Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
titre article
Perrine Coudurier

Le film, un lieu de mémoire : l’inimaginable mis en images

Sylvie Rollet, Une éthique du regard. Le cinéma face à la Catastrophe, d’Alain Resnais à Rithy Panh, Paris : Éditions Hermann, coll. « fictions pensantes », 2011, 274 p., EAN 9782705680848.

« Il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’évènement. Il y a seulement des choix. »

Jacques Rancière1

1Les topoï de l’impensable, de l’indicible et la sempiternelle reprise de la phrase écourtée d’Adorno ont fait leur temps. Se plaçant résolument dans la lignée de Georges Didi‑Huberman dans Images malgré tout2, Sylvie Rollet se propose d’examiner les capacités qu’a le cinéma de devenir un art‑témoin, c’est‑à‑dire de voir comment, par ses propres moyens, le septième art parvient à mettre en images le génocide. La question de la mimesis est au cœur de la réflexion, dans la mesure où il s’agit pour les cinéastes de filmer ce qui, par définition, n’a pas de représentation possible. La distinction établie par Primo Levi entre « naufragés » et « rescapés3 » est reposée : les cinéastes n’ont accès qu’à la parole des rescapés qui témoignent pour les disparus des camps. Comment créer alors une image à partir d’une parole seconde (celle du témoin) ? Comment donner une image, après coup, de cet « évènement‑sans‑témoin » (p. 26) qu’est un génocide ? S. Rollet distingue nettement la conception purement historique de la dimension anthropologique poursuivie par les cinéastes qu’elle étudie. Ce qui importe ici est bien la présentification d’un passé douloureux et non la représentation chronologique des faits. L’image est affect, et non preuve, dans les films dont il est question : le cinéma ne se veut pas tribunal historique mais œuvre‑témoignage, œuvre‑sépulture d’un passé qui fait inexorablement retour, comme l’écrit Maurice Blanchot :

Veiller sur l’absence démesurée, il le faut, il le faut sans cesse, parce que ce qui a recommencé à partir de cette fin (Israël, nous tous), est marqué de cette fin avec laquelle nous n’en finissons pas de nous réveiller4.

2S. Rollet, maître de conférence à l’Université Sorbonne nouvelle-Paris III, poursuit ici ses recherches concernant le lien entre cinéma et mémoire, problématisant à nouveau certaines de ses approches antérieures, en les confrontant notamment pour les enrichir5. Elle convoque ainsi cinq cinéastes qui ont pour point commun d’avoir abordé la question du génocide : Alain Resnais, Harun Farocki, Atom Egoyan, Claude Lanzmann et Rithy Panh. Elle les distingue toutefois dans leur façon d’appréhender l’évènement : ils n’appartiennent pas à une même école, leurs façons de filmer ne sont pas identiques, et la distance qui les sépare tant temporellement qu’affectivement6 de l’évènement qu’ils « mettent en scène » fait de chaque film une « image à penser 7» singulière pour le spectateur et le critique de cinéma. Génocides juif, arménien, et cambodgien sont interrogés et abordés au travers de sept œuvres8, sélectionnées tant pour leur pertinence par rapport au thème historique retenu que pour leur traitement singulier de ce que S. Rollet rebaptise la Catastrophe.

3Pourquoi choisir de remplacer le substantif « génocide » par celui de « Catastrophe » ? S. Rollet s’en explique dans la première partie de son œuvre, à vocation terminologique. Elle distingue ainsi les faits, explicables, de l’évènement, intempestif, violent, qui ne peut être saisi car il constitue une catastrophe anthropologique. Il faut, selon elle, penser sans vouloir comprendre : « Cela suppose de récuser la construction d’une intelligibilité des faits et de s’ouvrir à la présence du désastre qui peut tout au plus être saisi. » (p. 14). Dans un article antérieur consacré au cinéaste Atom Egoyan, S. Rollet se justifiait en convoquant l’étymologie du mot « Catastrophe », ce qui nous paraît tout aussi pertinent :

Le terme, qui constitue la traduction française de l’arménien « Aghed » (comme, il faut le noter, de l’hébreu « Shoah »), excède en effet, très largement les faits génocidaires et inclut leur double pervers : la négation9.

