Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
François Dosse

L’histoire entre science & fiction

Littérature, 159, 3/2010 : « Écrire l’histoire », EAN 9782200926519.

1Pendant longtemps les historiens ont tourné le dos à la littérature, à ce qui en eux, dans leur pratique, les rapprochait des littéraires. Pour mieux profiter du bain des sciences sociales et consolider leur position majeure, ils avaient tendance à affirmer leur ambition scientifique et à renvoyer dans les cordes l’histoire vieillotte, le récit historique réservé aux seuls plumitifs de l’historiette. Les historiens ne faisaient là qu’amplifier un mouvement de rupture avec leur lieu d’origine, car l’histoire s’est professionnalisée à la fin du xixe siècle en rompant le cordon ombilical qui la rattachait aux lettres classiques et à l’ancienne rhétorique. Les temps ont bien changé car après une longue éclipse du récit au cours de laquelle les historiens du xixe et xxe siècles ont cru pouvoir fonder une physique sociale, croyant rompre à jamais avec l’histoire‑récit, ils insistent au contraire aujourd’hui sur le fait que la notion d’histoire revêt une valeur polysémique, désignant tout à la fois l’action narrée et la narration elle-même, confondant ainsi l’action d’un narrateur, qui n’est pas forcément l’auteur, et l’objet du récit. L’historien est de nouveau invité à s’interroger sur son acte d’écriture, sur la proximité de celui-ci avec l’écriture fictionnelle, et en même temps sur la pertinence de la frontière qui distingue les deux domaines1. Le tournant culturel que traversent les historiens a par ailleurs renforcé leur attention à toutes les formes de représentations du réel que l’on trouve du côté de la création artistique et littéraire, ce qui ouvre de riches chantiers d’investigation communs aux historiens réconciliés avec leur nom propre et aux spécialistes de la littérature qui s’interrogent désormais sur ce qu’écrire l’histoire veut dire, comme l’atteste la nouvelle livraison de la revue Littérature consacrée à l’histoire.

2Dans ce numéro de Littérature, l’universitaire américaine Gabrielle Spiegel écrit une excellente contribution qui part de l’idée que le révisionnisme en histoire participe d’une démarche naturelle de l’historien depuis qu’il s’est professionnalisé au xixe siècle car il doit revisiter le passé à l’aune de nouvelles archives, de nouveaux questionnements2. On peut donc faire remonter le révisionnisme à l’historicisme. Pourtant ce penchant prend un sens nouveau dans l’après du tournant linguistique (le Linguistic Turn). Spiegel qualifie la pratique contemporaine de l’histoire dans la filiation des réflexions de Michel de Certeau comme une confrontation avec l’absence, comme un travail de production discursive de la mort et contre la mort qui fait de l’écriture historienne une écriture de l’entre-deux entre absence et présence : « C’est la réécriture constante du passé dans les termes du présent. » À partir de ce constat, G. Spiegel introduit la nécessaire implication de la subjectivité de l’historien en tant qu’individu, ce qui renvoie l’écriture du passé à la psychologie de l’individu, rejoignant ainsi sans le savoir les réflexions françaises autour de la notion d’ego‑histoire inventée par Pierre Nora dans les années quatre‑vingt. Davantage inspirée par les travaux de Jacques Derrida, cette universitaire américaine émet une hypothèse intéressante sur les effets du trauma de la seconde guerre mondiale sur toute une génération de l’après-guerre qui n’a pas, pour des raisons d’âge, participé au conflit tout en restant marqué de manière indélébile par cet événement. Cette génération à laquelle appartient Derrida est confrontée à un dire impossible car les mots restent impuissants confrontés à l’horreur barbare de ces années de guerre. Les enfants de cette génération qui a traversé cet univers de mort n’ont reçu un héritage qu’en « forme d’absences ». Et G. Spiegel de constater la « mémoire absente » dans les romans d’Henri Raczymow qui est une « mémoire trouée ». Il est frappant, et c’est un thème qu’a souligné George Steiner, que le monde d’Auschwitz réside hors du discours, hors du dicible et de sa rationalité supposée. Et pourtant, c’est tout ce qu’il reste à ceux qui viennent après pour exprimer l’horreur. Ils sont donc confrontés à une impasse comme l’exprime le personnage du roman d’Elie Wiesel, Le Cinquième Fils : « Né après la guerre, j’endure ses effets. Je souffre d’un Événement dont je n’ai pas fait l’expérience. […] D’un passé qui a fait trembler l’Histoire, je n’ai retenu que des mots. » Cette aporie est aussi l’objet de la dernière contribution de ce numéro de Littérature, celle du linguiste François Rastier qui pose la question du témoignage. Proposant une typologie des témoignages, il distingue les simples témoins qui ne sont pas des victimes directes come Vassili Grossmann ou Lee Miller, les victimes survivantes come Primo Levi, Robert Antelme, les témoins posthumes dont on a retrouvé les traces manuscrites dans les ghettos ou dans les camps comme Anne Frank ou Zalmen Gradowski. On saura gré à Fr. Rastier de mettre un peu d’ordre dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler notre ère du témoin, mais on comprendra moins sa véhémence lorsqu’il pourfend violemment toute tentative littéraire de rendre compte de cette période. Fr. Rastier pourfend ainsi les prétentions de Littell dans Les Bienveillantes, y dénonçant « les clichés d’une sous‑littérature sadique relevée d’œillades culturelles » ! Quant au livre de Styron, Le Choix de Sophie, il subit le même sort, celui des « romans érotico‑historiques ou grand‑guignolesques exploitant l’extermination », ce qui est une accusation inacceptable qui rappelle les pires procès totalitaires. On peut à la limite régler le sort de la littérature quand elle parle d’histoire d’un trait de plume, encore que l’on peut s’en étonner dans une revue littéraire, mais faire ce procès d’intention relève de l’inacceptable. Heureusement, une autre contribution, celle de Pierre Campion, dans la même livraison de la revue, rend davantage justice à l’ouvrage de Jonathan Littell3. Il montre comment Littell adopte une stratégie scripturaire très respectueuse de l’horreur qu’il décrit, s’efforçant d’en dresser l’anatomie « et une physiologie qui gît aux confins de notre humanité la plus ordinaire ».

