Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mai-Juin 2012 (volume 13, numéro 5)
Mathieu Messager

Barthes, de A à (S/)Z

Roland Barthes, Sarrasine de Balzac. Séminaires à l’École pratique des hautes études (1967-1968 et 1968-1969), Paris : Éditions du Seuil, coll. « Traces écrites », 2011, 608 p., EAN 9782020618526.

1La mode est incontestablement au recueil des « traces » laissées par l’enseignement des grands penseurs de la Modernité. Althusser, Barthes, Bourdieu, Deleuze, Derrida, Foucault et tant d’autres continuent de « donner cours » à travers des publications qui s’attachent à faire revivre leur dimension professorale. La question n’est plus de statuer sur le bien fondé de ces livraisons successives qui donnent à lire ce qui était originairement pensé en marge du processus éditorial. On pourra contester sans fin la valeur d’un « livre » qui n’en est pas un, pointer les difficultés de lecture inhérentes au parcours de notes qui demeurent souvent très elliptiques, incriminer les éditeurs qui s’évertuent à multiplier les parutions posthumes sans se soucier du vœu princeps des auteurs. Pour légitimes qu’ils paraissent, ces débats sont débordés par la stimulation intellectuelle et le dynamisme universitaire qui accompagnent indiscutablement ce large mouvement de fond. Le « cours » offre toujours un puissant éclairage sur la gestation d’une œuvre ; il peut aussi révéler des raisonnements inédits qui permettront alors d’enrichir l’arsenal théorique d’un auteur ; il peut enfin inviter à une ressaisie plus large des pratiques d’enseignement et de transmission propres à une génération d’intellectuels.

2Ce nouveau séminaire de Roland Barthes à l’École pratique des hautes études ne fait pas exception. Il décevra ceux qui voudront y trouver un nouveau « livre » de Barthes ; il séduira ceux qui, plus modestement, s’attacheront à parcourir la coulisse de S/Z1 en suivant les linéaments d’une pensée en acte. Car, disons‑le tout de suite, ces deux années de cours sur « Sarrasine de Balzac2 » n’offrent aucune postulation théorique qui soit véritablement nouvelle. Pire, en regard des deux autres séminaires précédemment publiés (« Le lexique de l’auteur » et « Le discours amoureux »3), celui‑ci se singularise par une apparente « pauvreté4 » : incomplétude tout d’abord, étant donné que Barthes arrête son analyse de la nouvelle de Balzac à la fin du prologue, soit à la lexie 152 alors que S/Z en comportera 561 ; délayage conceptuel ensuite, qui n’a rien à voir avec la densité et la frappe des sections digressives qui parcourront le volume imprimé ; lourdeur analytique, enfin, faite de redites et parfois mêmes de remarques un peu trop évidentes comme semble en convenir Barthes au fil des séances.

3Doit-on s’arrêter à ces déclarations de principe et dénier toute valeur à ce séminaire de quelque six cents pages ? Certes non, c’est même tout le contraire. Par un retournement paradoxal, ce cours sur Sarrasine se révèle a posteriori riche de tout ce qu’il n’est pas, de tout ce qu’il manque, de tout ce qui le traverse et de tout ce qu’il échafaude, fût‑ce imparfaitement. Nous ne présenterons donc pas ce séminaire de façon linéaire et circonstanciée, car nous courrions le risque de paraphraser ce que l’on sait déjà de S/Z ; nous nous attacherons au contraire à en éclairer les marges vives qui offrent toute la sève d’un « nouveau » Barthes.

