Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
titre article
Flore Garcin-Marrou

Le drame émancipé

Jean‑Pierre Sarrazac, Poétique du drame moderne, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétiques », 2012, 416 p., EAN 9782021054200.

1Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique et universitaire, désormais professeur émérite d’études théâtrales de l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle, professeur invité à l’Université de Louvain‑la‑neuve et fondateur, dans les années 1990, du Groupe de recherche sur la Poétique du drame moderne et contemporain. Son dernier ouvrage ne se place pas dans une pure tradition genettienne de la théorie critique : typologies, inventaires et terminologies font partie de l’ambition théorique de l’ouvrage quand s’agit du texte dramatique, mais ils ne prennent pas pour autant le dessus quand il s’agit d’analyser le « devenir-scénique » du théâtre. J.‑P. Sarrazac veille, au fil des pages, à ce qu’un structuralisme trop bien huilé ne vienne pas éteindre le phénomène d’apparition théâtrale. Ainsi, cette poétique du drame moderne répertorie, sans formaliser, laissant les interprétations ouvertes, prenant toutes les distances nécessaires, dès la préface, avec une approche textocentriste du théâtre et allant même jusqu’à appeler un renversement historique qui mettrait l’existence scénique d’une pièce comme premier élément d’analyse, avant le texte.

2Ce volume se propose d’analyser le drame moderne apparu à la fin du xixe siècle. Le présupposé affirmé dès le sous‑titre du livre est qu’il existe un même paradigme unissant le drame des années 1880 à celui d’aujourd’hui, faisant de Strindberg un contemporain de Sarah Kane… J.‑P. Sarrazac bâtit son propos en regard de l’ouvrage de référence de Peter Szondi, Théorie du drame moderne1, prenant ses distances avec l’analyse hégéliano‑marxiste du drame ainsi qu’avec le concept de « post‑dramatique » de H.‑Th. Lehmann2. De nouveaux éléments d’analyse sur le drame moderne jaillissent de l’étude d’un corpus ultra‑contemporain, pour lequel J.‑P. Sarrazac se pose en entomologiste du vivant : ses riches analyses de spectacle forment de grands ensembles, sans jamais prétendre à aucune exhaustivité. Il s’agit bien là d’une « poétique du mouvant », d’une « poétique ouverte » qui sied à un art vivant.

Vers le drame moderne

3Le drame moderne vaut par son ambivalence : se construisant contre une forme classique, il ne cesse pour autant de s’appeler « drame ». Si Adorno, dans son étude sur Fin de partie3, a prédit la mort du drame, J.‑P. Sarrazac est convaincu que le drame, dans les crises qu’il subit, n’en finit pas de se réinventer.

4À quoi reconnaît‑on le drame moderne ? Avant tout, il se caractérise par une remise en cause de sa fable, qui est secondarisée : souvent, le drame vécu par les personnages a déjà eu lieu quand la pièce commence. On assiste alors à un métadrame « analytique », où les personnages deviennent enquêteurs et passent au crible ce qui s’est passé auparavant. L’unité de temps est brisée au profit d’écarts temporels entre passé et présent, donnant lieu à une « dramaturgie du retour » (p. 42).

5Six personnages en quête d’auteur de Pirandello est présentée comme la pièce canonique du drame moderne, car la forme dramatique y est cassée, refusée : ce qui se passe sur scène tient plus d’une situation (six personnages venus à la rencontre de leur auteur) que d’une histoire linéaire dont les événements s’enchaînent de manière causale. Ce « désordre organisateur » (p. 24) signe l’abandon de l’unité de la fable dramatique (héritée d’Aristote, reprise par Hegel) et la fin du « bel animal » littéraire. Est‑ce à dire que le drame moderne ne raconte plus rien, que la fable y est définitivement bannie ? Si la fable ne fait plus ni système, ni organisme, ni processus linéaire se déclinant sous la forme d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, elle est toujours au cœur du spectacle. Mais elle y apparaît morcelée et disséminée.

6Si P. Szondi explique l’épuisement du drame classique par l’intégration d’éléments épiques, J.‑P. Sarrazac constate, au contraire, que la « dédramatisation » du drame s’assortit d’une « redramatisation » contemporaine. La dédramatisation ne signifie donc pas la mort du drame, mais un retournement de la progression dramatique en série discontinue de micro‑conflits relativement autonomes. Quels sont les procédés à l’œuvre dans la dédramatisation moderne ? Ici, J.‑P. Sarrazac fait œuvre d’une typologie.

