Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Géraldine Dolléans

Feux sur Proust

La Nouvelle Revue française, « D’après Proust », sous la direction de Philippe Forest & Stéphane Audeguy, n° 603-604, mars 2013, 336 p., EAN 9782070140480 ; Francofonia :« Du côté de chez Swann 1913-2013 », sous la direction de Mariolina Bertini & Patrizia Oppici, n° 64, Primavera 2013, 212 p., EAN 1121-953X ; Revue des Deux Mondes : « Proust vu d’Amérique », sous la direction de Ioanna Kohler, juin 2013, 190 p., EAN 9782356500632 ; Genesis : « Proust, 1913 », sous la direction de Nathalie Mauriac Dyer, n° 36, 2013, 216 p., EAN 9782840508939 ; Europe : « Marcel Proust », sous la direction de Philippe Chardin et Gennaro Oliviero, n° 1012-1013, août-septembre 2013, 380 p., EAN 9782351500583 ; Le Magazine littéraire : « Cent ans de Recherche », sous la direction de Alexandre Gefen et Matthieu Vernet, n° 535, septembre 2013, 98 p., EAN 0024‑9807 ; Bulletin d’informations proustiennes : « Centenaire de Swann », n° 43, 2013, 256 p., EAN 9782728804993 ; Swann le centenaire, sous la direction d’Antoine Compagnon et Kazuyoshi Yoshikawa avec la collaboration de Matthieu Vernet, Paris : Éditions Hermann, coll. « Colloque de Cerisy », 2013, 380 p., EAN 9782705687694 ; Relief : « Proust en réseau », sous la direction de Sjef Houppermans & Franc Schuerewegen, vol. 7, n° 2, 2013, 148 p., ISSN 1873-5045 & Bulletin Marcel Proust : « 2013. Centenaire de Du Côté de chez Swann », sous la direction de Jean Milly, n° 63, 2013, 180 p., ISSN 1249‑674X.

1Un an après le dossier « Let’s Proust again » qu’Acta fabula avait consacré à l’auteur de la Recherche et qui rendait compte des dernières orientations adoptées par la critique proustienne, cet article se propose de brosser un aperçu de cette même critique, à l’issue d’une année riche en publications parues pour commémorer le centenaire de Du côté de chez Swann. Qu’il s’agisse de revues scientifiques (Genesis1, Francofonia2) ou des bulletins exclusivement consacrés à l’œuvre de Proust (Bulletin d’informations proustiennes3 et Bulletin Marcel Proust4), de revues à diffusion plus large (Le Magazine littéraire5, La Revue des Deux Mondes6 et Europe7) ou bien encore des actes du colloque qui s’est tenu en 2012 à Cerisy‑la‑Salle8, sans oublier la revue électronique Relief9 et un numéro spécial de la Nouvelle Revue française10, c’est une production féconde et variée qu’a laissée l’année 2013. Essentiellement centrées sur le premier volume de la Recherche, et sur l’année décisive que fut 1913, ces publications n’en reflètent pas moins tout l’éventail des perspectives critiques qui permettent de commenter l’œuvre de Proust. Des études génétiques aux approches sociologiques et philosophiques, des lectures intertextuelles et intermédiales à la théorie des textes possibles, des analyses stylistiques aux études de littérature comparée, les dix ouvrages que nous avons retenus font émerger les lignes de force qui distinguent aujourd’hui la proustologie. Cette dernière a longtemps donné des impulsions fondatrices et créatrices à la critique littéraire : la Nouvelle Critique s’est construite avec des réflexions que Gérard Genette, Georges Poulet, Gilles Deleuze, Jean-Pierre Richard ou encore Roland Barthes ont consacrées à Proust, de même que le tournant cognitiviste fut amorcé par des travaux comme ceux de Vincent Descombes ou de Jacques Bouveresse. Longtemps à l’avant‑garde de la recherche universitaire, la critique proustienne a connu ces dernières années de profonds renouvellements et des inflexions importantes. Continue‑t‑elle pour autant à refléter ou à infléchir le cours de la recherche en littérature française et comparée ?

2La photographie de la recherche proustienne que nous proposons révèle en effet la persistance de débats11 et la perte de vitesse de certaines approches critiques. Elle témoigne, en outre, de l’évolution et de la diversité des réceptions de l’œuvre : l’une des originalités de ces publications est de restituer quelques expériences de lecture très personnelles, souvent émouvantes, qui ont même parfois su convertir le lecteur en auteur. Ces ouvrages sont enfin la preuve du dynamisme des études proustiennes à l’étranger, comme l’attestent les différentes parutions venues d’Allemagne, d’Italie, du Japon ou des États‑Unis pour ne citer que quelques exemples. Ils rappellent que Proust — et de manière générale la littérature et la culture françaises — reste l’un des meilleurs produits qui contribuent au rayonnement international de la France, n’en déplaise à quelque ministre.

