Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Virginie Tellier

Du Livre aux livres : quelle poétique pour un roman « biblique » ?

Formes bibliques du roman au XIXe siècle, sous la direction de Fabienne Bercegol & Béatrice Laville, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2011, 393 p., EAN 9782812403163.

1L’ouvrage collectif intitulé Formes bibliques du roman au xixe siècle est né de la réunion des actes de deux journées d’étude organisées par Fabienne Bercegol et Béatrice Laville le 27 mars 2009 à l’Université Bordeaux‑III et les 14 et 15 janvier 2012 à l’Université Toulouse‑II, auxquelles sont venues s’ajouter des contributions de Mariane Bury, Jean‑Pierre Reynaud et Laurence Claude‑Phalippou. L’ensemble forme un tout cohérent qui examine successivement quelques uns des grands prosateurs français du xixe siècle. Chateaubriand (cinq articles, quatre‑vingt‑trois pages) est présenté comme le fondateur d’un nouveau rapport de la prose à la Bible. Viennent ensuite Balzac (deux articles, vingt‑huit pages), Sand (un article, douze pages), Hugo (deux articles, soixante pages), Huysmans (un article, seize pages), Stendhal (un article, douze pages), Flaubert (un article, vingt pages), Zola (deux articles, trente‑cinq pages), Barbey d’Aurevilly (un article, dix‑huit pages) et Bloy (deux articles, trente pages). En guise de conclusion, le dernier article examine la position d’un critique de la fin du siècle, Ernest Hello. On voit ainsi que l’ouvrage propose un parcours globalement chronologique à travers le siècle, en examinant successivement certains auteurs, par ailleurs inégalement traités, Chateaubriand et Hugo se taillant la part du lion. C’est bien aux monographies, portant tantôt sur toute l’œuvre d’un auteur, tantôt sur un récit particulier, qu’est laissé le soin d’élaborer progressivement un « palimpeste » permettant de mettre en lumière différents aspects de la relation de la Bible au roman français. En l’absence de synthèse, le lecteur se trouve alors convié à élaborer une réflexion plus générale, à partir des pistes suggérées dans l’introduction par les deux directrices de l’ouvrage.

Quelle Bible ?

2Les auteurs du xixe siècle lisent la Bible dans la Vulgate, traduction latine établie par saint Jérôme et considérée par l’Église catholique comme inspirée. La version française dont l’influence domine le siècle est la version dite « de Port‑Royal », rédigée sous la direction de Lemaître de Sacy. On le voit, la Bible des romanciers français du xixe siècle est profondément catholique. Si Victor Hugo complète ses lectures par la version protestante de David Martin, il reste isolé dans cette démarche. La lecture catholique de la Bible est tellement prégnante que certains auteurs utilisent massivement les textes liturgiques — c’est le cas de Huysmans — ou leurs souvenirs de catéchisme — c’est le cas de Zola — plutôt que de recourir à une lecture systématique des textes sacrés. De plus, l’importance culturelle du catholicisme marque également l’interprétation qui est donnée des textes, quand bien même les auteurs y ont directement accès. Ainsi prédomine la lecture allégorique de l’Ancien Testament, qui voit en lui une annonce du Nouveau Testament, et propose donc une interprétation symbolique des textes de la Bible juive : le sacrifice d’Isaac, par exemple, est lu à la lumière de la mort du Christ qu’il est censé annoncer.