  • La dédramatisation procède par « rétrospection ». Le sens du drame est tout simplement inversé : les personnages régressant, surplombant leur existence passée, prennent du terrain sur les personnages agissant.

  • La dédramatisation procède par « anticipation » lorsque le début de la pièce, déjà, annonce le but visé.

  • La dédramatisation procède par « optation » quand elle vise à montrer, non pas ce qui est, mais ce qui est possible et ce qui pourrait être, s’employant à relativiser les faits aux yeux des spectateurs.

  • La dédramatisation opère par « répétition/variation ». Puisque l’homme moderne souffre d’une vie quotidienne répétitive, il conjure cette monotonie par une répétition esthétique, différentielle, créatrice de variations… La fable, traditionnellement linéaire, devient spiralaire, de même que le dialogue prend la forme d’une litanie au pouvoir libérateur.

  • Enfin, la dédramatisation opère par « interruption », fragmentant l’action en séquences autonomes selon un principe d’irrégularité ou de déliaison.

Un nouveau paradigme : le « drame‑de‑la‑vie »

7Le passage au drame moderne au xixe siècle se caractérise par l’abandon du conflit entre personnages et l’adoption d’une dramatisation de la vie. Le drame moderne n’est plus agonistique mais ontologique. Le glissement d’ordre formel et d’ordre métaphysique indique un véritablement changement de paradigme et l’émergence de ce que J.‑P. Sarrazac nomme « le drame‑de‑la‑vie », succédant au « drame‑dans‑la‑vie », ancienne forme qui s’est imposée de la Renaissance à la fin du xixe siècle. Le « drame‑de‑la‑vie », par rapport à la forme précédente, change de mesure à quatre niveaux.

8Tout d’abord, du point de vue de l’étendue, le « drame‑de‑la‑vie » s’étend jusqu’aux limites d’une vie complète, montrant comment le milieu, l’Histoire, la société interagissent sur le personnage, alors que le « drame‑dans‑la‑vie » couvre un épisode limité de la vie d’un héros.

9D’un point de vue temporel, le « drame‑de‑la‑vie » représente une vie à rebours, alors que le « drame‑dans‑la‑vie » est tributaire du temps humain. Les vies planes du drame moderne inaugurent un tragique quotidien, basé sur la répétition monotone. J.‑P. Sarrazac forge le concept d’« infradramatique » : un « drame en moins » (p. 83), un drame de la perte et du ratage, porté des personnages passifs, suivant le cours de leur existence.

10D’un point de vue philosophique, le « drame‑de‑la‑vie » est immanent, alors que le « drame‑dans‑la‑vie » est transcendant (quand le personnage est persécuté par une puissance extérieure). Dans le drame moderne, c’est la vie elle-même qui persécute le personnage : pris par le sentiment tragique de ne pas exister comme il le désirerait, il mène une vie sans existence, assez passive pour qu’il en arrive à regarder sa propre vie en spectateur, comme un somnambule devant un panorama.

11Enfin, du point de vue l’espace, le drame moderne transforme la vie en paysage, la « pièce‑paysage » étant propre à convertir le temps en espace, à devenir le réceptacle condensé de toutes les temporalités du personnage. Cette typologie soulève une problématique dramaturgique inhérente au changement de paradigme : si le « drame‑de‑la‑vie » est principalement une affaire de temps, comment concilier le « temps de toute une vie » au temps réel de la représentation ?