Genèse & histoire

La renaissance par les brouillons : génétique & numérisation

3Le premier constat tient à la grande richesse que la numérisation a apportée aux études proustiennes, en termes de contenu comme de méthode. Depuis 2009, la publication sur Gallica d’une centaine de cahiers et de carnets a démocratisé l’accès aux avant‑textes de la Recherche. Antoine Compagnon rappelle comment la numérisation de l’œuvre et des journaux qui lui sont contemporains a révolutionné une lecture à la fois savante et populaire et se prononce, à cet effet, en faveur d’une édition enrichie de Swann :

On cliquera sur la sonate de Vinteuil pour entendre un morceau de Franck ou de Fauré, sur « Le Port de Carquethuit » d’Elstir pour entrevoir des Boudin ou des Monet. (p. 25)12

4Cette position, qui appelle un bouleversement en profondeur de la matière même du livre et de nos pratiques de lecture, ne va pas sans quelques réserves, comme les exprime Matthieu Vernet qui craint de trouver dans un « hyperProust » une profusion d’informations qui éloignera le lecteur du texte et de sa lettre13. Françoise Leriche voit, quant à elle, dans la correspondance de Proust le « “candidat” idéal » (p. 31) pour la numérisation et l’édition numérique. Cette nouvelle forme d’édition des lettres14 permettrait une actualisation régulière, au gré de découvertes et de datations en constante évolution. Elle laisserait en outre « le lecteur reconfigurer le corpus selon ses propres critères d’exploration », afin d’opérer « des cartographies impensables auparavant » (p. 33)15. Fr. Leriche explique en outre que la correspondance est une « médiation, intertextuelle et interdiscursive en ce qu’elle absorbe un discours extérieur, mais base intratextuelle en ce qu’elle alimente ensuite ou parallèlement le travail de réélaboration opéré dans les brouillons » (ibid.). L’ère du numérique participe donc bel et bien des « Renaissances proustiennes » évoquées par A. Compagnon, résolument optimiste quant à l’avenir des études proustiennes16 : elle facilite notamment l’approche historique et contextuelle qui fait de l’œuvre un « lieu de mémoire », non seulement de la littérature mais aussi de la culture et de « l’air » de son temps17.

5Les études génétiques sont, d’ailleurs, le champ de la recherche proustienne qui a connu l’essor le plus remarquable ces dernières années, notamment sous l’influence de Bernard Brun puis de Nathalie Mauriac Dyer à l’ITEM18. Pour qui associerait encore la génétique textuelle aux recherches en biologie, N. Mauriac Dyer donne un exemple limpide de cette méthode, en retraçant toutes les corrections qui, à partir du premier placard d’imprimerie de Du côté de chez Swann, aboutissent à la phrase d’ouverture devenue aujourd’hui mythique19. Elle justifie le choix de la dernière version, qui l’emporte par ses qualités littéraires, tout en montrant l’intérêt de la comparer à celles qui la précèdent. Dans une perspective plus synchronique, Jacqueline Risset explique que le « Carnet de 1908 » est le lieu où le poète se transforme en romancier, ce qui annonce un roman centré autour d’illuminations poétiques. Elle souligne que les esquisses des soixante‑quinze cahiers proposent souvent des versions plus hardies que le texte définitif20. Plusieurs réflexions témoignent enfin de l’attention que les études génétiques accordent à la matérialité même des carnets et des cahiers21. La codicologie représente ainsi un apport essentiel à l’étude des manuscrits modernes22.

La génétique comme moyen

6D’autres approches critiques, notamment historiques et culturelles, se servent par ailleurs de la génétique comme d’un moyen pour étayer leurs démonstrations. L’histoire du texte vient alors conforter des considérations sur l’histoire de l’auteur et de son temps. Un article de Yuji Murakami étudie par exemple la transposition métaphorique du discours antidreyfusard et antisémite de l’époque dans la description de Gomorrhe. Sa relecture du « Cahier 54 » révèle une « analogie, invisible dans l’édition, entre le narrateur et les antidreyfusards, entre Albertine et le capitaine Dreyfus, entre Gomorrhe et l’Affaire » (p. 79)23. La rédaction de ce cahier eut lieu au cours des mois qui précédèrent la Première Guerre mondiale : l’Union sacrée s’accompagne alors d’une « espionnite » qui trahit le fantasme d’un espionnage juif-allemand en France. C’est cette hantise qu’exprime L’Avant-Guerre de Daudet, pamphlet antisémite dont Proust eut connaissance et dont il assimile plusieurs obsessions, en les déplaçant dans la sphère amoureuse. En plus du thème d’une « altérité inassimilable » (p. 83), qu’il avait déjà emprunté à Barrès pour caractériser non plus les Juifs mais Albertine, l’auteur du « Cahier 54 » intègre les motifs de l’espionnage et d’une nationalité usurpée, plus directement liés au contexte politique de L’Avant-guerre et à l’adoption de la loi Delbrück.

7La génétique se met également au service d’une approche intertextuelle et culturelle dans un article de N. Mauriac Dyer qui s’intéresse à l’épisode de La Prisonnière où Charlus, chassé du salon Verdurin, se métamorphose en une nymphe épouvantée, poursuivie par Pan. N. Mauriac Dyer y relève une « agrammaticalité » riffaterrienne qui est souvent l’indice de l’appropriation puis de l’effacement d’un texte étranger : la scène est en effet comparée à un thème de sculpture grecque archaïque, alors qu’il s’agit en réalité d’un motif bien plus tardif. Une note de régie du « Cahier 73 », « mettre un mot plus précis d’après le feuilleton de Bidou sur l’Après-midi d’un faune », permet dès lors de mesurer le jeu de surimpressions qui aboutit à cette réécriture parodique. C’est à la critique dramatique très érudite que Bidou avait consacrée au spectacle de Nijinski, dans le Journal des Débats, que Proust emprunte plusieurs expressions, et notamment la référence aux bas‑reliefs grecs. Ainsi « ce n’est pas L’Après-midi d’un faune qui aurait intéressé Proust en 1912-1913 (et d’ailleurs rien ne certifie qu’il l’ait vu), mais le style, le ton, la vision d’un journaliste » (p. 60)24. Nombreux sont les exemples illustrant le choc esthétique ressenti par Proust à l’écoute de la Sonate de Franck25 et les bouleversements qui lui sont consécutifs dans la genèse de son œuvre26.

