découvre un double mouvement : si le général est banal et commun, il faut le particulariser toujours (émietter, atomiser : on tend à la somme, à la collection totale, mais aussi au désordre absolu), mais un mouvement inverse va s’imposer aussi, un mouvement qui ensemble et fait surgir le « réel » à travers l’allégorie qui assure l’unité et le sens. Ce constant déplacement rhétorique va toujours du centre (l’homme, le sujet) à la périphérie (ses actes, ses éléments, ses objets, saisis à part, séparés, comme des parties qui ne supposent pas le tout). De la synecdoque à l’allégorie, et inversement, le sujet humain devient le point commun et central. Dans Manette Salomon le réel s’engage dans une présentation paradoxale, sublime et grotesque, tragique et bouffonne.

15M. Crouzet rend compte de l’oxymore et analyse son pouvoir d’expansion dans Les Diaboliques10, où la figure loin de rester figure de rhétorique devient figure narrative et véritable vision du monde11.

L’oxymore pose que toute vérité est aussi son contraire, que la quête de la vérité est un mouvement ironique d’affirmation-négation. La totalité est évoquée par l’union des contraires.

16L’oxymore est alors un défi critique, « comment les étudier ? », se demande M. Crouzet. En les classant, en fonction de la nature de l’incompatibilité des termes ? Il pose une règle clé de sa propre critique :

L’oxymore n’existe que par un effort du lecteur, ou par son adhésion aux codes et valeurs de l’écrivain ; la figure de rhétorique est perçue d’une manière variable, personnelle et subjective.

17Barbey pratique la pointe à n’importe quel prix. Et c’est par là que doit commencer une analyse formelle de son oeuvre, et notamment « par l’analyse de la forme maîtresse de son « discours » qui est là, dans l’esprit.

18L’écrivain, préoccupé de son œuvre et de ses effets, cherchera « l’opportunité », « la justesse », « la puissance dramatique » ou « l’agencement efficace », car la réalité est l’effet d’une construction dont il se rend compte lui‑même. Une rhétorique du réel est une méthode de création de l’effet de réel. Tel est le but de M. Crouzet : travailler à déterminer la stratégie rhétorique de l’écriture de Courier, Latouche, Musset, Gautier, Nerval, Flaubert, Hugo, Les Goncourt, Barbey d’Aurevilly, Maupassant, Bourget, et les stratégies rhétoriques de Stendhal12, peut‑être son auteur préféré ?

19La « vraie rhétorique » revient donc au lecteur, porte son attention à la finalité du texte, à l’effet de Beauté, à la création de plaisir. Elle rétablit l’auteur lucide à la place qui est la sienne, reconnaît dans le texte l’aspect subjectif et passionnel, car tout discours relève d’une intention et d’un sens. M. Crouzet ose lire cette antithèse. Voici le choix de lecture critique qu’il nous propose, la « vraie rhétorique », attentive aux trois instances : l’auteur, son texte, et son lecteur. Cette rhétorique sert également à définir sa propre écriture  critique :

Elle repose sur une analyse des passions et de leurs relations avec les discours […] s’adresse à l’homme total, elle rend les idées sensibles, elle dispose la vérité pour qu’elle soit compatible avec le désir […] C’est donc le discours qui s’adresse au cœur et à l’imagination par opposition au discours impersonnel et objectif de la raison.

20Comme Jean Starobinski, Michel Crouzet signale l’urgence de défendre notre expérience du monde contre les simplifications abstraites et forcées. Son « acuité perceptive » et son aptitude à l’accueil, fait de sa critique une expérience d’appel : l’énergie de son œuvre appelle l’énergie d’une lecture, d’une relecture. Sa « vraie rhétorique » lie l’émotion à sa base matérielle, fait apparaître un ensemble de rapports réels et concrets, et retrouve dans le style et ses effets un acte vivant de communication humaine.