Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Anne-Laure Rigeade

Duras, l’œuvre intime

Philippe Vilain, Dans le séjour des corps. Essai sur Marguerite Duras, Chatou : Éditions de la Transparence, coll. « cf. », 2011, 79 p., EAN 9782350510552.

1Le romancier Philippe Vilain signe un essai sur Duras après trois autres consacrés à l’écriture de soi, abordée sous un angle ouvertement théorique (L’Autofiction en théorie) ou plus résolument personnel (Confession d’un timide)1, et dans lesquels il faisait déjà la part belle à l’œuvre de Duras. Une différence importante, cependant : ici, l’auteur ne délimite pas de périmètre de discussion ou de théorisation, alors que les ouvrages précédents questionnaient explicitement l’autofiction, le narcissisme de l’autobiographe, ou la timidité. La clé de compréhension de ce court essai ne se livre donc pas immédiatement. Certes, on nous annonce très vite qu’il va être question de l’amour durassien ; mais, étant donné qu’aux dires mêmes de l’auteur « l’amour y demeure l’occupation principale » (p. 15), l’essentiel n’est pas dans le choix du thème (assez évident), mais dans la relation qui se devine ou s’expose entre un lecteur et une œuvre, dans la fascination avouée d’emblée et d’emblée présentée comme le moteur même de l’essai : « je ne peux pas me résoudre […] à ne pas écrire sur l’œuvre qui depuis longtemps me hante, comme s’il me fallait, après avoir lu Duras assidûment, m’acquitter d’une dette envers elle, pour m’en détacher peut-être » (p. 13). Et, de fait, la suite apparaît moins comme un commentaire académique que comme le développement de cette fascination jusqu’à sa mise à mort, jusqu’à la mise à mort symbolique de l’œuvre tant aimée. Jusque dans ce geste, cependant, un hommage, car par là Ph. Vilain accomplit ce qu’il lit dans l’œuvre de Duras — cette logique passionnée, destructrice qu’il s’approprie : « l’acte criminel ne fait au fond que prouver la passion, justifier la morale, lui donner tout son sens » (p. 67).

Un essai-miroir

2« De quoi s’agit-il? De quoi nous parle-t-on? » — ces questions, il faut bien l’admettre, taraudent longuement le lecteur de cet essai. Le titre, extrait d’une citation de Duras mise en exergue, n’en dit pas assez pour permettre d’en saisir pleinement les enjeux. Et, à dire vrai, l’introduction non plus — ou du moins pas de manière directe. L’introduction s’apparente en effet à une digression sur l’intrication de la vie et de l’écriture, sur l’invention de soi qui se joue dans l’écriture et autour d’elle, sur la manière dont Marguerite Duras s’invente un personnage finalement dans la sphère sociale de la réalité historique autant que dans son écriture. Mais cette digression même est essentielle car elle donne le « la », et une clé de lecture pour le suite de l’essai. Montrant l’unité des représentations dans l’œuvre et hors de l’œuvre, Ph. Vilain en vient naturellement à conclure que « l’essentiel [de cette œuvre] est […] dans les obsessions qui nourrissent son œuvre et l’authenticité de sa vision d’écrivain » (p. 22). Or, cette approche apparaît comme une justification de sa lecture par sa propre pratique d’écriture, dans laquelle ce sont précisément ses propres « obsessions » qu’il cherche à traquer dans ses livres :

Il est probable, en effet, que j’en dise davantage sur moi et mon fonctionnement psychique en fabulant des bribes de ma vie qu’en relatant factuellement, dans l’impossible détail de son exercice, le déroulement de cette même vie

3, déclare-t-il dans L’Autofiction en théorie (p. 72). Dans cet essai de 2009, il prend d’ailleurs pour exemple L’Amant pour illustrer sa définition de l’autofiction comme « recréation romanesque de soi » (p. 73) :

[l’histoire] n’est pas racontable, à la différence du « roman » de cette vie que l’imaginaire investit pour la reconstruire, la recomposer et lui rendre une forme temporelle. (p. 64)

4Il n’est pas anodin que cette phrase soit reprise exactement à l’identique page 21 de l’essai sur Duras ! L’obsession qu’il attribue à Duras (« Ses textes consistent en la réécriture obsessionnelle d’une histoire d’amour, la même, toujours différente », p. 65) est tout autant la sienne face à cette œuvre. L’amour durassien tel qu’il est décrit gagne son lecteur‑commentateur. S’annonce ainsi l’hybridité des voix, de Duras et de Ph. Vilain, et des genres.