Barthes in vivo

4« Je voudrais tenter de suivre une voie anti-rhétorique », nous prévient Barthes lors de la deuxième séance introductive (p. 74). Contrairement à un enseignement qui connaît déjà les tenants et les aboutissants de ce qu’il veut démontrer (inventio) et qui, par commodité didactique, recrée artificiellement le cheminement de sa pensée (dispositio), le cours de Barthes fait ici le pari d’une coïncidence entre la découverte et l’exposition. De là, le choix d’une technique magistrale qui relève du « pas à pas » et qui entend intégrer pleinement son auditoire dans les méandres d’une recherche en acte. Tout se passe donc au vu et au su du lecteur‑auditeur, dans une progression qui ne cache rien de ses avancées ou de ses ratés, et qui va même jusqu’à revendiquer un droit à la digression et aux tâtonnements. Le séminaire oscille alors entre la trouvaille ingénieuse et la dérive plus fastidieuse. D’un côté, les intuitions qui feront toute la richesse de S/Z, à l’exemple de cette réflexion — « tirée par les cheveux » selon Barthes — qui donnera son titre définitif au livre et qui joue sur la mise en miroir des initiales des deux protagonistes (le sculpteur Sarrasine et le castrat Zambinella : S/Ƨ = S/Z) : « On ne retient pas ceci, car connotation qui n’est garantie que très loin du texte, dans un vraisemblable riche (psychanalytique), mais ultra-textuel. » (p. 108) ; de l’autre, la notation de remarques plus convenues que provoque inéluctablement une analyse qui se veut exhaustive : « [Nous notons ces codes, en dépit de la répétition fastidieuse, parce que, reconsidérés dans leur ensemble, ils désigneront probablement d’une façon très précise le démodé de Balzac (...) ] » (p. 238). Plus qu’ailleurs, nous voyons donc Barthes à l’œuvre. Le choix expérimental d’une exposition discontinue, ouverte à la digression et à la libre association, finit par révéler une logique herméneutique fortement singulière. On recueille le fruit d’une pensée, certes, mais surtout l’inconscience qui sous-tend cette pensée ; avec ses occultations de principe, ses habitudes lexicales, ses tics rhétoriques et ses analogies arbitraires.

5Mais c’est avant tout la gestation d’une méthode que dessine ce séminaire. En effet, si l’ouverture de S/Z expose sereinement des acquis méthodologiques (l’évaluation des textes selon une bipartition « lisible »/« scriptible » ; l’interprétation de leur valeur en fonction d’un certain pluriel ; l’usage de la connotation comme outil d’interprétation et la subdivision de cette connotation en cinq codes), ces derniers ne sont jamais fixés dans le cours du séminaire, ils ne le seront qu’en clôture de l’année 1969 dans un supplément intitulé « Remarques finales » (p. 443). Ce qu’apporte alors le cours sur Sarrasine, ce sont tous les intercesseurs qui ont concouru à l’échafaudage et à l’invention de cette technique d’analyse. Toute une bibliothèque — souterraine dans S/Z — est ici mise au jour et souligne le marcottage conceptuel auquel s’adonne Roland Barthes. Il y a évidemment les linguistes dont l’influence mêlée va déterminer un mode de lecture placée sous le signe de la pluralité. Barthes est particulièrement sensible à la notion de « paragramme » qu’il trouve chez Saussure et à laquelle il a déjà réfléchi dans le séminaire de 1966‑1967 (« Recherche sur le discours de l’histoire »). La thèse paragrammatique, qu’il enrichit par la lecture de Julia Kristeva, implique de considérer le texte littéraire comme « un réseau de connexion5 ». Hjelmslev lui apporte également le concept de « connotation6 » qu’il va ici réutiliser dans un sens étendu pour appuyer l’idée qu’un texte renvoie toujours à un autre texte, à du « déjà‑écrit » comme dit l’auteur de S/Z. Les analyses de la grammaire distributionnelle formulées par Nicolas Ruwet ou Zelig Harris sont aussi l’occasion de nouvelles greffes ; Barthes y voit une analogie possible avec la « distribution » très codifiée à laquelle sont traditionnellement soumis les actes et les comportements des personnages romanesques. À un autre niveau, on voit très clairement que c’est Nietzsche — lu par l’intermédiaire du livre de Gilles Deleuze7 — qui va permettre à Barthes d’esquisser l’idée que le texte est un objet de valeur, qui, comme tel, doit entraîner notre affirmation (ou consentement ou rejet). De la « connotation » au « code », de la « différence » au « pluralisme », la généalogie conceptuelle de S/Z se recrée ici sous nos yeux au fil des connexions établies par Barthes à partir de ses lectures.

