Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
titre article
Philippe Mesnard

Du réel enchâssé

Zabel Essayan et Hayg Toroyan, L’Agonie d’un peuple, traduit de l’arménien par Marc Nichanian, postface de Marc Nichanian, Paris : Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2013, 211 p., EAN 9782812408564.

1Habituellement, le terme enchâssé concerne la présence d’un récit à l’intérieur d’un autre appelé récit cadre ou enchâssant, servant fréquemment de dispositif à partir duquel ou grâce auquel le récit enchâssé vient à paraître, acquiert sa visibilité, est donné à lire, prend son relief. Du réel enchâssé : ce titre indique que la question du réel est à la fois au centre et à l’extrémité de cet objet complexe, l’ouvrage L’Agonie d’un peuple, que je vais présenter avant de le commenter, et dont les nombreux paratextes sont comme autant de cadres enchâssant non pas tant le récit de ce témoignage sur le génocide arménien, que le réel qu’il désigne.

2Le format du volume est de dimension classique. Sur sa couverture jaune bouton d’or, on lit de haut en bas deux noms pour ceux des auteurs : Hayg Toroyan — Zabel Essayan, puis, le titre en caractères gras, L’Agonie d’un peuple, et, en descendant encore, « témoignage traduit de l’arménien par Marc Nichanian », en petites capitales. D’un fin bandeau de couleur rouge, se détache en fines lettres blanches la mention de la collection : littérature, histoire, politique. Objet complexe en effet, car il comprend un avant-propos du traducteur, suivi de celui de Zabel Essayan qui donne accès aux cent vingt‑quatre pages du texte proprement dit (huit chapitres dans la première partie, quinze dans la seconde). Après quoi, on peut lire une longue postface du traducteur, Marc Nichanian, qui selon sa présentation enseigne la philosophie à l’université Sabanci d’Istanbul. Le volume se termine par des annexes et deux index de noms et de lieux. Il s’agit bien là d’une édition savante constituant le dispositif de présentation du texte dont Toroyan et Essayan sont les auteurs.

3Hayg Toroyan a traversé une partie de la Turquie au moment des massacres qu’il a vu se dérouler notamment le long de l’Euphrate. Au cours de son périple, il a consigné non seulement ce à quoi il a assisté, mais aussi les informations ou les récits que des personnes qu’il rencontrait lui faisaient sur les exactions commises sur les populations arméniennes. Zabel Essayan est à l’époque une femme de lettres reconnue qui a déjà publié aussi bien des textes littéraires, notamment son roman Dans les ruines sur les massacres d’Adana commis par les Turcs sur les Arméniens en 1909, que des chroniques journalistiques. Elle parvient à fuir la Turquie après avoir vécu clandestinement à Istanbul. Essayan rencontre Toroyan lui‑même déjà en contact avec des journalistes et des intellectuels qu’il avait informés des tueries, et elle met en forme, à sa manière — c’est‑à‑dire avec son expérience d’écrivain — la matière orale et écrite qu’il lui rapporte. De cela, résulte un long texte présenté dès la quatrième de couverture comme le « premier grand récit d’une extermination en cours ». « C’est là qu’est né, peut‑on lire à la suite, ce que nous appelons aujourd’hui “témoignage”. »

4Ces énoncés sont intéressants à deux niveaux. D’abord, exprimant la volonté de déclarer que le texte de Toroyan et Essayan est premier en son genre, ces énoncés prennent place par rapport à d’autres comme celui soutenant que ladite « ère du témoin » serait née avec le procès Eichmann devenu un des poncifs du discours mémoriel français, ou comme ceux d’historiens de la guerre de 1914-1918 considérant que le témoignage moderne est né avec les tranchées. L’on peut dire sans prendre de risque qu’à chaque événement d’une force qui engage la question de l’humanité correspond une production qui, aussi bien par ce qu’elle dit que par les spécificités des moyens (entre autres, son énonciation) auquel elle recourt, comporte des qualités chaque fois inouïes et singulières. On est alors amené à penser que cet événement n’a pas eu de précédent, ouvrant par là même de nouvelles possibilités dans un langage qui reste démuni devant le réel qui a eu lieu en particulier — ce qu’a fort bien exprimé Jean Paulhan —, ou devant le réel en général. Consécutivement, en rapport avec la dimension singulière du témoignage, on peut repérer une compulsion à vouloir trouver — au‑delà cette fois de toute actualité — une origine et comme l’idée d’une violence fondatrice. Alors, l’intellectuel se fait archéologue fouillant les mots dans l’espoir d’y trouver le réel sidérant dont ils porteraient à lui la pâle lumière. Le témoignage et son expérience de la destruction comportent une valeur théologique qui, loin de nous ancrer dans l’aujourd’hui, renvoie à un immémorial anthropologique dont le sol se dérobe devant les tentatives de la raison de le stabiliser.