12La compression nécessaire du temps de toute une vie s’effectue grâce à différents détours dramaturgiques dont J.-P. Sarrazac recense les multiples procédés. Tout d’abord, le « roman dramatique » (p. 112) s’impose comme la première solution dramaturgique capable de concilier la contradiction essentielle entre contenu romanesque et forme dramatique, mettant en scène des personnages omniscients, dont le point de vue extérieur au drame rappelle celui du narrateur… La « dramaturgie du fragment » (p. 124) s’impose comme une deuxième solution, usant de la synecdoque pour s’émanciper de la forme canonique du drame, pris alors dans un « devenir‑mineur », présentant des « scènes sans fin », condensées et décousues. Le « drame à stations » (p. 136) moderne rend compte de l’itinéraire du personnage à travers les épreuves de l’existence. La « chronique épique » (p. 149) rend compte de l’histoire de toute une vie à la manière d’un journaliste qui adopte le mode du témoignage sur des faits ayant réellement eu lieu, à travers des tableaux successifs et possiblement interchangeables. La dramaturgie du « bout du chemin » (p. 160) ou du retour des morts consiste à porter rétrospectivement un regard sur la vie, alors que le personnage vit au même moment son extinction. Le « jeu de rêve » (p. 170) met en jeu des personnages clivés, rêveurs et rêvés tout à la fois, actant et conscience en surplomb. L’action n’est plus causale, brouillée par l’aléatoire et le principe d’incertitude propres à la logique associative du rêve ouvrant sur un monde inédit. Enfin, les « récits de vie » (p. 180) hémorragiques ou diffractés à l’infini terminent cette typologie non exhaustive de détours dramaturgiques possibles.

Quels personnages pour le drame moderne ?

13Les personnages en quête d’auteur de Pirandello inaugurent une ère où le personnage de théâtre individué, défini par une psychologie, est remis en cause. Si Robert Abirached diagnostique une crise du personnage4, Denis Guénoun constate sa mort5. Promis à sa destruction, l’est‑il seulement de manière définitive ? Ou bien, ne cesse‑t‑il de ressusciter de ses cendres ? De quelle manière le personnage du « drame‑de‑la‑vie » subit‑il sa décomposition ?

14Tout d’abord, l’idée de caractère, d’immuabilité des traits qui le définissent est abandonnée, au profit d’une inconstance d’humeur, de personnalités multiples et de visages discordants. L’homme devient sans qualités, subissant une perte d’identité et de réalité, de présence au monde. Parfois, il en devient absent, pris dans un « devenir-fantôme » (p. 194). Sans nom, sans visage, il subit un « passage au neutre ». Il est à noter également que le chœur est absent du drame moderne. Il en existe cependant un lointain avatar : la « choralité » (p. 202) polyphonique et discordante, apparue dans le théâtre symboliste. Quand elle prend la forme de petits groupes ou de structures familiales, la choralité renvoie toujours à une communauté en voie de dispersion ou de perte. J.‑P. Sarrazac affirme que le personnage moderne est « choralisé » car il est témoin de l’action et réflexif (la réflexion étant l’apanage du chœur dans la Grèce antique). Surplombant l’action, il ressasse et s’interroge. Le personnage en action est supplanté par le personnage en question, le personnage agissant remplacé par le personnage récitant, la mimèsis remplacée par la diégèsis.

15Ces quatre caractéristiques du personnage du « drame‑de‑la‑vie » amènent J.‑P. Sarrazac à penser plus théoriquement ce « personnage en moins » (p. 226), en décalage avec le personnage individué et psychologique, subissant la fission du caractère. Le travail du négatif éclipsant son identité. Reprenant l’idée d’« impersonnel » aux écrits théoriques de Mallarmé, lorsqu’il décrit la figure que nul est, dégagée de toute de personnalité, J.-P. Sarrazac envisage ce personnage en retrait comme résolument moderne : davantage anti‑personne, anti-homme, sans qualités, sans particularités, ou puissance neutre de l’impersonnalité qui permet de forger le concept d’« impersonnage ».