6La déclinaison de ce large hypotexte est très éclairante et prouve que l’invention de S/Z est le fruit de lectures‑relais que Barthes a patiemment tissées. Pour capitale qu’elle soit, cette révélation est une donnée plus ou moins attendue de la publication d’un « cours ». Ce qui est plus intéressant — et que le séminaire rend particulièrement visible —, c’est que tout cet effort de convocation est en fait re‑travaillé dans une intention scripturale ; Barthes assimile l’œuvre des autres non pas pour s’enrichir d’un point de vue théorique, mais bien pour faire proliférer sa propre écriture. Dès lors, le séminaire sur Sarrasine nous invite dans la fabrique d’un style, dans l’atelier d’un « écrivain‑lecteur » qui aime s’emparer d’un concept particulier et le mettre en dérive de son corpus premier. C’est que chez Barthes, comme il le confiera dans son autoportrait, « les concepts viennent constituer des allégories, un langage second, dont l’abstraction est dérivée à des fins romanesques8 ». Ainsi, au‑delà de l’intérêt philologique qui naît de l’élucidation des sources de Roland Barthes, le séminaire révèle ici la genèse d’une poétique, la mise en branle d’une écriture — d’un certain « romanesque9 » — qui ne peut advenir que dans un rapport amoureux avec les objets de savoir.

Pot-bouille psychanalytique ?

7Le cours sur Sarrasine est révélateur d’une époque où la psychanalyse innerve bon nombre de champs disciplinaires. Barthes ne fait pas ici exception. Son séminaire est truffé de libres emprunts au vocabulaire psychanalytique ambiant et inaugure une période de son œuvre où ces références iront croissant jusqu’au milieu des années 1970. Même si, comme le notent Claude Coste et Andy Stafford dans leur préface, les « concepts » psychanalytiques sont moins étoffés que dans S/Z, on peut gager qu’ils sont peut‑être ici plus disséminés. Il y a Lacan, bien sûr, dont l’ombre plane sur ces deux années de cours et dont la méthode analytique est pensée comme un modèle à suivre par Roland Barthes : « À la psycho-psychanalyse Lacan a répondu que l’inconscient était structuré comme un langage. A la sociologie nous répondons que le “réel” est déjà structuré comme une écriture. » (p. 221) Mais l’on retrouve aussi, à des degrés divers, Freud, Jones, Reboul ou encore Klein qui influencent en sous‑main (ou en sous‑texte) l’idée que Barthes se fait de la nouvelle de Balzac. Les notions se croisent et se tissent les unes aux autres pour former le « pot‑bouille » psychanalytique qui va dessiner la grille de lecture de Sarrasine : « introjection » kleinienne, « aphanisis » jonesienne, « (dé)négation freudienne », etc. L’axe de lecture qui est prémédité dans S/Z — celui d’un récit où le thème de la castration unifie la nouvelle en se déployant à plusieurs niveaux (l’inversion des sexes, la levée des antithèses, la marque du neutre, le vide de l’origine)10 —et sur lequel Barthes cherche à rabattre nombre de ses interprétations, se cherche avec insistance dans le cours. Contrairement au livre, le séminaire donne l’impression d’un forçage herméneutique qui voudrait tirer le sens du côté de la psychanalyse. On voit alors que le déchiffrement de la nouvelle de Balzac est souvent soumis à des automatismes qui empruntent à la culture psychanalytique d’époque. Témoin, entre autres, cette réflexion sur le narrateur qui, placé dans l’embrasure d’une fenêtre, se trouve dans une position mitoyenne entre le dehors (le jardin) et le dedans (le salon) :

En psychanalyse […] « Étude de l’hallucination », Scilicet, sur la mitoyenneté pathologique entre halluciné et hallucination. « Phénomène de mur mitoyen » : le mur est subverti dans l’hallucination, le patient basculant du côté de la voix, le persécuteur (dans la paranoïa) occupant l’autre versant de la cloison. […] On notera un autre épisode de passage de mur : Sarrasine s’élançant en esprit sur la scène, touchant la Zambinella et en jouissant (lexie 242). Le rideau de scène est franchi dans une hallucination qui conduit à l’orgasme. (p. 157‑158)

8ou encore celle-ci où le texte doit être pensé comme une tresse de significations :

Valeur symbolique : Freud (Nouvelles Conférences sur la psychanalyse) : « origine » du tissage : tisser les poils pubiens de la femme pour fabriquer un pénis non existant : fétiche (couper les tresses : castrateur). (p. 506‑507)

