Un « précieux amalgame » : (nouvelle) rencontre de Proust & Freud
1Le beau titre du dernier ouvrage de Jean‑Yves Tadié est tiré d’un épisode du Temps retrouvé, celui des deux Russes qui hésitent à entrer dans l’hôtel de Jupien, où le Narrateur vient d’assister au spectacle inattendu de la flagellation de M. de Charlus :
L’un des deux […] répétait toutes les deux minutes à l’autre avec un sourire mi‑interrogateur, mi‑destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s’en fiche ? » Mais […] il est probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même après tout on s’en fiche. C’était, ce après tout on s’en fiche, un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent. (t. IV, p. 4011)
2Avec cette parole incontrôlée, contredite par les gestes, et qui émerge des profondeurs d’un univers souterrain préexistant à la « pensée », il est difficile d’imaginer séquence plus révélatrice d’une affinité entre Proust et Freud, et ces quelques lignes suffiraient à justifier le projet du critique, qui prend le relais, près d’un siècle plus tard, des observations que Jacques Rivière formulait en 1923 dans sa série de conférences sur le même sujet, « Quelques progrès dans l’étude du cœur humain », qui postulait une analogie entre la révolution psychologique opérée par Freud, et le renouvellement profond des méthodes d’« analyse » du « cœur » dans la Recherche2
3Certes, on ne compte pas les lectures psychanalytiques de la Recherche proposées depuis lors, avec une première floraison au début des années soixante‑dix, marquée par une série d’études « textuelles », qui se refusaient à analyser l’homme Proust au profit du seul narrateur3. En 1977, l’auteur du Lac inconnu participait aussi à ce mouvement, en préfaçant la traduction française d’un ouvrage publié en 1956 aux États‑Unis par le docteur Milton Miller, et qui proposait une lecture plus traditionnelle des névroses de Proust telles qu’elles se dévoilent à travers son œuvre4. Mais précisément, ce livre plus ancien se démarquait des études structurales publiées alors, témoignant de la méfiance de J.‑Y. Tadié à l’égard des conclusions péremptoires d’un formalisme sûr de son bon droit, méfiance dont l’ouverture et la fluidité de son dernier ouvrage sont une nouvelle illustration. Quinze ans après le numéro spécial de la Revue française de psychanalyse paru en 19995, qui venait conclure une nouvelle série d’études aux méthodes plus variées6, l’auteur de Proust et le roman revient sur ce sujet qui semblait aujourd’hui démodé. Mais il l’aborde d’un point de vue nouveau, qui consiste non pas à appliquer la méthode analytique à l’étude de la Recherche, dans une forme d’instrumentalisation de Freud, mais à observer les réactions qui se produisent au contact des deux œuvres — ce que Proust appelle, à propos des lapsus d’Albertine, de « précieux amalgames » à « transformer en idées claires » (t. III, p. 596).
4Le Lac inconnu n’est pas une lecture psychanalytiquede la Recherche, mais bien une étude des « échos » qui résonnent entre le roman de Proust et la pensée de Freud. J.‑Y. Tadié évoque, dans sa « bibliographie » en forme d’épilogue, la grotte de The Fairy Queen de Purcell, et c’est bien une forme musicale qu’adopte son étude, déclinée en dix‑huit thèmes dont certains motifs sont répétés de chapitre en chapitre, et qui se refuse à formuler la moindre conclusion. Rappelant, comme Rivière avant lui, que Proust et Freud n’avaient pas entendu parler l’un de l’autre, bien qu’ils aient « baigné dans la même école de pensée médicale », J.‑Y. Tadié souhaite avant tout « comparer deux intelligences », analyser une « consanguinité des esprits », dans ce qu’il appelle un « dialogue des morts » (p. 14). Le critique déclare s’en tenir à un simple « inventaire » de sujets communs que les deux auteurs ont traité chacun à leur manière, et l’ouvrage, dépourvu de notes et délivré du souci de la preuve et de la justification, est avant tout celui d’un spécialiste aguerri qui peut aujourd’hui se permettre le luxe d’un court essai personnel. Bien que sous‑tendu par une connaissance approfondie de l’œuvre de Freud, Le Lac inconnu se présente comme la lecture d’un honnête homme, plus que d’un universitaire. Qui souhaite donc y chercher de longues justifications méthodologiques sur la confrontation de la psychanalyse et de la littérature, ou des développements théoriques étendus sur les grandes hypothèses de Freud, ne les y trouvera pas, et il faut accepter l’ouvrage pour ce qu’il est, l’essai d’un amoureux de Proust qui souhaite avant tout se faire plaisir. Le Lac inconnu est d’abord une incitation, une invitation à en lire plus, à explorer des pistes que l’auteur, volontairement, ne fait qu’esquisser pour stimuler la réflexion, « faire jaillir une étincelle, une idée », peut-être même « une impression poétique ».