Un essai hybride

5Cet essai n’est pas un essai universitaire, ni même académique, commençons par là, mais bien plutôt un autoportrait montaignien2. On est très vite troublé par l’écart entre la rationalité (apparente) de la progression argumentative et les enjeux qui se trament, plus affectifs, travaillés par la passion dont il est question et par la fascination. De l’essai, ce texte a le sous‑titre ; il s’y rattache encore par le nom de la collection, mais aussi formellement par sa rhétorique argumentative serrée, et surtout par ses notes de fin de volume, renvoyant à des ouvrages de références sur Duras. Mais l’interrogation est de nature romanesque : Ph. Vilain se questionne souvent de l’intérieur du personnage, cherchant à comprendre sa logique et ses motivations (voir par exemple p. 38‑41).L’interprétation progresse par interrogations psychologiques sur ce qui meut le personnage, sur la force du désir qui le porte à agir. En cela, il est clair qu’il se comporte en romancier se projetant dans les figures féminines durassiennes. De son aveu même d’ailleurs, son expérience de lecture est celle d’une saisie, d’un ravissement, d’un emportement par le texte : « longtemps, je me crus moi-même un personnage de Duras » (p. 14). De ce point de vue, entre roman et réflexion sur l’écriture, ce texte rappelle ce que dit Ph. Vilain de l’autofiction: « un indécidable, un monstre hybride, qui ne saurait ou voudrait choisir entre le factuel et la fiction » (L’Autofiction en théorie, p. 13 — et p. 37, « un genre frontalier »). Si Le Séjour des corps n’est pas une fiction, l’auteur cherche tout de même à s’y raconter traversé par l’œuvre de Duras.

6Il en résulte un second phénomène d’hybridité , celui des voix: celle de Ph. Vilain se mêle intimement à celle de Duras, au point que les démêler est parfois difficile. Pour preuve, l’intimité sous le signe de laquelle se place l’essai par son titre est presque physique : « l’érotique criminelle » (p. 65) est aussi celle de la lecture. L’hybridité n’a donc rien d’un jeu (de cache-cache par exemple) et tout, au contraire, d’une énergie porteuse d’un enjeu existentiel : la dialectique de la domination et de la dévoration décrite par Ph. Vilain (« la sexualité, motrice de l’action humaine, participe d’une entreprise d’anéantissement, ne vise sous ses aspirations fusionnelles, qu’à abolir l’altérité », p. 17) est la condition de l’affirmation de soi. Dans la confrontation à l’autre, y compris dans le cannibalisme ou le vampirisme, se joue une recherche de soi, de ses propres contours, de ses propres valeurs. Aussi ne s’étonnera‑t‑on pas de voir la première partie de l’essai consacrée à la question de l’éthique, de l’« amour sans morale » des romans de Duras.

Parcours de l’essai: de la morale amoureuse à sa dissolution dans la folie

7Ph. Vilain commence par analyser la morale de l’amour chez Duras, car, dit‑il, loin d’arracher l’amour à la question morale, Duras s’emploie à réfléchir « sur les conditions pour en refonder une nouvelle » (p. 23). Il montre donc d’abord comment l’Amour est là où n’est pas la morale bourgeoise (c’est‑à‑dire là où il n’y a pas de mariage), et souligne la portée critique de cet « acte politique face à tout amour institutionnalisé » (p. 34). Mais loin de n’être que pure négation, il se réalise dans une mystique, un absolu qui le consacre :

La morale ainsi réfutée œuvrerait d’elle-même vers une sacralisation toute nihiliste de l’Amour, valeur éternelle, qui seul peut inspirer confiance en regard de l’inconstance humaine. (p. 46)

8L’Amour, par‑delà le bien et le mal, donc, bascule hors de toute morale, dont il ouvre les frontières, et, partant, de toute raison.