9Une question s’impose alors à nous, que suscite fortement la lecture de ce séminaire : Barthes cède‑t‑il à une mode d’ordre psychanalytique ? Le cas échéant, le séminaire ne serait‑il pas discrètement porteur d’indices qui prouveraient des options d’analyses plus singulières et que gommera la publication de S/Z ? Il semble difficile de trancher une telle question. On peut tout de même se demander pourquoi, parmi les cinq codes qui seront répartis de façon relativement équilibrée dans S/Z, seuls deux se retrouvent vraiment problématisés dans le cours ; et pourquoi ces deux codes, le code proaïrétique11 et le code herméneutique, sont justement les moins opératoires dans une visée psychanalytique. Alors qu’on attendrait un déploiement du code symbolique, révélateur des substructions qui œuvrent inconsciemment en faveur d’une lecture psychanalytique de la nouvelle, Barthes relève patiemment ce qui a trait à l’enchaînement très codifié des actions des personnages (proaïrétismes) et à la conduite de l’intrigue (herméneutismes). Est‑ce pour mieux circonscrire — et donc invalider — ce qui pour lui constitue l’empreinte des textes « lisibles » ? Est‑ce parce que son analyse reste cantonnée au prologue de la nouvelle, c’est‑à‑dire à sa partie réputée la moins « riche » ? N’est‑ce pas plutôt parce que ces codes apparemment insignifiants lui résistent en fonction même de leur insignifiance ? : « En somme, la représentation proaïrétique ne vise ni le réel (le contingent absolu), ni le scientifique (l’universel), mais le probable, la “vérité” du plus grand nombre : le normal. » (p. 507) Une tension vers les non‑lieux de la signification, vers le prosaïsme le plus mat, parcourt secrètement ce séminaire alors même qu’il affirme — en surface — vouloir ressaisir tous les réseaux de signification symbolique.

Sous les pavés, le Texte

10Troublé par les mouvements du printemps 1968, l’enseignement de Roland Barthes s’interrompt à la date du 2 mai et ne reprend qu’à la fin du mois de novembre suivant. Ce cours « troué » oblige Barthes à une ressaisie intellectuelle des événements et à un éclaircissement de sa pratique professorale. C’est là un aspect suffisamment inédit pour être souligné : le séminaire sur Sarrasine est marqué du sceau de l’actualité politique. Barthes y intercale une « introduction au Séminaire 1968‑1969 » intitulée « Séminaire, parole, écriture ». Il s’agit pour le professeur et ses auditeurs de « prendre (ou reprendre) conscience de l’institution dans le cadre de laquelle [ils sont] réunis » (p. 315). S’en suit un rapide aperçu de l’histoire de l’École pratique des hautes études, avec notamment la création de la 6e section, et une condamnation assez convenue de la politique universitaire qui entend de plus en plus allier le savoir au rendement :

Recherche ? Sens spéculatif, ludique ? Non : elle est liée à un résultat, c’est‑à‑dire une médiation d’application. Instituts de science appliquée (littérature → publicité). […] L’enseignement supérieur (réforme Faure) constitue le cadre majeur du savoir à la technologie. (p. 318)

11Cette attaque en règle des dérives technocratiques se veut solidaire d’autres magistères d’obédience néo‑marxiste (Althusser, Foucault, Derrida, Lacan) auprès desquels Barthes entend inscrire son geste pédagogique. Le cours sur Sarrasine devient alors un objet éminemment politique où le « séminaire » entend jouer à plein « un rôle oppositionnel » (p. 319).

12Pour Barthes, le pragmatisme politique du séminaire prend tout son sens autour d’une « notion‑clivage : le langage » (p. 319). Fidèle à la distinction derridéenne entre la Parole (du côté de la Loi, de la monosémie) et l’Écriture (du côté de la dissémination, de la polysémie), il se met à esquisser une forme utopique d’enseignement qui ne serait plus soumise à une idéologie de la Parole. La voie n’est pas simple étant donné qu’en Occident l’enseignement est séculairement fondé sur une dispense orale du savoir. Comment alors faire du séminaire, lieu de la « parole » par excellence, un espace de contestation de cette même « parole » ?