« Entrée de nuit » : le sommeil & les rêves
5Une première série de l’« inventaire » de J.‑Y. Tadié regroupe, en quatre chapitres, tout ce qui concerne le sommeil et les rêves.
6Dans le premier chapitre, « Entrée de nuit », dont le beau titre ravive la poésie et le mystère de ce « lac inconnu » qui embrasse l’ouvrage, le critique a le mérite de rappeler l’incroyable audace qu’a représenté la décision d’ouvrir un roman sur l’évocation d’un endormissement : « le héros qui s’endort fait fuir les lecteurs » observe‑t‑il, et c’est bien d’ailleurs ce qui semble s’être produit à la réception de Du côté de chez Swann, et qui explique peut‑être en partie la résistance initiale des éditeurs. J.‑Y. Tadié souligne ensuite que Freud s’est peu intéressé au sommeil en tant que tel, tandis qu’inversement Proust n’a pas vraiment approfondi la question des rêves, bien que ceux‑ci reviennent régulièrement dans son œuvre : « Freud s’intéresse d’abord au rêve, et Proust d’abord au sommeil » (p. 16).Le rêve, chez Proust, « vient ensuite », et « jou[e] un grand rôle dans l’intrigue de ses romans ». C’est là, note le critique, un phénomène qui est apparu dès Jean Santeuil, où un « rêve d’angoisse » ponctue la fin de l’amour de Jean pour Françoise. Parallèlement, et dans un jeu de va‑et‑vient entre l’œuvre et l’auteur qui caractérise l’ensemble de son ouvrage, J.‑Y. Tadié se risque à un essai de micro‑analyse sur la personne de Proust, dont l’alitement serait un appel lancé à la mère absente, et renverrait le lecteur à sa propre expérience — ce qui expliquerait son intérêt pour une action pourtant « quasi nulle », les « aventures passives d’un anti‑héros alité » (p. 16).
7Le second chapitre, « Des rêves », rappelle l’importance du rêve dans la genèse du roman, et dresse une liste des principaux récits de rêves qui émaillent la Recherche. Le « Carnet de 1908 », rappelle J.‑Y. Tadié, s’ouvre sur un « rêve de Maman », puis de « Papa » et de « Robert », sans que l’on puisse décider s’il s’agit d’une expérience contemporaine de l’écriture, ou de « souvenirs » de rêves plus anciens, que Proust aurait fait au moment de la mort de ses parents. Quoi qu’il en soit, Freud a souligné l’ambivalence des rêves de personnes chères, et l’on peut se demander si les rêves de Proust sur sa mère, ou ceux du Narrateur sur sa grand‑mère, cacheraient « le souhait refoulé de les voir périr » (p. 25). Une fois encore la micro‑analyse se présente sous la forme d’une interrogation volontairement laissée sans réponse, le critique se refusant à proposer le type de lecture totalisante qui a marqué jusqu’ici la majeure partie des interprétations psychanalytiques de la Recherche. Il continue également de mêler biographie et lecture interne, revenant ensuite au récit de la Recherche, où les rêves, en plus de leur fonction de structuration narrative, présentent un sens « latent », dicté par l’inconscient. Le rêve de Saint‑Loup imaginant Rachel prenant du plaisir avec un lieutenant, par exemple (t. II, p. 422), ou l’étonnant rêve des parents morts tenus prisonniers dans une « cage à rats » (t. II, p. 386), celui de M. de Charlus donnant des claques à sa mère, devenue Mme Verdurin (t. III, p. 375), traduiraient le « sentiment de culpabilité » du Narrateur, ainsi que le sadisme et la profanation à l’égard de la figure maternelle. Cette lecture n’a en soi rien de nouveau, mais les remarques de J.‑Y. Tadié présentent l’intérêt de faire apparaître la récurrence de ces rêves, qui ont fait l’objet de plusieurs analyses de détail7, mais que l’on aimerait voir réunis dans une grande étude d’ensemble.