3Au sein de la Bible, les textes les plus souvent retenus sont somme toute peu nombreux. L’importance du rituel liturgique explique en partie le succès des quatre Évangiles et des Psaumes, considérés parfois comme un « cinquième évangile », tant leur importance est grande dans la messe catholique. Mais la lecture dix‑neuviémiste de la Bible, si elle est tributaire de cet héritage culturel, s’en détache également par la recherche d’une interprétation plus conforme à l’esprit du siècle. Il est ainsi notable que les textes majoritairement retenus permettent tous de mettre en valeur les ambiguïtés inhérentes au texte sacré. Le Cantique des Cantiques1, par exemple, chante la beauté sensuelle des amours terrestres, dimension que la lecture allégorique proposée par le catholicisme, qui tend à réduire ce texte à l’annonce de la relation entre le Christ et son Église, ne peut totalement recouvrir. La lecture romantique de ce livre joue de cette ambiguïté et insiste sur l’épithalame charnel, au risque de s’éloigner de la lecture orthodoxe du texte. Dans l’Ancien Testament, c’est sans aucun doute la figure de Job qui retient l’attention constante des romanciers2. Personnage tragique, tenté par le diable, avec l’accord de Dieu, malgré sa foi éclatante, avançant de déchéance en déchéance, il apparaît particulièrement propice à une lecture désenchantée et mélancolique de la Bible, en étroite osmose avec le « mal du siècle ». De plus, il permet aux romantiques, qui n’hésitent pas à détourner le sens originel du texte juif, de mettre en cause la bonté de Dieu et de développer le motif de la rébellion contre une création mauvaise, motif qui est également au cœur de la lecture romantique de la Genèse3. Dans le Nouveau Testament, ce sont également des figures ou des passages particulièrement ambivalents que retiennent les romanciers du xixe siècle : il en est ainsi de l’épisode de Marie‑Madeleine, figure construite dans l’imaginaire chrétien à partir de trois personnages évangéliques différents4. Tantôt prostituée repentie, tantôt figure mystique, Marie‑Madeleine est l’un des personnages féminins les plus riches et les plus énigmatiques du christianisme. Enfin, une place toute particulière est accordée au Christ aux Oliviers5, qui révèle toute l’ambiguïté d’un personnage pleinement Dieu et pleinement homme. Insistant tantôt sur l’humanité du Christ6, tantôt sur la profondeur du mystère de l’homme‑dieu, les lectures littéraires de la Bible mettent en valeur la force particulière de ce passage évangélique, qui fait écho à la figure jobienne en insistant sur la déréliction et l’intense mélancolie du personnage.

4La littérature permet ainsi, quand bien même elle est nourrie par la tradition catholique, de proposer une lecture renouvelée des textes sacrés : d’autres sources, mystiques, ésotériques, voire empruntées à d’autres religions et d’autres cultes, viennent en effet enrichir la réflexion religieuse des auteurs du xixe siècle. Cette lecture prend deux formes essentielles. D’une part, elle souligne la littérarité de la Bible, et annonce ainsi l’une des dimensions les plus fécondes de la lecture contemporaine du corpus biblique7. C’est le Génie du Christianisme, en 1802, qui semble initier ce renouveau8. En effet, le dernier livre de la seconde partie, « La Bible et Homère », propose une lecture littéraire du texte sacré, en le comparant à l’une des autres sources majeures de la littérature occidentale. C’est bien alors la dimension stylistique et esthétique du texte qui est mise en avant. Si Chateaubriand ne sépare pas celle‑ci de la dimension théologique, il ouvre la voie à une dissociation progressive entre la valeur littéraire du corpus biblique et son message religieux. La Bible devient une source intertextuelle comme les autres, sujette à réécritures et variations.

5D’autre part, la relecture de la Bible par les romanciers du xixe siècle s’émancipe de la théologie catholique, qu’elle discute ou met en cause. Si on excepte Chateaubriand, Huysmans9 et Bloy10, dont les propositions ne sont, par ailleurs, pas toujours conformes à la lecture catholique des textes, tous les écrivains présentés dans ce recueil critiquent ouvertement, non tant le message biblique, que sa récupération par l’Église qui, aux dires des écrivains, l’instrumentalise et le gauchit. Si le xixe siècle a soif de religieux, il tourne résolument le dos à l’Église. Les « mages romantiques », pour reprendre l’expression de Paul Bénichou, s’emparent des mythes bibliques pour élaborer leur mythologie personnelle. Sand et Hugo proposent, par exemple, une lecture sociale du message christique. Quant à Zola, il reprend à plusieurs reprises le mythe d’Adam et Ève, mais, oubliant l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il tend à faire se recouvrir péché originel et péché de chair11. Il entreprend également à la fin de sa vie de rédiger « Quatre Évangiles » pour donner corps aux valeurs qu’il prétend ériger en relais des valeurs catholiques, Fécondité, Travail, Vérité et Justice, le dernier volume étant resté à l’état de notes éparses12. Stendhal, très critique à l’égard de la théologie catholique, utilise les références évangéliques dans l’élaboration de son autobiographie13 : Béatrice Didier rappelle en effet que l’auteur a intercalé dans la reliure du manuscrit de la Vie de Henry Brulard « un certain nombre d’illustrations, pour la plupart des reproductions de ces tableaux italiens qu’il avait aimés et qui commémoraient la vie du Christ » (B. Didier, p. 250). Les deux figures de Job et du Christ aux Oliviers paraissent tout particulièrement propices à nourrir une réflexion de type autobiographique, ce qui explique également leur succès dans la poésie lyrique.