16Ce type de personnage moderne est identifié grâce aux symptômes suivants : sentiment d’étrangeté à soi‑même, perte de soi, catalepsie, évanouissements, absence aux autres et à soi‑même. L’impersonnage s’incarne dans des doubles et des hypostases, autant de projections autobiographiques complémentaires qui montrent l’incapacité du personnage moderne à coïncider avec soi‑même mais également, sa capacité à rester ouvert à tous les possibles, aux virtualités de la vie. L’impersonnage est multiple, « transpersonnel » (p. 232). Il peut incarner simultanément tous les âges de la vie du personnage. Loin de subir une dépersonnalisation négative, qui en ferait une figure de vacuité, l’impersonnage se présente plutôt comme un visage sans traits sur lequel s’accumulent des masques différents à interpréter qui viennent, sans cesse et tour à tour, se poser sur la surface lisse. Ainsi, l’impersonnage incarne tout à la fois l’humaine condition dans sa multiplicité, mais aussi le « singulier pluriel » (p. 233). Il est, en fin de compte, un être dionysiaque en ce qu’il se situe du côté du morcellement, de la discontinuité et du rêve. Mais il peut être aussi transgenre, dans une transgression de la division des sexes, pris alternativement dans un devenir‑homme puis un devenir‑femme. Cette extrême fluidité caractéristique qui en fait un personnage hors de toute fixité et de toute codification a priori permet, esthétiquement, de sortir définitivement du cadre de la mimèsis : en effet, l’impersonnage n’imite plus une figure, mais développe une ligne de fuite du personnage qui le transforme en simulacre, qui n’est plus tenu d’imiter le réel mais d’en développer un devenir, dans un rapport de différence avec son modèle.

Quels dialogues pour le drame moderne ?

17Si le personnage n’est plus unifié et psychologique, le dialogue logiquement construit, tenu de faire progresser le conflit, ne peut plus avoir lieu d’être. Parler dans le vide, éviter les autres, être inapte à entrer en contact : voilà ce qui définit le nouveau partage des voix au sein du drame moderne. L’homme étant ontologiquement et socialement séparé de ses contemporains, le conflit est impossible. Le dialogue devient ouvert, discontinu et le silence creuse l’écart entre les répliques qui ne se répondent plus. La « distance » s’impose comme l’outil conceptuel principal pour analyser ce nouveau partage des voix : les personnages ne sont plus à la bonne distance, trop près ou trop loin. Mais cette perte s’assortit d’un gain : le rapprochement du personnage et du spectateur. Le dialogue perd en latéralité (les relations interpersonnelles entre personnages sur scène ne sont plus au cœur du dialogue), mais gagne en frontalité, ce qui en fait un nouveau dialogue réellement dialogique. Cette « redialogisation du drame » (p. 246) passe par la mise en scène d’un « dialogue autre », d’un nouveau type : l’insularité des personnages ne permet pas le dialogue à deux voix, mais une polyphonie pouvant prendre la forme d’une coexistence de soliloques, dits ou tus, entrecoupés de longs silences. À l’intérieur d’un même soliloque, une pluralité de voix peut se faire entendre dans l’impersonnage qui, dans sa solitude peuplée, profère une parole solitaire, à plusieurs voix : ce que J.‑P. Sarrazac identifie comme le « polylogue ». Le monologue est dialogique en ce qu’il est une rencontre plus intense avec l’Autre, une relation plus intense au monde, lorsqu’il n’est pas seulement relégué à sa fonction traditionnelle d’instant de décision. Si bien que des pièces contemporaines présentent des successions de monologues non joints, qui n’en demeurent pas moins dialogiques.

18La pièce de conversation apparaît également comme l’exemple typique d’un dialogue où l’action s’est retirée. Si la conversation nous plonge dans des micro‑détails attachés au quotidien, l’apparente adramaticité du dialogue n’est, en réalité, que l’expression d’un « impressionnisme dramatique » (p. 273) où le drame, au niveau microscopique, est peint par petites touches. Les paroles anodines des pièces de Sarraute saturent le dialogue, si bien que ce qui a l’air d’être insignifiant fait d’autant plus sens. Tous ces nouveaux procédés font apparaître un nouvel espace dialogique, une zone d’indécidable, énigmatique où coexistent des voix anonymes.