3La sensibilisation progressive des historiens à leur discipline en tant que pratique d’écriture, en tant qu’opération scripturaire est tardive ; elle remonte aux années soixante‑dix. En pleine vogue quantitativiste, au début de ces mêmes années, Paul Veyne publie un ouvrage dont le titre évoque le retour d’une réflexion sur l’histoire comme récit, Comment on écrit l’histoire. Il y affirme que « l’histoire est un récit d’événements : tout le reste en découle4 ». L’objectif qu’il assigne à ce livre d’épistémologie de l’histoire est de montrer en quoi l’histoire n’est pas une science. S’appuyant sur Aristote, il voit l’histoire comme « mise en intrigue ». La configuration induit l’explication. La part méthodologique de l’histoire est par contre considérée comme sa partie morte. L’histoire est, selon P. Veyne, un roman, un récit véridique. L’indétermination du champ historique rend illusoire toute construction hiérarchisée selon une échelle d’importance. Seule l’intrigue attribue à tel ou tel fait sa valeur singulière en fonction de l’intérêt présumé du récit :

Les faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leur liaisons objectives et leur importance relative5.

4Ce qu’on appelle explication en histoire n’est donc pas autre chose que la manière dont le récit s’organise en intrigue compréhensible et ce qui est érigé en position causale n’est autre qu’un épisode, choisi parmi d’autres, de l’intrigue. L’historien est donc fondamentalement un empiriste dont la part théorique, conceptuelle ou typologique ne constitue qu’une série de résumés d’intrigues tout prêts, utilisables, pour présenter ce qui importe, soit le fait de relater le caractère concret de l’histoire. Quant à la synthèse réalisée par l’historien, elle relève, selon P. Veyne, de la manière singulière dont l’historien remplit les vides et les lacunes en faisant remonter de l’effet constaté à sa cause hypothétique, selon la théorie des probabilités.

5En 1975, paraît le livre fondamental de Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire qui insiste aussi, comme le titre l’indique clairement, sur la pratique historienne comme pratique d’écriture. Certeau montre en quoi l’histoire relève tout à la fois d’une écriture performative dans l’acte de faire l’histoire et d’une écriture en miroir dans le fait de raconter des histoires, ce qui place d’emblée le genre historique en tension entre un versant scientifique et un versant fictionnel. Le récit historique joue le rôle de rite d’enterrement, exorcisant la mort en l’introduisant à l’intérieur même de son discours. Il a fonction symbolisatrice en permettant à une société de se situer en se donnant dans son propre langage un passé qui ouvre au présent un espace singulier : « Marquer un passé, c’est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des possibles6. » Certeau compare cette fonction au genre littéraire et musical en vogue au xviie siècle sous le nom de « Tombeau » dans la mesure où l’écriture historienne ne parle du passé que pour l’enterrer au double sens de l’honorer et de l’éliminer.

