Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
Christian Zonza

Le roman historique : un « art de l’éloignement » ?

Narratologie : « Problèmes du roman historique », 7, 2008, sous la direction de Aude Déruelle & Alain Tassel, 414 p., EAN 9782296050365.

1Dans la continuité des travaux antérieurs sur l’écriture de l’histoire, Aude Déruelle et Alain Tassel publient les actes du colloque intitulé « Pour une approche narratologique du roman historique », qui a eu lieu à Nice du 19 au 21 mai 2005. Étudiant les rapports problématiques entre l’histoire et la fiction romanesque, l’ouvrage pose un certain nombre de questions, soulevées  en partie par Claudie Bernard dans l’introduction.

2La première question est celle de la poétique du roman historique. Comment concilier en effet un vrai historique et le genre romanesque qui, cherchant à plaire à ses lecteurs, s’appuie sur le vraisemblable et met en jeu des procédés fictionnels en contradiction avec la vérité de l’écriture du factuel.

3La seconde question que pose le roman historique est celle de l’historiographie. Quelle lecture et quelle conception de l’histoire nous livre la fiction romanesque ?  Le roman révèle bien souvent la conception que le romancier se fait de l’histoire, comme si la fiction se servait de l’histoire pour en dénoncer les insuffisances et les limites.

4Enfin, le roman historique se sert de l’histoire dans une perspective idéologique, dans la mesure où le roman se sert du passé pour dénoncer le présent et l’histoire lointaine sert ainsi à crypter une histoire contemporaine.

5La question des rapports entre vérité historique et fiction romanesque se pose au xviie siècle à la fois en Italie, en Espagne et en France. Les travaux de Mascardi sur l’histoire et l’intérêt pour les historiens latins — Tacite, Suétone ou Juvénal —, explique que le polygraphe Francesco Pona s’intéresse à l’antiquité et mette en scène la figure de Messaline (1633) ouvrant ainsi la voie à d’autres ouvrages romanesques sur Scipion ou Agrippine. Fidèle à la chronologie, non sans faire quelques ellipses, il offre des descriptions, comme autant d’effets de réel, et il répond au rôle exemplaire de l’histoire par l’utilisation de commentaires moraux mais aussi philosophiques sur la question de la vérité historique. L’étude « médicale » du personnage de Messaline ouvre la voie aux romans psychologiques où l’analyse intérieure prévaudra et transforme le personnage en héroïne mythique et allégorique (François Lattarico). Ainsi la fiction ne finit-elle pas par dépasser l’histoire ? Dans le Persiles, Cervantes met sur le même plan poésie, histoire et peinture pour dire combien toutes trois peuvent, sans déchoir, décrire des choses basses. L’histoire n’apporte rien à la narrativité mais constitue simplement une touche extérieure. Sans craindre les anachronismes, mettant l’histoire au service de la fiction, il s’agit d’inventer un monde pour provoquer l’émotion du lecteur (Christian Bouzy). En France, sous l’influence d’Amyot et du Tasse, la croyance en la supériorité de l’histoire fait naître les fictions vraisemblables, capables de pallier les contingences du réel. Le roman baroque, fidèle aux événements historiques, s’oppose au roman héroïque qui met l’histoire au service de la fiction comme le fait Mlle de Scudéry. Face aux romanciers qui dénient la nature fabuleuse de leurs ouvrages et s’attachent fidèlement à l’histoire, se dressent ceux qui prétendent que la fiction est supérieure en termes de morale, de beauté, de plaisir et d’instruction. Dans les années 1640, cette dernière position est favorisée parce que le roman doit être au service de la vertu récompensée et du vice puni. La notion de vraisemblance est alors invoquée pour valoriser le genre romanesque qui peint la réalité telle qu’elle doit être et surtout les bienséances. Le roman héroïque décrit ainsi un vrai idéal dans un « art de l’éloignement » qui éloigne le lecteur de ce que sera le  roman historique (Camille Esmein‑Sarrazin). Il faut attendre le xixe siècle pour que le roman soit fidèle à des sources historiques qu’il intègre sans les exhiber: Carlyle pour Dickens (Sylvie Ballestra‑Puech), Joseph Michaux et son Tableau historique des croisades pour Mathilde de Mme Cottin (Brigitte Louichon). Dans Tous les matins du monde, P. Quignard parsème son texte de remarques temporelles, donne des détails descriptifs sur les costumes, emprunte ses personnages secondaires à l’histoire, va jusqu’à se servir d’un lexique emprunté à la langue du xviie siècle. Un court traité, La leçon de musique, en constitue l’œuvre préparatoire et montre l’attachement de l’auteur à des discours théoriques comme substrat du roman (Christine Jérusalem). Le roman espagnol contemporain, quant à lui, emprunte sa matière aux chroniques, aux romans historiques du xixe siècle, aux légendes et  aux motifs littéraires. Mais les exigences de la poétique romanesque entrent en conflit avec celles du vrai historique.