La pulsion rhapsodique

19P. Szondi propose des solutions à la crise du drame qu’il identifie au sein de la dramaturgie épique. H.‑Th. Lehmann, dans son ouvrage Le Théâtre postdramatique, fait le constat de la mort du drame en analysant les formes de théâtre non‑dramatiques (le théâtre de Robert Wilson, par exemple) reprenant la vision hégélienne d’Adorno d’une fin du drame. J.‑P. Sarrazac propose une troisième voie d’analyse : la forme rhapsodique. Elle survient lorsqu’il y a perte de l’unité dramatique et volonté de défaire, déconstruire et réinventer la forme de façon permanente. Reprochant à H.‑Th. Lehmann de vouloir faire disparaître le drame moderne à jamais derrière son néologisme de « post‑dramatique », J.‑P. Sarrazac prône davantage une émancipation du drame sans en faire un corps mort, mais en considérant un corps bien vivant, même s’il est fragmenté, morcelé, déconstruit. Une voix particulière se fait entendre à côté de celles des personnages, réglant les opérations de montage du texte : la voix du rhapsode s’immisçant dans la fiction. Celui qui avait été banni du théâtre par Aristote et Hegel à cause de sa capacité à métisser le drame revient en force dans le drame moderne. En effet, la forme rhapsodique permet à la pièce de théâtre de s’agencer tel un montage de formes brèves, de différents modes poétiques mis ensemble (épique, lyrique, dramatique)… Car si la pulsion rhapsodique est génératrice de la forme la plus libre, elle n’est pas absence de forme : elle opère un libre dialogue entre les genres lyriques, épiques, dramatiques, assume un chevauchement de la mimèsis et de la diégèsis, une hybridation formelle. Comment le principe rhapsodique se manifeste-t-il dans le drame ? De multiples façons.

20Sur scène, le rhapsode peut apparaître sous la forme d’un chœur qui vient commenter l’action, d’un personnage d’annoncier ou de meneur de jeu. Les adresses au public ponctuent alors le déroulement de la fable, portant un commentaire sur l’action et invitant le spectateur à s’interroger sur la représentation. Le rhapsode prend alors une dimension philosophique car il invite le public à se former un point de vue sur l’action qui se déroule sur la scène. Tout autrement, le rhapsode peut être aussi hypostasié en didascalies, devenant une voix qui se confie au lecteur, au metteur en scène, à l’acteur mais aussi au public lorsque la mise en scène en fait une voix sonore. On est ainsi de plain‑pied dans un théâtre des voix qui fait théâtre de procédés romanesques et opère une romanisation du drame moderne. Le didascale, hypostase du rhapsode, donne lieu à des tentatives (souvent utopiques) de théâtres de la lecture, comme dans certains textes de Marguerite Duras, lorsqu’un théâtre de voix accompagne un théâtre de personnages. Parfois les voix rhapsodiques se situent bien au‑delà de toute incarnation et se font entendre comme des procédés invitant à la réminiscence.

21Mais l’intervention rhapsodique la plus fréquente prend la forme du personnage-témoin, de l’agent-double, du compagnon du personnage qui reste à distance, bien souvent avatar autobiographique qui renvoie à un autre temps que le temps présent (comme la jeunesse du personnage par exemple). À tout moment, ce double peut faire basculer la pièce dans une autre temporalité, dans le souvenir, mais aussi dans une autre tonalité (comique ou tragique), dans une autre dimension (dionysiaque et exubérante). La figure du rhapsode peut être aussi un opérateur de type mallarméen, tel que Deleuze a décrit l’acteur et metteur en scène italien Carmelo Bene dans Superpositions6 : une « machine actoriale », ingénieur de signes et de forces qui construit et agence les éléments de la représentation, donnant lieu à un théâtre‑laboratoire constructiviste, sans ancrage mimétique.

22Fort de toutes ces métamorphoses, le rhapsode s’impose comme une puissance extérieure aux personnages qui vient dynamiter l’équilibre harmonieux de la fable et assumer les discordances et les interruptions. Mais dans le même mouvement de fragmentation, le rhapsode suture ce qu’il a mis en pièce. Rhaptein en grec ancien signifie « coudre ». Tout en laissant les coutures apparentes, le rhapsode met en scène ce qu’il a mis en pièces. Se succèdent alors des tableaux hétérogènes d’où le sens jaillit parce qu’ils provoquent des chocs entre eux : ce chaos organisé n’a rien d’anarchique mais relève bien d’une construction qui tient de la décomposition ou du démembrement. Le rhapsode est un constructeur de l’hétérogène, faisant émerger des mondes toujours au bord du chaos.

Drame et mise en scène

23La dernière étape de cette poétique du drame moderne insiste sur une rupture avec une approche textocentriste du théâtre. J.‑P. Sarrazac invite le lecteur à considérer le drame du seul point de vue de la scène et non plus du point de vue du texte, insistant sur l’importance de prendre en considération, dans l’analyse, l’avènement de la mise en scène. Qu’advient‑il du drame lorsque le texte est un élément parmi d’autres dans la synthèse des arts, inscrit dans un « devenir‑scénique » ? Que peut‑on dire du drame lorsque le texte est écrit en même temps qu’il est mis en scène ? Que peut‑on dire du drame lorsqu’il est action scénique avant d’être action dramatique, lorsque le jeu, la représentation, la théâtralité deviennent premiers par rapport à la fable ?