6Si l’histoire est avant tout récit, elle est aussi, selon Certeau, une pratique qui est à référer à un lieu d’énonciation, à une technique de savoir, liée à l’institution historique :

Est abstraite, en histoire, toute doctrine qui refoule son rapport à la société... Le discours scientifique qui ne parle pas de sa relation au corps social ne saurait articuler une pratique. Il cesse d’être scientifique. Question centrale pour l’historien. Cette relation au corps social est précisément l’objet de l’histoire7.

7Cette prise en compte du lieu de l’opération historiographique ouvre un vaste chantier : celui de l’interrogation historiographique afin de resituer chaque fois le discours historien dans la contemporanéité de sa production. Certeau, ressaisissant le discours historique dans sa tension entre science et fiction, est particulièrement sensible au fait qu’il est relatif à un lieu particulier d’énonciation, et ainsi médiatisé par la technique qui en fait une pratique institutionnalisée, référable à une communauté de chercheurs : « Avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe donc d’analyser comment elle y fonctionne8. » La pratique historienne est toute entière corrélative à la structure de la société qui dessine les conditions d’un dire qui ne soit ni légendaire ni a‑topique, ni dénué de pertinence.

8Un article polémique de l’anglais Lawrence Stone, traduit en France pour la revue Le Débat en 1980, insiste sur ce nécessaire « retour au récit9 ». Cet historien britannique, connu surtout pour ses travaux sur les causes de la révolution anglaise, oppose les apories des démarches structurales ou scientistes sous leurs diverses variantes, que ce soit le modèle marxiste, le modèle qu’il qualifie d’écologico‑démographique10 de l’école des Annales ou encore le modèle « cliométricien » américain11, dominants dans les années soixante et la nécessité d’une histoire narrative, descriptive qui se donne pour objet premier l’homme. Les trois variantes scientistes ont échoué à réduire le réel historique à des explications unicausales et l’intérêt des historiens se déplace vers ce qui se passait dans la tête des gens autrefois, ce qui implique un retour à la narration : « La première cause du retour actuel au récit, c’est qu’on a perdu bien des illusions sur le modèle déterministe d’explication historique12. »

9L’interprétation historienne se donne pour ambition d’investir un entre-deux qui se situe entre la familiarité que l’on éprouve avec le monde environnant et l’étrangeté que représente le monde que nous avons perdu. La discontinuité qui oppose notre présent au passé devient alors un atout pour déployer une nouvelle conscience historiographique :

La distance temporelle n’est donc pas un obstacle à surmonter. [...] Il importe en réalité de voir dans la distance temporelle une possibilité positive et productive donnée à la compréhension13.

10L’attention à la narration historique permet de mettre en valeur les connecteurs qui donnent lieu à des effets de vérité, des effets de réalité, comme l’analyse dans ce numéro de Littérature Bérenger Boulay14. L’auteur revisite l’intention historienne de faire voir, du régime de l’évidence par lequel l’historien affirme que ce qu’il énonce renvoie à une vérité factuelle. L’auteur rappelle que le latin evidentia traduit le terme grec enargeia qui désigne un effet du discours consistant à susciter l’imagination du lecteur et de l’auditeur de manière à lui faire « voir » ce qui est raconté. On est donc là en pleine fiction d’autopsie grâce à laquelle l’historien donne l’impression « d’assister aux événements ou aux situations représentés ». L’usage de la citation des sources ne suffit pas et l’historien use souvent du présent pour produire un « effet de réel », comme le qualifiait Roland Barthes. L’invocation à des détails renvoie à quelque chose qui a été vu, vécu comme le souligne Gérard Genette : « L’effet de présence auctoriale ou lectoriale abolit, sur un mode figural ou fictionnel, la distance qui sépare la représentation et son objet. » B. Boulay fait le point sur les stratégies énonciatives et les protocoles testimoniaux par lesquels l’historien donne une impression de présence, gagnant ainsi la confiance du lecteur grâce à une autorité fondée sur l’autopsie. L’historien s’efface en tant qu’auteur, comme voix narrative pour mieux laisser l’illusion que la réalité parle d’elle‑même. Ranke, la grande référence de l’école méthodique, donnait au xixe siècle comme ambition à la corporation des historiens de « se contenter de montrer comment les choses se sont passées ». Par rapport à cette stratégie énonciative de l’effacement, l’auteur rappelle la rupture opérée par l’école des Annales qui a introduit l’historien dans sa subjectivité, réhabilitant le « je ». Lucien Febvre lui‑même disait de l’histoire qu’elle était avant tout une construction, une création. Cette montée en visibilité de la subjectivité historienne s’est encore accentuée récemment après l’abandon du paradigme structuraliste et ce que l’on a qualifié de retour du sujet. C’est ainsi que, comme le fait remarquer B. Boulay, aussi bien Georges Duby, Alain Corbin ou Arlette Farge rendent de plus en plus explicite leur démarche :

L’inscription de l’enquête dans le récit permet, en un sens, aux historiens de retrouver une autorité fondée sur l’autopsie. Le rapport avec les sources documentaires change d’un modèle à l’autre.