Je n’en sais rien, je n’ai pas de solution — c’est précisément ce qu’il faut chercher. J’ai seulement des préalables de pratique, que je veux rappeler. Ces préalables visent à […] installer dans le séminaire en tant que séance l’écriture, ou, en tout cas, des formes de langage orientées vers l’écriture. (p. 324)

13Barthes n’est pas ici très à l’aise pour proposer des mises en pratique concrètes de ce qu’il entend par ces formules. Plutôt que de s’inscrire dans l’hic et nunc de cet enseignement « écrit », il multiplie les références à une pédagogie orientale, plus livresque que réelle. C’est un imaginaire — et bien souvent une utopie — qui se décline ici à travers des exemples empruntés à la tradition des maîtres Zen et à leur fameux kô‑an : « Où trouver l’image d’un enseignement ou d’une communication qui a donné congé à la parole ? En Orient (c’est dire que ce n’est pas à notre portée). » (p. 331) Pour ce qui est du séminaire, il pourrait s’agir d’instiller dans la rédaction du mémoire (forme très institutionnelle, inféodée à la « parole ») un « fantasme d’écriture » (p. 334) ou, de manière plus collective, « d’écrire un livre ensemble, fait de toutes [les] recherches d’une année» (p. 335). Mais l’effort le plus efficace dans cette direction reste encore la forme inédite que Barthes a imprimé au séminaire sur Sarrasine lui‑même : « nous avons mis en question la parole didactique : en déjouant l’exposé, le développement, en essayant de lui substituer une pré‑écriture, à la fois textuelle (pas à pas) et intertextuelle, étoilée (par la digression). » (p. 336)

14Ce cours sur Sarrasine nous convie donc au seuil de ce qui deviendra un pan majeur de la réflexion de Barthes à la fin de sa vie : la réalisation — fût-elle utopique — d’un cours‑écrit, à mi‑chemin entre l’oralité et l’écriture. Comment vivre ensemble12 reviendra sur la nécessité d’exposer le savoir selon la « culture », c’est‑à‑dire dans une dynamique très subjective, faite de digression et de dérives fantasmatiques, et non plus selon l’ordre imposé de la « méthode ». Dans ce même cours au Collège de France, Barthes propose un séminaire sur ce que veut dire « tenir un discours », et sur les façons de ne pas l’imposer à l’auditoire. La Préparation du Roman13 rêve encore tout haut le fantasme d’écrire un roman et, ce faisant, l’écrit indirectement par le biais de la communication orale. Tout cela est donc en germe dans ce séminaire sur Sarrasine où Barthes se laisse aller à cette confidence : « ([…] on essaye de faire des livres et non des cours : des livres-cours entrant dans une pratique de l’écriture.) » (p. 488). Il est indéniable que ce nouvel enseignement de Barthes à l’École pratique des hautes études éclairera avantageusement les études actuelles sur la posture professorale et sur la mutation qui s’est opérée dans les modes de transmission du savoir aux cours des années 60‑7014.

Carrefour de Barthes

15Comme la barre qui zèbre fièrement son titre, S/Z sépare rétrospectivement l’œuvre de Barthes en deux entités distinctes. Livre du mitan, entre l’ébullition conceptuelle des années 60‑70 et l’épanouissement dans une écriture de la subjectivité au cours des années 70‑80. Livre du trop plein aussi, si l’on en croit les différents pamphlets qui fleurirent du vivant de Barthes, ou même après sa mort15, comme si S/Z n’en finissait pas d’être refoulé dans l’Enfer de la bibliothèque barthésienne. Livre de la césure, assurément, entre un Barthes « théoricien » (celui du Sur Racine ou du Système de la mode) et un Barthes « écrivain » (celui des Fragments d’un discours amoureux ou de La Chambre claire). Quelle que soit la façon dont on l’aborde, S/Z incarne aujourd’hui un pivot dans le parcours intellectuel de Barthes. Le séminaire sur Sarrasine n’échappe pas à cette logique ; on peut y relever plusieurs indices qui témoignent de sa position de carrefour dans le cheminement barthésien.

16Ce cours offre un témoignage direct et sans détours du tournant que prend Roland Barthes à la fin des années 60. De façon plus évidente que dans S/Z, le séminaire explique les distances prises avec le structuralisme et la conversion au post‑structuralisme. À ce titre, il participe à notre meilleure compréhension des « phases » épousées successivement par Roland Barthes. L’enjeu analytique est clairement posé : il ne s’agit plus de réduire le pluriel des textes à quelques lois de fonctionnements invariants ; il faut au contraire s’attacher à un texte unique et considérer les rapports qu’il entretient avec une infinité d’autres textes :