Du témoin ou du témoignage

5Dans sa longue postface, M. Nichanian propose de revisiter la question du témoignage à partir de principes dont il informe rapidement le lecteur. Il y a, dit‑il, une « collaboration ambiguë (et, dans une certaine mesure, scandaleuse » (p. 144) entre l’écrivain(e), c’est‑à‑dire Zabel Essayan, et le témoin, Hayg Toroyan, qu’il qualifie d’« informateur ». Chacun d’eux participe de l’écriture, dit-il, et du témoignage. Certes, mais si pour Toroyan, la qualification testimoniale est simple, pour Essayan, elle est plus complexe car, survivante elle‑même, elle porte l’épineuse question du témoin du témoin, dont la pertinence a été disputée, notamment autour du vers celanien Niemand/ zeugt für den/ Zeugen, et souvent révoquée. L’on voit déjà combien le texte de Toroyan-Essayan concentre, entre la précédente question sur l’origine et celle de la transmission, de nombreux enjeux que le texte d’accompagnement de M. Nichanian formule de façon radicale en termes d’ambiguïté, de scandale et bientôt de dilemme.

6Autre principe énoncé par ce dernier : ce qui vient différencier la littérature du témoignage, c’est l’urgence. M. Nichanian met en avant le fait que cette urgence pousse le témoignage à prendre à témoin, avant même que soit fait « le récit de celui qui a vu et qui parle à la première personne » (p. 145). Le tour est intéressant, puisqu’il y aurait là une inversion spéculaire, faisant passer du témoin à celui qui est « pris à témoin ». Bien que l’expression du postfacier soit souvent elliptique, il faut comprendre que, pour ce témoignage, l’adresse précèderait la forme et le contenu.

7Cela vaut à l’évidence pour un certain nombre de témoignages — pas uniquement textuels — et l’on comprend clairement pourquoi M. Nichanian les associe à l’urgence. Mais en lisant ces lignes, l’on ne sait pas si cet énoncé concerne, selon M. Nichanian, tous les témoignages en général ou celui qui est ici traduit en particulier, ou bien que sans urgence, pas de témoignage. Hormis cette ambivalence — qui n’est peut‑être qu’un effet de lecture dû au sentiment d’urgence dans lequel semble lui‑même écrire et se présenter le traducteur postfacier —, l’hypothèse mérite attention. Il y aurait une urgence spécifique propre à certains témoignages (ce fameux « désir frénétique de dire [l’expérience] telle quelle » qu’exprime Robert Antelme dès la première page de L’Espèce humaine). De là, M. Nichanian isole un dilemme (sic) dont il va présenter les trois raisons.

Selon l’urgence

8Il développe sa première raison sous le titre : « Le dilemme selon la littérature ». D’emblée, il pose que « le témoignage obéit à la loi du récit, qui n’est autre que la loi de la littérature ». Il n’est pas certain que, d’une part, le témoignage obéisse exclusivement à la loi du récit — il peut la mettre en échec, ne serait‑ce que sous la forme de l’essai (Jean Améry) ou de l’énumération, de l’inventaire, de la liste — et que, d’autre part, il n’y ait de récit que répondant à la loi de la littérature. Mais laissons ces vastes débats de côté pour nous concentrer sur l’argument principal : la question de l’urgence.