8La génétique, les éléments biographiques et l’intermédialité s’éclairent ainsi réciproquement.

La possibilité d’un texte

9Les études génétiques nourrissent un courant critique dont Michel Charles a posé, il y a trente ans, les fondements27. La théorie des textes possibles connut, à sa suite, de nombreux développements sous l’impulsion de Marc Escola et de Sophie Rabau, mais aussi à l’appui des travaux de Pierre Bayard ou de Jacques Dubois. Prenant le contre-pied d’une tradition qui considère le texte comme le résultat d’un « choix » conscient et définitif de l’auteur, cette théorie choisit de le comparer à ce qu’il « aurait pu être », afin de déployer les variantes contenues en germe dans la lettre et les marges des brouillons comme du texte28. Maya Lavault est sans conteste celle qui creuse le plus fermement ce sillon dans les études proustiennes depuis sa réflexion sur l’édition par Jean Milly d’Albertine disparue d’après la « dactylographie Mauriac »29. Elle s’intéresse ainsi aux scénarios abandonnés, aux « capsules30 » fictionnelles qui ouvrent des micro-récits autonomes et parfois concurrents et aux embryons d’intrigues souvent rocambolesques. Son article dans Genesis rappelle que la théorie des textes possibles « partage avec la génétique la conscience du caractère relatif du texte » (p. 91)31, y compris dans sa version dite définitive. Il s’attache aux premières pages de « Combray », en montrant que plusieurs scènes de sadisme esquissées dans les Cahiers 3, 5 et 1 établissaient un lien insistant entre les motifs du supplice, de la culpabilité et de la sensualité. Si ces scénarios ont été effacés dans la version de 1913, ils n’en continuent pas moins à « résonner » (p. 92) sous le texte publié. Quant aux premières pages, elles exhibent encore « les rouages d’une énonciation productrice de fables, contribuant ainsi à définir la forme romanesque comme l’espace de déploiement des possibles » (p. 103). Dans sa contribution au Bulletin d’informations proustiennes, M. Lavault s’essaie à un « essai de génétique fiction32 » en s’appuyant sur des éléments narratologiques pour proposer de lire « Un amour de Swann » comme un roman de jeunesse du narrateur : au même titre que le passage des clochers de Martinville ou le pastiche des Goncourt, cette section pourrait être lue comme un de ces « “modèles à dépasser” […], essais imparfaits qui appartiendraient à un stade génétique antérieur dans le processus de création dans lequel s’engage le narrateur à la fin de la Recherche » (p. 58).

10Cette méthode d’analyse des textes contribue à renouveler en profondeur la conception des processus d’écriture et de lecture. Ces deux activités sont appréhendées dans leur dynamisme créatif, selon une « logique de l’amplification et de la variation à partir des possibilités multiples fournies par la trame romanesque33 ».

Du style à la forme

Microlectures

11Les approches stylistiques, trop peu nombreuses à nos yeux dans les dix parutions ici commentées, conjuguent pourtant une grande rigueur dans les micro-analyses et une fécondité pour l’intégralité de la Recherche. Deux articles d’Isabelle Serça en donnent une preuve évidente. Celui de Genesis34 apporte un démenti éclatant aux critiques qui, tel Henri Ghéon, déploraient l’absence de perspective des descriptions et du récit de Proust. En retraçant les corrections du romancier sur les placards Bodmer de 1913, I. Serça montre que l’auteur modifie systématiquement les épreuves en vue d’ancrer la loi dans le particulier et rattacher le général à la diégèse. Au lieu des emplois génériques, il propose des déterminations spécifiques pour resserrer la description autour de l’univers réaliste de Combray35. Dans les passages qu’il juge trop théoriques, notamment ceux qui concernent le sadisme ou l’homosexualité, il substitue souvent à une valeur générique maximale un nom propre36. Dans les actes du colloque de Cerisy, I. Serça montre par ailleurs que la figure de l’hypallage est emblématique de la théorie du temps que Proust met en œuvre. À partir de quelques hypallages présentes dans « Combray », comme « l’arbuste catholique et délicieux » (RTP, t. I, p. 138) ou « le double tintement timide, ovale et doré de la clochette » (ibid., p. 14), elle rappelle que cette figure « est avant tout une question de syntaxe, et donc […] une question de temps » (p. 35)37. L’hypallage « est [ainsi] la figure de ce temps “interpolé” donné à sentir dans la Recherche, entre prolepses et analepses dans le cadre du récit, entre probate et hyperbate dans le cadre de la phrase » (p. 53).

12Anna Isabella Squarzina s’intéresse, pour sa part,à l’analyse des emplois de « maintenant » dans Du côté de chez Swann. S’appuyant sur les travaux de plusieurs linguistes, elle rappelle que l’utilisation de ce déictique avec des temps du passé fut longtemps considérée comme une énallage fautive par la rhétorique classique, puis tolérée au xixe siècle, notamment dans les récits à la première personne. Elle étudie deux cas limites et signifiants où « maintenant » permet de créer un « imparfait de tristesse » lié à la « rupture des habitudes38 ». Enfin Tiphaine Samoyault file la syllepse du mot « langue » pour assimiler la Recherche à un « palais entrouvert39 » qui assimile jargons et langues étrangères « tout en ne s’abandonnant pas à une franche créolisation » : les emprunts restent en effet exhibés par le narrateur. La référence à la traduction en créole que Guy Régis proposa de Du côté de chez Swann lui permet de développer une analogie entre le plaisir d’« oralisation de l’écrit » du traducteur, et celui d’Albertine qui décrit son plaisir de manger une glace. Dans le numéro de la NRf, un extrait de cette traduction en créole est d’ailleurs commenté par Guy Régis lui‑même40.