8Dans le troisième chapitre, consacré au rêve de Swann, le critique se lance dans une interprétation psychanalytique en bonne et due forme, se proposant, comme il l’a fait pour les autres rêves, de lire cet épisode sur un double niveau : celui de la narration, qui est celui, pour Swann, de la « fin d’un amour », et celui de l’inconscient, sans que l’on sache si le rêve de Swann transpose, par « déplacement » et « condensation », un rêve ou des rêves de Proust. Reprenant des analyses de Milton Miller, J.‑Y. Tadié suggère que ce rêve symboliserait « le renoncement à l’amour pour une femme, et pour sa mère, au profit des jeunes gens » (p. 41).Mais il s’agit là d’une simple supposition, présentée sous forme interrogative,et de nouveau le critique se refuse à conclure, préférant utiliser Freud comme simple outil de questionnement.
9Dans le chapitre consacré au « rêve de la grand‑mère » dans Sodome et Gomorrhe, en revanche, J.‑Y. Tadié se montre plus assertif, affirmant, comme l’a fait avant lui Lilian Fearn8, que la figure de la grand‑mère serait une transposition de celle de la mère, et qu’il s’agirait, au moins en partie, d’un rêve de Proust lui‑même, marqué de nouveau par l’ambivalence à l’égard du « proche disparu ». Se fondant en particulier sur l’étude de la série en apparence incohérente, « Francis Jammes, cerf, cerf, fourchette » (t. III, p. 159), qui accompagne le réveil du Narrateur, et dont les éléments renvoient à des épisodes réels de la vie ou des lectures de l’auteur, le critique estime que Proust a « condensé » ici plusieurs rêves et évènements réels, en une séquence qui « condens[e] » l’ensemble de la Recherche, avec ses allusions voilées à l’impudeur, au parricide et à la réminiscence9.
Un roman de l’enfance : le monde de l’inconscient
10Une deuxième série de chapitres aborde tout ce qui relève, chez Freud et dans la Recherche, de l’exploration de l’inconscient et de l’univers pré‑historique de l’enfance.
11Le cinquième chapitre, « Œdipe », est consacré au mythe fondateur de la psychanalyse freudienne, dont J.‑Y. Tadié, après de nombreux prédécesseurs, s’essaie à dégager les manifestations dans la Recherche. À partir d’une étude de l’article de 1907 sur l’affaire Blarenberghe, il souligne que le meurtre de la mère révèle plutôt un « complexe d’Oreste », un « Œdipe freudien inversé » qui se manifeste dans la Recherche sous la forme d’un sentiment de culpabilité après la mort de la grand-mère, puis d’Albertine. Mais il existe également, selon le critique, un authentique « complexe d’Œdipe », déplacé sur la personne du docteur Cottard, qui représenterait la figure du père dans le roman. Coupable d’infidélité, comme le révélait une esquisse du Temps retrouvé (t. IV, p. 975), le docteur fictif reproduit le crime du docteur réel, pour lequel le fils « se punit », de même que le Narrateur sera rongé par un sentiment de culpabilité pour avoir fait « capitul[er] » ses parents lors de la scène originelle du baiser à Combray. Mais la figure maternelle n’est pas épargnée, souligne J.‑Y. Tadié, qui dresse un parallèle entre la mère de Proust et celle de Léonard de Vinci, dont la « tendresse excessive », selon Freud, serait responsable de l’homosexualité du peintre. Finalement, conclut J.‑Y. Tadié, les « jeux de culpabilité » tournent bien chez Proust « autour de la mère », « jamais du père » (p. 56). Cette déclaration peut surprendre après des exemples qui semblaient démontrer le contraire, et ce jeu de va‑et‑vient est très représentatif de la démarche du critique, qui explore des possibilités d’interprétation sans toutefois jamais conclure, faisant de la psychanalyse un simple outil herméneutique.