6 La question de la vraisemblance dans le roman historique est essentielle tant le roman oscille sans cesse entre exhibitions de sources historiques et romanesque, celui‑ci pouvant conduire à commettre des infractions à l’égard du vraisemblable. Le narrateur hétérodiégétique dont le lecteur accepte, et souhaite même, qu’il sonde l’âme des personnages devient un problème dans le roman historique où, comme l’historien, il ne peut, sans commettre une infraction au vraisemblable, évoquer la vie intérieure des personnages. C’est ce problème qui se pose au sujet des Chroniques italiennes de Stendhal et Salammbô de Flaubert. Comment ces deux auteurs parviennent-ils à éviter l’écueil de l’invraisemblance ? En préférant Hamilcar au célèbre Annibal, en situant l’action dans la lointaine Carthage au lieu de Rome, en évoquant une révolte d’obscurs mercenaires plutôt qu’un célèbre épisode des guerres puniques, en mettant en scène des personnages moyennement historiques dans les Chroniques, nos deux auteurs se situent dans une marge de l’histoire qui rendra les sources inattaquables par le lecteur. Mais dans le même temps, la focalisation interne devient encore plus problématique dans la mesure où l’éloignement peut difficilement rendre crédible toute description de l’âme de ces personnages, au sujet desquels personne ne sait rien. La question est posée par les auteurs eux‑mêmes dans leurs réflexions sur la poétique romanesque. Quels sont donc les subterfuges mis en place pour répondre aux exigences parfois contradictoires du roman et de l’histoire ? Les romanciers réfléchissent en premier lieu sur l’instance narrative : chez Flaubert, l’énonciateur se fait discret, s’efface au point de réduire toute distance entre le lecteur et les personnages ; chez Stendhal, l’énonciateur est le chroniqueur et le quasi témoin des événements rapportés. D’autre part, la focalisation interne ne concerne pas la description de l’intériorité des personnages, mais la description du monde vue par un personnage (les magasins vus par Hamilcar), ou bien le monde vu par la ville de Rome, conçue comme un personnage qui rapporte son point de vue sur le collectif (Marie Parmentier). La transformation du roman en drame dans Cinq‑Mars, Les Chouans et Notre‑Dame de Paris ne permettrait-elle pas d’utiliser l’artifice théâtral pour montrer les rouages  et les forces qui régissent l’histoire en mettant en scène tout à la fois le pouvoir de la Providence et celui des grands hommes — Richelieu ou Fouché — vus comme des machinistes (Agathe Lechevalier). Le roman historique, dans sa manière de se servir de l’histoire se constitue en discours historiographique.