4Ne pas opter pour le terme « génocide » est aussi une façon de ne pas se placer sur un plan historique pur10 et de ne pas entrer dans les querelles juridiques concernant les évènements arméniens et cambodgiens qui ne sont toujours pas reconnus par certaines nations comme des génocides.

5La démarche de S. Rollet est moins analytique (les vidéogrammes insérés dans l’œuvre ne donnent pas lieu à de longues descriptions, ce que l’on regrette) qu’éthique : interrogeant le point de vue de cinéastes, elle tente de « cerner les contours d’une poétique filmique de la Catastrophe » (p. 13). Il s’agit de questionner cinq regards, cinq façons de faire en sorte que le cinéma, art du visible, rende compte de l’invisible11. S. Rollet regroupe ces approches autour de trois verbes d’action : anarchiver, traduire, et présenter. Notre approche sera également ternaire — éthique, esthétique et mémorielle. En reprenant les analyses de Roland Barthes12 notant la complémentarité du message linguistique et du message iconique au cinéma, nous interrogerons la spécificité du cinéma comme art‑témoin, vis‑à‑vis de la photographie et de la littérature. Cette approche paraît avalisée par S. Rollet elle‑même qui convoque nombre de références externes au cinéma et par la question qui guide sa démarche d’une « éthique du regard » : comment dire la Catastrophe sans l’esthétiser tout en usant des moyens qu’offre l’art cinématographique ? Le problème se pose pour le cinéma (question du montage, du cadrage, de la musique, etc.), tout autant que pour la photographie — qu’elle soit ou non insérée dans un film — (cadrage, gros plan) ou pour la littérature (usage de tropes, de références littéraires, de mythes…).

Une éthique de la présence : être témoin

« Niemand/ zeugt für den/ Zeugen13 »

Paul Celan

6Les sept films étudiés par S. Rollet sont des films sur le temps. La forte présence des trains, chez A. Resnais, H. Farocki (l’arrivée d’un convoi de juifs hongrois en mai 1944 dans Images du monde entrant en écho avec le départ d’un train du camp de transit hollandais de Westerbork dans En sursis), Cl. Lanzmann, sont des symboles de ce passage du temps. Les films évoqués visent tous à confronter un passé et un présent, à comprendre tant le point de vue passé sur la Catastrophe que celui des témoins d’aujourd'hui. Ils cherchent à saisir les lacunes du regard d’hier et à creuser davantage ce manque de compréhension, de saisie de l’évènement, sans pour autant prétendre donner des réponses à ce vide que constitue l’extermination. Ce vide est double : l’élimination a touché les principaux témoins, mais aussi les archives de cette extermination. On sait que les nazis ont détruit à la fin de la guerre la majeure partie des documents et des installations qui constituaient autant de preuves de leurs actes, afin de rendre « incroyables » les témoignages éventuels des survivants. De la même façon, le comité « Union et Progrès » en Turquie a effacé systématiquement toute trace du génocide arménien et a détruit, entre autres, les documents portant sur les procès s’étant tenus en 1919 à la demande de l’occupant anglais. Catherine Coquio définit ainsi cette double négation : « Au programme “horizontal” d’élimination physique dans l’espace s’ajoute un projet “vertical” d’anéantissement symbolique dans le temps14. »

7Chacun des films opère cette stratification temporelle, à des niveaux divers. Ainsi A. Resnais, dans Nuit et Brouillard, choisit‑il de confronter des images d’archives en noir et blanc et des prises de vue contemporaines (datant de 1954 et 1955) de la campagne polonaise et des traces des camps d’Auschwitz et de Maïdanek. Harun Farocki, dans Images du monde et dans En sursis, choisit également d’user d’images d’archives et de mettre en parallèle passé (Auschwitz) et présent (l’Algérie). Il interroge différents points aveugles du passé, à commencer par la vue aérienne du crématoire d’Auschwitz15, prise par les Alliés, mais non interprétée comme telle car ils n’étaient pas en quête d’une telle image et cherchaient avant tout les traces d’usines destinées à l’armement :