12Le sixième chapitre, consacré à la présence d’un « inconscient » dans l’œuvre de Proust, est sans doute l’un des plus importants, en ce qu’il fait apparaître l’étendue du corpus recouvert par ce terme dans la Recherche, et pose une analogie — que l’on peut discuter10 — entre cet inconscient et l’inconscient freudien. « Arracher à la nuit et au silence ce qui n’est ni visible, ni audible, ni dicible, tel est le but de Proust », déclare J.‑Y. Tadié, qui voit dans cette entreprise d’éclaircissement l’image même de la démarche psychanalytique. Précisant ensuite ce qu’il entend par l’« inconscient » chez Proust, il le définit comme « le domaine de l’involontaire […], des instincts, des gestes mécaniques, des désirs, des lapsus, des oublis de noms propres » (p. 57), et souligne que ces « actes manqués, lapsus, rêves, souvenirs », si fréquents dans la Recherche, sont les phénomènes que Freud considère comme des « preuves » de l’existence d’un inconscient. Mais s’il s’agit, chez l’inventeur de la psychanalyse, d’un territoire qui a fait l’objet d’une conceptualisation systématique, et de recherches dont l’ambition se voulait scientifique, chez Proust le terme renvoie à un univers aux contours très vagues, qui doit plus à Schopenhauer ou Bergson11, et que l’on approche le plus souvent par métaphore. L’exploration systématique de ces images serait peut‑être un des prolongements les plus féconds des observations de J.‑Y. Tadié, et permettrait d’établir une géographie de l’inconscient dans la Recherche, du « lac inconnu » d’où naissent les paroles à la « mer » du sommeil qui « cerne » la « vie des hommes » (t. II, p. 85), en passant par les « antres » où se prépare « l’infernal fricot des maladies imaginaires » (t. II, p. 385).
13Le septième chapitre explore en détail l’une de ces métaphores, celle de l’« archéologie », fréquemment utilisée par Freud pour décrire le processus d’excavation de souvenirs enfouis dans l’inconscient du sujet, et que l’on retrouve également sous la plume de Proust. La référence à Pompéi, en particulier, est omniprésente chez les deux auteurs12, traduisant l’obsession pour un monde enseveli qu’il appartient à l’analyste de faire ressurgir pour guérir le patient, et à l’écrivain de ressaisir dans sa mélancolie, comme au moment de la maladie de la grand‑mère (t. II, p. 614) ou du bombardement de Paris pendant la guerre (t. III, p. 385‑386). Ces observations sont parmi les plus intéressantes de l’ouvrage, et même si, encore une fois, on peut discuter la stricte analogie que pose J.‑Y. Tadié entre la démarche du psychanalyste et celle de l’écrivain, elles invitent à approfondir l’étude d’un réseau de métaphores qui demeure à ce jour négligé par la critique proustienne13.
14Le chapitre suivant poursuit cette réflexion par une étude plus systématique de la mémoire. Tout comme Freud, Proust considère la mémoire consciente comme une partie infime de l’ensemble des « archives » qui forment la vie psychique, et qui peuvent ressurgir à tout moment. Les réminiscences, toutefois, sont avant tout visuelles chez Freud, tandis que Proust privilégie l’odorat, le toucher, l’équilibre. Mais les « pans de mur », les tableaux, jouent un rôle important dans la Recherche, et seraient selon Freud le signe du déplacement d’une « scène infantile » dans un « passé récent » — ce qui invite bien sûr à s’interroger sur la nature de telles scènes chez Proust. J.‑Y. Tadié aborde ensuite la question de la mémoire involontaire, dans laquelle il voit, comme d’autres avant lui, l’équivalent du rôle joué par le rêve dans le modèle freudien, car elle échappe comme lui au contrôle de la raison. Contrairement à la « mémoire freudienne », toutefois, la « mémoire proustienne » n’est pas fondée sur une « tragédie », et se définit par sa capacité à faire ressurgir des instants de plaisir, à l’exception des « intermittences du cœur », qui ravivent le souvenir de la grand-mère morte, et celui de la scène de Montjouvain. Mais selon la théorie de Freud, même les souvenirs heureux ne sont que des « souvenirs-écran », des reconstructions imaginaires chargées de masquer un traumatisme plus profond : « Saurons-nous jamais ce que cache la scène de la tasse de thé » (p 83) ? J.‑Y. Tadié renouvelle ce type d’interrogation, qui ont fait les beaux jours de la critique « textuelle », en l’abordant sous l’angle de la temporalité. Si, comme le prétend Freud, tout souvenir est fiction, il devient difficile de savoir par exemple si le geste obscène de Gilberte à Tansonville, ou la scène d’onanisme aux Champs‑Élysées, renvoient à une autre scène reconstruite de manière « postérieure », si bien que la question de la « datation » des épisodes de la Recherche serait à reprendre de zéro.