6On voit ainsi que les articles du recueil permettent de mettre en évidence les différents « procédés d’incorporation du discours biblique » (p. 10) dans un choix conséquent d’œuvres en prose du xixe siècle. Les monographies ont le mérite de cerner le rapport que chaque auteur entretient avec le dogme, et ainsi d’esquisser quelques points de sa pensée religieuse, et plus généralement du « déchiffrement de l’histoire humaine » (ibid.) qu’il met en œuvre dans ses récits. Néanmoins, le titre de l’ouvrage, Formes bibliques du roman au xixe siècle, annonce que là ne se situe pas l’enjeu essentiel : il s’agit bien de réfléchir au lien entre réécriture biblique et poétique du roman, à une époque qui voit simultanément le sacre de ce genre longtemps mésestimé et la désacralisation du texte biblique.

Quel roman ?

7Le lecteur, attiré par ce titre ambitieux, peut se trouver dans un premier temps déçu à la lecture des articles, qui évoquent rarement frontalement les questions de poétique, privilégiant souvent une lecture intertextuelle et thématique. Le parcours proposé est en lui‑même révélateur : il semble bien guidé par la chronologie littéraire plus que par une problématique de poétique du genre romanesque. L’hypothèse posée à la fin de l’introduction — « la traversée de ce dix‑neuviéme siècle met donc en évidence une altération de la proximité entre Bible et littérature » (p. 14) — ne semble pas totalement vérifiée dans les dernières études, qui font entendre les voix de Huysmans et de Bloy, et annoncent celle d’un Bernanos au siècle suivant. Qu’en est‑il, alors des « formes bibliques du roman » ?

8Il faut reconnaître que le recueil, s’il s’intéresse de toute évidence à la prose, ne semble pas toujours se cantonner au genre du roman. La Bible n’est pas un roman, d’abord parce qu’elle ne se donne jamais pour une fiction, ensuite parce que, ensemble hétérogène de discours différents, elle ne se réduit pas au type narratif, emblème du genre. Il est certes de nombreux livres narratifs dans la Bible, mais ce ne sont pas eux que semblent retenir les romanciers du xixe siècle, bien plus sensibles à la poésie du texte sacré. Les Psaumes, le Cantique des Cantiques, le Livre de Job lui‑même sont davantage perçus en fonction de leurs mérites poétiques — ou dramatiques pour le dernier — que dans leur dimension narrative. D’emblée, les textes de Chateaubriand étudiés échappent en partie au genre romanesque. La Vie de Rancé est une hagiographie qui s’inscrit — comme les Évangiles — dans le genre de la biographie. Les Martyrs constituent une épopée bien plus qu’un roman14. C’est qu’aussi bien l’analyse de l’œuvre en prose de Chateaubriand permet d’emblée de poser la question de la relation problématique entre Bible et roman. Le second article, après l’étude théorique du Génie du christianisme, s’achève en effet par ces mots :

Pour écrire (d’)après la Bible, il fallait s’éloigner de toute forme d’écriture romanesque et s’ouvrir à un Midi voué aux vérités graves, à cette « terre travaillée par des miracles » qu’est la Judée. Ce sera alors à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de prendre en charge un « merveilleux plus sublime », plus fidèle à la vérité biblique, le merveilleux de « la vie et des douleurs du Christ ». (Florence Fournet, p. 45)

9D’emblée, le recueil nous invite donc à prendre au sérieux l’incompatibilité fondamentale qui existe entre Bible et roman. Cette idée constitue un véritable leitmotiv du volume, qu’elle serve à fonder les prétentions du roman ou au contraire à les invalider. La contribution de Jean‑Yves Pranchère, qui clôt le recueil, donne le mot de la fin à un opposant farouche au roman, le critique et prosateur Ernest Hello15. D’après lui, le roman moderne, qui cherche à peindre la réalité fangeuse de la vie commune, est à mille lieues de la parole prophétique de la Bible, qui tente au contraire d’élever l’homme vers Dieu. Plus encore,

toute parole ne se soutient que d’être portée par la parole de Dieu à laquelle elle répond : « croire est l’essence de parler », écrit Hello, en sorte que la parole ne mérite son nom que lorsqu’elle fait écho au Verbe divin déposé dans la Bible. Or le roman est le type de la parole humaine qui se déploie pour elle-même et en vue d’elle-même, dans le plaisir pris à parler. (J.‑Y. Pranchère, p. 367‑368)

10Le roman, qui traite la Bible comme n’importe quelle source intertextuelle, lui ôte par la même occasion le sacré qui l’habite, et devient lettre morte, incapable d’être la parole vive qu’elle reste dans d’autres formes littéraires, comme la parabole ou le conte.

