Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
titre article
Emilio Sciarrino

La nostalgie italienne de la modernité

Eugenio Scalfari, Par la haute mer ouverte, Notes de lecture d'un Moderne, traduit de l’italien par Françoise Antoine, Paris : Gallimard, 2012, 322 p., EAN 978207013339.

1Eugenio Scalfari, fondateur de la Repubblica, se détourne de l’analyse journalistique du contemporain pour s’intéresser aux textes fondateurs de la modernité. Cet essai propose un parcours historique qui est placé dès le titre sous le signe d’un voyage « par la haute mer ouverte » en quête de connaissance : celui d’Ulysse, selon Dante (Inferno, XXVI). L’ouvrage est porté par l’ambition (dantesque en effet) de raconter l’histoire de la pensée moderne de manière personnelle, sans se plier aux règles de l’exercice savant. La tentative est d’autant plus périlleuse que l’essai sacrifie volontairement la précision scientifique en faveur d’une grande liberté stylistique et formelle, en prenant la forme d’une discussion émaillée d’anecdotes personnelles et de dialogues imaginaires avec les auteurs convoqués.

2Néanmoins, il ne s’agit pas d’un Zibaldone personnel, comme pourrait le faire croire la deuxième partie du titre, « Notes de lectures d’un moderne », libre adaptation dans la traduction française du titre original. Le titre italien « Per l’alto mare aperto1 » était complété à l’origine par une autre phrase : « La modernità e il pensiero danzante » (« la modernité et la pensée dansante »). L’allusion au prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra voulait peut‑être signifier que la modernité connaît ses rythmes historiques, son début, son apogée et son déclin. Ainsi, partant de Montaigne pour arriver à Calvino — en passant, justement, par Nietzsche — E. Scalfari présente un parcours chronologique strictement subdivisé, qui s’achève dans l’après‑guerre, mais qui n’ouvre aucune perspective sur l’époque contemporaine. Car cette histoire de la pensée moderne s’inscrit dans un rapport polémique à l’époque contemporaine. C’est ce lien problématique entre modernité et ère contemporaine (ou postmodernité) qui nous intéressera en particulier.

La construction d'une modernité

— J’entends [par modernité] une culture née avant encore que vous ne vissiez le jour, une époque initiée avec Galilée et Montaigne, mais que vous et vos amis portâtes à son point culminant, et qui dura longtemps encore, changeant de formes et de tonalités, mais conservant l’inspiration initiale. Avant de céder le pas, comme toutes choses mortelles.

— Vous autres, hommes d’aujourd’hui, n’êtes donc plus des modernes ?

— Non cher maître, nous sommes des contemporains. Malheureusement. Pour être tout à fait juste : nous, modernes, vivons entourés de contemporains. Je vous assure qu’on vit très mal avec eux. C’est la raison pour laquelle je désire faire ce voyage, guidé par vous.

— Vous avez l’impression d’être encerclé de barbares ?

— Vous m’avez parfaitement compris.

3Lors d’un dialogue imaginaire de l’auteur avec Diderot, dont nous venons de citer quelques répliques (p. 21), la modernité est décrite comme une époque philosophique et littéraire avant tout. C’est ce que montrent aussi les références choisies par E. Scalfari tout au long de son essai : de Montaigne à Nietzsche, le choix d’auteurs canoniques s'inscrit tout à fait dans un historicisme marqué surtout par la philosophie idéaliste. Sous couvert d’originalité, cet essai se situe donc, par son parcours chronologique et par son choix de références, dans le prolongement de l’histoire classique de la pensée, telle qu’elle a été élaborée au xxe siècle par les plus importantes histoires italiennes de la philosophie2.

4Quant à la littérature, elle joue un rôle ambigu dans la constitution de cette modernité idéale : en tant qu’outil de la pensée, elle semble être indissolublement liée à la philosophie, dans la visée commune de construire des catégories universellement valables. On remarquera toutefois que, selon la périodisation proposée par cet essai, la littérature intervient de manière prépondérante lors des moments de crise, au moment où la confiance dans les grands systèmes vient à manquer. Elle acquiert alors une forme d’autonomie. Ainsi, la période du « grand crépuscule » est celle de Rilke, Kafka, Proust et Joyce. De même, deux références littéraires italiennes représentent l’ère du « grand finale » : Montale et Calvino. Ceux‑ci sont convoqués en tant que figures tutélaires d’une permanence de l’esprit moderne, un esprit qui croit encore à l’importance existentielle de la parole poétique (Montale) ou encore, plus résolument, à la possibilité d’une appréhension rationnelle du monde malgré sa complexité labyrinthique (Calvino).