15« Proust comme Freud ont situé dans l’enfance l’origine de tout conflit psychologique », observe J.‑Y. Tadié, rappelant que le Narrateur est « conscient lui‑même » que sa « névrose » date de la scène du baiser à Combray. Le mécanisme de la mémoire involontaire ferait également apparaître l’importance de l’oubli — le refoulement chez Freud —, dont quelques souvenirs seraient tirés par de simples associations dues au hasard, et qui masqueraient des évènements liés à la vie sexuelle de l’enfant. « Combray » abonde en épisodes décrivant l’éveil de la vie sexuelle du héros, ce qui permet, selon J.‑Y. Tadié, de renforcer encore l’analogie des deux démarches : la scène du baiser renvoie aux « contacts les plus anciens avec la mère et au temps de l’allaitement », l’exhibitionnisme de Gilberte donne le goût de la « transgression », la scène de Montjouvain est une expérience fondatrice de sadisme, qui conduira directement le Narrateur à l’hôtel de passe de Jupien, après d’autres épisodes voyeuristes où la relation sexuelle est perçue comme un « crime ». « On est loin d’une enfance sentimentale, angélique, sulpicienne », conclut J.‑Y. Tadié (p. 96), et si les divers épisodes commentés dans ce chapitre souffrent déjà sans doute d’un surcroît d’interprétations, le concept d’enfance comme catégorie psychologique a rarement été étudié en tant que tel dans la Recherche, si bien qu’il s’agit paradoxalement d’un angle d’étude assez nouveau.
L’amour, l’amour, toujours l’amour14
16Embrayant sur cette analyse de l’éducation sexuelle du héros, une troisième séquence de l’ouvrage réunit quatre chapitres consacrés à l’amour et à la sexualité.
17Dans le chapitre « Femmes », J.‑Y. Tadié rappelle l’embarras de Freud devant la question de la féminité, et la met en parallèle avec l’incompréhension avouée du narrateur, pour qui les femmes sont toutes des êtres inconnaissables. Sans vouloir « appliquer aux personnages de la Recherche toute la théorie freudienne de la sexualité féminine », J.‑Y. Tadié exploite plusieurs typologies proposées par Freud, et souligne que certaines pages de La Prisonnière « vont loin dans la même exploration », mais pour aboutir à des conclusions différentes. Le sexe d’Albertine, par exemple, est décrit comme « amputé de l’organe masculin », mais ce manque devient une richesse : « bien loin que la fille soit un garçon manqué, comme le croyait Freud vers 1920, pour Proust, c’est le garçon qui est une fille manquée » (p. 102). De la même manière, contrairement à Freud, « Proust ne sous‑estime nullement le plaisir féminin », le Narrateur conduisant à ce sujet de véritables « enquêtes », toutes vouées à l’échec tant le « plaisir de l’autre » touche aux « derniers mots de l’art du romancier ». Glissant de nouveau de l’œuvre vers la biographie, J.‑Y. Tadié souligne que cette fascination pour le plaisir féminin, ce fantasme de « jouir en femme » renverrait à une « bisexualité profonde », manifestant « toute l’ambiguïté de la figure maternelle », à la fois objet de haine et d’un désir d’impossible fusion.
18Cette réflexion se poursuit dans le chapitre « Homosexualité », qui évite la répétition de lieux communs sur l’inversion de Proust en choisissant plutôt de confronter les analyses présentées dans la Recherche avec les textes de Freud. Proust, contrairement à celui-ci, ne s’intéresse guère aux origines de l’homosexualité, et l’on ne sait rien, par exemple, de l’enfance de Charlus, de Morel, de Saint‑Loup. Se « réfugi[ant] dans le mythe », il recourt, tout comme Freud dans Au delà du principe de plaisir, au mythe de « l’androgyne primitif dont les moitiés cherchent à se rejoindre ». Les analyses de Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle font également écho à de nombreuses réflexions de Proust, mais le psychanalyste, contrairement au romancier, s’est interrogé en priorité sur les causes de l’inversion, en particulier dans le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, dont les conclusions s’appliquent parfaitement, selon J.‑Y. Tadié, à la biographie de Proust. Mais l’auteur de la Recherche, inversement, aborde des sujets qui n’intéressent pas Freud, comme la sociologie des invertis, et les limites de la réflexion morale sur une question qui intéresse uniquement le désir.