L’impensé de l’acte de saisie photographique fait brutalement retour : l’empreinte n’a pas fait image . Ce qu’inscrit aujourd'hui pour nous, par défaut, la photographie aérienne désormais « lisible », c’est ce sujet-du-regard qui, alors, a manqué. (p. 57)

8Les œuvres d’Atom Egoyan complexifient le rapport au temps, en introduisant diverses strates temporelles, notamment dans Ararat. Le film superpose plusieurs fils narratifs, de nombreux personnages dans des temporalités spécifiques, et le spectateur doit les distinguer pour comprendre le phénomène d’enchâssement du film dans le film. A. Egoyan fait largement référence à la culture arménienne commune, car il souhaite transmettre l’histoire du peuple arménien. Pour Cl. Lanzmann et R. Panh, le lien entre passé et présent s’établit par la présence des témoins sur les lieux du passé. Le témoignage présent se réalise dans les lieux d’extermination, en Pologne dans Shoah, dans le centre de détention « S21 » de Phnom Penh dans le film de R. Panh.

9Les films se veulent donc performatifs : ils ne représentent pas l’évènement, ils le rendent présent. En termes psychanalytiques, ils actualisent le trauma, permettent au refoulé de refaire surface et à la Catastrophe d’être montrée sans l’éloigner dans un passé historique révolu. Si la distance temporelle importe peu, la diversité des Catastrophes traitées ici par S. Rollet n’est pas un obstacle non plus à la compréhension de chacun des génocides. La démarche de S. Rollet entre ici en dialogue avec la conception d’Enzo Traverso qui refuse de faire d’Auschwitz un évènement incomparable au sens littéral du terme. Pour lui, le génocide juif est un paradigme pour expliquer la barbarie du xxe siècle, mais il n’est pas un absolu :

Plusieurs caractéristiques de la Shoah se trouvent aussi dans d’autres formes de violences, ou massacres de masse. La déportation a précédé et accompagné le génocide des Arméniens et la destruction des koulaks ; les « unités mobiles de tuerie » décrites par Raul Hilberg ont trouvé leurs précurseurs dans l’Empire ottoman  ; le système des camps conçus comme lieux d’extermination par le travail trouve un parallèle dans le Goulag et une prolongation dans le Cambodge de Pol Pot16.

10Le déroulement de la Catastrophe, dont S. Rollet rappelle brièvement les grandes étapes en ce qui concerne les génocides arménien et cambodgien, moins connus du lecteur français, compte moins que ce que le cinéma en dit au présent.

11Car l’objet du livre est bien le regard du cinéaste sur la Catastrophe. De même que la littérature de témoignage proposait un regard multiple sur les camps (l’angle de vue de David Rousset, politique, n’était pas celui de Robert Antelme, anthropologique, ni celui de Primo Levi, plus poétique), le cinéma se veut témoin au présent d’un évènement passé, et veut prouver sa légitimité. Il refuse le rôle de documentaire pur. Que les témoins parlent (dans Shoah, dans S21) ou soient l’objet d’images filmiques (dans Nuit et Brouillard par exemple), on constate un emboîtement de la fonction testimoniale. En effet, les cinéastes comme les spectateurs sont des témoins des témoins. Mais de façon plus complexe, les « rescapés » sont les témoins des « naufragés », filmés d’abord par les cinéastes amateurs alliés, puis par des cinéastes postérieurs, pour atteindre des récepteurs contemporains avant de nous atteindre nous, récepteurs actuels. Les films recréent ainsi un espace intersubjectif qui remplace la désubjectivation et la déliaison du lien social mises en place par les génocidaires. L’idée de transmission est donc au cœur du projet des cinéastes, et le film est vu comme un médium, un moyen concret qui réalise cette transmission17. Cette idée de transmission a mis du temps à se mettre en place en littérature ; l’on observe cette difficulté dans l’immédiat après‑guerre, avec la parution des textes d’anciens déportés. Le public s’est très vite lassé d’une telle production, et une œuvre aujourd’hui reconnue comme L’Espèce humaine de Robert Antelme, eut un lectorat réduit car elle narrait l’exploration douloureuse des limites de l’humain, là où David Rousset, par exemple, voulait partager son expérience, mettre en avant l’idée de solidarité. Aujourd’hui, on reconnaît ces textes comme fondateurs non seulement de notre histoire mais de notre humanité ; si l’image forge une communauté supra‑historique, le langage y parvient également :

Le langage, en tant que recherche, convoque le réel au‑delà du témoignage personnel, et permet d’entrer à rebours dans le travail du temps : ainsi, l’expérience des autres nous devient expérience personnelle18.