7L’écriture du roman historique dépend étroitement de la conception de l’historiographie. Pour l’auteur de L’Œuvre au noir et de Mémoires d’Hadrien, le personnage est plus important que l’intrigue. Même si Yourcenar fait œuvre d’érudition historique, l’histoire est vue préférablement, dans la perspective de l’École des Annales, comme le récit des micro-événements qui arrivent à des personnages secondaires. Zénon, personnage fictif, est à la fois le condensé de tous les humanistes et les savants du xvisiècle mais il est aussi historique parce qu’il sert les intérêts humains. De même, faire voir l’histoire par le regard d’Hadrien, c’est éviter de construire une histoire myope, morale, réductrice comme elle l’est bien souvent chez les historiens des siècles antérieurs et permettre de donner à lire l’histoire dans sa complexité. Le personnage le plus historique n’est-il pas le sans-nom, le Nathanaël d’Un homme obscur, historique parce qu’il représente l’homme universel ? (Bérengère Deprez, Fabienne Viala) Le roman ne met-il pas en question l’histoire et la narration ? Dans Le Roman de la momie, la narratologie est étroitement dépendante d’une certaine conception du temps. Considérant l’histoire comme une régression, et non comme un progrès, Gautier se méfie du narratif : l’histoire ne progressant pas, pourquoi créer une intrigue qui ferait progresser le roman ? L’auteur privilégie ainsi la description, n’hésitant pas à mettre sur le même plan objets et personnages dont il bannit tout sentiment, indice de temporalité. Loin de vouloir chercher un ordre ou une logique comme le font les historiens dans une dramatisation de la longue durée par le narratif, Gautier rejette la narration qui homogénéise et dialectise. Refusant ainsi de voir dans le passé une explication du présent, il fait de l’histoire un domaine pluriel, incertain, discontinu et relatif. Il préfère ainsi encenser un passé très lointain, celui de l’Égypte, un passé qui est de l’ordre de l’immuable, du caché, du parfait. Face à un présent qui n’est que progrès technique, l’art égyptien montre la puissance de la pensée créatrice qui modèle la matière et dégrade le judéo-christianisme (Gisèle Séginger). Le même traitement de l’histoire et du temps est réservé au Capitaine Fracasse. Le paratexte évoque seulement un style historique et une nostalgie romantique, comme si l’histoire personnelle venait remplacer l’histoire. Les personnages historiques, à l’exception d’un fantomatique Louis XIII, n’apparaissent pas. Aucune description sociologique parce que les personnages sont réduits à leur individualité et ne sont pas les porte-parole de leur caste. Les seuls marqueurs historiques sont d’ordre culturel : références à des auteurs tels Scudéry ou Corneille, personnages agissant comme dans le roman ou le théâtre du xviie siècle. Finalement, c’est le roman lui-même qui vient s’inscrire dans une histoire littéraire, comme symbole d’un romantisme oublié. Au sortir de la Révolution française, le rapport au temps est problématique dans la mesure où il y a, à la fois, un refus du passé et une nécessité de repenser l’histoire en relisant ce passé (Sarah Mombert). Dans Mathilde, Mme Cottin montre que contrairement au Tableau historique des croisades de Joseph Michaud qui voulait valoriser le sens de l’histoire et faire de l’Empire et de la Révolution l’aboutissement d’un mouvement que les Croisades avaient amorcé, le roman met en scène une vaine soif de conquêtes et une négation de la notion de progrès (Brigitte Louichon). La Bataille de Pharsale et La Route des Flandres de Claude Simon remettent en cause l’histoire à tous les sens du terme. Selon Simon, il semble que l’histoire ne puisse être dite si ce n’est de manière fragmentaire. Le romancier réunit ainsi des lambeaux d’histoire, comme autant de taches laissées par le peintre au pied du chevalet. La bataille de Pharsale n’est qu’une errance à travers le temps et l’espace : errance de la lointaine antiquité à des batailles sentimentales parodiques, errance entre de multiples genres (textes, métatextes, peinture, sculpture, cartes postales…). Dans La Route des Flandres, la débâcle historique métaphorise la débâcle du récit, posant le problème de la transmission du vécu, de la pluridimensionnalité de l’histoire, de son absence de progrès. Elle est conçue comme une dégradation dont il est impossible de tirer une leçon et surtout un objet de manipulation de la part des historiens qui trompent les masses en tentant de montrer un sens, au-delà du chaos des événements. C’est la même mystification qui est opérée par le romancier. De la sorte, l’histoire conçue en termes de déconstruction, influe sur la poétique du roman : le roman contient plusieurs histoires, conçues de manière discontinue. La lecture et l’écriture se font par associations, par une série d’échos qui assimilent le roman à un montage filmique et qui montrent que le temps, selon Simon, est répétitif. Le roman sert ainsi à faire la critique d’une certaine conception de l’historiographie (Michel Bertrand, Bérénice Bonhomme).