24Le drame ne s’exprime plus seulement dans le texte, mais aussi dans un espace de jeu et une théâtralité. Il est littéralement mis en jeu. Devenant sa pierre angulaire, le jeu est précisément l’expression de la puissance rhapsodique qui fait du drame moderne, l’expression d’une présence, d’une cérémonie ou d’une performance qui contrecarrent la fable, sans pour autant en être une négation, mais davantage les symptômes d’un acte d’émancipation. Fini le théâtre de la lettre. Voilà le théâtre du jeu, qu’il soit game, story, « jeu‑de‑la‑vie » (p. 344‑345), agôn, mimicry ou fin de partie (p. 351). Le drame, subissant l’œuvre d’une déconstruction, montre une autre scène où le corps est libéré de l’emprise de la parole. Le drame, dès lors qu’il embrasse la scène, devient scénique, n’existant parfois que par l’acte théâtral au moment de sa représentation, comme dans les pièces de Genet. Le drame n’est alors pas un drame écrit pour la scène, mais un drame à l’aspect théâtral, se libérant au moment-même où il est joué sur scène, par les acteurs.

25De cette façon, le jeu met devant les spectateurs la fabrique de l’acte théâtral, procédant à une métathéâtralité qui va bien au‑delà du procédé de « théâtre dans le théâtre » : il s’immisce dans la conscience du spectateur, parfois outragée, parfois complice au risque de démystifier l’acte théâtral. Le théâtre dénonce alors ce qui fait qu’il fait théâtre, se tournant davantage vers son propre dehors, hors de ses limites, vers ce qui fait qu’il cesse d’être du théâtre. En somme, il s’agit de faire du théâtre en sortant du théâtre, en se tenant sur une lisière, une frontière d’où le jeu peut être tout à coup anéanti. Hamm et Clov vivent la fin de la partie d’échec métaphysique qu’ils jouent depuis, semble‑t‑il, une éternité. Le jeu, devenu mortel, endosse parfois une dimension sacrificielle.

26Le drame devient cérémonie lorsqu’il est cyclique et solennel, rompant avec tout développement dialectique. Consciente de son début et de sa fin, la cérémonie n’a pas de spectateurs, car elle ne fait pas spectacle. Au lieu de se dérouler sur une scène, elle a lieu sur un plan d’immanence. Au centre du dispositif, un mort, dans un cercueil, autour duquel se joue le mythe de l’Éternel retour. Genet, dans Les Bonnes ou dans Les Nègres, met en scène des mises en place telles, tenant les spectateurs en respect, comme s’ils assistaient à la célébration d’une messe. Hybridation entre un théâtre profane et une cérémonie, le jeu cérémoniel invente un autre temps de théâtre : un temps à rebours fondé sur une présence expiatoire du passé. Mais il arrive aussi que le drame devienne théâtre de la performance, lors que l’investissement du corps de l’acteur permet de l’ancrer dans une efficacité scénique et un présent performatif. Le drame accède alors à un temps réel où rien n’est donné à l’avance, devant par exemple, un drame d’une extrême cruauté (Werner Schwab), un drame injouable jouant à se mettre lui‑même dans un état d’aporie (Sarah Kane), un drame des actions physiques (Rodrigo García) : différents dispositifs où le drame est littéralement perfor(m)é.

27Plus généralement, lorsque le drame subit la post‑modernité, il appelle à le penser avec une catégorie : celle du possible ou des possibles, le théâtre étant appelé à devenir un lieu libérateur des virtualités d’une situation susceptible de variations illimitées. Un théâtre philosophique, en somme, ne mettant en scène qu’à titre d’hypothèse, des probabilités ; des êtres, des lieux, des situations, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils pourraient être. Le spectateur est alors invité à suivre davantage les lignes de fuite suggérées par la pièce que la fable linéaire, le théâtre leur permettant de rejouer sa vie, non pas dans le but qu’elle change, mais dans le but qu’il puisse en réparer des aspects. À l’inverse, une autre tendance contemporaine tend à mettre en scène la fermeture des possibles en représentant des non-personnages en prise avec des non-existences : le drame atteint alors sa forme post-moderne extrême.