La survivance des images : monstration19 et montage

« N’invoquons pas l’inimaginable20. »

Georges Didi‑Huberman

12La survivance ne se confond pas avec les survivants. Nous l’entendons ici selon la conception warburgienne (telle que l’explicite G. Didi‑Huberman21) : le Nachleben, la survivance, manifeste un être du passé qui n’en finit pas de survivre. Les images apparaissent ainsi dans les films comme des impensés, des inconscients, des rémanences d’un passé inatteignable par la raison. Les films font surgir des images imprévues, des scènes inimaginables, comme les scènes de Témoignage dans Shoah, pendant lesquelles les témoins passent de la stupeur à une première étape de compréhension de la barbarie passée. Si on ne peut dire l’inhumain, peut‑on le mettre en images ? Ce sera toute la thèse de G. Didi-Huberman dans Images malgré tout22, qui démontre la possibilité et l’envie qu’ont eues les déportés eux‑mêmes de capter des images de leur enfer concentrationnaire. Traitant de quatre photographies prises par des Sonderkommandos des crématoires d’Auschwitz, G. Didi‑Huberman s’oppose à la théorie de l’irreprésentable, attaquée la même année par Jacques Rancière23. Si Cl. Lanzmann traitera l’approche de G. Didi-Huberman d’« insupportable cuistrerie interprétative24 », c’est parce que, pour lui, le témoignage au présent prime sur les images d’archives et que l’archive tend toujours peu ou prou à se confondre avec la preuve et donc à cautionner l’interprétation des négationnistes.

13Quelles images filmiques (et non plus photographiques) construire (et non plus archiver) alors de cette Catastrophe, qui ne soient ni archives, ni preuves, et ne constituent ni tout à fait un documentaire, ni totalement une fiction ? Les cinq cinéastes convoqués proposent des œuvres mixtes. La progression de S. Rollet (anarchiver, traduire, présenter) nous fait passer de l’archive au témoignage, de la parole unique à la confrontation des points de vue émanant des bourreaux et des victimes. Pour nous en tenir à un exemple, le traitement du génocide juif relève de choix cinématographiques très différents dans Nuit et Brouillard et dans Shoah. A. Resnais propose un essai documentaire, sous forme de moyen métrage (32 minutes de film), alternant images d’archives en noir et blanc provenant de documents nazis, de photographies prises par les alliés, de plans du film La Dernière étape de Wanda Jakubowska et de séquences réalisées au présent, en couleur cette fois, des camps d’extermination, ou des traces qu’il en reste. Cl. Lanzmann, trente ans plus tard, adopte un autre parti pris. Il privilégie la parole sur l’image d’archive et filme des témoins pendant neuf heures (onze ans de travail ont été nécessaires pour Shoah). Il fait le choix d’un très long métrage, du cinéma direct, d’interviews longues de témoins polonais et d’anciens nazis, car « [c]ette durée seule permet qu’advienne ce qui, autrefois, a été assassiné : la possibilité de penser l’évènement. » (p. 189). Cl. Lanzmann veut construire l’évènement, non le représenter. Ces choix entrent en écho avec les représentations des époques dans lesquels les films s’inscrivent. En effet, Alain Resnais adopterait un geste proche de celui du procès de Nuremberg : privilégier les documents historiques, tandis que Cl. Lanzmann serait influencé par ce qui s’est passé lors du procès Eichmann (1961‑1962) durant lequel le témoignage a primé sur le document25. Philippe Mesnard insiste sur cette question des représentations, montrant qu’entre les deux films, le camp d’Auschwitz a pris un autre sens :

C’est une autre génération qui est touchée que celle touchée par Nuit et brouillard ; pour elle, Auschwitz n’est pas un des noms de l’univers concentrationnaire, il désigne la tragédie absolue de la modernité occidentale26.