19J.‑Y. Tadié aborde ensuite dans deux chapitres la question de l’amour et de la jalousie, soulignant que l’amour proustien présente des analogies avec la libido freudienne : Proust « n’invente pas la libido, mais il la montre » (p. 120). De fait, la sexualité occupe dans son roman une place centrale, et chez lui comme chez Freud l’idéalisation opérée par l’amour n’est que le masque de pulsions moins avouables. Les deux auteurs présentent une vision pessimiste du sentiment amoureux, qu’ils « dépouillent » de son « aspect romantique » et dans lequel ils voient un obstacle au bonheur. Proust représente également les pathologies de la libido, et il ne s’agit jamais dans son œuvre d’amour « parfaitement normal » — la normalité étant définie par Freud comme la réunion harmonieuse du « courant tendre » et du « courant sensuel » de l’amour. J.‑Y. Tadié souligne à ce sujet le tour de force qui a constitué, pour un homosexuel, à « peindre l’amour d’un homme pour une femme », et rapproche ce phénomène littéraire de la capacité qu’avait Freud de « décrire sans s’identifier », d’interroger sans relâche ses patients pour pouvoir se représenter des mécanismes psychiques auxquels il n’avait pas directement accès.
20La pathologie principale étudiée par Proust, toutefois, reste la jalousie, sujet déjà largement balisé lui aussi, mais que J.‑Y. Tadié aborde sous l’angle plus nouveau d’un fantasme de la miniaturisation de la femme aimée, que l’on rencontre aussi bien chez Freud que chez Proust. Dans une lettre à son épouse, Freud évoque ainsi un conte des Années de voyage de Wilhelm Meister où il est question d’une femme « qui devient naine de temps en temps » pour pouvoir être « transport[é]e dans une cassette » ; et dans la Prisonnière, le narrateur se compare à l’homme qui croyait avoir la princesse de la Chine enfermée dans une bouteille (t. III, p. 888), image inspirée d’une aventure de Mérimée, dont Proust aurait pris connaissance dans un article d’Anatole France publié en 1888. Il s’agit là d’un bel écho, qui exprime le « fantasme mortel » de la possession amoureuse, fantasme qui, chez Proust, prend moins la forme d’un désir d’éliminer les rivaux — ou rivales — potentiels que celle d’un « désir de savoir, celui de traquer un secret ». C’est là une précision essentielle, dont les enjeux ont été magnifiquement analysés par Malcom Bowie dans son essai sur la pulsion de connaissance chez Proust et Freud15. J.‑Y. Tadié en revient ensuite à une lecture psychanalytique plus traditionnelle de la jalousie, rappelant que celle-citrouve son origine dans le complexe d’Œdipe et l’hostilité à l’égard de la mère infidèle, illustrée dans la Recherche par le baiser du soir à Combray. Le critique applique également à Proust le modèle freudien du « tiers lésé », qui conduit notamment le sujet à toujours rechercher les femmes à la « mauvaise réputation », comme Odette ou Rachel, exemples parfaits de cet « amour de la putain » né d’un mélange de désir et de vengeance à la découverte de la sexualité de la mère. Il s’agit là, observe J.‑Y. Tadié, d’un véritable fantasme de Proust, comme en témoigne le rêve récurrent du Narrateur de rencontrer une jeune fille du monde qui va se donner dans les maisons de passe, à l’instar de l’insaisissable Mlle de L’Orgeville.
Du frère au deuil
21Une dernière séquence de l’ouvrage réunit des chapitres plus disparates, qui traitent d’aspects plus périphériques — mais tout aussi importants pour la lecture de la Recherche — de la psychanalyse freudienne.
22Le chapitre « Frère » est essentiellement biographique. Après avoir souligné la place limitée des relations fraternelles dans la Recherche, J.‑Y. Tadié rappelle l’affection véritable que Proust a toujours témoignée à son frère, l’opposant à la jalousie assumée de Freud pour son frère cadet, dont la mort avait laissé chez lui un sentiment de culpabilité. Il voit également dans la vie de Proust les manifestations habituelles de la confiance et de l’optimisme du frère préféré, en donnant pour exemple le succès de la patiente « ascension mondaine » du jeune homme, puis sa persévérance auprès des éditeurs, dont les refus ne l’ont jamais découragé. Tout cela ne saurait toutefois masquer la présence d’un « complexe fraternel », analysé dès 1956 par Milton Miller, qui souligne le déplacement opéré sur le personnage de Saint‑Loup — dont le nom répète l’appellation affectueuse donnée par Mme Proust à son fils. De la même façon Proust a pu « transférer » son affection pour son frère vers ces « figures fraternelles » que sont Reynaldo Hahn, Lucien Daudet, Bertrand de Fénelon ou Agostinelli, avec qui il aurait constamment « rejoué son drame enfantin » et sa crainte de l’abandon maternel.