Forme(s) & structure(s) de l’œuvre

13En ce qui concerne la forme de l’œuvre, la structure de la Recherche donne lieu à de belles métaphores, souvent empruntées à l’art du Moyen Âge. Ainsi, pour N. Mauriac Dyer, le style de Proust se caractérise par un art de « l’intercalage41 » qu’il hérite de l’art vénitien et du style de Ruskin. L’anachronisme des colonnes de la Piazetta, sous la plume de l’auteur, annonce un art d’intercaler des « colonnes » textuelles plus anciennes au sein de nouveaux textes. Emanuele Arioli convoque, de son côté, les métaphores de « l’œuvre-cathédrale » et de « l’œuvre-robe » pour rapprocher le texte de « deux tendances d’écriture typiques du Moyen Âge, la somme et la compilation42 », même si l’on peut regretter qu’il n’ait pas tenu compte des travaux récents de Christophe Pradeau ou d’Anne Besson sur la notion de cycle. Si l’influence d’Émile Mâle sur l’esthétique proustienne est rappelée par de nombreux articles43, Vincent Ferré dénonce toutefois les facilités de langage par lesquelles certains critiques importent des termes du Moyen Âge, en évoquant par exemple la « quête » et « l’initiation » du héros, l’image du « vitrail » ou le « cycle » romanesque44.

14L’explicitation des méthodes et des spécificités de chaque courant critique paraît ainsi indispensable afin de conserver un regard réflexif sur sa pratique : de quels outils dispose‑t‑on et pour quel type de critique ? L’œuvre de Proust peut‑elle se lire, sans altération, à l’aune de la pensée médiévale, du romantisme ou encore de l’idéalisme allemand ? C’est à une réflexion de ce type qu’invite d’ailleurs le séminaire « Anachronies »45 en explorant les manières de lire les textes anciens à la lumière de théories et de concepts modernes. L’importation et l’appropriation de catégories empruntées à d’autres disciplines, ou à d’autres époques, impliquent une problématisation qui rejoint les questionnements de l’épistémologie de la critique et dont la recherche proustienne ne saurait se prémunir, à l’heure notamment du retour du sujet et de l’actualisation des lectures.

Approches intertextuelles, intersémiotique & intermédiales

Repenser l’intertextualité

15La catégorie d’intertextualité, tellement utilisée qu’elle finit par être dévoyée, mérite ainsi d’être repensée. C’est ce que propose M. Vernet en lui donnant un sens plus large : il ne s’agit plus uniquement de chercher dans un texte la présence d’un autre texte, mais aussi tout ce qui y est passé d’une culture ou d’une esthétique46. Les liens entre la culture, les arts et les médias d’une même époque, c’est‑à‑dire entre divers systèmes de signes qui s’influencent réciproquement, peuvent ainsi être explorés par des études intertextuelles, intersémiotiques et intermédiales.

16M. Vernet donne un exemple précis de l’extension et de l’épaisseur que peut prendre le terme d’intertextualité en proposant trois niveaux de lecture qui sont autant de strates par lesquelles le baron de Charlus ouvre vers Baudelaire47. La proximité entre son style de vie et celui du dandy baudelairien repose sur un « intertexte » rarement considéré comme tel — et pourtant original et probant —, celui des styles de vie. Un second niveau, plus lisible, consiste à repérer une référence explicite. Enfin un dernier niveau, le rhizome, permet de retrouver, derrière la devise de Charlus, un intertexte biblique, que Proust s’est approprié par l’intermédiaire de Ruskin, et un intertexte baudelairien qui semble fonctionner par « associations d’idées que Proust lecteur recompose à son gré » (p. 32).

17M. Lavault et M. Vernet analysent, en outre, tous deux la fin de Du Côté de chez Swann en proposant des analyses complémentaires pour démêler l’« entrelacs intertextuel complexe » (p. 172)48 de la promenade désenchantée au bois de Boulogne49. M. Lavault montre la proximité que cette fin entretient avec L’Après-midi d’un faune : le héros désabusé déambule, tel le faune de Mallarmé, dans un « décor quasi féerique et “factice” que traversent fugacement des figurantes en costume » (p. 156)50, un jardin qu’il investit tantôt de son désir, tantôt de sa nostalgie. L’intertexte semble préparer le motif de la fuite d’Albertine puisque les volumes suivants établissent une analogie troublante entre la jeune fille et une dryade, Andrée et la seconde nymphe que le narrateur, comme le faune de Mallarmé, imagine enlacée à sa maîtresse.