11Alors que dans l’écriture méthodique du xixe siècle, les références documentaires doivent alléger le récit et sont renvoyées dans le péritexte des notes infra‑paginales, dans l’écriture contemporaine de l’histoire, l’on pratique en général une présentification du passé qui se traduit au moyen d’un usage fréquent de la métalepse désignant un référent présent au cœur même de la situation d’énonciation. Par exemple, Fernand Braudel « s’imagine ou se représente ainsi volontiers aux côtés de Philippe II, la métalepse soutenant là encore l’évocation du travail de l’historien aux archives ». L’étude des effets de présence dans le discours historien peut ainsi contribuer à éclairer les problèmes d’équilibre entre « attestation et représentation ».

12L’exigence de penser l’histoire à l’intérieur de cette tension entre extériorité et intériorité, pensée du dehors et du dedans, oblige à dépasser les diverses apories de la démarche purement spéculative de la temporalité. Penser à l’articulation du clivage entre un temps qui doit apparaître et un temps qui est conçu comme condition des phénomènes : c’est dans cette perspective que l’on suivra Paul Ricœur qui reprend, en l’élargissant, sa réflexion sur l’historicité conçue comme tiers-temps, tiers discours pris en tension entre la conception purement cosmologique du mouvement temporel et une approche intime, intérieure du temps15. D’un côté, Aristote développe une conception du temps extérieure à la conscience que l’homme peut en avoir. Il pense un temps immuable, uniforme, simultanément le même partout. L’univers aristotélicien est donc ainsi soustrait au temps. Seulement Aristote se heurte au paradoxe d’un temps qui n’est pas le mouvement et dont le mouvement est une des conditions : « Il est donc clair que le temps n’est ni le mouvement, ni sans le mouvement16. » Aristote ne parvient pas à trouver de connexion entre le temps mesuré par le Ciel à la manière d’une horloge naturelle et le constat que les choses et les hommes subissent l’action du temps. Il reprend d’ailleurs à son compte le dicton selon lequel « le temps consume, que tout vieillit sous l’action du temps17 », sans pouvoir l’articuler à un temps humain et changeant.

13À ce versant cosmologique du temps s’oppose le versant psychologique, intime, selon Saint Augustin qui pose frontalement la question : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus18 ». Il part du paradoxe selon lequel si le passé n’est plus et le futur pas encore, comment saisir ce que peut être le temps ? Saint Augustin répond en se tournant vers le présent, un présent élargi à une temporalité large qui englobe la mémoire des choses passées et l’attente des choses futures : « Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision, le présent du futur, c’est l’attente19. » Il n’y a donc pour Saint Augustin de futur et de passé que par le présent. Cette antinomie entre temps cosmologique et temps intime n’est pas résolue par la spéculation philosophique.

14Entre le temps cosmique et le temps intime se situe le temps raconté de l’historien. Il permet de reconfigurer le temps au moyen de connecteurs spécifiques. Ricœur place le discours historique dans une tension qui lui est propre entre identité narrative et ambition de vérité. La poétique du récit apparaît comme la manière de dépasser les apories de l’appréhension philosophique du temps. Ricœur préfère à cet égard la notion de refiguration à celle de référence car il est question de redéfinir la notion même de « réalité » historique à partir des connecteurs propres au tiers-temps historique, le plus souvent utilisés par les historiens de métier. Parmi ces connecteurs, on retrouve en effet des catégories familières à l’historien : celle de la chronologie, du calendrier : ce « temps calendaire est le premier pont jeté par la pratique historienne entre le temps vécu et le temps cosmique20. » Il se rapproche du temps physique par sa mesurabilité et il emprunte au temps vécu. Le temps calendaire « cosmologise le temps vécu » et « humanise le temps cosmique21 ».