14L’image n’est pas brute dans les films, comme l’expérience ne pouvait pas être donnée sans aménagements stylistiques dans la littérature testimoniale :

Il est indéniable que le témoignage brut est vite indigeste. La saturation qui fut celle des contemporains fut souvent la nôtre, avouons‑le. Ce n'est pas un hasard non plus si les livres qui émergent, qui ont été réédités, sont ceux qui sont soutenus par une analyse philosophico-politique — c’est le cas de ceux de David Rousset ou de Robert Antelme —, par une volonté de faire œuvre historienne dépassant le témoignage — c'est le cas de Germaine Tillion ou de Eugen Kogon —, ou encore ceux qui font preuve d'éminentes qualités littéraires, telle l’œuvre de Primo Levi27.

15L’évènement est donc sujet à différents choix de montages ; toutefois il faut noter que les sept films étudiés font preuve d’une grande hybridité quant aux images élaborées. On peut reprendre le concept d’« entre‑images » de Raymond Bellour pour qualifier ces films qui mêlent différents arts. Certains entrecroisent en effet cinéma et photographie : les prises de vues de photographies existantes sont nombreuses dans Images du monde28, des gros plans transforment les visages des femmes en portraits, la photographie familiale dans Ararat, photographie‑talisman du peintre Gorky peut être interprétée comme personnage principal du film, enfin, les images prises en Arménie et insérées dans le calendrier dans Calendar symbolisent la mémoire traumatique du pays lointain, originel. D’autres relient davantage cinéma et littérature : les textes de Jean Cayrol pour Nuit et Brouillard, lus par Michel Bouquet, sont d’une densité très forte, la présence intertextuelle d’un poème de Adom Yarjanian‑Siamanto dans Ararat d’Atom Egoyan, a une vocation mémorielle, et la reprise par Cl. Lanzmann de formes occidentales connues comme le récit à suspense, la tragédie ou le témoignage biblique ancre le film dans un héritage commun. Quant au montage, chaque cinéaste adopte une technique précise identifiée par S. Rollet. Le montage est « contrapuntique » chez Resnais : la discontinuité des images et la musique dissonante de Hanns Eisler connotent des tentatives de transmettre l’intransmissible. Chez Farocki, le montage est « traductif » au sens benjaminien du terme : le montage traduit les images, notamment dans Images du monde quand la caméra filme des photographies. La caméra isole des parties des visages des femmes algériennes photographiées par Marc Garanger à la fin de la guerre d’Algérie. Le film dit alors autre chose que les photographies initiales, ciblant les yeux puis les bouches de ces femmes soumises aux autorités. Comme l’exprime Farocki lui‑même, « les images commentent les images29 ». Atom Egoyan opte pour un montage syncopé : noirs, alternance des langues (anglais, arménien), retour d’images récurrentes font de Calendar un film complexe et allégorique traitant du génocide et de la diaspora de façon poétique. Cl. Lanzmann met en place un montage « centripète » selon G. Didi‑Huberman : il filme visages, témoignages, paysages autour d’un centre jamais atteint. La quête se fait dans la lenteur car il s’agit de restituer de la durée à un univers et à des hommes autrefois régis par l’intempestivité nazie et d’accompagner à nouveau la mort de ceux qui ont été assassinés à peine arrivés au camp. Rithy Panh, enfin, choisit un montage convergent permettant de faire entendre tant la voix des anciens gardiens que celle des victimes. Alternant plan large sur le centre S21 et gros plans sur les bourreaux, il tente de cerner le non‑évènement qui s’est joué en ces lieux : « C’est dans ce mouvement de va‑et‑vient du vide au plein et de l’opacité des visages à l’espace déserté que trouvent à se loger les fantômes du passé. » (p. 241).