9On suppose donc qu’il s’agit du cas bien précis de ce témoignage, car quantité de témoins de violences extrêmes ont témoigné hors de l’urgence éprouvant même la nécessité d’emprunter les longs détours d’un silence qui n’était aucunement contraint ni par un manque de moyens intellectuels, ni par l’hostilité de ceux qui pouvaient les écouter. Cette urgence tiendrait, selon M. Nichanian, au fait qu’il faille vite prévenir en dénonçant et, ce faisant, qu’il n’y a « pas le temps de raffiner » (p. 144), qu’il « faut raconter », « impressionner, surtout ». Mais, pourrait‑on répondre, pour « impressionner » il est préférable de recourir à cet art auquel la littérature n’est justement pas indifférente, et qui ressemble fort à celui des tropes et des excès pathiques auxquels la rhétorique nous invite. En ce sens, pour impressionner, il faut raffiner.

10M. Nichanian mentionne que certains extraits du témoignage de Toroyan étaient déjà donnés à lire dans The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire 1915-1916 de Bryce-Toynbee, publié en 1916. De même, le journaliste français Henry Barby s’était nourri directement ou indirectement du témoignage de Toroyan, notamment dans l’ouvrage qu’il fait paraître en 1917 à Paris sous le titre Au pays de l’épouvante. Mais il commet quelques raccourcis que critique sévèrement M. Nichanian focalisant son principal grief sur le fait que « Barby a donc fait un travail de journaliste. Il a voulu mettre ensemble plusieurs épisodes pour faire de l’effet par accumulation » (p. 150).

11La clé de voûte de son argument serait alors la suivante : il y a une écriture journalistique qui presse le destinataire, tandis que l’écriture testimoniale concerne le lecteur de façon indirecte. De là, il définit cette pratique de « parfaitement indirecte », pariant sur « un détour infini » dont le témoignage « ne peut rien savoir lui‑même, dans son obsession de faire‑savoir. » Le témoignage s’exprimerait alors, si on suit toujours M. Nichanian, en suivant les méandres et les lacets de la littérature (ou de l’art) sans en avoir pleinement conscience tant il serait pressé d’adresser ce qu’il contient. L’impératif catégorique testimonial tenant à l’urgence va bientôt révéler son importance.

Selon l’auteur

12La seconde raison que développe M. Nichanian est présentée sous le titre : « Le dilemme selon l’auteur ». Il revient une nouvelle fois sur Henry Barby, et s’il le suspecte d’avoir repris à son compte les propos de Toroyan, c’est moins pour instruire son procès que pour prouver que Toroyan est vraiment l’auteur de certains passages qui dépassent la simple saisie documentaire. Toroyan aurait lui‑même rédigé, au jour le jour, des « scènes d’atrocité ». L’hypothèse est, là encore, particulièrement intéressante, puisqu’elle laisse penser qu’au plus près de l’horreur le style n’a pas pris congé, au contraire, il permet d’ouvrir un écran sur lequel il est possible de projeter la cruauté tout en neutralisant, autant que faire se peut, le rapport du sujet à ce qui a lieu pour éviter la paralysie ou même de perdre goût à vivre (le suicide de l’officier allemand à la fin du texte). C’est un tel mécanisme cognitif assuré par l’écriture même que l’on peut déduire des écrits de Zalmen Gradowski, Sonderkommandos à Auschwitz, qui a livré le plus long témoignage de l’extermination de convois dans les chambres à gaz de Birkenau1. Autrement dit, Essayan devrait se protéger de ne pas « raffiner », rompue qu’elle est à cet art, quand Toroyan y aurait recouru sur les lieux même du crime.