18M. Vernet s’intéresse, quant à lui, à une intertextualité prégnante qui superpose cette promenade mélancolique au « Cygne » des « Tableaux parisiens » de Baudelaire. Le bois, comme la Seine pour le poète, sont en effet « à l’origine […] d’un processus de remémoration »51 qui convoque un second intertexte, virgilien, mythologique, « une époque où l’homme et l’animal n’étaient qu’à peine différenciés ». Si le héros, comme le cygne de Baudelaire, paraît égaré au milieu d’un Paris rendu hostile par l’irruption de la modernité, un certain nombre de glissements et de renversements donne un sens radicalement différent à la réécriture de Proust. Alors que le présent est une source d’inspiration chez Baudelaire, la promenade au bois, chez Proust, « peut […] être analysée, non sans une certaine forme d’ironie, comme une expérience baudelairienne manquée », annonçant cependant « une conception moderne de la mémoire et de la réactivation du passé » (p. 126) que révèlera Le Temps retrouvé. M. Vernet s’approprie, par ailleurs52, des analyses narratologiques pour pointer les incohérences d’un locuteur que le statut de « sujet intermédiaire53 » n’explique que partiellement. C’est en faisant l’hypothèse d’une ironie galopante et d’une forme d’autopastiche volontaire que M. Vernet donne un éclairage nouveau au statut incertain de ce « je »: cette fin provisoire constituerait un moment dans « l’histoire d’un regard qui se forme ». Le passage du premier au deuxième volume de la Recherche réaliserait ainsi « un changement de régime esthétique et narratif, qui signe[rait] aussi la bascule vers la modernité : on passe[rait] en effet […] du poème en prose au récit » (p. 181).

19Y. Murakami met au jour, de son côté, une intertextualité, jusqu’ici peu étudiée, entre Proust et Michelet. Il s’intéresse tout d’abord à l’appropriation par Proust de deux motifs micheletiens54, la méduse et le nid. La métaphore de la méduse, tantôt desséchée sur le rivage et tantôt réanimée dans la mer, représente chez Proust « la dualité existentielle du poète et de l’homosexuel » (p. 97), tandis que le nid peut à la fois renvoyer au bonheur perdu du ventre maternel et à une œuvre caractérisée par « le collage et le feutrage » (p. 100). Proust déplace ainsi ces thèmes de l’histoire naturelle à « l’écriture de la vie ordinaire et physique, comme l’alimentation, le coucher, la sexualité et la mort » (p. 101). Y. Murakami développe en outre une réflexion dans une perspective plus génétique55, retraçant la présence de ces deux mêmes motifs dans trois articles publiés par Le Figaro entre 1904 et 190856, puis dans des avant-textes de « Combray », écrits entre 1908 et 1909.

Du texte à l’image

20Les études intertextuelles ne sauraient se départir d’approches désormais considérées comme intermédiales57 dans la mesure où elles cherchent à produire du sens en montrant comment des systèmes de signes hétérogènes, et non uniquement textuels, peuvent se nourrir réciproquement. À ce titre, notre corpus montre comment l’influence des arts de la Renaissance et du xixe siècle offre une perspective aussi riche que fertile pour l’étude de la Recherche. Il en va ainsi de Sophie Duval qui, avec ses « Allégories domestiques proustiennes58 », se propose de lire Swann à la manière dont Proust regardait les allégories de Giotto à Padoue. Elle part ainsi du sens figuré, moral, pour découvrir « un sens littéral diégétique, lié à la biographie des personnages considérés à la façon de personnes réelles » (p. 206). Si la fille de cuisine est une Karitas, donnant la vie par son ventre aussi proéminent que son panier, celui‑ci révèle un péché de luxure qui la transforme en Invidia. À l’inverse, la femme de chambre de Mme Putbus est une Impudeur renommée, mais son teint « lézardé » par des cicatrices l’assimile à une Charité méconnue. En se prêtant au jeu d’un « humour de littéralisation » (p. 219), S. Duval révèle ainsi le travail de renversement ironique par lequel Proust condense plusieurs vices et vertus en un même personnage. C’est aussi à la Charité de Giotto que s’intéresse Liza Gabaston en soulignant que Proust place cette figure sous le signe « de la matière », d’une « obscurité organique, loin de la préciosité décadente » (p. 104)59. L’influence des Muses de Moreau, explicite dans les avant-textes, traduit bien l’intérêt de l’auteur pour le contraste entre « l’idée qu’elles représentent et la réalité charnelle, presque triviale, de leur existence corporelle » (p. 108). L’effacement de la référence à Moreau dans le texte publié exprime toutefois la volonté de se détacher du symbolisme et de l’esthétique « fin de siècle » pour accentuer le prosaïsme et l’erreur corporelle. La proximité, dans l’économie romanesque, entre le passage consacré à la Charité et l’épisode de la dame en rose conduit L. Gabaston à rapprocher ces deux moments pour en faire les illustrations d’une leçon commune : comme la Charité et l’Envie, la cocotte révèle « la rupture entre une idée préconçue et la réalité physique du personnage » (p. 109).

21De son côté, Wolfram Nitsch propose une lecture médiologique60 du passage sur le panorama offert depuis le clocher de Saint-Hilaire. Après avoir rappelé la popularité, au xixsiècle, des spectacles de panorama et l’appropriation de ce type de métaphore optique par des écrivains comme Balzac, il montre que Proust tend à restreindre la vision de son personnage. C’est plutôt un spectacle de diorama que met en œuvre le narrateur, c’est‑à‑dire une « vision temporalisée » (p. 320) qui permet au héros de découvrir progressivement, et non en une fois, des réseaux de communication auparavant cachés.

22Cette analyse de W. Nitsch a le mérite de souligner le caractère visuel et cinématographique d’une œuvre à laquelle on ne s’intéresse trop souvent qu’à l’aune des adaptations audiovisuelles réalisées par Volker Schlöndorff, Nina Companéez, Chantal Akerman ou Raoul Ruiz61. De fait, la Recherche a ceci de visuel qu’elle offre des prises de vue que le cinématographe découvre précisément à la même époque. La piste développée par W. Nitsch aurait ainsi gagné à être prolongée, en profitant notamment d’approches historiques et culturelles replaçant l’œil de Proust en regard de la caméra.