Le structuralisme semble avoir été indifférent — ou même opposé — à l’omnisignification, au tout est signifiant, à la traversée panique du sens. L’idée de structure, même au sens moderne, structuraliste, renvoie à des relations d’éléments formant lignes, axes, réseaux ou arbres sur un fond, un interstitiel, ou un « foisonnement » (Lévi‑Strauss) insignifiant. (p. 61)

17Barthes ne renie pourtant pas ses premières amours théoriques — témoin le rappel de son article manifeste paru dans Communications en 1966 : « Introduction à l’analyse structurale du récit » —, mais la terminologie de la Textualité (de Kristeva, et surtout de Derrida dont les concepts planent sur tout le cours) semble s’être substituée à celle de Propp, de Todorov ou de Lévi‑Strauss. Un temps séduit par la conquête du « modèle », par la possibilité de réduire l’hétéroclite à quelques lois constantes, Barthes se détourne ici de ce « sur‑moi scientifique » (p. 484). Le modèle implique pour lui une vision égalisatrice, normative, attachée à percer un signifié dernier. Sarrasine vaut donc pour le degré zéro d’un nouveau départ dont le séminaire nous donne ici les clefs :

Au lieu de faire rentrer virtuellement d’autres récits dans la structure de Sarrasine, on a fait exploser Sarrasine vers d’autres textes, « prospectés », profilés à l’infini (à travers les issues des codes, à travers les codes comme issues). (p. 485)

18Un autre point aveugle polarise souterrainement l’attention de Roland Barthes dans ce séminaire. En effet, alors qu’il s’attache au procès infini de la signification, à travers l’élaboration d’une méthode se proposant d’illustrer le pluriel des textes, il est simultanément attiré par l’exemption du sens et par la matité du neutre. C’est que le cours sur Sarrasine témoigne de la gestation parallèle de S/Z et de L’Empire des signes, tous deux publiés en 1970. À peine lancé dans l’aventure de la Textualité, Barthes est déjà ailleurs ; fidèle au « vertige du déplacement » selon la formule de Stephen Heath16. Le Japon se dessine alors en filigrane de Sarrasine et nous conduit à un nouveau « carrefour » de Roland Barthes. Au‑delà de la « poupée japonaise » (p. 373) et des réflexions sur les pratiques pédagogiques venues d’Extrême‑Orient (p. 331‑332), Barthes tend déjà au règne de la « Dé‑symbolie » au cœur même de la « Symbolie » : « Dé-symbolie : ascèse ou expérience ou l’écriture pour subvertir la lisibilité dans son entier, obtenir une exemption complète du sens : Orient. Zen, kô-an (nous reviendrons sur ceci un jour). » (p. 246) Le séminaire sur Sarrasine se révèle ainsi, en dernier lieu, riche de nouveaux départs et nous aide à voir un peu plus clair dans la cartographie d’un parcours intellectuel toujours en devenir.

S/Z au carré

19Peut‑on lire ce cours sur Sarrasine de façon indépendante, sans avoir une connaissance déjà approfondie de S/Z ? Il y aurait de la mauvaise foi à vouloir l’affirmer. Cette nouvelle année d’enseignement de Barthes à l’École pratique des hautes études n’est en rien comparable aux deux parutions précédentes. Plus technique, plus systématique, plus incomplet aussi et moins autonome par rapport au volume imprimé, ce séminaire vaut avant tout pour l’intérêt génétique qu’il suscite. C’est là sans doute que réside la richesse d’un cours marqué par une relative « pauvreté » (p. 26). Outre l’invention en acte d’une méthode analytique, c’est toute la bibliothèque de S/Z qui se trouve ainsi déployée sous nos yeux. On y voit, presque in vivo, la théorie de Barthes s’échafauder à travers des relais conceptuels provenant d’horizons divers ; partant, c’est la logique même de l’écriture de Barthes, soucieuse de pratiquer un « romanesque de l’Intellect17 », qui se trouve ici éclairée. Enfin, ce cours sur Sarrasine rafraîchit indiscutablement notre compréhension de S/Z en mettant en perspective le contexte épistémologique qui fut celui des années 60‑70. L’essor psychanalytique d’inspiration lacanienne reprend ici toute sa vitalité tandis que les mutations dans l’ordre de la transmission des savoirs se dessinent à l’aune de Mai 1968. Finalement, par sa position charnière dans le parcours de Barthes, c’est une page capitale de sa biographie intellectuelle qui vient de nous être livrée.