13Mais l’argument principal de Nichanian porte sur la question de l’auteur. En effet, en retenant l’hypothèse que Toroyan ait pleinement écrit, on se trouve — ainsi que la couverture de l’ouvrage l’annonce — en présence de deux auteurs. De là, M. Nichanian tire un nouveau principe :

C’est la règle fondamentale du témoignage. On pourrait même dire sa loi ou sa structure. Il faut être deux pour qu’un témoignage puisse être prononcé, transcrit, composé, diffusé. Il faut un qui parle et un qui enregistre. Jusqu’à ce que les deux se confondent ou se dissolvent, à tel point qu’on ne sait plus s’ils avaient vraiment jamais été distincts. (p. 153)

14N’est-ce pas là le propre de la littérature ? Ou bien n’est‑ce pas là un point de rencontre entre la littérature (mais l’art aussi) et le témoignage, une zone de voisinage, un plan d’intersection ? Même si l’on peut aisément trouver de multiples exemples de témoignages écrits à deux, par deux ou passant par un autre qui se fait le scripteur du témoin, cette particularité est pleinement partagée par la littérature ; quiconque écrit sait qu’il n’est pas seul et que l’écriture est un acte pluriel au point que ce serait une erreur de considérer que l’écrivain est un individu.

Selon la langue

15Le troisième dilemme permet de développer une belle réflexion sur la langue. En effet, cette nécessité de l’adresse en laquelle consiste l’urgence du témoignage pose une question à laquelle Primo Levi était attaché et qu’il formulait en terme de « communication ». M. Nichanian quant à lui, traducteur du texte, la pose en terme de traduction : « il n’y a pas de témoignage en sa fonction documentaire (fonction dans laquelle, je le répète, il faut inclure les trois aspects : politique, mémoriel, juridique) sans traduction » (p. 163). La traduction doit être entendue ici à plusieurs niveaux.

16Tout d’abord, ce qui est dit et écrit en arménien doit être traduit de façon à ce que les crimes soient non seulement connus, mais que sur cette base, leur reconnaissance puisse être réclamée. Ensuite, des événements dont la violence se situe d’emblée en dehors de la langue et de toute médiation doivent être traduits, doivent être appropriés de telle façon qu’ils ne stationnent pas dans ce dehors radical qui les maintiendrait entièrement dans une immémorialité transcendantale ; il faut qu’ils entrent dans l’histoire par la langue et puissent être transmis, même si une part — leur part maudite — résiste à tout sens et, ce faisant, à la compréhension. Enfin, si un génocide vise à l’extinction radicale des membres du groupe cible, c’est tout autant la culture et la langue qui sont menacées de disparaître. Aussi la tâche de la traduction est‑elle, en maintenant le lien entre les langues, de préserver la pluralité des cultures qui les imprègnent, qui font leur richesse. Y a‑t‑il vraiment là un dilemme ? — ou bien ne rencontre‑t‑on pas plutôt une nécessité éthique ?

Pourquoi tant de dilemmes ?

17L’ambiguïté et les dilemmes que l’on prête à ce témoignage seraient qu’il a été écrit par une personne, mais que les informations viendraient d’une autre. C’est ce à quoi tient le principal argument de la postface. Cette « duplicité auctoriale » ne se signalerait pas comme telle dans un texte dont l’énonciateur se fait passer pour celui qui a vu, aucun marqueur ne différenciant dans le texte l’identité de Toroyan de celle d’Essayan. Il semblerait qu’il faille se garantir de ce que l’on pourrait présenter comme le leurre autobiographique qui ferait passer l’instance énonciatrice pour l’auteure, et celle‑ci pour le témoin. Pourtant, Essayan est tout à fait explicite dans son avant-propos. Elle déclare que Toroyan est le témoin et qu’elle ne cherchera pas à travestir son témoignage (ce qu’il a vu et rapporté) par aucun tour littéraire. Elle s’efface naturellement pour faire passer la parole de l’autre véhiculant lui‑même les paroles d’autres témoins qu’il a sollicités.

18Dans son propre prologue, Essayan explique très sincèrement que « c’eût été un sacrilège de transformer en sujet littéraire les souffrances dans lesquelles a agonisé tout un peuple » (p. 17). Elle recourt ici à un topos du discours, non du récit, testimonial permettant de se démarquer de ce qui ne serait que « littérature », utilisant le terme avec une connotation très négative, entendue comme fiction distrayante arrangeant le réel. Au‑delà de son usage dépréciateur, cette déclaration d’intention est importante, car elle permet de souligner qu’il existe un mode d’expression, au voisinage de la littérature sans forcément s’y laisser pleinement assimiler, qui laisserait se déployer des paroles de témoins, celles de Toroyan en l’occurrence, sans faire de leur dire un « sujet littéraire », qui porterait leur voix — ou s’efforcerait de le faire — sans appropriation esthétique et sans complaire à l’horizon d’attente.