Décentrer Proust

23La Recherche se trouve enfin happée par d’autres approches théoriques et critiques qui opèrent des décentrements multiples et sans doute salvateurs. L’appropriation de Proust par les sciences humaines ou par la littérature comparée dynamise le rapport au texte par l’emprunt de catégories importées d’autres disciplines, ou encore par la comparaison entre un Proust qui ne se situe plus nécessairement au « centre » et des auteurs qui appartiennent aux « marges » de la littérature mondiale. Dès lors, le kaléidoscope des lectures intimes, des réceptions nationales et des appropriations philosophiques ou sociologiques62 révèle autant de surprises que les brouillons de la génétique.

Un siècle de réceptions critiques & créatrices

24Centenaire oblige, de nombreux articles évoquent la diversité des réceptions de la Recherche. Pascal Ifri relève les échos de la réception du premier volume dans la correspondance63, tandis que Guillaume Perrier montre l’évolution des horizons d’attente des lecteurs en 1913, 1919 et 192764. Joseph Brami évoque les réceptions « juives » de Du côté de chez Swann, et ce jusqu’à la Shoah65. La perspective est plus internationale avec Luzius Keller qui revient sur la réception de Proust en Allemagne, en Autriche et en Suisse66, ou encore avec Y. Murakami qui évoque sa postérité japonaise67 et, dans le cas de Huang Huong, l’introduction de l’œuvre en Chine68. Le dossier de la Revue des Deux Mondes est consacré à un « Proust vu d’Amérique69 » : au‑delà de la réception universitaire, des « reading groups » de proustomanes maintiennent vivant le prestige de celui qui est considéré aux États‑Unis comme une incarnation de la Belle Époque et comme « l’écrivain » par excellence. Une série d’entretiens menés par Ioanna Kohler apporte les témoignages d’un juge de la Cour suprême et d’écrivains comme D. Mendelsohn ou A. Gopnik. La traduction d’un texte de J. Updike évoque la lecture de la Recherche par cet auteur célèbre, tandis que six dessins humoristiques du New Yorker sont reproduits et commentés par Emily Eells et Margaret Gray. Une réception personnelle, émouvante et comique de la Recherche est ainsi déclinée par ce choix éditorial original et décentré.

25L’appropriation de l’œuvre par des lecteurs qui l’actualisent en fonction de leur situation de lecture est aussi mise en évidence par G. Perrier : dans le cas de Jozef Czapski et d’Emmanuel Levinas, leur expérience de détention pendant la Seconde Guerre mondiale leur donne une perception particulièrement émouvante de la Recherche70, ce que M. Vernet rappelle également pour Varlam Chalamov ou Jorge Semprun : le souvenir de la Recherche fut pour eux une manière de résister à l’horreur et à l’indicible71. De beaux développement sont consacrés à deux références de la recherche française et italienne, Georges Poulet et Giacomo Debenedetti : c’est respectivement G. Perrier72 et Mario Lavagetto73 qui rendent hommage à ces grandes figures de la critique proustienne. Laurence Teyssandier évoque, quant à elle, la réception de l’œuvre par Willy et Colette74, et Fabio Vasarri la manière dont Natalia Ginzburg, qui traduisit Du côté de chez Swann en italien, s’appropria une œuvre dont l’influence est perceptible sur son roman Lessico famigliare. Au‑delà de cette expérience individuelle, cet article éclaire « la réception italienne de Proust, à une époque qui n’est plus celle de l’hermétisme et qui n’est pas encore celle de la Nouvelle Critique » (p. 163)75.

26L’initiative la plus originale — et l’une des plus fécondes — revient cependant au numéro de La Nouvelle Revue française qui a convié, pour l’occasion — et quatre‑vingt‑dix ans après le précédent numéro qu’elle avait consacré à Proust76 — critiques, essayistes et écrivains au jeu audacieux de la libre réécriture, « d’après Proust ». La première partie relate des « expériences de lecture77 », très émouvantes quand un deuil personnel s’y rattache78. Pierre Bergounioux propose un vaste panorama historique de la fonction d’auteur qui fait de Proust l’un des derniers représentants d’une classe d’écrivains oisifs et privilégiés, avant la grande démocratisation liée à l’Internet. Dans « Paperoles » et « Pastiches et mélanges », des variations et des commentaires, thématiques79 ou stylistiques80, sont comme ajoutés en marge du texte de la Recherche. « Des années et des mondes » prouve enfin que cette œuvre devenue classique n’en finit pas de résonner dans le monde entier, par la diversité des lectures qu’elle autorise.

Proust aux sciences humaines

27Depuis l’ouvrage de Deleuze (1964) et surtout depuis le Proust. Philosophie du roman de Vincent Descombes (1987), la recherche proustienne tire le meilleur profit des lectures philosophiques de la Recherche. Anne Simon fut l’une des premières à rouvrir ce champ avec la publication de sa thèse, Proust ou le réel retrouvé (2000). Elle prolonge désormais ces analyses en étudiant d’une part l’être au monde du héros et son rapport au sensible et d’autre part la réception critique de l’œuvre proustienne par les philosophes de l’après-Seconde-Guerre-mondiale. A. Simon présente ainsi le parcours du héros comme l’adoption progressive d’une nouvelle conception du réel et du roman. Le protagoniste projette d’abord d’écrire une grande œuvre centrée sur un « sujet philosophique » (RTP, t. I, p. 177), voulant « forcer le monde narré à entrer dans les cadres d’une conception préétablie » (p. 136)81. Et A. Simon de souligner, en convoquant Husserl et Merleau-Ponty, que malgré l’échec de cette ambition illusoire, « l’herméneutique ou la critique ne peuvent rendre caduque la foi perceptive, […] le vécu a beau être déconstruit, il n’en a pas moins été éprouvé dans la plénitude de projets et de fantasmes alors prégnants » (p. 145). La critique souligne enfin que certains sujets de la Recherche sont précisément « devenus philosophiques à force d’avoir été romanesques » : des penseurs comme Deleuze et Merleau-Ponty seront dès lors amenés à « les retravailler dans la perspective du concept » (p. 146).