16Les films mettent ainsi en question le statut de l’image. S. Rollet montre qu’il y a une hésitation terminologique pour qualifier précisément ces images. Les œuvres ont pour point commun de refuser « l’image‑fétiche » (G. Didi‑Huberman) :

L’éthique du regard à laquelle obéissent les cinéastes les conduit, en effet, à refuser les « images-fétiches » (qu’il s’agisse d’archives ou de reconstitutions fictionnelles) dont la plénitude fallacieuse viendrait occulter le manque réel. (p. 247)

17L’image‑témoin, si elle est utilisée par A. Resnais et H. Farocki (reprise de photographies extraites de L’Album Auschwitz30 dans Images du monde), est abandonnée par les autres cinéastes au profit de « l’image‑déchirure » (G. Didi‑Huberman) : cette image « laisse fuser un éclat de réel31 », elle ne voile pas le réel mais le dévoile, laisse entrevoir un instant l’invisible, au hasard d’une parole, d’un geste. Véritables « images‑temps » (Deleuze), les œuvres cinématographiques étudiées par S. Rollet, ouvrent des perspectives mais ne ferment pas l’interprétation. La Catastrophe n’est lisible que dans les interstices de la pensée et des films :

Élaborer des stratégies complexes inscrivant la lacune au cœur des images ou dans l’« entre‑images » : la dissonance dans l’association des vues de Nuit et brouillard et d’Images du monde ; le non-recouvrement de la voix et du lieu dans Calendar et Shoah ; la dislocation du récit dans les deux films d’Egoyan ; la discordance entre les régimes d’images, dans Shoah et S2132

18Les œuvres cinématographiques étudiées ne proposent humblement et éthiquement que des « images à penser » (Walter Benjamin) et non des représentations toutes faites. Le film avoue parfois ses limites, comme dans Nuit et Brouillard :

Ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois, ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, aucune description, aucune image ne peut leur rendre leur vraie dimension, celle d’une peur ininterrompue33.

19La transmission des affects ne peut être totale.

20Ces interstices seront aussi explorés en littérature. Marguerite Duras, au retour de son mari Robert Antelme, accorde moins de crédit au témoignage qu’à la littérature et au cinéma pour traduire l’expérience du trauma concentrationnaire :

Le traumatisme historique prend la forme de ce silence, de cette béance dans le texte – ne subsistent dans la prose de Marguerite Duras qu’une parole impossible et le témoignage de cette impossibilité34.

21La Douleur35, et les textes où la réalité sera fictionalisée ne parviennent pas à dire l’extrême souffrance du déporté et de son inadaptation dans le monde réel.

Filmer des anti‑lieux de mémoire ; le cinéma comme nouveau lieu de mémoire

22On se souvient, à l’occasion des soixante‑six ans de la libération du camp d’Auschwitz, d’un article36 posant le problème de la rénovation ou non d’Auschwitz dont les bâtiments se détériorent au fil des années. Faut‑il garder une trace de ce lieu où furent perpétrés des actes atroces sur des milliers de personnes, ou bien faut‑il qu’il disparaisse à jamais? La journaliste écrit :

Le défi à relever est colossal. Il consiste à maintenir l'authenticité des 155 structures de bois et de brique, en les consolidant sans les reconstruire, et des 300 ruines, dont celles des chambres à gaz et crématoires dynamités par les nazis avant leur départ. Il faut entretenir les kilomètres de routes et restaurer les milliers de documents et effets personnels des victimes.