Le moderne « contre » le contemporain

5Si cet essai veut donner un aperçu idéalisé et glorieux du passé intellectuel de l’Europe, une visée polémique le parcourt également de part en part : E. Scalfari oppose radicalement le moderne au contemporain. Au lieu de penser un rapport de filiation entre ces deux périodes, il décrit l’avènement du contemporain comme une rupture définitive, une crise inexorable des valeurs qui s’achève dans la barbarie. Même si l’on devine une critique implicite contre la société italienne, que l’auteur a bien connue et observée, cette vision d’un « moderne nostalgique » est du moins paradoxale. Elle risque avant tout de renouer avec une vision décadentiste de la civilisation et de la culture européenne, ce qui est pourtant à l’opposé des engagements progressistes de l’auteur. Le découpage chronologique est en ce sens révélateur : après une glorieuse « naissance des modernes », qui va de Montaigne à Hegel, une deuxième partie est consacrée au « romantisme », qui se prolonge dans un « grand crépuscule », ouvrant sur le « nihilisme et la révolution », que conclut « le grand finale ». À la téléologie s'ajoute le leitmotiv eschatologique : en effet, la modernité serait vouée à se terminer dans « l'Apocalypse » (p. 166).

6Dans ce contexte, les formes de survivance de l’esprit moderne semblent exceptionnelles. Elles sont représentées, nous l’avons dit, par deux auteurs : Montale et Calvino. Or même ces deux figures semblent s’opposer, puisque Montale accorde à la parole un pouvoir essentiellement négatif3 — sa poésie transmet du reste une vision du monde de plus en plus désenchantée au fil du temps —, alors que Calvino enseigne dans ses Leçons américaines que la littérature a un rôle essentiel pour l’avenir4. Entre méfiance et foi dans le progrès, la modernité se prolonge de manière absolument contradictoire.

Le lien manquant entre moderne et contemporain

7Cet essai trouve ses limites dans sa manière d’affronter l’époque contemporaine, qui apparaît comme un objet paradoxal, impensable pour tout esprit « moderne ». Une telle position révèle certes la complexité du rapport des intellectuels italiens à leur contemporain, qui a des racines historiques : de manière encore plus violente qu’en France, la polarisation idéologique des intellectuels lors de la guerre froide a laissé place en Italie, lors de l’ère dite du « reflux » (les années 80), à un vide idéologique majeur, difficile à combler encore aujourd’hui. L’héritage inassignable des cultures révolutionnaires d’une part, et d’autre part la pression d’un marché global de la culture — largement compromis avec les pouvoirs politiques — situent la culture italienne dans un champ éminemment politisé, même quand elle‑même se voudrait super partes.

8Pour autant, de nombreux instruments critiques permettent d’élaborer politiquement la question du passage entre la modernité à la période de « l’après ». Pour n’en citer qu’un, Gramsci a relu l’histoire intellectuelle italienne grâce à la notion d’« hégémonie culturelle » ; il a appelé à renouveler l’action des intellectuels, en fournissant des paradigmes qui ont inspiré la production littéraire italienne (de Pasolini à Fo), mais qui ont aussi largement nourri le champ international des études postcoloniales5.

9Du reste, l’adoption d’un point de vue méta‑critique sur l’élaboration des notions de « modernité » permettrait d’envisager les limites d’un corpus représentant uniquement l’idéalisme européen. Il est une forme d’illusion rétrospective consistant à penser à un corpus figé d’auteurs qui incarneraient une modernité hypostasiée, sans envisager que cette idée est construite avec des concepts qu’elle a elle‑même produit (par exemple, l'idée romantique d'un progrès en marche dans l'histoire). Sinon, réduite au système idéaliste, essentiellement « hégémonique » justement, cette modernité fait complètement abstraction des conditions de production qui la caractérisent, ainsi que des sujets subalternes qu’elle occulte. En l’occurrence, de Montaigne à Nietzsche, aucune figure de femme (ou de non‑européen) n’est élue dans le canon proposé par cet essai.

10La culture philosophique italienne ne manque pas non plus de tentatives d’élaborer la fin de la modernité, à commencer par la fameuse notion de « postmoderne », ce concept étant largement adopté pour définir non seulement une philosophie, mais aussi une période esthétique et littéraire, à partir des réflexions d’Umberto Eco. Aussi, le philosophe G. Vattimo propose de sortir de la rupture présumée entre modernité et ère contemporaine par le concept de la « pensée faible » (« pensiero debole »). La « pensée faible », loin d’abandonner tous les systèmes rationnels hérités de la modernité, veut les actualiser tout en ayant conscience de leur fragilité intrinsèque6.

11Quelque soit la validité des outils théoriques ici proposés, interroger la nostalgie de la modernité, c’est en effet, d’une autre manière, poser la question récurrente : « que s’est‑il passé pour que tant de culture engendre tant de barbarie ? ». Ne pas affronter cette question — que des poètes comme Celan ou des philosophes comme Adorno ont posé frontalement7 —, signifie refuser la complexité même de notre présent.