19En tant qu’écrivain confirmé, rompu à plusieurs types d’écriture littéraire et journalistique, Essayan sait de quoi elle parle et elle s’engage dans ce désengagement poïétique dont le pari éthique serait de produire un récit repoussant non tant la tentation mimétique pour produite un hypothétique « récit pur2 », que la présence du moi de l’auteur et ses éventuels débordements. Qu’il s’agisse de témoignage, de document ou de récit, la question de la pureté de ce qui est produit participe d’une vision idéaliste et obsolète, en revanche, l’effacement d’Essayan, qui n’est pas sans rappeler le geste blanchotien, participe d’une exemplarité permettant de qualifier, dans le sillage de Foucault, ce projet d’éthopoïétique : l’intention éthique y surdéterminant la poétique.

20Ainsi, à trop penser le témoignage et sa logique en terme de dilemme, n’est‑on pas ici en train de reconduire une aporie non pas du témoignage, mais de son interprétation largement pourvue de préjugés modernes sur la « fonction de l’auteur » (Foucault encore) ? Si l’instance énonciatrice semble être l’auteur dans le texte, ce n’est pas qu’Essayan se serait approprié le témoignage de Toroyan, mais, inversement, qu’elle se retire modestement devant le réel dont Toroyan est dépositaire. De même, pourquoi vouloir absolument que le témoin ait vu tout ce qu’il raconte ? Quand on sait de surcroît que l’on voit très peu du réel qui a lieu, a fortiori quand ce réel excède — ici par sa violence — ce que notre psychisme est accoutumé à enregistrer.

21La sagesse du témoin est, en l’occurrence, de procéder lui‑même à une enquête préalable, de récolter les paroles d’autres témoins (David Rousset est, pour cela, un des exemples les connus). C’est ce que fait Toroyan qui ne peut, à l’évidence, avoir été dans chaque endroit dont il décrit l’horreur. Le témoin est un passeur et, en cela, nulle aporie, nul paradoxe, nul dilemme ne peut le qualifier de façon juste. Passeur, il a besoin d’autres avant et après lui, il est tout autant identifiable par l’économie d’un mouvement de parole qui nécessite de l’altérité plurielle, que par les informations qu’il apporte. Ou bien, pourrait‑on également avancer : c’est le texte se constituant de strate en strate (Luba Jurgenson et ses livres 0, 1, 2…) qui importe, non celui ou ceux qui le produisent, même s’ils en sont la condition nécessaire et doivent payer le prix éthique de s’effacer autant que possible. La modestie doit être le tribut face au réel de l’événement. On peut alors se demander pourquoi il est si difficile d’accepter cette réalité.

22D’abord, il y aurait la crainte que des négationnistes viennent à réclamer des preuves. Si cet argument était recevable, cela signifierait que l’on se plie à leurs exigences et, au‑delà d’eux, à celles d’un régime de vérité qui leur convient en disqualifiant la fiction, quelle qu’elle soit. Nous voilà bloqués par cette perversion de la positivité de la preuve dont une des conséquences est, mais cela n’a pas attendu les négationnistes, une dévalorisation de la fiction et une disqualification du rapport possible entre fiction et vérité. Nombre d’exemples mettent pourtant en évidence combien la fiction — plus exactement, des dispositifs fictionnels3 — permet l’advenue de la vérité qui, autrement, resterait forclose dans le dehors indéfini de la violence extrême.

23Ensuite, on constate une forte tendance à interpréter le témoin en termes de paradoxe, comme si le vrai témoin était celui qui avait vu méduse, pour reprendre la belle métaphore de Primo Levi à laquelle Giorgio Agamben s’alimente pour construire la contestable théorie de Ce qui reste d’Auschwitz (1998). Il y a là une interprétation, non dénuée de connotation théologique, qui n’accepte pas la perte du réel (la déperdition propre non seulement au témoin, mais aussi au conteur et à tout passage de parole) jusqu’à faire du témoin la perte même (le Musulman d’Auschwitz comme témoin « intégral » chez G. Agamben).