15La tentative des Annales dans les années soixante‑dix de rompre avec le récit a été illusoire et contradictoire avec le projet historien. Lecteur attentif de la grande thèse de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Ricœur a bien montré que les règles de l’écriture historienne ont empêché Braudel de basculer dans la sociologie car la longue durée reste durée. Braudel, en tant qu’historien, restait tributaire de formes rhétoriques propres à la discipline historique. Contrairement à ses proclamations tonitruantes, il poursuivait lui aussi dans sa thèse la réalisation d’un récit : « La notion même d’histoire de longue durée dérive de l’événement dramatique [...] c’est‑à‑dire de l’événement‑mis‑en‑intrigue22. » Certes, l’intrigue qui n’a plus pour sujet Philippe II, mais la mer méditerranée, est d’un autre type, mais elle n’en reste pas moins une intrigue. La méditerranée figure un quasi‑personnage qui connaît sa dernière heure de gloire au xvie siècle avant que l’on assiste à un basculement vers l’Atlantique et l’Amérique, moment au cours duquel la Méditerranée en même temps sort de la grande histoire. La mise en intrigue s’impose donc à tout historien, même à celui qui prend le plus de distance avec le récitatif classique de l’événementiel politique, militaire ou diplomatique. La narration constitue donc la médiation indispensable pour faire œuvre historique et lier ainsi l’espace d’expérience et l’horizon d’attente. Elle est la trace même du caractère humain de l’histoire.

16L’attention aux régimes de discours implique de rentrer dans une zone d’indétermination afin de ressaisir comment se fabriquent les régimes de vérité et quel est le statut de l’erreur, le caractère incommensurable ou non des diverses assertions qui se donnent comme scientifiques. Le plus difficile est d’entendre un récit fait sur soi par la partie adverse dans une situation de conflit passé ou présent. Là encore, la dernière livraison de la revue Littérature consacrée à l’histoire offre un bel exemple de cette gageure qui consiste à ne rien éradiquer de la conflictualité, tout en se faisant entendre de l’adversaire, de l’autre. Tout un dossier est constitué autour d’un ouvrage Histoire de l’autre, paru en 2002 simultanément en Israël et dans les territoires palestiniens, codirigé par un professeur palestinien et par un psychiatre israélien. L’objectif est de fournir aux enseignants palestiniens et israéliens les moyens de transmettre l’histoire contemporaine du Proche Orient dans les classes des écoles des deux bords. Chaque page de ce livre est découpé en trois colonnes : d’un côté la version israélienne, de l’autre la version palestinienne et au centre toute une colonne vide pour laisser au lecteur écrire ses commentaires. Une version française est parue en 2004 avec une préface de Pierre Vidal‑Naquet. Des débats ont eu lieu en France, à l’université Paris 8, sur cette expérience inédite, dont la contribution de Martin Mégevand se fait l’écho23. À l’automne 2006, l’université Paris 8 organise deux journées d’études autour de ce livre : « Éducation et transmission en terre de conflits » réunissant des spécialistes de diverses disciplines : l’histoire, la sémiotique, la psychologie, la psychanalyse et la littérature. Cette présentation est suivie d’une série de réactions pour exprimer l’intérêt et les limites de cette expérience, celle de Jean-Pierre Klein, de Michel Costantini et de Pierre Pachet. Comme le remarque le psychiatre Jean-Pierre Klein, ces deux récits en confrontation se réclament du logos, mais relèvent en fait du mythos. Il faut selon lui choisir entre légende ou histoire : « La légende est aussi ce qui se constitue en psychothérapie, qui constitue mon domaine de compétence ». En clinicien, il souligne le fait que ses patients croient travailler sur leur enfance, alors qu’ils expriment leur légendaire, l’objectif de la cure analytique étant de se rapprocher au mieux d’une légende « plus satisfaisante à ce moment de son parcours ». Michel Constantini rétorque de son côté que l’on ne peut dissocier logos et mythos dans la mesure où ces deux domaines sont intrinsèquement liés dans le récit historique depuis Thucydide et ses récits des guerres du Péloponnèse. Il rappelle le déjà très ancien livre de Cornford publié en 1907, Thucydides mythistoricus par lequel l’auteur souligne la structure dramatique inspiré des représentations du théâtre tragique des narrations de Thucydide et de la dimension proprement épique de bien des récits de l’illustre historien. Nous restons dans des histoires enchevêtrées comme l’a montré Wilhelm Schapp au point que cet enchevêtrement peut être perçu à la manière dont Jean Greisch, philosophe qui a traduit Schapp, comme un « empêtrement ».