11La question est alors de savoir s’il est une « forme biblique du roman », autrement dit si le roman, lorsqu’il s’empare de la Bible pour en faire une source de création, transforme cette dernière en recueil de mythes inanimés, ou au contraire parvient à s’ériger à partir d’elle en parole vivante. C’est sans aucun doute les deux articles consacrés à Hugo qui illustrent le mieux cette question fondamentale. J.‑P. Reynaud16 rappelle au début de son étude que le roman est « l’enfant de la modernité », qui « promeut l’homme de sujet de Dieu en sujet autonome » (p. 145). À l’homme moderne appartient ainsi « l’espace sans Dieu, sans limites, ouvert pour toutes les inventions, toutes les aventures, espace dont le nom même de roman semble contenir et condenser les virtualités infinies » (ibid.). L’article de Jean‑Claude Fizaine17 part de la même hypothèse, celle de l’incompatibilité radicale entre poétique romanesque et écriture biblique. Le constat initial semble donc proche de celui que formule à la fin du xixe siècle Ernest Hello. Pourtant, les deux articles consacrés à Hugo tentent parallèlement de montrer comment Hugo se joue de cette antinomie et la résout dans son œuvre romanesque.

Un roman « biblique » ?

12Il est certain que la désacralisation amorcée — malgré lui peut‑être — par Chateaubriand osant comparer la Bible et Homère est l’une des caractéristiques fondamentales de la relation entre Bible et roman au xixe siècle. Ainsi Victor Hugo continue‑t‑il à « tresser l’intertextualité profane et l’intertextualité biblique en un continuum de culture et de pensée » (J.‑Cl. Fizaine, p. 202). Parodie, détournement, lectures irrévérencieuses ou hérétiques se multiplient tout au long du siècle, travestissant le message biblique et transformant la Bible en une série de textes hétérogènes qui constituent tout autant de sources culturelles dont peut s’emparer quiconque y voit matière à inspiration. J.‑P. Reynaud et J.‑Cl. Fizaine se sont par exemple attachés à montrer ce que la lecture hugolienne de la Bible pouvait avoir de subversif. Job, rejoignant ainsi Prométhée, devient l’homme révolté qui s’oppose au Dieu biblique :

Toute une face de l’œuvre de Hugo est une réponse passionnée à ce Dieu provocant, à ce Jéhovah qui se moque et qui en se moquant peut-être obscurément appelle. (J.‑P. Reynaud, p. 173)

13Mais, si Job se fond dans Prométhée, Ernest Hello a raison de dire qu’il n’y a pas de forme proprement biblique du roman : rabattre la Bible sur les textes mythiques fondateurs de la culture occidentale, c’est renoncer à la considérer dans sa spécificité. Or les études de ce recueil invitent à penser qu’on ne saurait en rester là, qu’il y a bien une affinité particulière entre Bible et roman, qui permet de faire naître celui‑ci en mettant en valeur la particularité de celle‑là. S’il y a bien chez les auteurs du xixe siècle, une relecture des textes bibliques, en fonction d’une théologie personnelle qui échappe à la lecture orthodoxe des textes sacrés, cette lecture reste une méditation sur les Écritures, envisagées comme textes sacrés. Les deux articles consacrés à Hugo révèlent toute la profondeur de l’intertexte biblique dans ses romans. Si J.‑Cl. Fizaine voit par exemple dans le mot « ΑΝÁΓΚΗ », inscrit à la première page de Notre‑Dame de Paris, un « horizon assez étranger à celui de la Bible » (J.‑Cl. Fizaine, p. 192), J.‑P. Reynaud rappelle que ce mot figure bien dans un passage important des Évangiles, qui invite à relire Notre‑Dame de Paris sous un éclairage nouveau et fécond : Matthieu prête en effet à Jésus ces paroles : « Il faut [Ανάγκη] que le mal se produise, et pourtant malheur à l’homme par qui le mal se produit » (Matthieu, 18,7)18.

14L’univers romanesque se nourrit de la Bible, en ceci d’abord qu’il prétend « dire, en un récit à la fois multiple et un, et par un déroulement de visions successives, l’histoire de tous les hommes, l’histoire de l’Homme, des origines aux fins dernières » (J.‑P. Reynaud, p. 146). En ceci, Hugo rejoint la lecture que l’auteur de la Comédie humaine propose de la Bible dans son œuvre, comme le rappelle Anne‑Marie Baron19. Le projet historique, eschatologique même, qui oriente la production romanesque au xixe siècle a une conséquence majeure, celle de l’hybridation de la forme même du roman, qui devient œuvre totale, aux frontières de tous les genres. Le roman hugolien accomplit le projet dévolu initialement au drame. La prose de Chateaubriand se fait poésie. Les récits de voyages en Orient, qu’on pense à Chateaubriand ou Nerval — l’un des oubliés de ce recueil — deviennent de véritables cycles littéraires débordant toute frontière générique. Ailleurs, c’est le conte qui vient renouveler la poétique romanesque, que ce soit dans les Trois contes de Flaubert ou dans La Fée aux Miettes de Nodier — un autre grand oublié du volume. Que dire encore de La Tentation de saint Antoine, dans laquelle le héros feuillette au hasard les pages du livre saint, tandis que se déploie une prose qui tient tout autant du drame et de la poésie que de l’écriture romanesque ? De nombreuses études ont mis en avant le phénomène essentiel de ce métissage générique dans le roman dix‑neuviémiste, mais l’un des mérites de ce recueil est d’insister sur l’importance de l’intertexte biblique dans ce processus : elle permet de mettre en valeur la relation entre poétique et sens romanesques.