24Enfin, s’exprime le souci de reconnaître des auteurs, des entités qui ne font qu’un. Alors que le témoin nous dit le contraire, sans contradiction (ni dilemme). La contradiction se tiendrait plutôt dans l’attente que l’on a d’un témoin qui dirait tout, alors que la parole testimoniale est fragmentaire à l’image de la pluralité de son instance énonciatrice. Non seulement le témoin avère ici toute sa portée critique vis-à-vis d’une conception unitaire de l’auteur, enserrée dans notre époque, mais il révèle aussi le point aveugle de celle‑ci. L’aporie concerne la réduction de l’auteur à une personne physiquement identifiable et, par là même, à exclure la possibilité que l’on puisse être témoin du témoin, voire qu’il n’y a que des témoins de témoins. C’est précisément dans ce sens qu’Essayan reconstruit la présence de Toroyan à l’intérieur d’un texte auquel elle donne sa forme accomplie, c’est-à-dire publiable.

25Essayons donc maintenant de lire le texte sans la postface et, d’abord, allons à la rencontre d’Hayg Toroyan tel que Zabel Essayan le réinscrit dans le texte de son témoignage.

Le témoin comme topos narratif

26L’instance qui renvoie à Hayg Toroyan occupe, dans le texte, une place effective à l’intersection du réel et de la narration. Zabel Essayan donne le ton. Toroyan est, pour elle, le « seul témoin survivant du peuple arménien agonisant en Mésopotamie » ; « [s]i cet unique Arménien a pu accomplir sa tâche », c’est qu’il rassemblait des « vertus et des capacités » qui n’étaient pas habituelles ; il a franchi pour échapper à l’entreprise exterminatrice la frontière turque « qu’aucun Arménien ne pouvait traverser » (p. 17). À l’évidence, Essayan héroïse l’instance testimoniale dont Toroyan devient le personnage référentiel — mais comment ne pas héroïser pour tenter de rétablir un tant soit peu l’équilibre des figures désignant la violence alors qu’il va s’agir de vagues de cruauté s’abattant sur des masses d’Arméniens vulnérables et, pour la plupart, totalement démunis ? D’ailleurs, ceux qui avaient les moyens de lutter l’on fait comme chaque fois, depuis Massada et jusqu’au ghetto de Varsovie, ceux qui étaient voués à la mort et, avant celle‑ci, à la cruauté sans merci de leurs assassins.

27Même si Zabel Essayan ne recourait à aucun procédé littéraire d’ordre stylistique ou thématique susceptible de convertir les sources de Toroyan en « littérature » — comme elle s’en défend —, elle le transforme en un lieu commun particulier à la fois présent dans l’analyse littéraire sous la dénomination de topos narratif, et dans la littérature avec Candide, Fabrice à Waterloo, Pierre à Borodino pour ne citer que les plus fameux. Ce topos narratif a l’avantage de localiser l’instance dans le texte en lui conférant des qualités types (ici, une sorte de naïveté, voire d’inoffensivité au milieu du chaos) et en la constituant en dispositif optique à partir de laquelle un récit peut être produit.

28On comprend combien cela convient à une narration testimoniale et favorise la cohésion d’un récit de sources généralement composées de tableaux, de fragments et de bribes hétérogènes. Le regard porté à travers ce dispositif se fait, pour le lecteur, découvreur d’une réalité inouïe — on retrouve là la question de l’adresse et l’importance de celle de l’urgence si justement avancée par M. Nichanian. Face à une violence qui déstabilise tout repère cognitif, le savoir et a fortiori l’omniscience doivent céder le pas. « Toroyan » traverse les différents sites de carnage, non sans danger, certes, mais en parvenant toujours à ne pas s’y laisser prendre. Le récit est ponctué d’indications sur ses déplacements : « À la suite de ces événements, je ne pouvais plus rester à Djerablous. Je suis parti quelques mois plus tard » (p. 42). Il se voit confier la tâche de distribuer du pain à un groupe de déportés (p. 49 et p. 73) et, par là même, se trouve en position d’extériorité vis‑à‑vis des persécutés — bien qu’identifié comme un Arménien et sans pour autant collaborer avec les criminels. Parfois pris pour un Arabe, il acquiert une sorte d’invisibilité toute temporaire car, plus loin dans le récit et, donc, durant sa traversée, il doit se méfier de ne pas être pris pour cible de la répression qui s’abat sur les Arméniens.