23Le dilemme est posé : entretenir sans reconstruire. Ce lieu de mémoire qu’est le camp d’Auschwitz doit être préservé (il est inscrit depuis 1979 au patrimoine mondial de l’Unesco) pour le devoir de mémoire mais non modifié. De la même façon, les sept films dont il est question prennent pour présupposé de présenter le plus fidèlement possible la Catastrophe. Il s’agit de garder la mémoire d’un fait historique. Mais la mémoire, sujette à la déformation, pourrait bien modifier le lieu de mémoire ; le travail du cinéaste est de choisir les documents, de guider les témoins lors des interviews pour se rapprocher de la réalité du fait. Les films sont là pour révéler l’existence de lieux de mémoire : Auschwitz, le mont Ararat, le centre S21. Dans l’ouvrage dirigé par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, un article est consacré en partie à la question des camps37. Il traite plus spécifiquement des camps français puisque l’ouvrage est consacré aux lieux de mémoire nationaux. Ce que l’on peut retenir, c’est qu’il interroge justement la visibilité de ces lieux. La brisure entre la communauté juive et la communauté française opérée pendant la Seconde Guerre mondiale se manifeste dans ce dédain vis‑à‑vis de ces monuments mémoriels : l’ancien Vel d’Hiv est symbolisé par une stèle à peine visible placée entre deux immeubles, le camp de Drancy est devenu une station de R.E.R.. Il semble que la Catastrophe soit devenue invisible. La mémoire juive pose problème en France ; P. Birnbaum cite alors deux de nos films, pour mettre en évidence la différence entre la représentation mémorielle prise en charge par le cinéma et celle diffusée par les autorités administratives et politiques :

Nuit et brouillard sur ce qui devait être Nuit et brouillard (1956), silence sur l’Holocauste dont Lanzmann devait faire la Shoah (1985). Leur parole de déportés, personne n’avait envie de l’écouter. La parenthèse refermée, il était établi que Vichy, qui ne représentait rien de la vraie France, n’avait été qu’un malheureux dérapage. Double et profond refoulement : celui de la culpabilité d’une majeure partie de la France, celui des juifs à qui un sort en définitive inexplicable avait été appliqué38.

24L’art, qu’il soit littéraire, photographique, ou cinématographique, prend donc le relais d’une mémoire défaillante. Dans le cas d’Atom Egoyan et de Rithy Panh, les autorités en place nient également cette mémoire. Le cinéma est là pour filmer ces anti‑lieux de mémoire — que Cl. Lanzmann nomme des « non‑lieux de la mémoire39 » —, pour laisser une trace de l’évènement. Il se meut en un écrin pour la mémoire ; la forme cinématographique recueille le fond de la Catastrophe.

25Mais un lieu de mémoire n’est jamais neutre, et peut être instrumentalisé. Les films, les images, peuvent donner lieu à d’étranges fascinations. S. Rollet en donne quelques exemples. Un des écueils de ces films est qu’ils se transforment en preuves. L’apport de témoignages, d’images, le montage même tendent à créer un point de vue sur le drame, quel que soit le postulat initial. L’élément salvateur, dans les sept films, est qu’ils ne s’achèvent pas véritablement. Ils laissent le spectateur libre dans son imaginaire et sa prise de conscience, ils évitent tout dogmatisme. Le second méfait est une réception biaisée de certaines images. Dans le film Ararat, la scène très violente, inspirée du poème de Siamanto (« La Danse »), de la ronde des jeunes épousées contraintes de danser nues avant d’être brûlées vives par les soldats turcs, peut être reçue de façon perverse. S. Rollet explique :

En procédant à la reconstitution de scènes emblématiques du génocide — massacres, viols et tortures —, la représentation, pour ces tiers que nous sommes, ne peut mobiliser que deux types d’affects : l’horreur et/ou la jouissance sadique. (p. 129)

26Les films, n’imposant pas de point de vue directif, laissent le spectateur libre de s’identifier au bourreau ou à la victime. Toutefois, S. Rollet démontre que nous ne pouvons nous identifier à cette humanité détruite, nous ne pouvons nous projeter dans ces hommes qui restent radicalement « autres ». Enfin, le cinéma peut être aussi à contre‑emploi. La présence de la caméra et la plongée dans le passé a ainsi rendu aux polonais interrogés par Claude Lanzmann leur attitude méprisante d’antan. L’antisémitisme de certains rejaillit et leurs corps parlent pour eux quand des paysans refont le signe de l’égorgement qu’ils adressaient aux juifs arrivant en convois dans les camps polonais. Rithy Panh est confronté à la même réalité ; les gardiens à qui l’on demande de refaire leurs gestes d’autrefois, retrouvent leur haine et leur soumission au régime. Ils agissent comme des automates :