23J.‑Y. Tadié revient brièvement sur cette question dans le chapitre suivant, « Actes manqués », où il affirme que la disparition du frère dans le roman n’en est précisément pas un :
Proust ne supprime pas son frère, il ne donne simplement pas de frère imaginaire à son héros narrateur imaginaire. (p. 143)
24Après de nombreux allers‑retours entre la biographie et la fiction, le critique établit donc une frontière nette entre la vie de l’auteur et la vie fictionnelle qu’il représente dans son œuvre : les lapsus sont ceux des personnages, et non ceux de l’auteur, qui est précisément là pour les interpréter. J.‑Y. Tadié se refuse notamment à voir dans le fameux lapsus de la « Chambre 43 », qui place le lit où Charlus se fait fouetter dans la pièce d’où le Narrateur était censé l’observer (t. IV, p. 419), la trahison involontaire de l’homosexualité de Proust lui‑même, prenant ainsi le parti d’Antoine Compagnon contre Mario Lavagetto, dans le débat critique qui a porté sur la « sincérité » du Narrateur16. Mais au-delà de cette question qui intéresse les relations de la biographie et de la narratologie, le critique se penche en détail sur les « menus faits » qui extériorisent les conflits de la vie psychique, aussi bien chez Proust que chez Freud. C’est l’un des mérites principaux de l’ouvrage de J.‑Y. Tadié que de rendre son importance à ce que le psychanalyste appelait « rebut du monde phénoménal », et le critique s’inscrit ici de nouveau dans les traces de Jacques Rivière, qui s’était montré sensible, en 1923, à « cette lecture indirecte que Proust pratique vis-à-vis des êtres », de même que Freud, « bien plus qu’aux déclarations délibérées du sujet », se fie « à ses lapsus, à ses oublis, au ton de sa voix, à l’émotion dont ces déclarations sont accompagnées »17.
25Rappelant que Freud définit le lapsus comme le résultat de « l’interférence » entre une « action perturbée » apparente et une « action perturbante » cachée, l’auteur du Lac inconnu étudie en détail de nombreux épisodes que l’on pourrait ranger sous cette catégorie : le lapsus érotique d’Albertine lorsque « la belle Françoise » entre dans la chambre du Narrateur et surprend la jeune fille nue (t. IV, p. 401), l’oubli du nom de Mme d’Arpajon (t. III, p. 50), le « lapsus de lecture » qui conduit à voir le nom d’Albertine au lieu de celui de Gilberte au bas d’un télégramme (t. IV, p. 234), ou encore le « ton » qui accompagne les paroles et en traduit le sens caché, à l’exemple de Legrandin évoquant les Guermantes (t. I, p. 125‑126). Ces exemples de « langage indirect » ont déjà été étudiés par Gérard Genette18, mais J.‑Y. Tadié en fait une lecture strictement freudienne, qui mêle le niveau du récit et celui de la vie. L’épisode où Albertine est sur le point d’avouer qu’elle souhaiterait aller se faire « casser le pot » fait ainsi l’objet d’une lecture ouvertement psychanalytique : la jeune fille trahit‑elle ainsi des habitudes sodomites, ou bien est‑ce Proust qui, par inadvertance, a « oublié qu’il ne s’agissait plus d’Agostinelli » ? L’auteur et le narrateur se fondent de nouveau, et pour finir le critique en revient à la biographie, après avoir ouvert sa réflexion sur la première visite manquée de Proust au bordel, tel qu’il la racontait à son grand‑père en mai 1888, dans une lettre analysée récemment par Antoine Compagnon dans son cours du Collège de France.
26S’éloignant du terrain immédiat de la sexualité, le chapitre « Esprit, humour » présente ensuite l’intérêt principal de renouveler l’approche du comique proustien, à l’aune d’une étude détaillée des mécanismes du « mot d’esprit » et de l’humour tels qu’ils ont été analysés par Freud. Après avoir rappelé que Proust et Freud ont en commun « un goût pour le rire, l’esprit, l’humour », et qu’ils se sont fait tous les deux une « culture comique » en recueillant les mots d’esprit qu’ils entendaient autour d’eux, dans une sorte de musée des bons mots de leur temps, J.‑Y. Tadié analyse en détail le phénomène de mise à distance du réel qui s’opère, de manière différente, dans l’humour et dans le mot d’esprit. Celui‑ci, qui se manifeste dans des « instants isolés », compense la déception provoquée par le réel par un jeu avec un « matériel inconscient et infantile », qui se libère des règles sociales et discursives. L’humour, quant à lui, est une « attitude continue », qui manifeste une mise à distance des « traumatismes » venus du monde extérieur par un surmoi qui « console le moi enfantin de ses malheurs illusoires » (p. 160). On ne sait de quel « malaise profond » Proust cherchait à « triompher par les mots », mais les remarques de J.‑Y. Tadié invitent à réorienter l’étude de la virtuosité verbale dans la Recherche autour de cette tension surgie de l’inconscient.