8Le roman historique remet en cause le présent en utilisant le passé : I. Kadaré utilise l’Egypte pour dénoncer la dictature, et D. Daeninckx dénonce dans Meurtres pour mémoire la quiétude des anciens fonctionnaires de Vichy (Laurent Broche). Le roman espagnol contemporain qui porte sur le siècle d’or tente de faire oublier le franquisme qui avait idéalisé cette période de l’histoire de l’Espagne, en mettant en scène des figures marginales (religieuses lesbiennes ou réformés). Le romancier manipule ainsi l’histoire passée pour éclairer les événements qui se déroulent à son époque et qui ne sont pas encore de l’histoire (Isabelle Touton). Dans Le roman d’Henri IV, Heinrich Mann, exilé en France, se sert du factuel pour en faire des arguments éthiques et politiques destinés à montrer l’horreur du nazisme. Du chaos des événements, le romancier, à la manière d’un historien, tire un sens mais un sens univoque, opposant les forces du bien, le roi, à ceux qui incarnent résolument le mal (Catherine et ses fils, les Guise). Henri tend à dépasser l’histoire pour devenir un personnage hagiographique, un héros épique, un modèle humaniste, comme le montre sa proximité avec Montaigne. La quasi absence de dates précises tend à gommer l’histoire passée pour établir un lien étroit avec le présent comme en témoignent des anachronismes lexicaux (« nuit des longs couteaux » pour la Saint‑Barthélémy), des réinterprétations du passé à la lueur du présent comme c’est le cas pour la Ligue. Loin d’être absent de son texte, comme peut l’être l’historien de son histoire, le narrateur développe un discours moral fait de commentaires explicatifs, de maximes et de moralités en clôtures de chapitre, et de remarques didactiques, d’où l’histoire tire tout son sens (Chantal Edet‑Ghomari). Le risque est de voir  disparaître l’histoire au profit d’une pure idéologie : c’est le cas des Déracinés de Maurice Barrès qui sert la cause nationaliste défendant le bien-fondé de l’antisémitisme, du déterminisme social et de l’enracinement (Maud Hilaire).

9On peut poser la question de la limite d’utilisation d’une histoire récente (pas encore histoire ?) et douloureuse. La littérature d’Afrique subsaharienne prend pour cadre l’histoire des conflits génocidaires et se sert de ce fait d’une grande variété de procédés romanesques : projection de l’instance d’énonciation dans un avenir qui regarde le passé, ou bien un narrateur enfant qui regarde l’histoire de façon faussement naïve (Delphine Laurenti). De même, le génocide juif, à ce point incroyable, invraisemblable, et même fictionnel au regard des victimes et des bourreaux peut-il servir de fondement à la fiction ? Le Grand voyage de G. Semprun apparaît comme un témoignage à la première personne et s’éloigne du récit historique à la troisième personne, La Danse de Gengis Cohn de Gary est un défi à l’histoire dans cette façon de faire parler un mort. Pourtant la parole, là encore, est frappée par l’indicible : chacun des deux écrivains se refuse à évoquer les événements concentrationnaires, préférant l’allégorique et l’absurde pour dire l’horreur de l’histoire. Il arrive ainsi que le roman historique use de l’allégorie pour parvenir à dire un vrai indicible (Lucie Bertrand).

10La première conclusion à tirer de cet ouvrage est la difficulté à conceptualiser le roman historique tant les liens entre l’histoire et la fiction sont divers et complexes, et à le nommer: roman « historico‑didactique », « roman engagé », « roman‑témoignage », « histoire romancée », « essai » ou « roman archéologique ».

11Il faut aussi remarquer que le roman se sert de l’histoire plus qu’il ne la sert. D’un point de vue moral, il en montre les faiblesses en se montrant plus moral qu’elle. D’un point de vue philosophique, il en démonte les rouages en donnant du sens au chaos des événements, en niant la notion de progrès ou sa capacité à donner des leçons. Enfin, d’un point de vue poétique, cette remise en cause de l’histoire oblige le roman à innover, à se transformer tantôt pour échapper à l’invraisemblance, tantôt pour dire la faiblesse du narratif, tantôt pour mettre en valeur le personnage. C’est par son incapacité ou son absence de volonté à suivre l’histoire que le roman historique s’est paradoxalement enrichi.

12Enfin, la dernière question qui se pose est celle de l’existence même de l’histoire dans ces œuvres. Roman historique ne signifie pas reproduction du réel, parce que l’histoire mise en scène est une histoire culturelle (histoire privée, fondée sur des sources secondaires), une histoire déjà passée par le prisme du rêve où domine l’émotion. Le roman historique est peut-être paradoxalement le véritable « art de l’éloignement ».