On a ainsi le sentiment que la répétition ne lui assure ni distance, ni maîtrise à l’égard du passé : c’est, au contraire, le passé lui-même qui reprend possession de son corps et de sa parole. L’évènement irracontable et irreprésentable de la déshumanisation, qui l’a atteint en même temps que ses victimes, accède ainsi à la présence, après coup, comme une réminiscence involontaire, venue du corps même du gardien. (p. 236)

27D’autres écueils pourraient être invoqués. Pour G. Didi‑Huberman, l’attitude péremptoire de Cl. Lanzmann tend à faire de Shoah un absolu, un indépassable : le danger est de figer la Catastrophe dans un seul film, alors que le ressenti, les enquêtes d’autres cinéastes pourraient renouveler le traitement du génocide. Enfin, le passage par l’art peut être un obstacle à la monstration de l’évènement. Georges Molinié souligne dans un article40 cette ambiguïté du processus qu’il nomme « l’artistisation », quand il passe notamment par l’allégorie :

Si le détour par l’allégorèse, c’est‑à‑dire, pratiquement, par l’artistisation représente à la fois, face à l’objectif dire ou ne pas dire (la Shoah), une solution spéculativement tenable et pratiquement la seule solution envisageable, il reste qu’elle n’est pas moralement évidente41.

28 Si cette solution n’est pas acceptable sur le plan moral, que ce soit en littérature ou au cinéma, elle l’est d’un point de vue éthique, car toute représentation exige des choix, et le point de vue adopté fait sens. Jean Cayrol a mentionné cette nécessité du choix, qui a un triple impact : sur le film lui‑même et sur les spectateurs présents et à venir : « D’une expérience insaisissable, intransmissible, déraisonnable, nous avons choisi les images majeures qui permettaient, dans la mesure des moyens d’un court métrage, de faire participer à cette énorme tuerie, les vivants d’aujourd'hui42 ».

29Ces films, à la fois médiums et « images à penser » se muent finalement en lieux de mémoire à part entière. Il s’opère un transfert du contre‑monde que forment les lieux d’extermination vers la forme artistique qui les prend en charge. De même que la littérature de témoignage relève de la littérature et la surpasse, les films étudiés ici ne sont pas que des témoins ; ils deviennent l’évènement même. Si Cl. Lanzmann l’a ressenti très tôt (« Mon film devrait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz43 »), S. Rollet met en avant cette substitution du fond historique par la forme cinématographique pour les autres films traitant du génocide. Les films ne sont pas là uniquement pour conserver une mémoire, ils sont cette mémoire. Ainsi écrit‑elle au sujet de Shoah et de S21 :

Parce qu’aucune représentation mimétique, au sens strict, ne peut être donnée de l’évènement catastrophique, les deux films mettent en œuvre une écriture qui, visant à faire apparaître en un éclair la fracture inconcevable, constituerait la seule archive possible de cet ‘immémorial’ qu’est la destitution de l’humanité. (p. 181)

30Le film « donne existence à un évènement qui ne lui préexiste pas et que seul il rend visible. » (p. 238). Les films deviennent eux-mêmes des monuments de la mémoire ; les deux films d’Egoyan ont également cette vocation, ils veulent transmettre la mémoire du génocide arménien au sein de la communauté arménienne, mais surtout diffuser cette mémoire auprès des occidentaux. Mémoire nationale et internationale sont mêlées. Le film, l’œuvre devient lieu de mémoire en lieu et place du lieu de mémoire introuvable ; la rebaptisation du génocide juif en « Shoah » est le symbole de cette commutation pleinement aboutie : Shoah « a “inventé” le nom même de l’évènement auquel le film donne forme. » (p. 178).

Les figures de la défiguration

31En proposant une analyse riche mêlant cinéma, histoire, littérature, philosophie, Sylvie Rollet livre ici une réflexion complexe sur les liens entre cinéma et mémoire. Si notre projection en tant que spectateur dans cette humanité défigurée est impossible, elle montre que la défiguration est prise en charge par l’art cinématographique qui devient lieu du défiguré et non de l’infigurable. Elle rejoint, sur le plan cinématographique, ce qu’Évelyne Grossman avait établi sur un plan littéraire : « la défiguration est aussi une force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime44 ».