Du réel, pour conclure

29Qu’en est‑il du réel ? En effet, que ce soit par des paroles rapportées d’événements vus ou entendus, ou que l’énonciateur lui‑même ait fait directement l’expérience de ce dont il produit le récit, il paraît difficile de faire l’impasse sur la tension référentielle du témoignage. Or ce texte s’avère d’une grande richesse que ne suffit pas à contenir ou à formuler une interrogation sur les enjeux du témoin et de son témoignage ; il y a une force du réel qui lui fait effraction et violence en ne se laissant circonscrire ni dans la lettre ni par l’esprit. L’économie textuelle réserve — tient en réserve et, par là même, recèle — une autre dimension qui désigne la direction vers où se situe le réel. C’est à cela que nous voudrions nous attacher pour conclure. Cette économie repose sur un certain équilibre entre, d’une part, les informations documentaires, que le long périple de Toroyan nous fait découvrir, consistant en événements, en enchaînements d’actions et en décisions qui conduisent aux déplacements, aux abus de toute sorte et aux massacres et, d’autre part, les descriptions en tant que telles rendant compte des exactions. Ces deux dimensions reposent sur une pragmatique de l’énonciation testimoniale qui, assurant la régie des images et des données, résulte du caractère éthopoïétique de cette écriture.

Du docere

30Toroyan reconstitue les conditions de la mise en œuvre des massacres, et les enchaînements qui les ont rendus possibles. Il retrace certains aspects de l’histoire de telle communauté arménienne qui a prospéré dans un environnement déjà hostile et dont l’histoire leur avait déjà réservé nombreux pogroms et massacres. Il reconstitue les expropriations, les marchandages, les traîtrises, mais aussi la façon dont certains (une femme grecque, un Allemand, un Français, des Arabes) interviennent pour, parfois, sauver des Arméniens ou du moins le tenter. De temps en temps se détache la figure d’un Turc comme le dénommé « Fahri Pacha » qui, précise-t-il, « n’était pas un mauvais homme » et, bien qu’il dût se soumettre aux directives de ses supérieurs, « préférait trouver un arrangement à l’amiable, et […] ne dédaignait pas d’user de son pouvoir pour alléger la situation » (p. 97). Il décrit la résistance jusqu’à ce que mort s’ensuive des Arméniens de la ville d’Édesse (Urfa4). On est également surpris par la proximité du front et la forte présence sur le terrain de civils allemands. La situation est extrêmement insolite car y voisinent ou même coexistent une vie civile, un état de guerre et des massacres systématiques à grande échelle de la population arménienne. Il y a bien sûr l’épisode final avec le lieutenant allemand qui finit par se suicider et la description d’actes de cruauté tels que celui du convoi de milliers de déportés que les gendarmes turcs contraignent à mourir de soif à proximité de l’Euphrate.

Du movere

31De même que pour la distinction diégêsis / mimèsis, ou telling / showing, il serait bien sûr réducteur de placer ce qui relève, d’un côté, de l’information, de l’instruction documentaire, voire du reportage permettant d’étayer une explication de ce qui a eu lieu et comment cela a eu lieu et, de l’autre, de la présentation des tableaux de souffrance dont la fonction d’hypotypose et l’agencement parataxique viendraient, à l’inverse, court-circuiter toute possibilité de jugement (une rhétorique du sublime). C’est avec les variations et des correspondances possibles entre ces deux tendances qu’un témoignage de violences extrêmes doit composer, et de cela que procède le sens du texte et sa façon d’indiquer le réel qu’il donne à penser.