17La construction d’une herméneutique du temps historique offre un horizon qui n’est plus tissé par la seule finalité scientifique, mais tendu vers un faire humain, un dialogue à instituer entre les générations, un agir sur le présent. C’est dans cette perspective qu’il convient de rouvrir le passé, de revisiter ses potentialités. Le présent réinvestit le passé à partir d’un horizon historique détaché de lui. Il transforme la distance temporelle morte en transmission génératrice de sens. Le vecteur de la reconstitution historique se trouve alors au cœur de l’agir, du rendre‑présent qui définit l’identité narrative sous sa double forme de la mêmeté (Idem) et de soi-même (Ipséité). La centralité du récit relativise la capacité de l’histoire à enfermer son discours dans une explication close sur des mécanismes de causalité. Elle ne permet ni de revenir à la prétention du sujet constituant à maîtriser le sens, ni de renoncer à l’idée d’une globalité de l’histoire selon ses implications éthiques et politiques.

18L’attention aux procédures textuelles, narratives, syntaxiques par lesquelles l’histoire énonce son régime de vérité conduit à se réapproprier les acquis des travaux de toute la filiation narratologiste particulièrement développée dans le monde anglo-saxon. Le développement des thèses narrativistes s’est en effet nourri du linguistic turn, de la critique du modèle nomologique et de la prise en compte du récit comme gisement de savoir, comme déploiement de ressources d’intelligibilité. Les narrativistes ont ainsi permis de montrer la manière dont le mode de récit a valeur explicative, ne serait-ce que par l’utilisation constante de la conjonction de subordination : « parce que » qui recouvre et confond deux fonctions distinctes, la consécution et la conséquence. Les liens chronologiques et les liens logiques sont ainsi affirmés sans être problématisés. Or il convient de désimbriquer ce mot de passe, le « parce que » à l’usage disparate. C’est ce travail sur les capacités explicatives propres au récit qu’a mené le courant narrativiste. William Dray a ainsi montré, dès les années cinquante, que l’idée de cause doit être disjointe de l’idée de loi24. Il a défendu un système causal irréductible à un système de lois, critiquant à la fois ceux qui pratiquent cette réduction et ceux qui excluent toute forme d’explication. Un peu plus tard Georg Henrik Von Wright préconise un modèle mixte fondé sur une explication dite quasi-causale25 comme la plus appropriée pour l’histoire et pour les sciences humaines en général. Les relations causales sont, selon lui, étroitement relatives à leur contexte et à l’action qui y est impliquée. S’inspirant des travaux d’Elisabeth Anscombe, il privilégie les relations intrinsèques entre les raisons de l’action et l’action elle-même. Von Wright oppose alors la connexion causale non logique, purement externe, portant sur les états de système et la connexion logique rapportée aux intentions et prenant une forme téléologique. Le lien entre ces deux niveaux hétérogènes se situe dans les traits configurants du récit : « Le fil conducteur, selon moi, c’est l’intrigue, en tant que synthèse de l’hétérogène26. » Arthur Danto décèle de son côté les diverses temporalités à l’intérieur du récit historique et remet en question l’illusion d’un passé comme entité fixe par rapport à laquelle le regard de l’historien seul serait mobile. Il distingue au contraire trois positions temporelles internes à la narration27. Le domaine de l’énoncé implique déjà deux positions différentes : celle de l’événement décrit et celle de l’événement en fonction duquel il est décrit. Il faut encore ajouter le plan de l’énonciation qui se situe à une autre position temporelle, celle du narrateur. La conséquence épistémologique d’une telle différentiation temporelle fait figure de paradoxe de la causalité puisqu’un événement ultérieur peut faire apparaître un événement antérieur en situation causale. Par ailleurs, la démonstration de Danto revient à considérer comme indistincts explication et description, l’histoire étant d’un seul tenant, selon son expression. Certains sont allés encore plus loin comme Hayden White dans la perspective de construction d’une poétique de l’histoire28, en présupposant que le registre de l’historien n’est pas fondamentalement différent de celui de la fiction au plan de sa structure narrative. L’histoire serait donc d’abord écriture, artifice littéraire. Hayden White situe la transition entre le récit et l’argumentation dans la notion de mise en intrigue.