27De la même manière, les réflexions de Freud sur le deuil permettent de donner un éclairage théorique au processus de souffrance et d’oubli décrit dans Albertine disparue, qui « fournit un exemple merveilleusement détaillé à la théorie du psychanalyste », de même que Deuil et Mélancolie semble « résumer » Albertine disparue. Les deux hommes se trouvent en étrange symbiose sur la question de la mort et de la maladie, faisant preuve tous les deux, notamment, des mêmes doutes à l’égard de la médecine, incapable de soigner les causes des « symptômes névrotiques », comme l’illustre l’exemple de la grand-mère et du docteur du Boulbon. De la même façon, si l’on en revient à la biographie, les crises d’asthme de Proust, qui témoigneraient d’une angoisse de la séparation vis‑à‑vis de la mère, seraient à rapprocher des syncopes de Freud devant Jung, manifestant une même angoisse de la rupture. Quand aux étapes du deuil, Proust les a vécues personnellement à la mort de sa mère, puis d’Agostinelli, avant de les transposer dans son œuvre, qui évoque successivement, comme chez Freud, l’exaltation du disparu, puis le sentiment de culpabilité et d’agressivité à son égard, avant l’indifférence finale, qui témoigne d’un détachement de la libido à l’égard de l’objet perdu. C’est un phénomène que Freud a analysé à l’échelle des civilisations dans Éphémère destinée, précisant qu’« après le deuil, ou la guerre, revient la libido, c’est‑à‑dire l’amour », comme Swann est séduit par la jeune Mme de Cambremer après la mort de son désir pour Odette, et le Narrateur par Albertine après la mort de sa grand‑mère.
28Le dernier chapitre, « Psychanalyse et lecture du roman », sert de conclusion à l’ouvrage, et revient sur les principales analogies qui rapprochent la méthode analytique du modèle narratif adopté dans la Recherche. Les deux démarches sont fondées sur un principe d’« association », censé garantir l’accès à la vérité : « la bonne association, celle de la mémoire involontaire, s’oppose au refoulement et en triomphe » (p. 171). Mais Proust « s’est‑il engagé à nous dire tout ce qui lui venait à l’esprit » ? Selon le critique, « de manière symbolique » du moins, il « nous a tout confié dans son roman », livrant ses fantasmes les plus secrets.
29Dans cette forme d’« auto-analyse » qu’est la Recherche, Proust joue à la fois le rôle du patient, qui parle, et celui de l’analyste, qui interprète. Mais contrairement à l’analyste, le romancier n’interprète pas le personnage « pour le bénéfice du personnage », mais « pour un tiers, qui est le lecteur » (p. 174). La temporalité des deux démarches, en revanche, est similaire : la Recherche, comme la cure, prend du temps, c’est un « long et patient récit » qui « s’oppose aux fulgurances du souvenir involontaire ». Pour des raisons d’efficacité dramatique, le romancier ne peut révéler tout d’un coup tout ce qu’il sait, et Proust, qui se refuse aux interprétations rapides à la façon de Balzac, construit ses personnages par dévoilement progressif, comme le montre l’exemple de l’inversion de M. de Charlus, dont la révélation est préparée par petites touches qui sont autant d’aveuxincontrôlables. C’est cette question de l’interprétation des symptômes qui intéresse Jean‑Yves Tadié au premier chef, comme elle avait arrêté Jacques Rivière : la psychanalyse comme le récit proustien sont fondés sur la présence d’un « secret » — à la différence près, pourrait‑on préciser, que la méthode de Freud repose sur la certitude que ce secret peut être dévoilé, tandis que les personnages de la Recherche, et les figures féminines en particulier, conservent leur mystère.
30Pour finir, J.‑Y. Tadié s’arrête en détail sur le principe de la sublimation, qui fait de l’œuvre d’art un « substitut » au principe de plaisir contrecarré par la « vie réelle », et rappelle la passion de Freud pour la littérature, ses réflexions constantes sur les pouvoirs respectifs de la psychanalyse et du roman : in fine, malgré la différence de leurs méthodes, l’écrivain et le savant se retrouvent dans l’idée que « dans le cerveau humain, dans l’âme humaine, tout reste à découvrir » (p. 183).