28C’est à des lectures philosophiques encore plus récentes que s’intéresse V. Ferré qui déplore l’« appropriation déformante » de la Recherche par certains critiques qui, comme Alain de Botton et Phyllis Rose, forgent de toutes pièces les pensées d’un Proust à leur convenance. De leur côté, des penseurs, comme J. Bouveresse, Martha Nussbaum ou encore Richard Rorty, lisent la Recherche comme « un répertoire de cas et de situations82 », qui autoriserait une lecture d’ordre éthique : le lecteur pourrait ainsi en retirer des leçons pratiques, pour mieux conduire sa vie. V. Ferré invite à la prudence, pour éviter les écueils qui consistent soit à plaquer des théories qui font « alors fi de l’inachèvement et de l’instabilité du texte » (ibid.) soit à en extraire un manuel de philosophie simpliste. L’apport le plus précieux tient, à nos yeux, à son étude détaillée de l’argumentation que propose R. Rorty83 dans un livre bien connu des Anglo-saxons84. R. Rorty y fait de Proust une figure d’ironiste qui exhiberait l’inadéquation du langage au réel et manifesterait une indifférence absolue à autrui. À l’appui de la Recherche et de la lettre même du texte,V. Ferré s’emploie à démonter ces positions pour suggérer que le sceptique dont Rorty dresse le portrait semble finalement moins être Proust que… Montaigne.

29Toutefois, si la Recherche passe bien pour être le roman du je et le terrain d’élection de ceux qui s’intéressent à l’homme, elle met aussi en scène des hommes dont les interactions offrent des objets d’étude privilégiés pour les sociologues.

Proust sociologue : identité(s) & engagement(s)

30A. Simon illustre ce glissement de la philosophie à la sociologie, constaté depuis plusieurs années, en s’intéressant aux ambitions sociologiques de l’auteur qui recoupent une dimension comique souvent négligée dans les études proustiennes. Elle met d’ailleurs au jour un « Proust heureux », à rebours de l’image que l’on se fait de l’écrivain souffrant et souffreteux, en s’appuyant notamment sur le rapport au monde du fameux « petit personnage barométrique »85. Ce lien entre sociologie et comique trouve, en outre, une manière d’écho dans le rapprochement original qu’Elisabeth Ladenson86 et Frédéric Verger87 établissent entre l’œuvre de Proust et le cinéma burlesque des Marx Brothers, qui ont en commun d’illustrer, de manière corrosive, une sociologie de l’exclusion.

31C’est néanmoins Jacques Dubois qui propose l’étude la plus détaillée du point de vue sociologique, en présentant « Combray » comme le lieu d’une confrontation entre la famille du héros et quatre individualités qui la menacent dans ses valeurs : Swann, Legandin, Vinteuil et Bloch. Autour de tante Léonie, la famille semble attachée à une représentation figée des classes ou « castes » sociales, « don quichottisme » que la sociologie qualifie d’hystérèse88. À l’inverse, les quatre parisiens qu’elle côtoie à Combray sont tous en partie marginalisés par une perversion sociale ou sexuelle que révèle un trouble dans leur langage ou dans leur corps. C’est finalement le héros qui « se retrouve en position médiatrice et jette un pont entre les hystérésiques que sont les siens et ceux qui participent de la dynamique sociale » (p. 288) : reconnaître la duplicité de ces personnages participe de son apprentissage social. Christie McDonald propose, quant à elle, de lire dans la Recherche une entreprise ethnologique qui donne finalement lieu à une conception originale de l’œuvre d’art. Elle suggère qu’avec les Guermantes, « le narrateur propose […] l’ethnologie d’une classe de personnes mythifiées » (p. 121), mais que les oppositions binaires « intérieur/extérieur, présent/passé, soi/autre » (ibid.) perdent progressivement de leur pertinence. Cet échec du projet ethnographique de connaissance de l’autre se convertit toutefois en réussite du « travail créateur comme traduction de soi, lequel tente de résoudre le problème de l’étrangeté » (p. 125)89.

32Ce sont évidemment les cultural et gender studies, venues des Amériques, qui offrent des lectures également très proches de ce questionnement sociologique. La judéité et l’homosexualité, qu’ils concernent l’auteur ou certains de ses personnages, suscitent ainsi plusieurs analyses fécondes. Christophe Pradeau éclaire les samedis asymétriques de Combray par leur côté « catholique », et non juif, tout en montrant qu’ils réalisent un « retournement ironique de l’institution du mois consacré » (p. 269)90. C’est aussi à Combray — comme si cette région retirée de l’arrière‑pays beauceron était le terreau privilégié d’une approche ethno-sociologique — qu’E. Ladenson s’intéresse à ceux qu’elle considère comme une « trinité maudite » : Legrandin, Charlus et Bloch. En éclairant les points communs entre le snobisme, l’homosexualité et la judéité, elle montre que l’obsession de déceler ces « vices » chez autrui révèle que c’est « cela même le noyau de son identité » (p. 360)91. Elle jette ainsi le soupçon sur le grand‑père du héros, puis sur le héros lui‑même, qui pourrait bien être non seulement juif, mais aussi snob.