19L’interrogation sur le moment traumatique du génocide et sur ses traces mémorielles et historiographiques constitue une part essentielle de ce numéro de Littérature. Cette question est abordée sous divers angles. Corinne Benestroff pose la question de la résilience en prenant le cas de l’écriture par Jorge Semprun de L’Écriture ou la vie29. C’est en effet tardivement que Semprun écrit son témoignage, à l’âge de soixante-dix ans, en 1994, ayant fait le choix de la vie après cette traversée mortifère qui l’a cependant rattrapé sur le tard : « Le récit semprunnien propose simultanément plusieurs lignes de tension : une clinique de l’après‑coup traumatique, la construction du Moi de l’écrivain, l’archéologie du silence. » Philippe Mesnard a publié une belle étude sur les témoignages en 2007 montrant que l’obligation testimoniale implique une exhaustivité du dire et une écriture réaliste (Témoignage en résistance, Stock, 2007). Résistance et résilience ont partie liées dans ce travail d’anamnèse et Corinne Benestroff définit ce qu’elle entend par écriture résiliente qui révèle une stratégie de survie, un effort pour neutraliser les émergences mélancoliques : « Intellectualisation, banalisation, déplacement, humour, sublimation y participent. » Le trope qui exemplifie par excellence ce « travail de deuil » est l’oxymore. Emblématique de la résilience, cette désignation des contraires est caractéristique, au-delà de sa beauté formelle, d’une identité blessée, souffrante, mais résistante : « L’écriture cicatricielle, marquée par l’oxymore, opère, comme le processus de cicatrisation de la peau, par feuilletage. »

20L’histoire est depuis les années quatre-vingt enrichie par les apports de la mémoire au point d’être contestée par les revendications mémorielles. Préoccupé, de manière kantienne, d’éviter la démesure et les divers modes de recouvrement qu’elle implique, Ricœur s’est attaché à réfléchir à la dialectique propre aux rapports entre histoire et mémoire qui constitue un point sensible et parfois obsessionnel en un moment bilan des désastres d’un tragique xxe siècle :

Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire — et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués30.

21Si Ricœur s’en prend en effet à ce qui peut être parfois un trop de mémoire, il prend soin de souligner immédiatement qu’il peut être question aussi d’un trop d’oubli et il rappelle le détour nécessaire par le travail, par le niveau nécessaire d’une épistémologie de l’histoire. Avant d’avoir un devoir de mémoire, l’historien est ainsi confronté au travail de mémoire, à la manière d’un travail de deuil incontournable. Le « Souviens-toi » s’en trouve donc enrichi par ce travail de mémoire. Par ailleurs, en affirmant le caractère d’identité narrative négative à la Shoah, il en restitue la singularité et sa valeur universalisante.

22Rappelons que pour exemplifier ce que peut être une identité narrative au plan historique, il a opposé un versant positif de ce mode d’identité comme la sédimentation de sens qui s’est cristallisée sur l’événement du Mayflower pour le sentiment d’appartenance aux États‑Unis ou la Révolution française pour l’identité française, et un versant négatif en prenant justement l’exemple de la Shoah qui se trouve donc érigé en événement fondateur au plan de sa négativité :

L’événement est ainsi qualifié rétrospectivement ou mieux rétroactivement comme fondateur : il l’est par un acte de commémoration plus ou moins sacralisé en célébration. J’oserai aller plus loin et suggérerai que certains événements, comme Auschwitz, pour la conscience européenne d’après‑guerre, peut-être aussi le Goulag dans quelques années pour la prise de conscience des Soviétiques, prennent la signification d’événements fondateurs en négatif. La commémoration dans le deuil exerce alors la même action fondatrice que les événements fondateurs positifs, dans la mesure où ils légitiment les comportements et les dispositions institutionnelles capables d’en empêcher le retour31.

23Ricœur différencie la singularité morale de la Shoah comme mémoire sans contre‑mémoire, ce qui en fait son malheur, incomparable à d’autres traumatismes. Par contre, il affirme, après bien d’autres comme Hannah Arendt, la comparabilité de cette période comme moment historique par rapport à d’autres régimes totalitaires. Au plan épistémologique, il apporte un appui majeur aux historiens de métier dans leur confrontation avec les thèses négationnistes par son insistance sur la question de la preuve, sur l’opération historiographique comme relevant d’une épistémologie poppérienne de la réfutabilité :

Les termes vrai/faux peuvent être pris légitimement à ce niveau au sens poppérien du réfutable et du vérifiable. Il est vrai ou il est faux que des chambres à gaz ont été utilisées à Auschwitz pour tuer tant de Juifs, de Polonais, de Tziganes. La réfutation du négationnisme se joue à ce niveau32.

24Son objectif est en fait de penser ensemble, comme toute son œuvre de philosophe y invite, le logos grec, soit la visée véritative de la philosophie, avec la tradition judéo-chrétienne qui est un versant de fidélité, du « Souviens‑toi » de la mémoire, afin de dessiner les voies d’une sagesse pratique.