Mises en perspective

28À ceux qui ont prophétisé la mort du drame, J.‑P. Sarrazac oppose une analyse qui met au jour un drame en perte d’identité par rapport à une conception aristotélicienne, mais aussi, un drame qui n’en demeure pas moins évolutif, épousant les mutations ontologiques de la fin du xixe siècle, subissant la déconstruction propre au xxe siècle. Le drame moderne n’en finit donc pas de subsister. Si le drame s’éloigne de lui-même, c’est pour se développer hors de lui. Mais cette déterritorialisation du drame ne se traduit pas par une rupture nette avec lui-même, mais plutôt par des procédés multiples d’hybridation, de distances et de retours qui en font une forme résolument ouverte. Grâce au dispositif rhapsodique, il ne cesse de découdre et recoudre différents aspects qui l’entraînent dans un devenir‑monstre qui contraste avec le « bel-animal » aristotélicien. On lit ici une prise de position nette portant contradiction aux analyses de P. Szondi sur le drame moderne, de H.‑Th. Lehman sur le théâtre post‑dramatique et de Florence Dupont sur le théâtre du jeu néo‑latin7, « gardiens aussi zélés qu’involontaires du temple » (p. 394) du drame aristotélicien.

29L’essai de J.‑P. Sarrazac coud et recoud des analyses de plus de cent vingt pièces de théâtre avec des mises en perspective théoriques, mobilisant un fonds référentiel philosophique mais aussi spécifique à la théorie des études théâtrales. Le drame est replacé dans les conceptions de Platon, Aristote, Hegel, Lukács, Adorno, Szondi, Lehmann. On regrette toutefois que G. Deleuze soit aussi peu cité alors que de nombreux concepts proposés par J.‑P. Sarrazac sont tirés directement de la nomenclature deleuzienne (le devenir, la bigarrure, le patchwork, la dé‑représentation, le personnage en moins, le mineur, le vitalisme, les lignes de fuite, le désordre organisé…). Si P. Szondi est accusé de délivrer une lecture hégélienne du drame, les détracteurs de J.‑P. Sarrazac pourraient lui reprocher d’en faire une lecture toute deleuzienne…

30La question, en fin de compte,  qu’un lecteur, habitué des textes de Jean‑Pierre Sarrazac, peut se poser à la lecture cet ouvrage, est de savoir ce que cette Poétique du drame moderne apporte en plus des nombreux ouvrages que l’auteur a déjà consacrés à cette même problématique dramatique8. Quelle est la valeur ajoutée de ce volume publié aux Éditions du Seuil ? Il est intéressant, pour y répondre, de lire de nouveau la préface signée par Bernard Dort et l’avant‑propos de L’Avenir du drame (1981), à l’origine thèse de troisième cycle de l’auteur. Alors que B. Dort affirme que L’Avenir du drame « ne tranche rien, ne décide de rien », la Poétique du drame moderne assume des prises de position claires par rapport à l’histoire de la réflexion théorique sur le théâtre. Ce que J.‑P. Sarrazac formulait sous forme de questions en 1981

Mais mérite‑t‑elle le titre de poétique de l’approche tâtonnante des dramaturgies immédiatement contemporaines ? Peut-on établir un discours théorique sur le tout-venant d’une production artistique au présent ? Est-on en droit de fixer par le discours critique ce qui n’existe encore qu’à l’état inchoatif, ce qui n’en est encore qu’aux commencements9 ?

31est repris dans la Poétique du drame moderne de manière affirmée. Mais si le ton est plus engagé, on retrouve beaucoup de problématiques de 1981 : la rhapsodie, l’auteur rhapsode, le métadrame, le sur‑dialogue, le polylogue, le théâtre des possibles… La Poétique du drame moderne se présente donc comme une nouvelle strate de réflexion, complétant la série des ouvrages de J.‑P. Sarrazac devenus incontournables dans le champ des études théâtrales. Elle ne redouble pas les propos déjà tenus, dans une répétition du même, mais opère une répétition propre à faire émerger des différences.