15L’influence de la Bible se fait aussi ressentir dans une conception toute romantique du réel, selon laquelle le réalisme ne peut être total qu’à condition d’accueillir en son sein la surnature. Or ce romantisme perdure tout au long du siècle. La forme canonique du récit réaliste est le récit de vie. Or le roman de forme biographique doit beaucoup aux récits de vie par excellence que sont les Évangiles20. C’est vrai des Misérables, comme le rappelle J.‑Cl. Fizaine. C’est vrai en partie d’Un Cœur simple, comme invite à le penser Sylvie Triaire. Cela l’est peut-être aussi d’Une Vie, roman d’un autre grand prosateur français absent de ce recueil. Il n’y aura, dans le roman, peinture du réel, qu’au prix d’une réflexion sur les forces surnaturelles qui l’irriguent et lui confèrent un sens. Or ce sens, lorsque le narrateur, à la manière du prophète biblique, tente de le découvrir au lecteur, ne peut échapper à l’ambiguïté d’un discours qui demande à être interprété sans que le destinataire, comme autrefois les compagnons du Seigneur, ne puisse jamais être sûr d’en avoir saisi l’exacte portée : « celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende21 ! » Les écrivains du xixe siècle mettent en évidence que la Bible a en commun avec la littérature, telle qu’elle naît alors, et tout particulièrement dans son emblème qu’est le roman, d’être un discours dédoublé, dont le sens allégorique échappe toujours, précisément parce qu’il relève d’un au-delà du langage. C’est bien en définitive le Verbe lui‑même, sa nature comme son efficace, qu’interrogent simultanément la Bible et la prose dix‑neuviémiste, comme le rappelle à propos d’Un Cœur simple l’excellente étude de S. Triaire, qui porte le titre d’ « Extrait(s) de Verbe22 » :

C’est justement dans ce cadre nouveau, où le langage n’est pas le Verbe, que l’on peut percevoir un changement d’état de l’intertexte biblique : au lieu d’extraits de la Bible, extraits parfois amputés, parfois résumés, mais en tout cas reconnaissables, le conte narratif, à côté de la légende de Julien ou de la dramaturgie évangélique du Baptiste, extrait de la Bible non plus bribes ou fragments, mais une essence – et comme résultante d’un processus chimique de séparation, où se serait conservé l’esprit et évaporé la lettre. (S. Triaire, p. 269)

16Que fait le Dieu créateur lorsqu’il parle ? Cette Parole sacrée peut-elle donner sens à celle de l’Écrivain ? Voilà en définitive la question audacieuse et inquiète que posent les « formes bibliques du roman au xixe siècle ».

17On serait tenté, en conclusion, de tirer de ce recueil une leçon pour les recherches à venir. Longtemps, l’intertexte biblique a été négligé au sein des études littéraires, tout entières empreintes d’une laïcité qui tendait, par gêne et par ignorance bien plus que par mépris, à cacher la Bible derrière Homère. Est venu ensuite le temps de la redécouverte, qui, redonnant à la Bible le statut d’œuvre littéraire que Chateaubriand réclamait pour elle, l’a érigée en source mythique occidentale parmi les autres : la Bible et Homère, en somme. La lecture de ce recueil nous invite à une autre voie, qui rende à la Bible sa spécificité au sein du vaste champ de la mythocritique, à envisager en quelque sorte la Bible sans Homère. Il s’agit alors de déplacer l’interrogation de l’étude des mythes et des thèmes à celle de la poétique proprement dite, c’est‑à‑dire de la création, concept central de la Bible et de la théorie littéraire. S’il peut y avoir une forme spécifiquement biblique du roman au xixe siècle, c’est bien parce que la question fondamentale de la littérature moderne est de comprendre, non pas comment un discours religieux, une fois désacralisé, peut entrer en littérature, mais bien comment un discours peut être à la fois littéraire et sacré.