33Un fait s’impose néanmoins à la lecture de ces différentes analyses des interactions sociales et personnelles : si Proust fut longtemps l’auteur de prédilection de la critique psychanalytique, qu’avaient illustrée Serge Doubrovsky, Jean Bellemin-Noël ou Julia Kristeva, cette approche semble avoir perdu du terrain et se montrer moins influente sur le champ des études littéraires. À ce titre, il est intéressant de signaler la parution récente d’un numéro de Critique sur l’actualité de la psychanalyse, dont le titre est bien assez éloquent92. Signalons toutefois l’article d’Alessandra Ginzburg rapprochant la Recherche des théories d’Ignacio Matte Blanco sur la logique subversive de l’inconscient93. Sans céder à un proustocentrisme — lequel est d’ailleurs souvent reproché aux proustiens —, il semblerait bien que les études proustiennes offrent un kaléidoscope assez fidèle de l’actualité de la critique.

Proust mondialisé

34Le dernier décentrement semble venir des études de littérature comparée, dont les revues Europe et Relief donnent un bon aperçu. L’article de Karen Haddad interroge, à ce titre, ce que signifie « comparer Proust » aujourd’hui94. Elle invite à le considérer tantôt comme un centre, tantôt comme une marge de la littérature mondiale, à l’utiliser comme un instrument d’optique qui permet d’appréhender aussi bien les auteurs canoniques que ceux qui sont considérés comme plus mineurs. Si ces perspectives ont tendance à déshistoriciser le texte de Proust, elles ont aussi l’immense avantage de le mondialiser en l’inscrivant dans une autre échelle que le provincialisme des histoires littéraires nationales95. Considérer que c’est Proust « l’étranger », « l’excentrique », renouvelle profondément les perspectives critiques, comme l’avait déjà montré Proust, l’étranger dirigé par K. Haddad et V. Ferré96.

35Daria Galateria cherche par exemple les origines d’un bestiaire proustien parricide en se tournant vers Ovide, La Fontaine, Les Mille et Une Nuits et La Légende dorée97. Philippe Chardin compare la mise en scène de l’état d’ivresse dans des textes de Joyce, Brecht, Michon, Roth et Proust98 : malgré des différences notables entre les situations d’enivrement, l’impression d’euphorie et de toute-puissance qui saisit le buveur est toujours suivie par un retour au « principe de réalité », souvent traité sur le mode de l’humour noir99.

36Florence Godeau décentre le regard, tout en proposant des analyses stylistiques précises, dans une belle comparaison entre L’Image de Beckett et la Recherche. Elle montre que le surgissement d’une image mémorielle s’accompagne chez Proust d’une parole lumineusement claire, tandis que Beckett associe ce phénomène à une « dilution de la phrase en miettes » (p. 161)100 : le texte beckettien propose ainsi une variation ironique et mélancolique des épiphanies proustiennes, en un style radicalement différent.

37Enfin, les horizons s’élargissent dans l’article d’Élise Duclos qui montre comment la Recherche s’insère dans le foisonnant réseau intertextuel que l’on retrouve tout au long du Livre noir de Pamuk. Cette « déterritorialisation » de Proust lui donne une place au sein d’une « bibliothèque mondiale101 » où les références à la littérature européenne côtoient les canons de la littérature orientale, ce qui nous invite à relire les Albertine à la lumière des romans d’amour mystiques de la littérature soufie.


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38Que déduire de ces publications commémoratives ? Peu d’études proustiennes font aujourd’hui l’économie d’une approche génétique qui semble un soubassement devenu incontournable pour les analyses intertextuelles, contextuelles ou encore stylistiques. Les critiques biographique ou narratologique semblent avoir connu leur heure de gloire et n’être désormais plus convoquées qu’à l’appui de démonstrations à finalité toute autre. De la même manière, et l’on peut le regretter, la perspective thématique qu’adoptait une lignée de critiques, derrière Jean‑Pierre Richard, a laissé place à des analyses plus philosophiques et conceptuelles. Quant aux modes de réception et d’actualisation de l’œuvre proustienne, ils se révèlent presque aussi infinis que les perspectives ouvertes par la théorie des textes possibles et la littérature comparée. À bien des égards, la recherche proustienne continue donc à refléter, sinon à inspirer, les grandes évolutions de la critique littéraire.

39Cette année de commémoration témoigne par ailleurs du dynamisme de la recherche proustienne, qui s’étend de la Chine102 aux États‑Unis. Les numéros des revues Europe et Relief, fruits d’une coopération franco-italienne pour le premier, franco-hollandaise pour le second, illustrent la vigueur des échanges internationaux et la complémentarité des approches et des méthodes scientifiques. Si l’Université de Bologne a anticipé le centenaire, par la publication du numéro spécial de Francofonia, il est surprenant qu’aucun ouvrage américain n’ait paru pour l’occasion. Plusieurs colloques103 et l’exposition de la Morgan Library104 n’ont cependant pas manqué de célébrer l’événement, soulignant, comme par le négatif, l’absence complète de commémoration du côté des grands musées français ou de la Bibliothèque nationale de France105. Un double mouvement d’hyper-spécialisation et de démocratisation semble enfin accompagner, aujourd’hui, les études proustiennes : à l’heure où Gallimard a publié une luxueuse édition en fac-similé des épreuves de « Combray106 », les émissions de radio et de télévision se sont multipliées107 pour donner à entendre les échos que la Recherche peut encore susciter dans nos vies. L’essor d’une critique créatrice, au style plus libre et poétique, ouvre aussi de nouvelles perspectives d’appropriation et de récriture de l’œuvre de Proust.