32Si ce texte accumule quantité de descriptions insoutenables, il ne donne pas moins les éléments pour ne pas rester paralysé, du moins pour ceux qui ne se laissent pas attraper au piège d’Alypius décrit par Saint-Augustin. Car l’image‑choc, l’effet frappant comme dans le théâtre classique, s’inscrit dans une succession qui tire sa forme, sa tenue et sa temporalité du parcours de Toroyan jusqu’à ce qu’il soit recueilli par l’armée russe ayant pris possession de Kermânchâh.

33Viols des femmes, vente des plus jeunes après ou pour « amusement » (sic), enfants cloués au sol près de leur mère agonisante, corps déchiquetés en série sous les roues des trains… conduit par Toroyan, on passe par les images sidérantes d’une cruauté simplement documentée dont la vision nous parvient souvent par discours rapporté. Le récit que rassemble Essayan diffère de la littérature de la cruauté et ne vise pas à y complaire, ni à s’inscrire pleinement dans un exercice ni un espace littéraires. Traduisant la monotonie des sévices que rapporte Toroyan, elle sait s’empêcher de faire de cette monotonie un style.

34Pour reprendre le constat de Kertész à propos du massacre de Juifs hollandais à Mauthausen, ces souffrances infligées aux populations arméniennes « trouveraient dignement leur place parmi les symboles de l’imagination humaine, à une seule condition : celle de n’avoir pas eu lieu. Mais comme elles ont eu lieu, il est difficile de se les imaginer5. » Réponse avant l’heure à ceux qui considèrent que l’on peut imaginer malgré tout, le dire de Kertész désigne précisément, entre image et imagination, du réel qui les tient ensemble dans le même temps qu’il les empêche de s’articuler, ou de se confondre.

35Une fois apaisé le sentiment nauséeux d’une imagination à l’épreuve de ses propres limites face aux descriptions que recèlent nombre de ses chapitres, le récit apprend énormément sur le réel de l’extermination.

Du réel

36Tâchons donc de dégager quelques enseignements que prodigue ce texte sur le réel extratextuel (et extralinguistique) qu’il désigne. Ce texte apprend que ce génocide s’est réalisé dans une grande désorganisation. De même que pour le génocide des Juifs, si la préméditation ne fait pas de doute étant donné l’échelle et la coordination des opérations de tueries, on est loin d’une organisation et d’une planification infaillibles. Du récit de Toroyan, émerge l’idée d’une organisation par provision dans un contexte de grande instabilité, la seule certitude étant l’acharnement contre les Arméniens. Les procédures criminelles diffèrent d’un lieu à l’autre, selon l’administration et les variantes des supplices infligés par les gendarmes et les milices armées auxquels les déportés étaient confiés.

37Un des aspects les plus frappants concerne ce que l’on pourrait appeler le « facteur pillage ». L’idéologie et la propagande, légitimant les déplacements et les déportations et motivant les campagnes de crime, s’avèrent aussi bien couvrir et cautionner la généralisation du pillage. Pour cette pratique, les mieux placés sont les voisins et les bandes à qui l’on donne l’impunité. On sait que les études de l’historien Goetz Aly ont mis l’accent sur la dimension économique de la politique nazie et, notamment, les bénéfices tirés de la Shoah pour la société allemande sous Hitler ; on sait également que des pogroms ont été commis en Ukraine ou en Pologne, comme celui de Jedwabne en juillet 1941 révélé par l’historien Jan Gross, sans que les bataillons allemands ne soient intervenus pour liquider les Juifs ; on sait aussi que la participation du voisinage hutu durant le génocide des Tutsi en 1994 a été l’un des facteurs de l’ampleur et de l’efficacité des tueries, or, on apprend des phénomènes du même ordre en Turquie. Nombre d’atrocités ont été commises en lien étroit avec le pillage des biens arméniens, voire exacerbées par celui‑ci — y compris le vol des femmes et des enfants. Souvent perpétrées par l’entourage turc vivant à proximité des Arméniens, ces violences montrent combien l’on peut considérer que le syndrome du « voisin » et le désir d’appropriation illégale comptent parmi les conditions même, et pour ainsi dire extra‑étatique, d’un génocide.

38Ce sont là autant de leçons sur la violence de masse que nous donne ce « premier grand récit d’une extermination en cours » dont il faut saluer et la traduction en langue française et la publication.