25Au plan ontologique, son intervention sur le terrain de la réflexion sur la discipline historique s’inscrit dans un mouvement plus ample que l’on retrouve dans toute son œuvre depuis le début et qui revient à toujours faire prévaloir, malgré la traversée du tragique, le désir d’être de l’homme capable, sa capacité d’agir, sa capabilité. Cette insistance sur la capacité d’agir, sur la praxis, est d’ailleurs un horizon commun de Ricœur et d’Hannah Arendt dont le troisième terme de la trilogie qu’elle déploie dans La Condition de l’homme moderne est la Via activa, l’horizon d’action de l’être humain33.

26Pour réaliser ce « travail de deuil », s’ouvre un espace médian, à l’écart des fausses alternatives, à égale distance entre l’indicatif de la description du passé « tel qu’il s’est passé » et de l’impératif de la prescription sous la forme d’un mode optatif, d’un souhait, d’une anticipation, d’un véritable horizon d’attente dont l’enjeu est « la mémoire heureuse » au terme d’un liement/déliement qui n’est pas sans évoquer le travail de la cure analytique. On ne peut jamais vraiment subsumer les contradictions, mais simplement mettre en avant des médiations imparfaites, permettant l’action transformatrice de l’homme. Il n’y a donc pas de « Happy end », pas « d’oubli heureux34 », mais « un subtil travail de déliement et de liement est à poursuivre au cœur même de la dette : d’un côté déliement de la faute, de l’autre liement d’un débiteur à jamais insolvable35 » qui renvoie donc à la dette des vivants vis-à-vis des générations qui les précèdent.

27Dans la guerre des mémoires que nous traversons et au cours de laquelle une rude concurrence oppose l’histoire à la mémoire, Ricœur intervient pour dire l’indécidabilité de leurs relations : « La compétition entre la mémoire et l’histoire, entre la fidélité de l’une et la vérité de l’autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique36. » Ricœur s’attache à bien distinguer deux ambitions de nature différente : véritative pour l’histoire et de fidélité pour la mémoire, tout en montrant qu’une méfiance trop poussée vis-à-vis des méfaits de la mémoire conduirait à sacraliser la posture historienne et à l’inverse un recouvrement de l’histoire par la mémoire ferait l’impasse sur le niveau épistémologique indispensable de l’explication/compréhension. Que serait une vérité sans fidélité, ou encore une fidélité sans vérité ? L’imbrication est inévitable entre histoire et mémoire. Si la mémoire est sujette à des pathologies — des empêchements, des résistances — comme l’a montré Freud, elle est aussi la proie de manipulations, de commandements. Elle peut cependant accéder en certaines circonstances à des moments « heureux », ceux de la reconnaissance. C’est le cas du souvenir involontaire décrit par Proust, mais cela peut être aussi l’objectif d’une mémoire de rappel, d’un travail de mémoire qui s’apparente à ce que Freud a désigné sous le vocable de travail de deuil. Or, ce petit miracle de la reconnaissance que permet la mémoire est par contre inaccessible à l’historien qui ne peut prétendre accéder à ce « petit bonheur » car son mode de connaissance est toujours médié par la trace textuelle qui fait de son savoir un chantier à jamais ouvert et indéfini, sur l’absent.

28Cependant, il y a bien coupure entre le niveau mémoriel et celui du discours historique et celle-ci s’effectue avec l’écriture. Paul Ricœur reprend ici le mythe de l’invention de l’écriture comme pharmakon dans le Phèdre de Platon. Par rapport à la mémoire, l’écriture est à la fois remède, protégeant de l’oubli, et en même temps elle est poison dans la mesure où elle risque de se substituer à l’effort de mémoire. C’est au niveau de l’écriture que se situe l’histoire dans les trois phases constitutives de ce que Certeau qualifie d’opération historiographique : la mise en archives dans laquelle se joue son ambition véritative de discrimination du témoignage authentique et du faux ; au plan de l’explication/compréhension qui pose la question causale du « pourquoi » et enfin au niveau de la représentation historienne elle-même au cours de laquelle s’effectue l’acte même de l’écriture de l’histoire qui repose une nouvelle fois la question de la vérité. La « représentance » selon Paul Ricœur condense les attentes et les apories de l’intentionnalité historienne. Elle est la visée de la connaissance historique elle-même, placée sous le sceau d’un pacte selon lequel l’historien se donne pour objet des personnages et des situations ayant existé avant qu’il n’en soit fait récit. Cette notion de « représentance » se différencie donc de celle de représentation dans la mesure où elle implique un vis‑à‑vis du texte, un réfèrent, qui renvoie à une ligne frontière, certes poreuse, entre histoire et fiction.