9Tel est, du moins, le basculement logique qu’on devine dans le passage à la seconde partie de l’essai, « Éloge de la folie ». Rapprochant notamment Le Ravissement de Lol V Stein du Camion, deux textes chronologiquement très éloignés, Ph. Vilain souligne à la fois la récurrence d’un personnage (celui de Lol), la permanence d’une hantise (la fascination pour les aliénés et les marginaux), et la répétition d’un scénario, qui montre qu’« il n’est de passion qui ne soit criminelle » (p. 67). Dans cette répétition même, Ph. Vilain lit une « folie de l’écriture » (p. 51) : de fait, la folie n’est pas seulement un « thème » (p. 50), mais véritablement un moteur, tant de l’action des personnages que de la création littéraire dans ses inspirations (la folie de Christine Villemin, qui fascina Duras, par exemple) et dans sa logique.

10Moins qu’un parcours logique, toutefois, la progression de cet essai apparaît plutôt comme l’épuisement d’une parole, d’une passion, qui s’abolit dans la description de ce qui échappe au langage : c’est en en arrivant au corporel, au corps qui crie, que l’essayiste semble à son tour se perdre dans ce cri. Il n’est plus de discours possible au delà, comme si ayant rencontré ses propres limites, celles du commentaire, il l’avait épuisé, comme si au moment où il en arrive à la hantise, c’est la sienne aussi qui s’épuise avec la description de celle de l’autre. Le fait même que l’essai se termine de manière abrupte, sans conclusion et par la reprise à son compte de l’indissociabilité du crime et de la passion, est le signe de l’appropriation totale de l’œuvre de l’autre, en même temps que l’impossibilité d’en sortir et de se ressaisir.

Limites de l’essai

11À l’issue de la lecture de cet essai, on peut donc se sentir doublement gêné — gêné par un certain conformisme de pensée, mais aussi gêné comme on l’est d’avoir assisté à une scène qu’on n’aurait pas dû voir. Ph. Vilain ne cesse de souligner la portée critique de l’œuvre de Duras, qu’il commence par surnommer « sale gosse de la littérature » (p. 21), pour insister ensuite sur son enracinement « dans un discours militant, féministe » (p. 28) avant de rapprocher le « libertinage érudit » de Duras du « polyamour révolutionnaire » (p. 34) de Sartre et Beauvoir, et de conclure que la place accordée par Duras à la folie, son désir de faire dérayer le discours rationnel, fait d’elle une « hors‑la‑loi littéraire », remettant violemment en cause le roman traditionnel (p. 61). Cette image de rébellion est patiemment construite par Ph. Vilain, au miroir de son propre désir manifeste de braver les conventions du discours académique sur Duras (« Il peut étonner que la question de la morale ait aussi peu intéressé les nombreux critiques universitaires qui se sont attelés à l’autopsie minutieuse de l’œuvre de leur idole », p. 23) et de sa propre posture insolente. Or, la lecture de cet essai ne bouleverse pas nos repères, sans doute parce que lui‑même s’inscrit dans la tradition bipolarisée de la pensée occidentale : le chemin sur lequel Ph. Vilain nous conduit mène de la raison à la passion, de l’âme au corps, de la morale à l’émotion, du verbal au corporel.

12Gêné, on l’est aussi de se sentir un peu voyeur. C’est bien une scène intime que donne à lire l’essai, comme le promet le titre, une déclaration d’amour à l’œuvre de Duras à laquelle nous assistons, spectateurs.

13On peut cependant faire une autre réception de ce texte, et y lire véritablement une expérience capable de nous entraîner avec elle, une démarche inspiratrice. Car, à force de chercher avec Philippe Vilain à répondre à la question de savoir pourquoi il est fasciné par cette œuvre, la même question finit par se faire jour en nous, par s’insinuer en nous, et par nous hanter à notre tour. Quel que soit le jugement qu’on pourra porter sur cet opus, il a assurément cette force interrogatrice, qu’il tire de sa sincérité et de sa passion contagieuse.